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Date : 20210609


Dossier : A-241-20

Référence : 2021 CAF 114

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

SOCIÉTÉ DE FIDUCIE BLUE BRIDGE INC.

appelante

et

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

Requête écrite décidée sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 9 juin 2021.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE:

LA JUGE RIVOALEN

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20210609

Dossier : A-241-20

Référence : 2021 CAF 114

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

ENTRE :

SOCIÉTÉ DE FIDUCIE BLUE BRIDGE INC.

appelante

et

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA JUGE RIVOALEN

I. Introduction

[1] La Société de fiducie Blue Bridge Inc. (l’appelante) sollicite par voie de requête un sursis à l’exécution du jugement de la Cour fédérale rendu le 11 septembre 2020, lequel fut confirmé par jugement de cette Cour en date du 24 mars 2021 (2021 CAF 62) jusqu’à ce qu’un jugement final soit rendu par la Cour suprême du Canada.

[2] L’appelante invoque le paragraphe 65.1(2) de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S-26 (Loi sur la Cour suprême), qui permet à notre Cour d’octroyer un sursis d’exécution lorsque la partie qui demande le sursis à l’intention de demander une autorisation d’appel à la Cour suprême.

[3] Le jugement était l’aboutissement de demandes péremptoires de renseignements et de documents (DPR) envoyées par le ministre du Revenu national (le ministre) en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi sur l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.) (la Loi) aux soins de l’appelante concernant des résidents français qui étaient sous vérification par l’administration fiscale française. La France cherchait l’échange avec le Canada de ces renseignements fiscaux depuis 2012, en vertu de l’obligation prévue à l’article 26 de la Convention entre le Canada et la France tendant à éviter les doubles impositions et à prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, Canada et France, 2 mai 1975, [1976] R.T. Can. No. 30, en sa version modifiée (la Convention).

[4] L’appelante est fiduciaire de Trusts canadiens qui ont été visés par quatorze demandes de renseignements faites par la France dans le cadre de vérifications de ses services fiscaux portant sur onze résidents français. Après avoir examiné les demandes, le ministre a transmis à l’appelante des DPR en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi. Les renseignements exigés incluaient notamment: (1) l’identité du ou des bénéficiaires des Trusts; (2) l’inventaire détaillé des biens, droits et produits capitalisés des Trusts, leur « valeur vénale », ainsi que toute modification, transmission, attribution ou sortie; (3) le montant total des avoirs de certains Trusts; et (4) une copie des bilans et des déclarations T3 des Trusts.

[5] Cette Cour, en rejetant l’appel, a déterminé que l’appelante devait fournir ces documents et informations à l’intimé en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi. L’appelante refuse toujours de remettre ces renseignements et documents et demande un sursis d’exécution.

[6] Au paragraphe 54 des motifs de cette Cour, nous avons souligné qu’à la fin de l’audience l’appelante a demandé une ordonnance de sursis d’exécution en vertu de la Règle 398 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106 advenant un rejet de son appel. Elle n’avait présenté aucun argument sauf son droit de porter notre décision en appel devant la Cour suprême. Par conséquent, nous avons décidé de ne pas accorder cette demande de sursis. Toutefois, en tenant compte de l’entente entre les parties, nous avons reconnu qu’il serait peut-être dans l’intérêt de la justice de donner une opportunité à l’appelante de se conformer au jugement de la Cour fédérale rendu le 11 septembre 2020. Nous avons donc accordé à l’appelante un délai de 30 jours, à partir de la date du jugement, pour se conformer au jugement de la Cour fédérale. Ce délai devait permettre à l’appelante de déposer une demande d’autorisation d’appel et de choisir la démarche appropriée pour préserver ses droits, s’il en est, en vertu des règles de la Cour suprême.

[7] Pour obtenir un sursis au jugement de la Cour fédérale, l’appelante doit satisfaire le critère à trois volets énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, 1994 CanLII 117, à la page 334 [RJR-MacDonald]. Elle doit démontrer qu’il existe une question sérieuse à juger, qu’elle subira un préjudice irréparable si sa requête est rejetée et que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du sursis. Ces trois questions doivent recevoir une réponse affirmative; une seule réponse négative est fatale à la requête. La norme de preuve est celle de la prépondérance des probabilités et le fardeau de la preuve incombe à l’appelante à chacune des étapes (Novopharm Limited c. Janssen-Ortho Inc., 2006 CAF 406, 358 N.R. 155, aux para. 8 et 11).

II. La position de l’appelante

A. Question sérieuse

[8] L’appelante nous avise que le 21 avril 2021, elle a résolu de déposer une demande d’autorisation d’appel du jugement de cette Cour à la Cour suprême et a mandaté ses procureurs à cette fin et ce, dans les délais prévus par la Loi sur la Cour suprême, soit le 23 mai 2021 au plus tard.

[9] L’appelante prétend qu’elle a des motifs sérieux à faire valoir devant la Cour suprême et entend soulever les questions suivantes auprès d’elle :

(a) Cette affaire requiert d’établir l’intensité et les modalités de l'obligation de l’intimé de démontrer que les conditions encadrant l’échange de renseignements en vertu d’une convention internationale sont satisfaites, afin d’obtenir l’émission d’une ordonnance de production en vertu [du paragraphe] 231.7(1) [de la Loi]. L’interaction entre, d’une part, la condition que l’imposition prévue par l’état étranger soit conforme à la convention internationale et, d’autre part, les critères d’émission d’une ordonnance de production par un tribunal canadien, soulève une question d’importance nationale qui doit être éclaircie. Il est important pour le public que les tribunaux s’assurent de la validité des demandes d’assistance des états étrangers auxquelles ils donnent effet en émettant des ordonnances de production à l’encontre des résidents canadiens;

(b) La question d’établir dans quelle mesure les autorités fiscales canadiennes peuvent s’en remettre à leurs homologues étrangers lors d’une demande d’assistance afin de conclure que l’imposition prévue par l’État étranger n’est pas contraire à une convention bilatérale à laquelle le Canada est partie, en est une d’importance nationale. En omettant d’analyser le bienfondé de la prétention de l’état étranger, les autorités canadiennes abdiquent leur responsabilité au détriment des résidents canadiens. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité dans le contexte où il appert que les autorités étrangères tentent de contourner la convention en assujettissant le patrimoine de trusts canadiens à leur régime fiscal.

[Dossier de requête, Affidavit de Alain E. Roch, para. 18, p. 82]

B. Préjudice irréparable

[10] L’appelante soutient que si le sursis d’exécution n’est pas accordé, elle subira un préjudice irréparable en ce que sa demande de pourvoi devant la Cour suprême deviendrait académique.

[11] L’appelante ajoute que sans l’octroi d’une ordonnance de sursis, elle sera contrainte de communiquer les renseignements confidentiels de résidents et contribuables canadiens à un état étranger, sans égard à l’utilisation qui en sera faite et l’imposition étrangère qui en découlera. Le tout aurait pour effet de rendre théorique tout appel devant la Cour suprême, puisqu’il serait impossible de remédier à la remise des renseignements et des documents à la France par la suite. En d’autres mots, une fois que les renseignements et les documents sont divulgués, aucun jugement ne pourra remédier au préjudice subi ou retourner les parties dans l’état où elles étaient avant la contestation. Elle s’appuie sur les arrêts Bining c. Canada, 2003 CAF 286, [2003] 4 C.T.C. 165 [Bining] et Bisaillon c. Canada, 1999 CanLII 8197 (CAF), [2000] 1 C.T.C. 179 [Bisaillon] de cette Cour comme autorités.

[12] Par conséquent, l’appelante allègue que non seulement elle, mais aussi l’intérêt public subiront un préjudice irréparable si la présente requête n’est pas accordée.

C. Prépondérance des inconvénients

[13] Pour répondre au troisième volet du critère énoncé dans RJR-MacDonald, l’appelante prétend que la présente requête préservera le statu quo afin de permettre à la Cour suprême de répondre à des questions sérieuses (Tervita Corporation c. Commissaire de la concurrence, 2012 CAF 223, 434 N.R. 159, au para. 20). C’est-à-dire que si cette requête est accueillie, la situation des parties ne changera pas. Donc, selon l’appelante, le troisième volet est respecté.

III. Analyse

A. Question sérieuse

[14] Dans l’affaire Via Rail Canada Inc. c. Cairns, 2004 CAF 297, 327 N.R. 221, au para. 18 [Via Rail], cette Cour a établi qu’aux fins d’une demande de sursis, la question de savoir si une demande d’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême soulève une question sérieuse conformément à RJR-MacDonald doit être tranchée selon les termes énoncés au paragraphe 40(1) de la Loi sur la Cour suprême.

[15] En d’autres termes, l’appelante doit démontrer « qu’il est possible de soutenir que la Cour suprême peut conclure, "compte tenu de l’importance de l’affaire [c’est-à-dire de l’affaire visée par l’appel] pour le public, ou de l’importance [des questions de droit ou] des questions mixtes de droit et de fait qu’elle comporte, ou de sa nature ou importance à tout égard, qu’elle devrait en être saisie" » (Via Rail au para. 19, citant la Loi sur la Cour suprême, art. 40(1)).

[16] La jurisprudence confirme que, pour qu’une procédure soulève une question sérieuse à trancher, il suffit que la question ne soit pas frivole ou vexatoire. Ce critère est peu exigeant (Via Rail, au para. 20).

[17] Je suis de l’avis que ce premier volet est respecté.

B. Préjudice irréparable

[18] La partie qui cherche un sursis d’exécution doit, d’une part, établir une preuve claire et crédible du préjudice qu’elle subira en l’absence de sursis, et d’autre part, démontrer que ce préjudice sera irréparable, c’est-à-dire qu’il ne pourrait, le cas échéant, faire l’objet d’une indemnisation (RJR-MacDonald, à la p. 341).

[19] L’appelante maintient que sans l’obtention d’un sursis, son appel deviendra théorique. Je suis de l’avis que cette seule éventualité est en soi insuffisante puisqu’elle entrainerait un sursis dans tous les cas où il serait demandé, privant ainsi la Cour de son pouvoir discrétionnaire de statuer sur le préjudice irréparable suivant les faits propres à chaque instance (United States Steel Corporation c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 200, 406 N.R. 297, au para. 17).

[20] Les arrêts cités par l’appelante, Bining et Bisaillon, concernaient tous les deux une demande péremptoire formulée par le ministre du Revenu national en vertu de la Loi, en vue de forcer une personne à communiquer certains renseignements. Mais comme l’a fait remarquer notre Cour dans l’arrêt The Wellcome Foundation Ltd. c. Apotex Inc., 2004 CAF 161 au paragraphe 6, la suspension n’a pas été accordée simplement pour protéger un droit d’appel, mais bien pour conserver la possibilité d’empêcher la violation d’un droit garanti par la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (la Charte). Ici, les droits garantis par la Charte ne sont pas en cause.

[21] Aussi, dans la présente instance, en 2012, la France a demandé les renseignements en litige aux vérifications de résidents français relativement à des années d’imposition remontant jusqu’à 2007. Nonobstant l’écoulement du temps, ce litige fait en sorte que les vérifications de la France ne sont toujours pas complétées. Je constate donc que toute cotisation qui pourrait être établie envers ses contribuables, de même que sa teneur, demeure hypothétique. Il en va de même pour toute cotisation corollaire à l’égard de l’appelante.

[22] Aussi, au paragraphe 49 des motifs de notre Cour, nous avons souligné que le juge de la Cour fédérale a reconnu qu’une fois les cotisations émises, s’il en est, les contribuables français pourront s’y opposer devant les instances compétentes françaises, et ceux-ci, ou l’appelante, pourront formuler une demande d’assistance auprès des autorités compétentes en vertu de l’article 25 de la Convention. À ce moment, le ministre sera en mesure de prendre une position éclairée quant à la validité du régime. L’article 25 de la Convention prévoit qu’un contribuable qui estime être l’objet de mesures non conformes à la Convention peut soumettre son cas à l’État dont il est résident afin que les deux États contractants tentent de résoudre la situation à l’amiable.

[23] Plus important, j’estime que le préjudice allégué est susceptible d’indemnisation. Outre le fait que le préjudice allégué par l’appelante soit hypothétique, advenant que des cotisations soient établies à son endroit, celle-ci pourrait devoir assumer, comme tout autre contribuable, les obligations découlant d’une cotisation bien fondée ou, dans le cas contraire, si les conditions légales requises étaient remplies, demander le remboursement des frais de contestation qu’elle aurait engagés. Dans un cas comme dans l’autre, j’estime qu’il ne pourrait pas s’agir d’un préjudice irréparable.

[24] Par conséquent, je suis d’avis que l’appelante n’a pas démontré qu’elle subira un préjudice irréparable si elle est contrainte de fournir les renseignements et les documents.

C. Prépondérance des inconvénients

[25] Je ne suis pas tenue de répondre à ce troisième volet, vu que l’appelante ne m’a pas satisfait du deuxième. La preuve à l’appui de la requête en sursis d’exécution du jugement ne satisfait pas au critère à trois volets énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald.

IV. Conclusion

[26] Pour les motifs qui précèdent, j’estime que la requête pour surseoir à l’exécution du jugement de la Cour fédérale du 11 septembre 2020 (2020 CF 893), tel que confirmé par le jugement de cette Cour rendu le 24 mars 2021 (2021 CAF 62) doit être rejetée, avec dépens.

« Marianne Rivoalen »

j.c.a.

«Je suis d’accord.

Johanne Gauthier j.c.a.»

«Je suis d’accord.

George R. Locke j.c.a.»


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-241-20

INTITULÉ :

SOCIÉTÉ DE FIDUCIE BLUE BRIDGE INC. c. MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

REQUÊTE ÉCRITE DÉCIDÉE SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE RIVOALEN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 JUin 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Nicolas X. Cloutier

Samuel Julien

Karine Joizil

 

Pour l'appelante

 

Pierre Lamothe

Chantal Roberge

Nancy Azzi

 

Pour l'intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour l'appelante

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Pour l'intimé

 

 

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