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Date : 20210705


Dossier : A-331-19

Référence : 2021 CAF 133

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe,

le 23 juin 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE RIVOALEN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20210705


Dossier : A-331-19

Référence : 2021 CAF 133

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE RIVOALEN

I. Introduction

[1] Démocratie en surveillance (la demanderesse) demande le contrôle judiciaire de la décision rendue le 14 août 2019 par le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique (le commissaire) dans le Rapport Trudeau II de 2019 (le rapport). Le commissaire, de son propre chef, en vertu du paragraphe 45(1) de la Loi sur les conflits d’intérêts, L.C. 2006, ch. 9, art. 2 (la Loi), a ouvert une enquête relative aux allégations d’influence indue exercée sur la procureure générale du Canada de l’époque, l’honorable Jody Wilson-Raybould, ayant pour objet l’arrêt d’une poursuite criminelle impliquant SNC-Lavalin. La demanderesse prétend que le commissaire a restreint son propre pouvoir discrétionnaire et refusé de manière déraisonnable d’exercer la compétence que lui confère la Loi lorsqu’il a affirmé qu’il n’avait pas de motifs raisonnables de mener une étude sur huit titulaires de charge publique ayant agi sous les ordres du premier ministre. La demanderesse affirme que le commissaire aurait dû appliquer l’article 9 de la Loi aux activités des huit titulaires de charge publique impliqués dans cette tentative d’influencer la procureure générale du Canada.

[2] La demanderesse sollicite une ordonnance annulant la partie du rapport concernant le refus par le commissaire d’exercer sa compétence à l’égard des huit titulaires de charge publique.

[3] En outre, la demanderesse tente d’ajouter à son avis de demande de contrôle judiciaire la réquisition d’une étude sur la même affaire présentée au commissaire le 4 avril 2019 par l’ancienne députée Elizabeth May (la députée May), en application du paragraphe 44(1) de la Loi.

[4] Dans le dossier A-434-19, la demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire distincte dans laquelle elle sollicitait l’annulation de la décision du commissaire, qui avait refusé, à la suite de la demande faite par la députée May, de mener une étude à l’égard de ces mêmes huit titulaires de charge publique. Notre Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire par ordonnance datée du 18 février 2020 au motif qu’elle était hors délai. Elle n’était pas convaincue qu’une prolongation du délai fût dans l’intérêt de la justice ou que la demanderesse jouisse d’une perspective unique qui justifierait qu’on lui accorde la qualité pour agir dans l’intérêt public dans cette affaire. Dans l’ordonnance, notre Cour a informé la demanderesse que, si elle souhaitait invoquer le rejet par le commissaire de la demande faite par la députée May comme motif pour faire invalider le rapport en cause dans la présente demande, elle pourrait solliciter, par voie de requête, l’autorisation de modifier son avis de demande dans la présente instance. La demanderesse n’en a rien fait. J’estime que l’avis de demande dont est saisie notre Cour ne justifie pas que l’on remette en question la demande faite par la députée May. Bien qu’il renvoie à cette demande, il ne soulève aucune lacune dans la réponse du commissaire et fait valoir (à tort) l’absence de réponse. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire porte uniquement sur le rapport publié par le commissaire de son propre chef, en application du paragraphe 45(1) de la Loi.

[5] Il est utile de préciser certains des faits afin de mettre en contexte les présents motifs.

A. Faits

[6] Le 4 février 2019, le Globe and Mail révèle que des fonctionnaires au sein du Cabinet du premier ministre ont exercé des pressions sur la ministre de la Justice et procureure générale du Canada, l’honorable Jody Wilson-Raybould (la PG), afin qu’elle donne pour instruction au Service des poursuites de négocier un accord de réparation avec SNC-Lavalin Inc.

[7] Le 8 février 2019, la demanderesse demande au commissaire de mener une étude quant à la tentative des membres du Cabinet du premier ministre d’influencer la PG qui contrevient à plusieurs articles de la Loi, notamment l’article 9. La demanderesse sollicite également la récusation du commissaire. Le 26 février 2019, le commissaire répond qu’il a déjà entrepris une étude sur la question. Le 4 mars 2019, elle demande que quiconque nommé par la PG dans son témoignage livré devant le Comité permanent de la justice de la Chambre des communes fasse l’objet d’une étude.

[8] Le 4 avril 2019, la députée May écrit au commissaire pour lui demander également de mener une étude relative à ces personnes. Le 11 avril 2019, le commissaire répond à la députée May qu’il a déjà ouvert une enquête sur la question et lui demande d’énumérer les personnes qu’elle souhaite voir visées par une enquête. Le 2 mai 2019, elle fournit une liste énumérant les noms de huit titulaires de charge publique.

[9] Le 14 août 2019, le commissaire remet son rapport. Le même jour, il écrit à la députée May pour la renvoyer au rapport.

B. Rapport Trudeau II de 2019

[10] Parce qu’il a un motif de croire qu’il y avait eu une contravention possible à l’article 9 de la Loi, le commissaire entreprend une étude en application du paragraphe 45(1) de la Loi. Le 8 février 2019, il écrit au premier ministre du Canada, le très honorable Justin Trudeau, pour l’informer qu’il va étudier sa conduite (dossier de la demanderesse, affidavit souscrit par Duff Conacher le 25 octobre 2019, pièce H, p. 78, rapport, para. 6). Le bureau du commissaire reçoit de la documentation de la part de 14 témoins et mène des entrevues avec six d’entre eux.

[11] Dans le rapport, le commissaire examine les observations de M. Trudeau, les documents et les témoignages fournis par les témoins, y compris les actes des huit titulaires de charge publique nommés par la députée May, et analyse tous les éléments de preuve recueillis. Il conclut qu’à titre de premier ministre, M. Trudeau est le seul titulaire de charge publique qui, en raison de son poste, est en mesure d’exercer une influence sur la PG (dossier de la demanderesse, affidavit souscrit par Duff Conacher le 25 octobre 2019, pièce H, p. 78, rapport, para. 282).

[12] Le commissaire conclut que « les personnes qui ont agi sous la direction ou avec l’autorisation du premier ministre ainsi que toutes celles qui ont joué un rôle dans cette affaire au nom d’autres ministres n’auraient pas pu influencer la procureure générale en se servant simplement de leurs fonctions officielles » (dossier de la demanderesse, affidavit souscrit par Duff Conacher le 25 octobre 2019, pièce H, p. 78, rapport, para. 285). Par conséquent, il estime qu’il n’a aucun motif raisonnable d’examiner leur conduite et aucune raison de croire qu’ils ont pu contrevenir à la Loi.

II. Questions en litige

[13] Le pouvoir de la Cour de contrôler les ordonnances et les décisions du commissaire est limité par une clause privative. L’article 66 de la Loi dispose que les ordonnances et les décisions du commissaire sont définitives et ne peuvent être attaquées que conformément à la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, pour les motifs énoncés aux alinéas 18.1(4)a), b) ou e) de cette loi. Les erreurs de droit sont expressément exclues à titre de motif de contrôle.

[14] En l’espèce, la demanderesse invoque l’alinéa 18.1(4)a) de la Loi sur les Cours fédérales au soutien de sa demande de contrôle judiciaire visant le rapport. Elle affirme que le commissaire, en appliquant l’article 9 au premier ministre, et non aux huit autres titulaires de charge publique, n’a pas exercé sa compétence conformément à la Loi rendant le rapport déraisonnable.

[15] La demanderesse n’est pas directement touchée par les questions qu’elle soulève dans la présente demande. Avant que notre Cour puisse examiner la demande de contrôle judiciaire au fond, les arguments de la demanderesse concernant l’exercice par le commissaire de sa compétence et le caractère raisonnable du rapport, elle doit répondre à trois questions.

  1. Y a-t-il une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire?

  2. La question est-elle justiciable?

  3. La demanderesse devrait-elle se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public?

[16] Si notre Cour ne relève aucune partialité, nous devrons alors nous demander si la question est justiciable. Si nous estimons qu’elle l’est, nous devrons alors nous pencher sur l’opportunité d’accorder à la demanderesse la qualité pour agir dans l’intérêt public. Si nous lui accordons cette qualité, nous pourrons alors examiner les arguments de la demanderesse concernant l’exercice par le commissaire de sa compétence.

III. Cadre législatif

[17] Dans le présent contrôle judiciaire, les dispositions législatives pertinentes sont reproduites ci-après, par souci de commodité.

Loi sur les conflits d’intérêts (L.C. 2006, ch. 9, art. 2)

Conflict of Interest Act, S.C. 2006, c. 9, s. 2

Influence

Influence

9 Il est interdit à tout titulaire de charge publique de se prévaloir de ses fonctions officielles pour tenter d’influencer la décision d’une autre personne dans le but de favoriser son intérêt personnel ou celui d’un parent ou d’un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne.

9 No public office holder shall use his or her position as a public office holder to seek to influence a decision of another person so as to further the public office holder’s private interests or those of the public office holder’s relatives or friends or to improperly further another person’s private interests.

[…]

Étude de son propre chef

Examination on own initiative

45 (1) Le commissaire peut étudier la question de son propre chef s’il a des motifs de croire qu’un titulaire ou ex-titulaire de charge publique a contrevenu à la présente loi.

45 (1) If the Commissioner has reason to believe that a public office holder or former public office holder has contravened this Act, the Commissioner may examine the matter on his or her own initiative.

Interruption

Discontinuance

45 (2) Il peut, compte tenu des circonstances, interrompre l’étude.

45 (2) The Commissioner, having regard to all the circumstances of the case, may discontinue the examination.

Suivi

Making report available

45 (3) À moins qu’il n’ait interrompu l’étude, il remet au premier ministre un rapport énonçant les faits, son analyse de la question et ses conclusions.

45 (3) Unless the examination is discontinued, the Commissioner shall provide the Prime Minister with a report setting out the facts in question as well as the Commissioner’s analysis and conclusions.

Point de vue

Presentation of views

45 (4) En même temps qu’il remet le rapport, il en fournit un double à l’intéressé visé et le rend accessible au public.

45 (4) The Commissioner shall, at the same time that the report is provided under subsection (3) to the Prime Minister, provide a copy of it to the public office holder or former public office holder who is the subject of the report and make the report available to the public.

[…]

Ordonnances et décisions définitives

Orders and decisions final

66 Les ordonnances et décisions du commissaire sont définitives et ne peuvent être attaquées que conformément à la Loi sur les Cours fédérales pour les motifs énoncés aux alinéas 18.1(4)a), b) ou e) de cette loi.

66 Every order and decision of the Commissioner is final and shall not be questioned or reviewed in any court, except in accordance with the Federal Courts Act on the grounds referred to in paragraph 18.1(4)(a), (b) or (e) of that Act.

 

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7

Federal Courts Act, R.S.C. 1985, c. F-7

Demande de contrôle judiciaire

Application for judicial review

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

[…]

Motifs

Grounds of review

18.1 (4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

18.1 (4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

a) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer;

(a) acted without jurisdiction, acted beyond its jurisdiction or refused to exercise its jurisdiction;

b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter;

(b) failed to observe a principle of natural justice, procedural fairness or other procedure that it was required by law to observe;

[…]

e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages;

(e) acted, or failed to act, by reason of fraud or perjured evidence; or

IV. Arguments de la demanderesse et analyse

A. Y a-t-il une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire?

[18] En ce qui concerne la question de savoir s’il y a une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire, la demanderesse avance essentiellement les mêmes arguments quant à la partialité que ceux présentés à la Cour fédérale dans l’affaire Démocratie en Surveillance c. Canada (Procureur général), 2018 CF 1290, où la demanderesse a contesté la nomination du commissaire. Dans cette affaire, la Cour fédérale a rejeté la demande dans son intégralité, concluant que le processus de consultation ayant mené à la nomination du commissaire actuel satisfaisait aux exigences prévues au paragraphe 81(1) de la Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985) ch. P-1, et que le processus de nomination était raisonnable. Notre Cour a confirmé cette décision (2020 CAF 28), et la demande d’autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada a été rejetée (2020 CanLII 50448).

[19] À mon avis, le commissaire n’a pas commis d’erreur en refusant de se récuser. En l’espèce, que l’on conteste le processus de nomination du commissaire ou l’impartialité du commissaire lui-même par suite de ce processus, l’allégation est essentiellement la même. Je ne vois pas pourquoi il faudrait s’écarter de la conclusion précédente de notre Cour.

[20] En outre, la Loi dispose que le commissaire examine les contraventions possibles de « titulaires de charge publique ». La définition du « titulaire de charge publique » comprend les membres du personnel ministériel et les ministres. Par conséquent, la Loi permet une étude sur les membres du gouverneur en conseil. Je ne relève dans la Loi aucune situation qui obligerait le commissaire à se récuser. En outre, l’article 89 de la Loi sur le Parlement du Canada autorise expressément le commissaire à déléguer certains de ses pouvoirs, mais il ne l’y oblige pas.

[21] J’invoque l’arrêt Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie-Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2001 CSC 52, [2001] 2 R.C.S. 781, aux paragraphes 22 à 24, qui confirme que, comme pour tous les principes de justice naturelle, le degré d’indépendance requis des membres d’un tribunal administratif peut être écarté par les termes exprès de la loi ou par déduction nécessaire. À mon avis, le régime établi par le législateur prévoit la possibilité pour le commissaire d’examiner les plaintes contre les membres du gouverneur en conseil. Les arguments de la demanderesse ne peuvent pas être retenus.

B. La question est-elle justiciable?

[22] Je me penche ensuite sur la question de savoir si la question est justiciable, en d’autres termes, si elle est susceptible de contrôle judiciaire.

[23] Selon notre Cour, le droit à un contrôle judiciaire est subordonné à l’existence d’une conduite ayant pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques ou d’entraîner des effets préjudiciables (Air Canada c. Administration Portuaire De Toronto Et Al, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605, para. 29 [Administration Portuaire De Toronto] repris de l’arrêt Démocratie en surveillance c. Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, 2009 CAF 15, para. 10, 387 N.R. 365 [Démocratie en surveillance 2009]).

1) Arguments de la demanderesse

[24] La demanderesse affirme que la question en cause est justiciable. À son avis, le commissaire a exercé sa compétence, car il a déclaré avoir entrepris une étude de la question et a rendu une décision définitive concernant les actes des huit titulaires de charge publique. Même si notre Cour conclut que la décision constituait simplement un exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 45(1) de la Loi, la demanderesse soutient que cette décision est susceptible de contrôle judiciaire.

[25] Selon la demanderesse, le critère voulant que l’acte contesté ait pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques ou d’entraîner des effets préjudiciables, énoncé dans l’arrêt Administration Portuaire De Toronto et repris de l’arrêt Démocratie en surveillance 2009, ne fait pas l’unanimité au sein de notre Cour, ne figure pas dans le libellé du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales et n’est pas conforme à l’intention du législateur.

[26] La demanderesse fait valoir qu’en l’espèce, notre Cour a compétence pour contrôler le rapport du commissaire, puisqu’il s’agit d’une décision et d’un exercice du pouvoir gouvernemental en droit public. Le rapport et l’inaction du commissaire contre les huit titulaires de charge publique en question ont des conséquences juridiques et des effets préjudiciables : l’acte répréhensible reproché a pu demeurer impuni, a miné la confiance du public dans l’intégrité des décisions prises par le gouvernement et a nui au processus démocratique. La demanderesse affirme que, si le commissaire avait lancé une enquête, il en aurait découlé un effet préjudiciable sur les titulaires de charge publique.

[27] Enfin, la demanderesse soutient qu’il était déraisonnable pour le commissaire de refuser d’exercer la compétence que lui confère l’article 45 de la Loi et qu’il se garde d’appliquer l’article 9 aux actes des huit titulaires de charge publique. La demanderesse affirme que l’exercice par le commissaire du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 45(1) de la Loi ne peut pas être absolu. Elle soutient que le titulaire de charge publique qui, en contravention de l’article 9 de la Loi, tente d’influencer une autre personne pourrait occuper un poste de rang inférieur à celui de cette autre personne. La demanderesse renvoie au rapport Wright du commissaire dans lequel le chef de cabinet de l’ancien premier ministre Stephen Harper a été reconnu coupable d’avoir enfreint l’article 9 de la Loi en tentant d’influencer un sénateur sur lequel il n’exerçait aucune autorité.

[28] En résumé, la demanderesse fait valoir que la présente espèce soulève d’importantes questions justiciables, notamment concernant le respect par les titulaires de charge publique des exigences relatives au conflit d’intérêts prévues par la Loi, l’interprétation qu’il convient de donner à ces exigences et l’impartialité du commissaire.

2) Analyse

[29] En ce qui concerne l’application du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, même si j’admets qu’un « objet » est plus vaste qu’une « décision », cet objet doit néanmoins être susceptible d’emporter une réparation prévue au paragraphe 18.1(3). En l’espèce, les critères permettant de conclure que la question est justiciable, énoncés dans l’arrêt Démocratie en surveillance 2009, doivent s’appliquer. Une question qui n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques, ni d’entraîner des effets préjudiciables ne peut pas faire l’objet d’un contrôle (Démocratie en surveillance 2009, para. 10; Administration Portuaire De Toronto).

[30] Dans l’arrêt Démocratie en surveillance 2009, la demanderesse a sollicité auprès de notre Cour l’examen du refus par la commissaire de faire enquête sur des allégations formulées contre l’ancien premier ministre Stephen Harper et d’autres personnes. La commissaire avait déterminé qu’il n’existait pas de motifs suffisants justifiant d’entreprendre une étude sous le régime du paragraphe 45(1) de la Loi. Aux paragraphes 9 et 14 de ses motifs, notre Cour a conclu que le refus par la commissaire de faire enquête, y compris la lettre dans laquelle la décision de ne pas mener d’enquête est communiquée, ne constituait pas une décision ou une ordonnance susceptible de contrôle. Notre Cour a ainsi conclu que la demanderesse n’était pas en droit de faire examiner sa plainte et que la commissaire n’était pas contrainte de donner suite à la plainte. Par conséquent, la lettre de la commissaire ne constituait pas une décision ou une ordonnance susceptible de contrôle pour l’application de l’article 66 de la Loi. En conclusion, notre Cour a déterminé dans l’arrêt Démocratie en surveillance 2009 que le refus d’enquêter sur une plainte publique sous le régime de la Loi ne constitue pas une décision susceptible de contrôle.

[31] En effet, le paragraphe 45(2) de la Loi habilite le commissaire à interrompre une étude entamée de son propre chef. Même lorsque le commissaire est obligé de s’enquérir d’une contravention reprochée à la Loi, au titre de l’article 44, notre Cour détermine que « [c]e faisant, il ne rend pas nécessairement une ordonnance ou une décision susceptible de contrôle judiciaire » (Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 194, para. 29).

[32] Notre Cour applique ce principe à la question de l’existence d’un droit public de plainte dans une récente affaire analogue, Canada (Procureur général) c. Démocratie en surveillance, 2020 CAF 69 [Démocratie en surveillance 2020]). Dans ses motifs, aux paragraphes 37, 38 et 40, notre Cour détermine qu’à l’instar de la Loi, la Loi sur le lobbying, L.R.C. (1985), ch. 44 (4e suppl.), ne crée pas de procédure de plainte du public, et la décision du commissaire au lobbying de ne pas enquêter sur une plainte déposée par un membre du public n’est pas une décision susceptible de contrôle.

[33] La demanderesse affirme que le critère énoncé dans l’arrêt Démocratie en surveillance 2009 ne s’applique pas en l’espèce, car il est périmé et trop rigoureux. Elle indique qu’en 1990, le législateur a adopté l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales pour remplacer le critère restrictif d’une « décision ou ordonnance » prévu à l’ancien article 28 (1) par celui, unifié, de « l’objet » prévu à la disposition actuelle.

[34] En outre, la demanderesse prétend qu’il y a un clivage entre les juges de notre Cour concernant le critère à appliquer pour déterminer si le contrôle judiciaire est possible. Elle affirme que, depuis 2018, au moins trois formations différentes de notre Cour ont reconnu ou appliqué le critère énoncé par la Cour suprême au paragraphe 14 de l’arrêt Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26 [2018] 1 R.C.S. 750 [Wall].

[35] Je ne suis pas d’accord avec la demanderesse.

[36] Premièrement, pour écarter la décision Démocratie en surveillance 2009, la demanderesse doit démontrer qu’elle est « manifestement erronée, du fait que la Cour n’aurait pas tenu compte de la législation applicable ou d’un précédent qui aurait dû être respecté » (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, para. 10). L’argument de la demanderesse fondé sur les modifications législatives de 1990 apportées à la Loi sur les Cours fédérales ne satisfait pas à ce critère élevé. Dans l’arrêt Administration Portuaire De Toronto, notre Cour conclut que, bien qu’un contrôle judiciaire puisse porter sur un « objet » et non simplement une « décision ou ordonnance », il y a des « situations où, en raison de sa nature ou de son caractère, la conduite d’un organisme administratif ne fait pas naître le droit de présenter une demande de contrôle judiciaire » (para. 24 et 28). Par conséquent, tout objet n’est pas susceptible de contrôle judiciaire, et le critère continue de s’appliquer.

[37] Deuxièmement, je ne retiens pas l’argument de la demanderesse concernant le critère tiré de l’arrêt Wall ni concernant les formations de notre Cour qui ont reconnu ou appliqué ce critère plutôt que celui tiré de l’arrêt Démocratie en surveillance 2009. Le critère énoncé dans l’arrêt Wall sert à déterminer si la nature d’une demande appartient à une question de droit public, ce que nul ne conteste en l’espèce. L’arrêt Wall concerne la justiciabilité fondée sur l’objet du différend. En outre, le paragraphe 38 de l’arrêt Wall confirme que la justiciabilité est subordonnée à l’atteinte à un droit légal. Par conséquent, je ne peux souscrire à l’argument de la demanderesse selon lequel notre Cour, dans l’arrêt Démocratie en surveillance 2020 [traduction] « a repris un critère périmé et plus rigoureux ». Le critère énoncé dans l’arrêt Démocratie en surveillance 2009 demeure le critère applicable.

[38] La demanderesse fait valoir que, même si le critère tiré de l’arrêt Démocratie en surveillance 2009 s’applique, la présente affaire satisfait aux critères qui y sont énoncés. Je ne suis pas de cet avis.

[39] En l’espèce, je suis d’avis que la décision du commissaire de ne pas entamer une étude relativement aux huit titulaires de charge publique n’est pas une question susceptible de contrôle.

[40] En l’espèce, le commissaire a affirmé qu’il n’avait « pas de motifs raisonnables d’examiner l[a] conduite [des titulaires de charge], [ni] de raison de croire qu’ils ont pu contrevenir à un autre article de la Loi » (dossier de la demanderesse, affidavit souscrit par Duff Conacher le 25 octobre 2019, pièce H, p. 78, rapport, para. 285). Nous sommes appelés à déterminer si la conduite visée par la demande de contrôle judiciaire n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques, ni d’entraîner des effets préjudiciables.

[41] À mon avis, le rapport dans son ensemble n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques, ni de causer des effets préjudiciables à ces huit titulaires de charge publique. Le rapport a manifestement trait à une enquête sur la conduite de M. Trudeau que révèlent ses propres actes ou ceux de ses agents. Au paragraphe 6 du rapport, le commissaire affirme qu’il « [a] écrit à M. Trudeau pour l’informer qu[‘il entamait] une étude relativement à sa conduite ». Le commissaire a reçu des documents de la part des titulaires de charge publique et a interrogé ceux-ci, mais l’étude concernait la conduite de M. Trudeau (dossier de la demanderesse, affidavit souscrit par Duff Conacher le 25 octobre 2019, pièce H, p. 78, rapport, para. 9). Le commissaire a estimé que les actes des autres personnes permettraient de démontrer que M. Trudeau avait contrevenu à la Loi. Par conséquent, les droits et les effets préjudiciables se rapportent uniquement à la responsabilité de M. Trudeau et non à celle de ses agents.

[42] En outre, le commissaire a conclu que « la preuve démontre clairement que M. Trudeau a sciemment tenté d’influencer Mme Wilson-Raybould, directement et par l’entremise de ses agents » (dossier de la demanderesse, affidavit souscrit par Duff Conacher le 25 octobre 2019, pièce H, p. 78, rapport, para. 284). On ne peut donc pas affirmer que le commissaire permet qu’un acte répréhensible demeure impuni ou mine la confiance du public, étant donné sa conclusion selon laquelle l’acte répréhensible était attribuable à M. Trudeau, par personnes interposées.

[43] Enfin, le critère de l’« effet préjudiciable » exige qu’on se demande si l’acte contesté a causé des effets préjudiciables. En l’espèce, la question est de savoir si la décision de ne pas mener d’étude a causé des effets préjudiciables, et non si une enquête causerait des effets préjudiciables aux titulaires de charge. De plus, même après avoir décidé de ne pas mener d’étude sur les infractions commises par les titulaires de charge dans les circonstances actuelles, le commissaire conserverait le pouvoir discrétionnaire d’entreprendre ultérieurement une enquête, si de nouveaux renseignements étaient communiqués.

[44] Par conséquent, je suis d’avis que la question soulevée dans la présente demande n’est pas justiciable, car elle n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques, ni d’entraîner des effets préjudiciables. Pour ce motif, la demande devrait être rejetée.

C. La demanderesse devrait-elle se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public?

[45] Compte tenu de la conclusion que j’ai tirée concernant la question de la justiciabilité, je n’ai pas besoin de me pencher sur la question de savoir si nous devrions exercer notre pouvoir discrétionnaire pour accorder à la demanderesse la qualité pour agir dans l’intérêt public.

V. Conclusion

[46] Pour les motifs qui précèdent, je proposerais le rejet de la demande de contrôle judiciaire, avec dépens.

« Marianne Rivoalen »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-331-19

INTITULÉ :

DEMOCRACY WATCH c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 juin 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE RIVOALEN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUILLET 2021

 

COMPARUTIONS :

Daniel Tucker-Simmons

 

Pour la demanderesse

 

Elizabeth E. Richards

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

AVANT LAW

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour le défendeur

 

 

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