Dossier : A-199-20
Référence : 2021 CAF 142
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LE JUGE EN CHEF NOËL
LE JUGE DE MONTIGNY
LE JUGE LASKIN
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ENTRE :
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1455257 ONTARIO INC.
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appelante
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et
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SA MAJESTÉ LA REINE
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intimée
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Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe le 21 juin 2021.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 14 juillet 2021.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE EN CHEF NOËL
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE DE MONTIGNY
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[EN BLANC]
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LE JUGE LASKIN
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Date : 20210714
Dossier : A-199-20
Référence : 2021 CAF 142
CORAM :
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LE JUGE EN CHEF NOËL
LE JUGE DE MONTIGNY
LE JUGE LASKIN
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ENTRE :
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1455257 ONTARIO INC.
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appelante
|
et
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SA MAJESTÉ LA REINE
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intimée
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MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE EN CHEF NOËL
[1]
La Cour est saisie de l’appel d’une décision de la juge St-Hilaire (la juge de la Cour de l’impôt), publiée sous la référence 2020 CCI 64, par laquelle elle a confirmé l’avis de cotisation établi par le ministre du Revenu national (le ministre) à l’égard de 1455257 Ontario Inc. (l’appelante ou la bénéficiaire du transfert) au titre du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la Loi).
[2]
Aux termes du paragraphe 160(1) de la Loi, lorsqu’une personne transfère un bien à une personne avec qui elle a un lien de dépendance, le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement de tout montant dont l’auteur du transfert est redevable en vertu de la Loi pour l’année d’imposition où le transfert a eu lieu et pour les années d’imposition antérieures. La responsabilité du bénéficiaire du transfert est limitée à l’excédent de la juste valeur marchande du bien ayant fait l’objet du transfert sur la juste valeur marchande de la contrepartie donnée pour le bien.
[3]
La première question en l’espèce concerne le calcul de la dette fiscale de l’auteur du transfert pour l’année où a eu lieu le transfert et les années précédentes. L’appelante affirme que l’auteur du transfert avait le droit de réduire sa dette fiscale en déduisant ses pertes autres qu’en capital inutilisées. Elle soutient que la juge de la Cour de l’impôt a refusé à tort de réduire le montant de sa responsabilité dérivée de la sorte (Gaucher c. Canada, 2000 CanLII 16513 (CAF), par. 6 à 7).
[4]
L’affaire soulève une seconde question. Aux termes du paragraphe 160(1) de la Loi, le bénéficiaire du transfert a-t-il une responsabilité solidaire à l’égard du paiement de l’intérêt couru sur la dette fiscale de l’auteur du transfert entre le début de l’année d’imposition suivant celle où le bien a été transféré et la date de la cotisation établie au titre du paragraphe 160(1) (ce que la juge de la Cour de l’impôt définit comme la période B)? Selon l’appelante, la disposition en question ne prévoit pas une telle responsabilité.
[5]
Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la juge de la Cour de l’impôt a conclu à bon droit que les pertes autres qu’en capital inutilisées ne pouvaient réduire la dette fiscale de l’auteur du transfert, car aucune demande de report rétrospectif n’avait été présentée. Je suis également d’avis qu’elle n’a pas commis d’erreur en affirmant que, suivant le paragraphe 160(1), l’appelante est tenue de payer l’intérêt couru sur la dette fiscale de l’auteur du transfert au cours de la période B.
[6]
Les dispositions de la Loi qui sont pertinentes dans l’analyse sont reproduites à la fin des présents motifs.
[7]
L’affaire a été instruite sur le fondement de l’énoncé conjoint des faits que sont venus compléter divers témoignages. Un résumé des principaux faits suit.
FAITS
[8]
Le 3 janvier 2003, la société 1473661 Ontario Inc. (661 ou l’auteur du transfert) a transféré sans contrepartie 998 460 $ à l’appelante, avec qui elle avait un lien de dépendance. Au moment du transfert et de tous les faits pertinents pour l’appel, M. Enrico Lisi était le seul actionnaire, administrateur et dirigeant des deux sociétés. Le 18 octobre 2010, le ministre, se fondant sur le transfert, a établi, au titre du paragraphe 160(1) de la Loi, une cotisation de 702 374,01 $ à l’égard de l’appelante, représentant la totalité de la dette fiscale de 661 sous le régime de la Loi à cette date. Il est acquis aux débats que la majeure partie de cette dette est constituée de l’intérêt.
[9]
La dette de 661 résulte complètement de son année d’imposition 2000. Son revenu imposable pour cette année d’imposition s’établissait au départ à 8 469 700 $. Au cours des années d’imposition 2001, 2002 et 2003, 661 a subi des pertes autres qu’en capital découlant de sa participation à une société en commandite, Grosvenor Services 2000 Limited Partnership (la société en commandite), et a demandé le report rétrospectif de ces pertes afin de réduire son revenu imposable pour l’année en question :
-
Pour l’année d’imposition 2001, 661 a subi des pertes découlant de la société en commandite s’établissant à 6 566 808 $ dont elle a demandé l’application rétrospective à son année d’imposition 2000 pour réduire son revenu imposable pour cette année-là à 1 902 892 $. Le 24 avril 2002, le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de 661 pour l’année d’imposition 2000 tenant compte de ce report rétrospectif des pertes.
-
Pour l’année d’imposition 2002, 661 a subi des pertes découlant de la société en commandite de 2 147 666 $. Elle a demandé qu’une partie de ces pertes, soit 1 902 892 $, s’applique rétrospectivement pour réduire son revenu imposable pour l’année d’imposition 2000 à zéro. Le 23 octobre 2003, le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de 661 pour l’année d’imposition 2000 tenant compte de ce report rétrospectif des pertes. Par suite du report, le solde des pertes autres qu’en capital de 661 s’établissait à 244 797 $ pour l’année d’imposition 2002.
-
En 2004, par suite d’une vérification visant la société en commandite et d’un règlement sur la détermination des pertes convenu par les associés (le règlement Grosvenor), les pertes de 661 découlant de la société en commandite pour l’année d’imposition 2001 ont été établies à 4 033 959,71 $ (une réduction de 2 532 848,29 $), et les pertes pour l’année d’imposition 2002 ont été établies à 2 412 306 $ (soit une augmentation de 264 640 $, portant ainsi le solde des pertes autres qu’en capital de 661 pour cette année à 509 437 $). Le 14 janvier 2005, le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de 661 pour l’année d’imposition 2000 à la lumière du règlement Grosvenor. La nouvelle cotisation a emporté une augmentation du revenu imposable de 661 pour l’année d’imposition 2000; ce revenu s’établissait alors à 2 532 848,29 $.
-
Pour l’année d’imposition 2003, 661 a subi des pertes découlant de la société en commandite de 1 827 051 $ dont elle a demandé l’application rétrospective à son année d’imposition 2000. L’avis de nouvelle cotisation indiquait un solde de pertes autres qu’en capital de 509 437 $ et les parties conviennent que ce solde résulte de l’année d’imposition 2002 de 661 (avis de nouvelle cotisation – 1473661 Ontario Limited (au sujet de l’année d’imposition se terminant le 31 janvier 2003), 20 novembre 2008, dossier d’appel, vol. 4, p. 777; motifs, par. 25). Le 20 novembre 2008, le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de 661 pour l’année d’imposition 2000 qui tenait compte du report rétrospectif des pertes.
[10]
Par suite de ces reports rétrospectifs et de l’ajustement résultant du règlement Grosvenor, le revenu imposable de 661 pour son année d’imposition 2000 est passé de 8 469 700 $ (suivant le premier avis de cotisation) à 705 797,29 $, et le solde de ses pertes autres qu’en capital s’établissait à 509 437 $.
[11]
Même si M. Lisi a reçu de l’Agence du revenu du Canada (ARC) plusieurs lettres l’informant des dettes fiscales en souffrance de 661 et de l’existence d’un solde de pertes inutilisées, ce n’est que lorsqu’il a reçu l’avis de cotisation établi au titre du paragraphe 160(1) de la Loi, en 2010, qu’il a pris connaissance de la situation, selon son témoignage. En gros, suivant ses explications, il avait toujours donné pour consigne à son comptable de déduire toutes les pertes admissibles de 661 pour réduire son revenu imposable et avait cru à tort qu’elle avait été suivie (motifs, par. 57 à 60; transcription de l’audience de la Cour de l’impôt, dossier d’appel, vol. 2, p. 283 à 285 et 311; voir également la lettre de l’ARC à Enrico Lisi du 2 avril 2004, dossier d’appel, vol. 4, p. 783; lettre de l’ARC à Enrico Lisi du 28 août 2006, dossier d’appel, vol. 4, p. 879; avis de nouvelle cotisation – 1473661 Ontario Limited (au sujet de l’année d’imposition se terminant le 31 janvier 2003) du 20 novembre 2008, dossier d’appel, vol. 4, p. 776 et 777).
[12]
Le 14 janvier 2011, l’appelante a déposé un avis d’opposition à l’encontre de la cotisation établie au titre du paragraphe 160(1). L’appel a été interjeté auprès de la Cour de l’impôt après confirmation par le ministre. L’appelante, qui avait été dissoute en 2007, a été reconstituée aux fins de l’instruction du présent appel (1455257 Ontario Inc. c. Canada, 2016 CAF 100, [2016] 4 R.C.F. 375).
DÉCISION DONT IL EST INTERJETÉ APPEL
[13]
Selon la juge de la Cour de l’impôt, la première question à trancher est celle de savoir si 661 a demandé que les pertes inutilisées résultant de l’année d’imposition 2002 soient appliquées pour réduire son revenu imposable pour l’année d’imposition 2000 (motifs, par. 33). La juge part du principe que rien dans l’alinéa 111(1)a) — la disposition qui permet le report rétrospectif des pertes autres qu’en capital — n’autorise le ministre à dicter aux contribuables comment ils doivent attribuer leurs pertes (motifs, par. 30 à 32).
[14]
Elle fait remarquer que le paragraphe 152(6) – la disposition suivant laquelle les contribuables peuvent demander le report rétrospectif de leurs pertes autres qu’en capital –prévoit la production d’un formulaire prescrit et constate l’absence d’un tel formulaire au dossier (motifs, par. 41 et 45). Elle rejette ensuite la prétention de l’appelante selon laquelle une demande implicite a été présentée en l’espèce (motifs, par. 47 à 49).
[15]
La juge de la Cour de l’impôt prend également connaissance de la politique de l’ARC en matière de vérification qui permet aux contribuables de modifier la demande initiale de report rétrospectif lorsqu’un ajustement en interne emporte une augmentation de revenu pour une année donnée et qu’une perte subie au cours d’une autre année a été appliquée à cette année (motifs, par. 51 à 53).
[16]
Elle estime que cette politique n’appuie en rien l’argument de 661, car le ministre ne disposait pas de renseignements suffisants pour lui permettre d’appliquer les pertes inutilisées pour l’année d’imposition 2002 à l’année d’imposition 2000 (motifs, par. 60). Par conséquent, elle conclut que le montant de la cotisation établie au titre du paragraphe 160(1) à l’égard de l’appelante ne pouvait être réduit par la déduction des pertes inutilisées résultant de l’année d’imposition 2002 de 661 (motifs, par. 61).
[17]
La juge de la Cour de l’impôt examine ensuite le paragraphe 160(1) pour décider s’il habilite le ministre à recouvrer du bénéficiaire du transfert l’intérêt couru sur la dette fiscale de 661 durant la période B, c.-à-d. du début de l’année d’imposition suivant celle du transfert (1er février 2003) jusqu’à la date de la cotisation établie au titre du paragraphe 160(1) (18 octobre 2010) (motifs, par. 62 à 65). À son avis, le libellé du paragraphe 160(1) n’est pas ambigu et impute à l’appelante la responsabilité d’acquitter la somme en question (motifs, par. 73 à 74).
[18]
La juge de la Cour de l’impôt rejette l’argument de l’appelante selon lequel des dispositions semblables qui figurent dans d’autres lois s’appliquent différemment. De l’avis de la juge, rien ne permet de conclure que le paragraphe 160(1) doit être appliqué à l’avenant (motifs, par. 75). Elle conclut également que, même si la décision que la Cour de l’impôt a rendue dans l’affaire Currie c. La Reine, 2008 CCI 338 [Currie] étaye la prétention de l’appelante, la jurisprudence de la dernière décennie appuie la thèse contraire (motifs, par. 76 et 81 à 82).
[19]
La juge de la Cour de l’impôt rejette l’appel.
THÈSE DES PARTIES
[20]
Selon l’appelante, c’est à mauvais droit que la juge de la Cour de l’impôt conclut que le report rétrospectif des pertes est subordonné au dépôt d’un formulaire prescrit ou à la présentation d’une demande en ce sens (mémoire de l’appelante, par. 35 à 36). À son avis, le ministre devrait présumer que, dans le cas où un contribuable a auparavant reporté rétrospectivement ses pertes afin de ramener à zéro son revenu imposable pour une année donnée, ce contribuable entend procéder de la même manière si, par suite d’ajustements subséquents, il a un revenu imposable pour l’année en question (mémoire de l’appelante, par. 52 à 53).
[21]
Quant à savoir si le sous-alinéa 160(1)e)(ii) lui impute la responsabilité du paiement de l’intérêt couru sur la dette de l’auteur du transfert au cours de la période B, l’appelante renvoie à d’autres lois qui prévoient une responsabilité à titre dérivé dans des circonstances semblables, sans toutefois imputer au bénéficiaire du transfert la responsabilité du paiement. Selon elle, une interprétation cohérente des lois fédérales semblables exige que le paragraphe 160(1) soit interprété à l’avenant (mémoire de l’appelante, par. 81 à 83, mentionnant la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. (1985), ch. E‑15, par. 325(1); la Loi de 2001 sur l’accise, L.C. 2002, ch. 22, par. 297(1); la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), par. 97.29(1); la Loi de 2006 sur les droits d’exportation de produits de bois d’oeuvre, L.C. 2006, ch. 13, par. 96(1); la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, ch. 12, art. 186, par. 161(1)).
[22]
L’appelante ajoute que la méthode raisonnée d’interprétation de lois bilingues commande que la juge de la Cour de l’impôt privilégie le sens plus restreint de l’expression « pour une de ces années »
qui figure à la version française du sous-alinéa 160(1)e)(ii) au détriment du sens plus large attribué à l’expression « in or in respect of »
qui figure à la version anglaise de la disposition (mémoire de l’appelante, par. 80). Selon l’appelante, les termes de la version française, contrairement à la version anglaise, limitent la responsabilité solidaire du bénéficiaire du transfert au montant de la dette de l’auteur du transfert à la fin de l’année d’imposition où a lieu le transfert.
[23]
L’appelante précise que l’ambiguïté qui résulte de ce libellé a donné lieu à l’existence de deux courants dans la jurisprudence de la Cour de l’impôt (mémoire de l’appelante, par. 68 à 70). D’une part, suivant la décision rendue dans l’affaire Currie – qui a été approuvée par la décision Provost c. La Reine, 2009 CCI 585 –, le bénéficiaire du transfert est tenu de payer l’intérêt qui a couru sur la dette de l’auteur du transfert jusqu’à la fin de l’année du transfert et sans plus (Currie, par. 22). D’autre part, la décision Montreuil c. Canada, [1994] A.C.I. no 418 [Montreuil], suivie par les décisions Gagnon c. La Reine, 2010 CCI 482 et Richard c. La Reine, 2011 CCI 136, indique que cette responsabilité s’étend à l’intérêt couru pendant la période B (mémoire de l’appelante, par. 68 à 70).
[24]
Selon l’appelante, c’est à mauvais droit que la juge de la Cour de l’impôt a appliqué la décision Montreuil. Elle nous demande d’écarter ce courant jurisprudentiel et de confirmer que la décision Currie a été rendue à bon droit (mémoire de l’appelante, par. 87).
[25]
Pour sa part, la Couronne fait essentiellement sien le raisonnement de la juge de la Cour de l’impôt. À son avis, l’appelante n’a pas démontré que ce raisonnement est lacunaire ou incorrect.
ANALYSE
[26]
Le présent appel soulève deux questions. La première est celle de savoir si la dette fiscale de 661 pour l’année du transfert et les années précédentes s’établit à 702 374,01 $ comme l’affirme la juge de la Cour de l’impôt. Cette question nécessite que l’on décide si la juge a conclu à bon droit que les pertes autres qu’en capital inutilisées résultant de l’année d’imposition 2002 ne pouvaient servir à réduire le revenu imposable de 661 pour l’année d’imposition 2000. La seconde question est celle de savoir si la juge de la Cour de l’impôt avait raison de conclure qu’aux termes du paragraphe 160(1) de la Loi, l’appelante, à titre de bénéficiaire du transfert, devait payer l’intérêt couru sur la dette fiscale de 661 pendant la période B.
A.
Norme de contrôle
[27]
Les questions de droit appellent la norme de la décision correcte, tandis que les décisions fondées sur des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit ne peuvent être infirmées à défaut d’une erreur manifeste et dominante, à moins de l’existence d’une question de droit isolable (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8 et 26 à 37).
B.
Dette fiscale de 661
[28]
Selon l’appelante, la juge de la Cour de l’impôt a fait erreur en décidant que la dette fiscale de 661 pour l’année d’imposition 2000 ne pouvait être diminuée de 509 437 $, soit le montant des pertes autres qu’en capital inutilisées de 661 à la fin de l’année d’imposition 2002. Elle prétend que la dette qui est imputée à 661 à titre dérivé devrait être réduite d’autant. Cette prétention est fondée sur la thèse suivant laquelle, d’une part, 661 n’était pas tenue de demander le report rétrospectif à l’année d’imposition 2000 de ses pertes autres qu’en capital pour que le ministre y procède et, d’autre part, quoi qu’il en soit, au vu des faits, on peut conclure qu’une telle demande a été faite par 661.
[29]
Indépendamment des questions soulevées par l’appelante, je signale que la dette fiscale de 661 pour les années d’imposition en cause doit être calculée selon la dernière nouvelle cotisation validement établie à l’égard de ces années. Parmi ces nouvelles cotisations précédentes se trouve celle datée du 20 novembre 2008, qui porte sur l’année d’imposition 2000 de 661 et qui a été établie après le 13 août 2007, soit après l’expiration de la période de cotisation prolongée de six ans prévue au sous-alinéa 152(4)b)(i) de la Loi. Une nouvelle cotisation prescrite est inopérante. Dans un tel cas, la dette fiscale de 661 serait considérablement plus élevée, car la nouvelle cotisation de 2008 donne effet au report rétrospectif de pertes d’une valeur de 1 827 051 $.
[30]
En réponse à une directive préalable à l’audience, les parties ont confirmé que la nouvelle cotisation a en effet été établie après la période de nouvelle cotisation, mais probablement après le dépôt d’une renonciation. Elles ne peuvent établir ce fait avec certitude, car la validité de la nouvelle cotisation n’a jamais été mise en doute, mais affirment que le contexte de la nouvelle cotisation aurait néanmoins fait jouer la politique de renonciation implicite de l’ARC (lettre de l’ARC sur une interprétation technique, 31 octobre 1994 « Reassessment of Statute-Barred Return »
(en anglais seulement), Views Doc 9412337, recueil conjoint des sources, vol. 4, p. 1245 à 1247). Suivant cette politique, si une demande de report rétrospectif de pertes est présentée avant que l’année visée soit frappée de prescription et que le ministre ne donne pas effet à la demande avant que la prescription soit acquise, une renonciation implicite est présumée afin de permettre au ministre de donner effet au report rétrospectif demandé.
[31]
Les parties étant d’un commun accord, la Cour est disposée à procéder à l’analyse en tenant pour acquis que l’année d’imposition 2000 de 661 était visée par une renonciation.
(1)
Le report rétrospectif des pertes autres qu’en capital doit-il être constaté par une demande? Dans l’affirmative, sous quelle forme la demande doit-elle être présentée?
[32]
Selon la juge de la Cour de l’impôt, pour obtenir le report rétrospectif des pertes autres qu’en capital, une demande en ce sens doit être présentée au moyen du formulaire prescrit (motifs, par. 50). Il est acquis aux débats qu’aucun formulaire prescrit n’a été déposé. À la question de savoir si une demande peut être présentée autrement, la juge de la Cour de l’impôt a répondu qu’aucune demande, sous quelque forme que ce soit, n’a été présentée (motifs, par. 41, 51 et 60). Je ne crois pas qu’il s’agit d’une erreur.
[33]
Rien dans le régime légal prévoyant le report rétrospectif ne permet au ministre de déterminer quand et comment appliquer des pertes autres qu’en capital. Ce régime légal habilite le contribuable, et lui seul, à déterminer quand et comment déduire ses pertes autres qu’en capital. Le libellé de l’alinéa 111(1)a) et du paragraphe 152(6) ne présente pas d’ambiguïté à cet égard et prévoit un résultat conforme à l’objet des dispositions pertinentes et à l’intention du législateur (voir CCLI (1994) Inc. c. La Reine, 2007 CAF 185, par. 42) :
-
L’alinéa 111(1)a) prévoit que « peuvent être déduites »
dans le calcul du revenu imposable d’un contribuable les pertes inutilisées pour les trois années d’imposition précédant l’année durant laquelle elles ont été subies.
-
Aux termes du paragraphe 152(6), la déduction prévue à l’article 111 à l’égard d’une perte subie au cours d’une année d’imposition suivante « est demandée pour l’année par [le contribuable] »
par le dépôt auprès du ministre du formulaire prescrit au plus tard six mois après la fin de l’année d’imposition subséquente (al. 150(1)a)). Dans ce cas, le ministre établit une nouvelle cotisation à l’égard de toute année d’imposition visée.
[34]
Il s’ensuit qu’afin de déduire ses pertes autres qu’en capital de son revenu imposable pour 2000 en conformité avec le paragraphe 152(6), 661 devait s’exécuter dans le délai imparti de six mois, c’est-à-dire au plus tard le 31 juillet 2002. L’appelante signale à bon droit qu’il est loisible au ministre de renoncer à l’exigence du dépôt du formulaire prescrit (voir le paragraphe 220(2.1)). Or, même si le ministre était disposé à y renoncer, il demeure que le report rétrospectif des pertes devait être demandé dans ce délai.
[35]
Selon l’appelante, une telle interprétation emporterait un résultat absurde en l’espèce. Plus précisément, elle affirme qu’il était impossible pour 661 de demander la déduction des pertes inutilisées découlant du règlement Grosvenor avant cette date, car le délai prévu au paragraphe 152(6) avait déjà expiré lorsque l’ajustement du solde des pertes autres qu’en capital de 661 pour l’année d’imposition 2002 a été effectué (mémoire de l’appelante, par. 32 à 33 et 36).
[36]
Or, l’appelante oublie que le ministre peut accéder à pareille demande après l’expiration du délai. Aux termes du sous-alinéa 152(4)b)(i), le délai applicable au report rétrospectif de pertes autres qu’en capital est de trois ans après la fin de la période normale de nouvelle cotisation pour l’année d’imposition au cours de laquelle on demande la déduction des pertes (voir également le paragraphe 152(3.1)). En l’espèce, le délai aurait pris fin le 13 août 2007, soit six ans après la date de la première cotisation établie à l’égard de 661 pour l’année d’imposition 2000. Ainsi, il y avait suffisamment de temps pour que soit pris en compte le règlement Grosvenor.
[37]
Si l’on peut dire que la décision du ministre d’accéder ou non à pareille demande est discrétionnaire, vu le libellé du sous-alinéa 152(4)b)(i) qui emploie le verbe « peut »
, ce pouvoir discrétionnaire doit tout de même être exercé à bon droit. Une demande présentée au titre de cette disposition ne saurait être refusée de manière arbitraire. Il s’ensuit que la prétention de l’appelante – suivant laquelle elle serait privée de tout recours à l’égard des pertes résultant du règlement Grosvenor si l’on interprétait le paragraphe 152(6) comme le fait la juge de la Cour de l’impôt – n’est pas fondée.
[38]
En outre, je souscris à l’opinion de la juge de la Cour de l’impôt selon laquelle la demande de report rétrospectif de pertes ne saurait être inférée des antécédents du contribuable (motifs, par. 49). Le ministre ne saurait présumer que le contribuable qui a auparavant déduit ses pertes de son revenu imposable a l’intention de faire de même à l’avenir. Comme pour toutes les déductions discrétionnaires (p. ex. déductions pour amortissement), seul le contribuable peut dicter quand et comment déduire ses pertes.
[39]
Le premier argument de l’appelante à l’encontre de la décision de la juge de la Cour de l’impôt doit donc être rejeté.
(2)
Dans la nouvelle cotisation établie à l’égard de 661 pour l’année d’imposition 2000 par suite du règlement Grosvenor, le ministre était-il tenu de reporter rétroactivement les pertes autres qu’en capital inutilisées de 661?
[40]
Indépendamment de ce qui précède, selon l’appelante, le ministre était tenu – au moment d’établir la nouvelle cotisation à son égard pour l’année d’imposition 2000, conformément au paragraphe 152(1.7), afin d’y apporter les ajustements découlant du règlement Grosvenor, conformément au paragraphe 152(1.4) – de reporter les pertes inutilisées de 661 rétrospectivement à cette année (mémoire de l’appelante, par. 44 à 48).
[41]
Cette prétention n’est pas fondée. Rien dans le libellé des paragraphes 152(1.4) ou 152(1.7) n’oblige le ministre à déduire les pertes autres qu’en capital en donnant effet à un règlement sur la détermination des pertes d’une société en commandite. Aux termes de ces dispositions, un tel règlement lie le ministre et les associés de la société et le ministre est habilité à établir une nouvelle cotisation à l’égard des associés « pour tenir compte du montant déterminé »
.
[42]
C’est ce qui s’est produit en l’espèce. Par suite du règlement Grosvenor, le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de 661 en vue d’ajuster le revenu imposable et les pertes autres qu’en capital de cette dernière pour les années d’imposition 2000, 2001 et 2002. Or, il revenait toujours à 661 d’indiquer quand et comment il fallait déduire les pertes autres qu’en capital résultant du règlement Grosvenor. Comme le signale la juge de la Cour de l’impôt, aucune instruction en ce sens n’a été donnée (motifs, par. 60).
[43]
Par conséquent, la juge de la Cour de l’impôt a conclu à bon droit que le ministre n’était pas tenu d’établir une nouvelle cotisation à l’égard de 661 pour son année d’imposition 2000 en vue de déduire du revenu imposable pour cette dernière année les pertes autres qu’en capital inutilisées résultant de l’année d’imposition 2002.
C.
Portée de la responsabilité du bénéficiaire du transfert prévue au paragraphe 160(1)
[44]
La juge de la Cour de l’impôt a conclu à tort, selon l’appelante, que cette dernière était responsable à titre dérivé de payer environ 530 000 $, soit l’intérêt couru sur la dette fiscale de 661 pendant la période B, c.-à-d. à partir du début de l’année d’imposition suivant l’année d’imposition pendant laquelle le transfert a eu lieu (1er février 2003) jusqu’à la date de la cotisation établie au titre du paragraphe 160(1) (18 octobre 2010) (mémoire de l’appelante, par. 58).
[45]
D’emblée, je signale que les exemples donnés par l’appelante d’autres lois qui prévoient une responsabilité à titre dérivé semblable, sans pour autant l’assortir de la responsabilité quant au paiement des intérêts courus au cours de la période B, n’apportent point d’eau à son moulin. En effet, les dispositions qu’elle invoque ne sont pas libellées comme le sous-alinéa 160(1)e)(ii) (mémoire de l’appelante, par. 81 à 83). Cette conclusion ressortit davantage à la lumière des multiples changements apportés au libellé du paragraphe 160(1) au fil des ans, qui n’ont été apportés à aucune de ces autres lois et témoignent d’un traitement distinct (Loi no 2 modifiant la législation relative à l’impôt sur le revenu, L.C. 1980-81-82-83, ch. 140, art. 107; Loi modifiant la Loi de l’impôt sur le revenu et la législation connexe ainsi que le Régime de pensions du Canada et la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, L.C. 1987, ch. 46, art. 52; Loi de 2012 apportant des modifications techniques concernant l’impôt et les taxes, L.C. 2013, ch. 34, art. 313).
[46]
Suivant le principal argument de l’appelante, une interprétation raisonnée d’une loi bilingue – plus précisément des mots « in respect of »
dans la version anglaise du sous-alinéa 160(1)e)(ii) et du mot « pour »
dans la version française équivalente – permet de conclure que le sens plus étroit du texte français doit l’emporter (mémoire de l’appelante, par. 80). Cependant, je ne vois pas la distinction qui sous-tend cet argument. L’expression « in respect of »
est large et générale (voir l’arrêt Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, p. 39, appliqué dans un contexte purement fiscal dans les arrêts Butler c. Canada, 2016 CAF 65 et Canada c. Stapley, 2006 CAF 36), et le mot « pour »
en français peut aussi présenter un sens large. À cet égard, je suis d’avis, comme la juge de la Cour de l’impôt, que la décision Montreuil cerne correctement le sens de ces mots eu égard au contexte dans lequel ils sont employés :
[L]e Grand Robert de la langue française donne notamment au mot « pour » le sens de « en ce qui concerne » et de « par rapport à ». L’expression anglaise utilisée au sous-alinéa 160(1)e)(ii) « in respect of » a le même sens [. . .] [notes de bas de page omises]
[Montreuil, par. 41]
[47]
On peut voir que les deux versions supportent une interprétation suivant laquelle l’intérêt court sur la dette de l’auteur du transfert pour l’année où a eu lieu le transfert et les années suivantes. Une telle interprétation est conforme à l’objet du paragraphe 160(1), qui vise à permettre le recouvrement du « total des montants »
dont l’auteur du transfert est redevable sous le régime de la Loi sans distinction quant à leur composition (Loates c. Canada, 2016 CAF 47, par. 11) et sans égard au temps écoulé. Rien dans le texte, le contexte et l’objet de la disposition ne justifie une interprétation qui empêcherait le recouvrement de l’intérêt couru pendant la période B. En effet, je ne peux concevoir pourquoi le législateur aurait imposé une telle limite.
[48]
L’appelante a soulevé l’argument selon lequel l’interprétation du paragraphe 160(1) qui permet à l’intérêt de courir [traduction] « en catimini »
et « à l’insu »
du bénéficiaire du transfert, sans limite de temps, est fondamentalement inique, car il en découle, pour le bénéficiaire du transfert, une responsabilité qui en théorie est susceptible de croître indéfiniment (mémoire de l’appelante, note de bas de page 85). Je reconnais que le paragraphe 160(1) peut paraître draconien à bien des égards (Canada c. 9101-2310 Québec Inc., 2013 CAF 241, par. 60), mais l’étendue de la responsabilité du bénéficiaire du transfert aux termes de cette disposition ne peut être supérieure à l’excédent de la juste valeur marchande du bien transféré sur la juste valeur marchande de la contrepartie offerte. Compte tenu du fait qu’il s’agit d’une mesure de recouvrement, cette limite constitue un juste équilibre, car elle permet au ministre de recouvrer une somme équivalente à celle qui aurait pu être saisie n’eût été le transfert et ne prive le bénéficiaire du transfert de rien de plus que la valeur de l’avantage obtenu par suite du transfert.
[49]
Bref, la Cour de l’impôt conclut à bon droit dans l’affaire Montreuil que le libellé général du sous-alinéa 160(1)e)(ii) rend le bénéficiaire du transfert responsable du paiement de l’intérêt couru sur la dette fiscale de l’auteur du transfert jusqu’au moment de l’établissement de la cotisation en vertu du paragraphe 160(1).
[50]
Je fais remarquer en conclusion que la décision Montreuil ne répond pas à la question de savoir si l’intérêt continue à courir une fois que la cotisation a été établie à l’encontre du bénéficiaire du transfert au titre du paragraphe 160(1) (Montreuil, par. 42). La question est devenue controversée lorsque la Cour de l’impôt a affirmé que l’intérêt ne court pas pendant cette période (Algoa Trust c. La Reine, 1998 CanLII 78) et que notre Cour a exprimé l’avis contraire dans une remarque incidente (Zen c. Canada (Revenu national), 2010 CAF 180, par. 42 à 46). Bien que la question ne joue pas en l’espèce, j’estime utile de signaler qu’elle a été tranchée par la modification de l’énoncé final du paragraphe 160(1) en 2013, qui confirme en termes exprès que l’intérêt court sur le montant de la cotisation établie au titre de cette disposition.
DISPOSITIF
[51]
Je rejetterais l’appel avec dépens.
« Marc Noël »
Juge en chef
« Je suis d’accord.
|
Yves de Montigny, j.c.a. »
|
« Je suis d’accord.
|
J.B. Laskin, j.c.a. »
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Traduction certifiée conforme
Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste
ANNEXE
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COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER:
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A-199-20
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APPEL INTERJETÉ D’UN JUGEMENT DE L’HONORABLE JUGE GABRIELLE ST-HILAIRE DATÉ DU 18 JUILLET 2019, N DE DOSSIER 2015-4583(IT)G
INTITULÉ:
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1455257 ONTARIO INC. c. SA MAJESTÉ LA REINE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 21 JUIN 2021
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE EN CHEF NOËL
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE DE MONTIGNY
LE JUGE LASKIN
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DATE :
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LE 14 JUILLET 2021
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COMPARUTIONS :
Domenic Marciano
Eric Torelli
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POUR L’APPELANTE
1455257 ONTARIO INC.
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Craig Maw
Sebastien Budd
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POUR L’INTIMÉE
SA MAJESTÉ LA REINE
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Marciano Beckenstein LLP
Concord (Ontario)
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POUR L’APPELANTE
1455257 ONTARIO INC.
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Nathalie G. Drouin
Sous-procureure générale du Canada
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POUR L’INTIMÉE
SA MAJESTÉ LA REINE
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