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Date : 20210625


Dossier : A-206-20

Référence : 2021 CAF 124

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LEBLANC

 

ENTRE :

HELEN HAVARIS

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et MARIE-CLAIRE PRELORENTZOS

défendeurs

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 14 juin 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 juin 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20210625


Dossier : A-206-20

Référence : 2021 CAF 124

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LEBLANC

 

ENTRE :

HELEN HAVARIS

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et MARIE-CLAIRE PRELORENTZOS

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1] La demanderesse sollicite l’annulation de la décision rendue le 14 février 2020 par la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale (la division d’appel) dans H. H. c. Ministre de l’Emploi et du Développement social et M. P., 2020 TSS 106, ayant rejeté un appel interjeté à l’encontre d’une décision au premier palier de la division générale du Tribunal de la sécurité sociale (la division générale) dans 2019 TSS 1564. Dans cette décision, la division générale a rejeté la demande de pension de survivant présentée par la demanderesse aux termes du Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8 (le RPC), en déterminant que la demanderesse n’avait pas vécu une relation conjugale avec un cotisant décédé au moment considéré.

[2] Dans une instance antérieure devant la Cour supérieure de l’Ontario, dans le contexte d’une demande de pension alimentaire aux termes de la Loi portant réforme du droit des successions, L.R.O. 1990, ch. S.26 (la LRDS), la Cour supérieure est arrivée à une conclusion différente. Elle a accordé une modeste pension alimentaire forfaitaire à la demanderesse, après avoir conclu qu’elle et le défunt avaient entretenu une relation conjugale pendant la période requise aux termes de la LRDS et qu’ils étaient donc des conjoints au sens des dispositions de cette loi en matière de pension alimentaire (Prelorentzos v. Havaris, 2015 ONSC 2844, 2015 CarswellOnt 6370, conf. par 2016 ONCA 727, 2016 CarswellOnt 15049). Toutefois, en concluant ainsi, le juge de la Cour supérieure a estimé que la preuve n’était pas satisfaisante, déclarant qu’il n’était convaincu que par [traduction] « une marge très mince » que la demanderesse répondait à la définition pertinente de conjoint (au paragraphe 101).

[3] Devant nous, la demanderesse, qui s’est représentée elle-même, soulève trois arguments, dont un seul a été présenté par son ancien avocat dans le mémoire des faits et du droit qu’il a déposé en son nom. Plus précisément, la demanderesse fait valoir que la division d’appel a commis une erreur en : 1) en concluant que l’audience devant la division générale était équitable, 2) en refusant d’intervenir à l’égard des conclusions de la division générale en matière de preuve, en particulier à la lumière de certains éléments de preuve supplémentaires dont avait été saisie la division générale, mais non la Cour supérieure, et 3) en refusant de conclure que la doctrine de la chose jugée empêchait la division générale de parvenir à la conclusion qu’elle a tirée. Ce dernier argument a été développé plus en détail dans le mémoire de la demanderesse, où son ancien avocat a soutenu que les principes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou, subsidiairement, d’un recours abusif, empêchaient la division générale de déterminer à nouveau si la demanderesse entretenait une relation conjugale avec le cotisant décédé.

[4] En toute déférence, je ne suis pas d’accord avec l’une ou l’autre des affirmations de la demanderesse.

[5] En ce qui concerne l’allégation selon laquelle l’audience devant la division générale était inéquitable, pour les mêmes raisons que celles avancées par la division d’appel, je conclus qu’il n’y a pas eu de violation des droits de la demanderesse en matière d’équité procédurale.

[6] Il n’y avait rien d’inapproprié ou d’injuste à permettre à l’épouse du défunt, dont il s’était séparé, de comparaître et de présenter des arguments et des éléments de preuve après que sa demande d’ajournement eut été refusée. Cette personne a été nommée à juste titre comme partie jointe devant la division générale parce que le ministre de l’Emploi et du Développement social avait déterminé qu’elle avait droit à la pension de survivant du RPC en litige. De plus, la demanderesse était représentée par un parajuriste devant la division générale et, comme l’indique la décision de la division d’appel, le parajuriste savait ou aurait dû savoir que la partie jointe avait le droit de participer à l’audience.

[7] Le parajuriste de la demanderesse n’a pas non plus été indûment limité dans sa capacité à défendre les arguments de sa cliente. Un examen de la transcription de l’audience devant la division générale démontre que le parajuriste a eu la possibilité de faire des déclarations liminaires et finales, d’interroger la partie jointe et de présenter des éléments de preuve au nom de la demanderesse. Bien que le membre du Tribunal soit intervenu pour poser des questions et demander des clarifications, il n’y a rien d’inapproprié à cela.

[8] En ce qui concerne les questions relatives à la preuve, conformément à l’article 58 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, L.C. 2005, ch. 34, la division d’appel est habilitée à intervenir dans les conclusions à l’égard de la preuve tirées par la division générale uniquement si elles ont été tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont dispose le tribunal. On ne peut pas en dire autant des conclusions tirées par la division générale en l’espèce, car elle n’a pas fait abstraction des éléments de preuve ou tiré des conclusions qui n’étaient pas étayées par la preuve. Il était donc raisonnable pour la division d’appel de rejeter les arguments liés à la preuve de la demanderesse, car il ne lui appartient pas d’apprécier à nouveau la preuve.

[9] Enfin, en ce qui concerne les arguments relatifs à la préclusion découlant d’une question déjà tranchée et au recours abusif, contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, la division d’appel et la division générale n’étaient pas tenues de tirer la même conclusion que la Cour supérieure en ce qui concerne l’existence d’une relation conjugale entre la demanderesse et le cotisant décédé.

[10] La notion de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique pour empêcher la nouvelle contestation d’une question lorsque les critères suivants sont remplis : la même question a été tranchée dans l’instance précédente; cette instance impliquait les mêmes parties ou leurs ayants droit; et la décision précédente était définitive (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, par. 25, Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125, par. 92).

[11] En l’espèce, les questions tranchées par la Cour supérieure de l’Ontario et la division générale n’étaient pas les mêmes étant donné les différences entre la LRDS et le RPC, qui définissent le terme « conjoint » différemment.

[12] Aux termes de la partie II de la LRDS, aux fins de la répartition des biens d’une personne décédée intestat, lorsque ces biens ont une valeur inférieure à 200 000 $, un « conjoint » n’inclut pas un conjoint non marié mais inclut un conjoint marié dont la personne décédée est séparée, même s’ils étaient séparés depuis plusieurs années (LRDS, par. 1(1), qui renvoie à la définition du terme « conjoint » au par. 1(1) de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, ch. F.3, et à l’art. 45 de la LRDS; Dispositions générales, Règl. de l’Ont. 54/95 en application de l’alinéa 1a) de la LRDS. Inversement, aux fins du soutien des personnes à charge, aux termes de la partie V de la LRDS, un « conjoint » est défini comme incluant les personnes qui ne sont pas mariées et qui ont cohabité « de façon continue pendant une période d’au moins trois ans » (LRDS, par. 57(1), qui renvoie à la définition de « conjoint » à l’article 29 de la Loi sur le droit de la famille).

[13] Étant donné les différentes définitions de la partie II et de la partie V de la LRDS, la succession d’un défunt peut être divisée entre plus d’un conjoint puisque ce terme est défini différemment à des fins différentes. En effet, c’est précisément ce qui s’est produit dans le cas de la demanderesse devant la Cour supérieure, où elle n’a obtenu qu’une partie relativement faible de la succession du défunt.

[14] En revanche, la pension de survivant prévue par le RPC ne peut pas être fractionnée de cette façon, car le RPC prévoit qu’un seul conjoint peut se voir accorder une pension de survivant (voir Canada (Développement des ressources humaines) c. Tait, 2006 CAF 380, [2006] A.C.F. no 1748 (QL), par. 22; Carter c. Canada (Ministre du Développement social), 2006 CAF 172, [2006] A.C.F. no 742 (QL), par. 15; Dilka c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 90, [2009] A.C.F. no 364 (QL), par. 3).

[15] Aux termes de l’alinéa 44(1)d) du RPC, une pension de survivant est payable « à la personne qui a la qualité de survivant d’un cotisant qui a versé des cotisations de base pendant au moins la période minimale d’admissibilité ». Le paragraphe 42(1) définit le « survivant » d’un cotisant comme étant le « conjoint de fait du cotisant au décès de celui-ci » ou, à défaut, l’« époux du cotisant au décès de celui-ci ». L’expression « conjoint de fait » d’un cotisant est à son tour définie à l’article 2 comme « [l]a personne qui, au moment considéré, vit avec un cotisant dans une relation conjugale depuis au moins un an ».

[16] Bien que la jurisprudence en vertu du RPC se soit appuyée sur la jurisprudence rendue en vertu des lois provinciales sur la famille ou les successions pour les types de facteurs à évaluer pour déterminer l’existence d’une relation conjugale (voir, par exemple, McLaughlin c. Canada (Procureur général), 2012 CF 556, [2012] A.C.F. no 779 (QL), par. 15 et 16; Perez c. Hull, 2019 CAF 238, 2019 CarswellNat 4956, par. 7 et 22 et 23; L. H. c. Ministre de l’Emploi et du Développement social et L. K., 2021 TSS 58, par. 10; C. L. c. Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2020 TSS 985, par. 11), la détermination du statut de conjoint selon les lois provinciales n’est pas exécutoire aux termes du RPC étant donné les différents contextes législatifs.

[17] Ainsi, les conclusions tirées en vertu des lois provinciales quant à l’existence d’une relation conjugale ne sont pas exécutoires en vertu du RPC. Plusieurs décisions du Tribunal de la sécurité sociale, bien qu’elles ne lient pas notre Cour, sont instructives sur ce point : voir par exemple K. B. c. Ministre de l’Emploi et du Développement social et S. C., 2019 TSS 1501, par. 14 et 52; J. R. c. Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2019 TSS 1357, par. 23 et 24, inf. pour d’autres motifs dans Canada (Procureur général) c. Redman, 2020 CAF 209, 2020 CarswellNat 5280); voir aussi, par analogie, A. V. c. Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2019 TSS 645, par. 9 à 14 (où le Tribunal de la sécurité sociale a conclu que la signification du terme « séparé » aux termes de la loi provinciale n’était pas déterminante aux fins de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), ch. O‑9).

[18] Le deuxième facteur requis pour l’application de la notion de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est également absent en l’espèce, puisque le ministre de l’Emploi et du Développement social n’était pas partie à l’affaire devant la Cour supérieure, mais était le défendeur et une partie essentielle devant la division générale et la division d’appel. Le ministre ne pouvait pas non plus être considéré comme « ayant connexité d’intérêts » avec l’épouse du conjoint décédé puisque les intérêts du ministre n’étaient pas apparentés aux siens. Dans The Doctrine of Res Judicata in Canada, 4e éd. (Toronto : LexisNexis Canada Inc., 2015), aux p. 80 et 81, Donald Lange explique que pour qu’une partie à une instance ultérieure soit considérée comme ayant connexité d’intérêts avec une autre partie ayant participé à une instance antérieure, il doit y avoir une communauté ou une unité d’intérêts entre les deux parties; leurs intérêts [traduction] « ne peuvent pas être différents en substance. ». Elles doivent avoir [traduction] « un intérêt parallèle dans le fond de l’instance [antérieure], et non pas simplement un intérêt financier dans le résultat ». On ne peut en dire autant du ministre et de la partie jointe, car le ministre a un intérêt indépendant dans l’application du RPC et l’obligation d’en assurer l’application correcte à tous les demandeurs, ce qui est différent de l’intérêt de la partie jointe dans la succession du défunt.

[19] Ainsi, la notion de préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne s’appliquait pas pour empêcher la division générale de rendre sa propre décision quant à la question de savoir si la demanderesse entretenait une relation conjugale avec le défunt.

[20] La notion de recours abusif était également inapplicable. Une cour ou un tribunal a le pouvoir discrétionnaire d’empêcher le réexamen d’une question qui a déjà été tranchée lorsque ce réexamen constituerait une utilisation abusive de ses procédures (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 37 et 38).

[21] Étant donné la différence entre les questions soumises à la Cour supérieure de l’Ontario et à la division générale, ainsi que le fait que la demanderesse a été largement déboutée devant cette cour, qui n’a conclu qu’à une [traduction] « marge très mince » qu’elle était un « conjoint » aux fins de la partie V de la LRDS, il n’était pas abusif pour la division générale de rendre sa propre décision quant à l’existence d’une relation conjugale au moment pertinent.

[22] Ainsi, il était raisonnable pour la division d’appel de refuser de conclure à une erreur dans la conclusion de la division générale selon laquelle la décision de la Cour supérieure de l’Ontario n’avait pas déterminé de façon définitive s’il existait une relation conjugale, au sens du RPC, entre la demanderesse et le défunt.

[23] Je rejetterais donc le présent appel, sans dépens, puisque, à juste titre, les défendeurs n’en ont pas demandé.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

René LeBlanc, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-206-20

INTITULÉ :

HELEN HAVARIS c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et MARIE-CLAIRE PRELORENTZOS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 juin 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 25 juin 2021

 

COMPARUTIONS :

Helen Havaris

 

Pour la demanderesse

 

Tiffany Glover

 

Pour les défendeurs

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour les défendeurs

 

 

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