Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20210630


Dossier : A-114-20

Référence : 2021 CAF 131

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

ENTRE :

GEREMY ABEL

appelant

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

intimé

et

L'ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DE L'IMMIGRATION (AQAADI) et COMMISSION DE L’IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ DU CANADA

intervenantes

Audience tenue par vidéoconférence en ligne organisée par le greffe, le 22 juin 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 30 juin 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20210630


Dossier : A-114-20

Référence : 2021 CAF 131

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

ENTRE :

GEREMY ABEL

appelant

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

intimé

et

L'ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DE L'IMMIGRATION (AQAADI) et COMMISSION DE L’IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ DU CANADA

intervenantes

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] L’appelant, M. Geremy Abel, est citoyen d’Haïti. Suite à de graves menaces dont il aurait fait l’objet, il a quitté son pays en janvier 2010 pour séjourner dans un premier temps en République dominicaine jusqu’en 2014, avant de se rendre au Brésil où il a obtenu un statut de résident permanent en décembre 2015. Suite à de nouvelles persécutions dont il allègue avoir été victime dans ce pays, il a fui vers les États-Unis où il a résidé pendant 14 mois sans jamais revendiquer le statut de réfugié. Il a finalement franchi la frontière pour entrer au Canada en 2017, où il a demandé l’asile.

[2] Devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR ou la Commission), l’intimé, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, est intervenu par écrit pour faire valoir que M. Abel était un résident permanent du Brésil. La SPR a retenu cet argument, et a conclu que l’appelant était exclu du bénéfice de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6 (la Convention) dans la mesure où il est visé par l’article 1E de cette Convention, incorporé en droit canadien par l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). La section E de l’article premier de la Convention prévoit que la Convention n’est pas applicable « à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays ». Dans sa décision, la SPR a tenu compte du fait que les étrangers perdent apparemment leur statut de résident permanent au Brésil s’ils s’absentent pour une période de plus de deux ans; puisque M. Abel avait quitté le Brésil en avril 2016, son statut de résident permanent tenait toujours au moment de l’audition devant la SPR en février 2018. Pour en arriver à cette conclusion, la SPR s’est, dans un premier temps, explicitement appuyée sur l’arrêt Zeng de cette Cour (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Zeng, 2010 CAF 118, [2011] 4 R.C.F. 3), dans laquelle il a été décidé que l’évaluation en vertu de l’article 1E doit se faire au moment de la date d’audition devant la SPR. Dans un deuxième temps, la SPR a également conclu que M. Abel n’avait pas établi qu’il craignait avec raison d’être persécuté, qu’il était exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir l’un des types de préjudice qui ferait de lui une personne à protéger à l’égard du Brésil.

[3] La Section d’appel des réfugiés (SAR) a confirmé cette décision le 27 mars 2019. La SAR a conclu, d’une part, qu’il n’y avait aucune erreur dans les conclusions de la SPR concernant la persécution alléguée au Brésil, non plus que dans son rejet d’une prétendue menace à la vie dans ce pays. D’autre part, la SAR s’est dite d’avis que la SPR avait correctement conclu que M. Abel n’avait pas qualité de réfugié par application de l’article 1E de la Convention. À cet égard, la SAR a réitéré que la date appropriée à prendre en considération dans le cadre de l’évaluation au titre de l’article 1E de la Convention est celle de l’audition devant la SPR, tel qu’en a décidé cette Cour dans l’arrêt Majebi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274 [Majebi], ainsi que la Cour fédérale dans Romelus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 172.

[4] Dans sa demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, M. Abel a soutenu que la SAR avait commis une erreur en omettant de considérer qu’il avait perdu son statut de résident permanent au Brésil au moment où son appel a été considéré, en mars 2019. Dans une décision publiée sous la référence 2020 FC 525, la Cour fédérale a rejeté cette prétention, estimant qu’il était raisonnable pour la SAR de suivre l’approche retenue dans l’arrêt Majebi. À cet égard, la position de la Cour fédérale n’est pas dénuée d’ambiguïté. Dans un premier temps, la Cour prend soin de souligner que l’enjeu dans la présente affaire est similaire à celui qui se soulevait dans Majebi :

[21] De plus, la SAR a expliqué qu’elle appliquait la décision Majebi « d’après les faits en l’espèce ». Effectivement, l’enjeu dans chaque cause est similaire. Je ne suis pas d’accord avec la prétention du demandeur que la décision de la Cour d’appel fédérale dans Majebi est erronée compte tenu de la compétence de la SAR d’évaluer de nouveaux faits en vertu de l’article 110(4) de la LIPR. Tant dans Majebi qu’en l’espèce, les demandeurs n’ont pas présenté de nouveaux éléments de preuve par rapport à leur statut dans leur pays de résidence satisfaisant aux critères du paragraphe 110(4) de la LIPR. Dans Majebi, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il était raisonnable pour la SAR d’avoir refusé de considérer la preuve du demandeur qu’il avait perdu son statut de résident permanent parce que cette preuve était disponible avant que la SPR ait rendu sa décision. De ce fait, la preuve n’était pas « nouvelle » aux termes du paragraphe 110(4). En l’espèce, le demandeur se fie au cartable national de documentation [CND] pour prétendre qu’il a perdu son statut, sans fournir de nouvelle preuve, autre que le passage du temps. Il n’y a pas de preuve offerte par un expert (avocat par exemple) ni d’un fonctionnaire du Brésil pour prouver que M. Abel n’est plus un résident permanent. Les documents du CND étaient devant la SPR. Cette preuve, citée devant la SAR, n’était donc pas nouvelle. Il se peut que l’argument du demandeur par rapport à la compétence de la SAR en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR soit applicable si M. Abel avait présenté la preuve qui répond aux exigences dudit paragraphe de la LIPR et la jurisprudence.

[5] Pourtant, quelques paragraphes plus loin, le juge accepte de certifier une question, même s’il conclut que la question proposée par l’appelant ne serait pas déterminante quant à l’issue de l’appel et que l’arrêt Majebi est clair. Il s’en explique en invoquant que la SAR aurait « aveuglément suivi Majebi sans avoir fourni de motifs (1) analysant les faits pour déterminer si le passage du temps, en conjonction avec le contenu du CND, constituait de la nouvelle preuve ; (2) le cas échéant, déterminant si cette nouvelle preuve était suffisante à prouver que M. Abel avait perdu son statut de résident permanent entre la date de l’audience de la SPR et la date de l’audience de la SAR ; et (3) le cas échéant, déterminant quel effet elle avait sur la date applicable aux fins de l’analyse étant donné la compétence de la SAR en vertu du paragraphe 110(4) » (au para. 25). Sur cette base, le juge a certifié la question suivante :

Aux fins de l’application de Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 FCA 274, est-ce que la SAR doit en premier temps déterminer s’il existe, et, le cas échéant, considérer la valeur probante, de la preuve qu’une personne n’est pas considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays qui s’est survenue [sic] après la date de l’audience de la SPR, par laquelle la SPR avait conclu que l’individu en question n’avait pas de qualité de réfugié par opération de la section E de l’article premier de la Convention et l’article 98 de la LIPR à cause dudit « statut de résident ».

[6] Devant cette Cour, l’appelant soutient que la SAR se devait de réévaluer l’exclusion en fonction de la situation prévalant au moment où elle a pris sa décision, et donc en tenant compte de la perte alléguée du statut de résident permanent au Brésil s’étant produite depuis la décision de la SPR. Selon l’appelant, l’arrêt Majebi ne liait pas la SAR dans la mesure où cette affaire ne faisait pas intervenir des faits nouveaux survenus après l’audition devant la SPR, contrairement à la situation qui prévaut dans le contexte du présent dossier.

[7] De son côté, l’intimé fait valoir que rien ne distingue la situation de l’appelant de celle qui faisait l’objet de l’arrêt Majebi et que l’autorité de la chose jugée milite en faveur du rejet de l’appel. D’une part, la perte alléguée de résidence permanente de l’appelant est une question nouvelle dont n’était pas saisie la SPR et qui ne peut être examinée par la SAR. D’autre part, le simple écoulement du temps survenu entre l’audition devant la SPR et l’appel à la SAR ne saurait être assimilé au fait de présenter un élément de preuve nouveau au sens du paragraphe 110(4) de la LIPR. Afin de mieux cerner ce qui lui paraissait être le véritable enjeu du litige, l’intimé a donc proposé de reformuler la question de la façon suivante : « En l’absence d’erreur de la SPR, la SAR peut-elle trancher en appel une question nouvelle dont la SPR n’était pas saisie, mais qui découle d’un fait nouveau ou d’un changement de circonstance survenu après l’audience à la SPR? »

[8] Par voie d’ordonnances de cette Cour en date du 23 avril 2021 et du 26 mai 2021, l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration (AQAADI) et la Commission ont été autorisées à intervenir dans le présent appel. L’AQAADI soulève notamment la question de savoir si le temps n’est pas venu de réévaluer l’arrêt Majebi, au vu des conséquences qui en découlent et à la lumière des récents développements en droit international. Quant à la Commission, elle a été autorisée à intervenir uniquement pour présenter ses observations sur la reformulation de la question certifiée proposée par le ministre. Dans son mémoire, le ministre nous invite en effet à élargir la portée de la question certifiée aux demandes d’asile non visées par l’article 1E, et à déterminer dans quelles circonstances la SAR peut trancher en appel une question nouvelle dont la SPR n’était pas saisie mais qui découle d’un fait nouveau ou d’un changement de circonstances survenu après l’audience à la SPR. La Commission soutient essentiellement que l’approche suggérée par le ministre restreindrait indûment la juridiction de la SAR.

[9] Peu de temps avant l’audition du présent appel, soit le 4 mai 2021, l’appelant a obtenu sa résidence permanente au Canada. Trois semaines plus tard, l’intimé a déposé une requête visant à obtenir le rejet de l’appel en raison de son caractère théorique. Le ministre soutient qu’il n’y a plus de litige actuel entre les parties, et que rien ne justifie l’exercice du pouvoir discrétionnaire que possède cette Cour d’entendre le présent pourvoi malgré son caractère théorique. De leur côté, l’appelant et l’AQAADI s’opposent à cette requête étant donné l’importance des questions en litige et le nombre important de demandes d’asile soulevant des questions similaires.

[10] Dans une directive émise le 26 mai 2021, la Cour a avisé les parties que la requête en rejet d’appel de l’intimé serait entendue au début de l’audition au mérite de l’appel. Cette requête a effectivement été débattue devant la Cour, qui l’a prise en délibéré avant d’entendre les arguments des parties portant sur le mérite de l’appel.

[11] Ayant soigneusement considéré les prétentions des diverses parties, j’en suis arrivé à la conclusion que l’appel est devenu théorique et que les conditions ne sont pas réunies pour que la Cour exerce malgré tout son pouvoir discrétionnaire d’entendre le présent pourvoi.

[12] Il est bien établi qu’un tribunal peut refuser de se prononcer sur une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite : Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, 57 D.L.R. (4th) 231 [Borowski]. Il en ira ainsi lorsque la décision que pourrait rendre le tribunal ne peut avoir aucun effet pratique sur les droits des parties. C’est précisément la situation qui prévaut en l’occurrence, l’appelant ayant obtenu le statut de résident permanent et n’étant plus susceptible d’être expulsé du Canada. Comme cette Cour le précisait dans l’arrêt N.O. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 214 au paragraphe 4, citant Velasquez Guzman c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 358 au paragraphe 4, le seul fait que l’appelant puisse éventuellement perdre son statut de résident permanent ne justifie pas l’instruction d’un appel théorique.

[13] Ceci étant dit, les tribunaux conservent néanmoins le pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire malgré son caractère théorique lorsque les circonstances le justifient. Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême a précisé que trois facteurs devaient être considérés dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire : 1) l’existence d’un débat contradictoire; 2) le souci d’économie des ressources judiciaires; et 3) la nécessité pour le tribunal de tenir compte de la nature de ses fonctions juridictionnelles dans la structure politique canadienne.

[14] S’agissant du premier critère, l’appelant fait valoir que le souci de s’assurer qu’un débat entre des parties ayant un intérêt contradictoire précède la résolution d’un litige ne se pose pas en l’espèce, du fait que deux intervenantes ont été autorisées à faire des représentations qui transcendent ses seuls intérêts et qui répondent aux prétentions du ministre. L’appelant soutient également qu’il conserve un intérêt à faire trancher sa demande d’asile, du fait que les avantages qui découlent d’un tel statut vont au-delà de ceux que lui confère l’octroi de la résidence permanente au terme de la LIPR.

[15] Il est vrai que la présence des deux intervenantes permettrait jusqu’à un certain point à la Cour d’entendre des points de vue opposés sur la question certifiée. Il convient cependant de rappeler le champ d’intervention limité de la CISR, celle-ci ayant décidé d’intervenir dans le seul but de s’objecter à ce qui lui paraissait être une tentative du ministre d’élargir considérablement le débat devant cette Cour. À ses yeux, la reformulation par le ministre de la question certifiée visait à limiter de façon générale (plutôt que dans les seuls cas d’exclusion) la capacité de la SAR de considérer de nouveaux éléments de preuve ou un changement de circonstances aux seuls cas où une erreur aurait été commise par la SPR. Le ministre a rectifié le tir et ses représentations se confinent maintenant à la question de savoir si la SAR peut examiner une nouvelle preuve ou de nouvelles circonstances lorsqu’elle agit dans le cadre de l’article 98 de la LIPR. Lors de l’audition, l’avocate de la Commission a clairement dit ne pas vouloir prendre position sur cette question plus restreinte ni sur le bien-fondé de l’arrêt Majebi.

[16] Quant à l’intérêt que revêt toujours pour l’appelant une décision portant sur sa demande d’asile du fait que le statut de réfugié confère des bénéfices que le statut de résident permanent ne lui confère pas, j’estime que cela ne saurait suffire à conclure au caractère contradictoire du présent litige. Le procureur de l’appelant a fait valoir que la Convention reconnaît aux personnes qui se voient accorder le statut de réfugié des droits et des avantages dont elles ne peuvent se prévaloir à titre de résident permanent, notamment en matière de permis de travail, d’accession à la citoyenneté et d’inclusion des enfants mineurs. En supposant même que ce soit le cas, de tels avantages n’ont rien à voir avec l’objet de la LIPR eu égard aux réfugiés, qui est d’offrir une protection contre le refoulement à une personne ne jouissant d’aucun statut dans un pays sécuritaire. Le statut de résident permanent qu’a obtenu M. Abel lui confère essentiellement les mêmes droits que ceux dont jouissent les citoyens canadiens et le protège contre un refoulement dans un autre pays. Par voie de conséquence, l’article 98 de la LIPR et la section E de l’article premier de la Convention s’appliquent et l’appelant ne peut réclamer le statut de réfugié.

[17] Je suis donc d’avis que la décision que pourrait rendre cette Cour dans le présent dossier, en supposant même qu’elle soit favorable à l’appelant, ne pourrait avoir aucun effet accessoire pratique sur ses droits. De ce fait, et malgré la présence des intervenantes, j’estime que le litige a perdu son caractère contradictoire.

[18] L’appelant soutient également qu’il est important pour la Cour de trancher les questions du présent litige parce qu’elles se soulèvent dans plusieurs autres dossiers. À ce propos, l’appelant invoque notamment une décision récente de la SAR, par ailleurs désignée comme guide jurisprudentiel par le président de la Commission, dans laquelle on a appliqué l’arrêt Majebi tout en exprimant des préoccupations quant au bien-fondé de cette décision : X(Re), 2020 CanLII 101305 aux para. 18-21. Dans cette affaire, la SAR a dit souhaiter que cette Cour reconsidère sa décision dans Majebi en tenant compte du fait que la SAR admet fréquemment de nouveaux éléments de preuve relatifs à des circonstances nouvelles s’ils satisfont aux exigences d’admissibilité énoncées dans la LIPR. L’appelant s’appuie également sur la lettre que son procureur a fait parvenir à la Cour le 7 avril 2021, avec l’appui de l’intimé, dans laquelle il sollicitait une audience dans les plus brefs délais compte tenu de la grande importance pour la CISR de la résolution des questions en litige, lesquelles auront « un impact sur un nombre appréciable de dossiers de demandes d’asile ».

[19] À mon avis, la saine économie des ressources judiciaires et la prise en considération du rôle des tribunaux dans notre système politique militent en faveur du refus de trancher l’appel sur le fond, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, tel que noté précédemment, la décision que pourrait prendre cette Cour n’aurait aucun effet pratique sur les droits des parties. D’autre part, de vagues allusions au nombre considérable de dossiers qui soulèveraient les mêmes questions ne suffisent pas à établir l’urgence d’intervenir. Rien ne permet de croire que les questions soulevées dans la présente affaire échapperont à tout examen judiciaire et ne pourront être traitées à partir d’un cadre factuel plus propice à leur résolution.

[20] À ce chapitre, l’avocate de la Commission a invité la Cour à ne pas se prononcer sur la question reformulée par le ministre de savoir dans quelles circonstances la SAR est habilitée à recevoir des preuves nouvelles ou à examiner un état de fait qui diffère de celui qui prévalait au moment de l’audition devant la SPR. Je souscris à cette approche. Il m’apparaît plus prudent de laisser d’abord le soin à la SAR de se prononcer sur cette question, sur la base d’un dossier factuel complet, quitte à évaluer par la suite le caractère raisonnable des solutions retenues dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire. Tel que le notait la Cour suprême dans l’arrêt Borowski (à la page 361) :

…Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l’audition de l’appel s’il est devenu théorique. Il est préférable d’attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu’il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d’être résolu.

[21] Je suis conscient du fait qu’un dossier imposant a été constitué dans la présente affaire, qu’une audition a eu lieu et que la Cour a entendu les représentations des parties sur le fond après avoir pris la requête de l’intimé en délibéré, et que deux parties (dont la Commission) ont été autorisées à intervenir. Bien que ces facteurs doivent évidemment être pris en considération, ils ne sauraient être déterminants à eux seuls. La Cour suprême a d’ailleurs indiqué dans l’arrêt Borowski (aux pages 363-364) que faire droit à de tels arguments ne pourrait avoir comme conséquence que d’affaiblir la doctrine du caractère théorique.

[22] Il en va de même de l’importance des questions soulevées par le présent appel. Encore une fois, ce critère (tout subjectif qu’il soit) ne saurait justifier l’intervention des tribunaux lorsqu’une question est devenue théorique, et ce même lorsqu’un argument constitutionnel est formulé. À moins de pouvoir démontrer que le coût social de l’incertitude du droit l’emporte sur l’économie des ressources judiciaires, les tribunaux s’abstiendront généralement d’intervenir. Cette Cour a d’ailleurs refusé à de nombreuses reprises de se prononcer sur des questions devenues théoriques malgré l’importance qu’elles pouvaient revêtir : voir notamment Sinnappu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 9261 (CAF); Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 303, [2012] A.C.F. no 1483 [Mohamed]; Canada (Revenu National) c. McNally, 2015 CAF 248, 477 N.R. 389; Conseil de bande de la première nation de Whitesand c. Diabo, 2011 CAF 96, 420 N.R. 7; Alexander c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 386, 360 N.R. 167.

[23] Enfin, il convient de dire un mot de la question qui a été certifiée. Tel que mentionné précédemment aux paragraphes 4 et 5 des présents motifs, la Cour fédérale ne remet pas en question l’autorité et le bien-fondé de l’arrêt Majebi ni même la similitude entre les faits pertinents de cette affaire et ceux du présent dossier. Dans les deux cas, de souligner la Cour fédérale, les demandeurs n’ont pas présenté de nouveaux éléments de preuve devant la SAR autre que l’écoulement du temps. Partant, il était raisonnable pour la SAR de suivre l’approche retenue dans l’arrêt Majebi.

[24] C’est donc à bon droit, me semble-t-il, que la Cour fédérale a refusé de certifier la question proposée par l’appelant, au motif qu’elle ne serait pas déterminante quant à l’issue de l’appel. Je m’explique mal, de ce fait, comment la Cour fédérale a pu certifier une autre question qui, si je la comprends bien, reprend pour l’essentiel celle qu’avait soumise l’appelant. Dans les deux cas, on cherche à déterminer si la SAR a erré en refusant de prendre en considération le passage du temps depuis l’audition devant la SPR et la perte de statut qui en est résultée. À partir du moment où, de l’aveu même de la Cour fédérale, l’arrêt Majebi tranche clairement cette question de telle sorte que la SAR n’avait d’autre choix que de s’y conformer, je vois mal comment la question certifiée pourrait avoir quelque impact que ce soit sur l’issue de l’appel.

[25] Si, par ailleurs, l’objectif poursuivi par la Cour fédérale en certifiant cette question était d’inviter cette Cour à réexaminer l’arrêt Majebi, un autre problème se pose. Il est bien établi qu’une saine administration de la justice de même que la primauté du droit requièrent d’une cour d’appel qu’elle ne s’écarte pas de ses décisions antérieures, sauf circonstances exceptionnelles. Suivant l’arrêt Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, 293 N.R. 391, cette Cour ne renversera la décision d’une autre formation que dans l’hypothèse où il peut être démontré que la décision en cause était manifestement erronée. Pour ce faire, il faudra établir que la Cour n’a pas tenu compte de la législation applicable ou d’un précédent. Or, les parties n’ont même pas tenté de faire cette démonstration.

[26] Qui plus est, la Cour fédérale n’a pas même examiné la question qu’elle a certifiée. Si la formulation de la question certifiée en l’espèce visait à permettre le réexamen des conclusions de l’arrêt Majebi, la Cour n’a discuté d’aucun motif qui suggérerait, selon elle, que la décision était « manifestement erronée ». En somme, il n’est pas possible de comprendre à partir de son raisonnement sur quelles bases, jurisprudentielles ou législatives, procèderait un tel réexamen. Or, cette Cour a plusieurs fois réitéré qu’elle ne répondra à une question certifiée que dans la mesure où elle a la possibilité de se pencher sur l’opinion et le raisonnement du juge concernant la question en litige. La certification d’une question ne doit pas être utilisée comme une façon de faire un renvoi à notre Cour : voir, notamment, Mohamed au para. 6; Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 467 N.R. 198 au para. 4; Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, 318 N.R. 365 au para. 12; Nguesso c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 145 au para. 21. Même s’il ne s’agit pas là d’une considération déterminante, je suis d’avis que cette omission milite en faveur du refus d’exercer notre pouvoir discrétionnaire d’entendre l’appel, puisque nous ne pourrions de toute façon que renvoyer la question à la Cour fédérale.

[27] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que la requête en rejet d’appel présentée par l’intimé devrait être accueillie, compte tenu du fait que l’appelant a obtenu le statut de résident permanent, que sa demande d’asile ne revêt plus aucun intérêt pratique, et qu’il n’y a aucune raison justifiant cette Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre le présent pourvoi malgré son caractère théorique. Le tout sans frais.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Marianne Rivoalen, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-114-20

INTITULÉ :

GEREMY ABEL c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION ET AL.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence en ligne organisée par le greffe

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 juin 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE rIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUIN 2021

 

COMPARUTIONS :

Guillaume Cliche-Rivard

Pour l'appelant

Mario Blanchard

Pour l'intimé

Stéphanie Valois

Annabel Busbridge

Jihane Chikhi

Pour l’intervenante

L'ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DE L'IMMIGRATION (AQAADI)

Audrey Boctor

Olga Redko

Paul Daly

Pour l’intervenante

COMMISSION DE L’IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cliche-Rivard, Avocats inc.

Montréal (Québec)

Pour l'appelant

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Pour l'intimé

Maître Stéphanie Valois

Montréal (Québec)

Pour l’intervenante

L'ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DE L'IMMIGRATION (AQAADI)

Bertrand, Deslauriers Avocats

Montréal (Québec)

Pour l’intervenante

L'ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DE L'IMMIGRATION (AQAADI)

Maître Jihane Chikhi

Montréal (Québec)

Pour l’intervenante

L'ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DE L'IMMIGRATION (AQAADI)

IMK s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

Pour l’intervenante

COMMISSION DE L’IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ DU CANADA

Maître Paul Daly

Ottawa (Ontario)

Pour l’intervenante

COMMISSION DE L’IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ DU CANADA

 

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