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Date : 20210712


Dossier : A-252-20

Référence : 2021 CAF 137

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

JANSSEN INC.

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (LE MINISTRE DE LA SANTÉ)

intimé

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 15 juin 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 12 juillet 2021.

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

 


Date : 20210712


Dossier : A-252-20

Référence : 2021 CAF 137

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

JANSSEN INC.

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (LE MINISTRE DE LA SANTÉ)

intimé

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT

Il s’agit d’une version publique des motifs confidentiels du jugement remis aux parties. Les deux versions sont identiques, car aucun renseignement confidentiel n’a été divulgué dans les motifs confidentiels du jugement.

LA JUGE MACTAVISH

[1] Le ministre de la Santé a refusé d’accorder la protection des données au médicament SPRAVATO de Janssen Inc. pour le motif qu’il ne s’agissait pas d’une « drogue innovante » admissible à une telle protection. En effet, l’ingrédient médicinal de SPRAVATO était une variante d’un ingrédient médicinal qui se trouvait dans un médicament qui avait déjà été approuvé par le ministre.

[2] Le ministre a fondé sa décision, en partie, sur l’interprétation par notre Cour du règlement pertinent dans l’arrêt Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé), 2013 CAF 13, [2014] 3 R.C.F. 70 [arrêt Takeda]. Dans cet arrêt, notre Cour a conclu que les sels, les esters, les énantiomères, les solvates et les polymorphes d’ingrédients médicinaux déjà approuvés sont des variations de ces ingrédients et, à ce titre, ne sont pas visés par la définition de « drogue innovante » aux fins du règlement applicable. La décision du ministre en l’espèce a été confirmée par la Cour fédérale dans une décision rapportée sous la référence 2020 CF 904.

[3] Janssen nous demande de réexaminer l’arrêt Takeda et de parvenir à une conclusion différente relativement à l’interprétation correcte du règlement en litige. Cependant, Janssen n’a pas démontré que les circonstances de la présente affaire justifieraient un réexamen de la décision de notre Cour dans l’arrêt Takeda. Janssen n’a pas non plus démontré que de nouveaux éléments de preuve devraient être admis dans le contexte du présent appel, ni que la Cour fédérale avait commis une erreur dans l’application de la norme de la décision raisonnable aux autres questions soulevées par Janssen. Par conséquent, je rejetterais l’appel.

I. Les règlements en litige

[4] Les obligations du Canada en matière de protection des données découlent de ses engagements aux termes de l’Accord de libre-échange nord-américain conclu entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, 17 décembre 1992, R.T. Can. 1994 no 2, 32 I.L.M. 289 (entré en vigueur le 1er janvier 1994) [l’ALENA], l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne, 30 octobre 2016 (entré en vigueur provisoirement le 21 septembre 2017) et l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, 15 avril 1994, 1869 R.T.N.U. 299 (entré en vigueur le 1er janvier 1995 [ADPIC], [collectivement les Accords].

[5] Après que le ministre a rendu la décision en litige dans le présent appel, l’ALENA a été remplacé par l’Accord Canada-États-Unis-Mexique, 30 novembre 2018, R.T. Can. 2020 n° 5 (entré en vigueur le 1er juillet 2020) [l’ACEUM]. L’importance de ce développement sera examinée plus loin dans les présents motifs.

[6] Les Accords exigeaient que les signataires protègent les données fournies par les fabricants de drogues innovantes aux autorités gouvernementales afin d’établir l’innocuité et l’efficacité des médicaments contenant des éléments chimiques nouveaux, lorsque l’établissement de l’origine de ces données exigeait un effort considérable. Les traités ne définissent pas l’expression « nouvel élément chimique ».

[7] Le régime de protection des données du Canada figure dans le Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, dans sa version modifiée par le Règlement modifiant le Règlement sur les aliments et drogues (protection des données), DORS/2006-241 [le Règlement sur la protection des données]. Le Règlement sur la protection des données dispose que la protection des données sera accordée aux « drogues innovantes ». L’expression « drogue innovante » est définie au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement sur la protection des données comme « toute drogue qui contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe ».

[8] Le Règlement sur la protection des données protège les fabricants de drogues innovantes qui soumettent des données non divulguées à l’appui de leurs demandes d’autorisation contre l’utilisation commerciale déloyale de leurs données cliniques par des tiers (tels que les fabricants de médicaments génériques) pendant une période déterminée : arrêt Takeda, précité, par. 6. Aux termes du Règlement sur la protection des données, une « drogue innovante » a droit à huit ans de protection des données, six mois supplémentaires étant accordés si la drogue a fait l’objet d’essais cliniques visant la population pédiatrique.

[9] Avant la promulgation du Règlement sur la protection des données, l’existence de brevets non expirés constituait l’un des obstacles à la capacité des fabricants de médicaments génériques d’obtenir les autorisations nécessaires à la commercialisation de ces médicaments. Depuis l’entrée en vigueur du Règlement sur la protection des données, les fabricants de médicaments génériques ne peuvent pas obtenir l’approbation pour la commercialisation de leurs médicaments génériques avant l’expiration de la période d’exclusivité commerciale de la drogue innovante, même si cette dernière n’est pas protégée par un brevet : arrêt Takeda, précité, par. 7.

II. Les décisions dans l’arrêt Takeda

[10] Tel qu’il a été mentionné précédemment, le paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement sur la protection des données a été interprété par notre Cour dans l’arrêt Takeda. Afin de situer les questions soulevées par Janssen dans le présent appel, il est par conséquent d’abord nécessaire de comprendre l’arrêt Takeda.

a) La décision du ministre

[11] Dans l’arrêt Takeda, le ministre a refusé d’inscrire le médicament appelé DEXILANT, utilisé dans le traitement du reflux gastro-œsophagien pathologique, dans le registre des drogues innovantes et d’assurer la protection des données à Takeda en conformité avec le paragraphe C.08.004.1 du Règlement sur la protection des données. Le ministre a accordé l’approbation réglementaire pour le DEXILANT, mais a rejeté la demande de protection des données de Takeda pour le motif que le DEXILANT n’était pas une « drogue innovante ». Le ministre en est arrivé à cette conclusion parce que l’ingrédient médicinal du DEXILANT était un énantiomère d’un ingrédient médicinal qui avait déjà été approuvé par le ministre, et qu’il s’agissait donc d’une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé.

b) La décision de la Cour fédérale

[12] Takeda a sollicité le contrôle judiciaire de la décision du ministre devant la Cour fédérale, en axant ses observations sur le sens du mot « variante » dans la définition de « drogue innovante ». Takeda a soutenu que les cinq catégories de substances énumérées dans le paragraphe, à savoir les sels, les esters, les énantiomères, les solvates et les polymorphes, ne sont que des exemples de ce qui pourrait être considéré comme des « variantes » d’ingrédients médicinaux.

[13] Examinant l’interprétation du paragraphe C.08.004.1(1) par le ministre selon la norme de la décision correcte, la Cour fédérale a rejeté la demande de Takeda, souscrivant essentiellement à l’interprétation du paragraphe par le ministre.

c) La décision de notre Cour

[14] Le ministre a fait valoir devant notre Cour que, selon une lecture littérale du paragraphe C.08.004.1(1), les cinq catégories de substances qui y sont énumérées (c’est-à-dire les sels, les esters, les énantiomères, les solvates et les polymorphes) ne peuvent être considérées comme des « drogues innovantes » et ne peuvent donc pas bénéficier de la protection des données.

[15] En revanche, Takeda a allégué que les termes « variante [...] tel[le] un [...] énantiomère » ne signifient pas que tous les énantiomères sont des « variantes », et qu’il convient d’adopter une interprétation contextuelle et téléologique du terme « variante ». Takeda était d’avis que le paragraphe C.08.004.1(1) protège les données cliniques et précliniques nécessaires à l’autorisation réglementaire, si la production de ces données exige un « effort considérable ».

[16] L’appel interjeté par Takeda devant notre Cour a été rejeté par la Cour, à la majorité.

(i) La décision de notre Cour, à la majorité

[17] Appliquant la norme de contrôle de la décision correcte, les juges Pelletier et Dawson ont conclu que le gouverneur en conseil, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, avait déterminé que les sels, les esters, les énantiomères, les solvates et les polymorphes d’ingrédients médicinaux déjà approuvés sont des variantes de ces ingrédients et, à ce titre, ne sont pas visés par la définition de « drogue innovante ». Si on lit la définition selon son sens ordinaire et grammatical, une « drogue innovante » est une drogue qui contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé par le ministre et qui n’est pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé : arrêt Takeda, précité, par. 119 à 123.

[18] Renvoyant au Résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui accompagnait le Règlement sur la protection des données, la majorité a fait remarquer que les promoteurs de l’industrie des drogues innovantes avaient demandé que la portée de la protection des données soit élargie pour inclure les variantes de produits qui ont des profils d’innocuité et d’efficacité différents comparativement au produit original, comme les métabolites, les énantiomères, les sels et les esters. Cette demande avait toutefois été rejetée. Le gouverneur en conseil s’est plutôt concentré sur la question de savoir si la protection des données devait être étendue aux énantiomères et autres produits similaires, et a conclu que non. Selon la majorité, il s’agissait d’un choix du gouverneur en conseil qui devait être respecté : arrêt Takeda, précité, par. 127 et 128.

[19] La majorité a également conclu que le gouverneur en conseil aurait créé un système incohérent si les exemples de variantes énumérés n’étaient pas, dans certaines circonstances non formulées, considérés comme des variantes d’ingrédients médicinaux approuvés. Il était loisible au gouverneur en conseil de décider, par principe, que les sels, les esters, les énantiomères, les solvates et les polymorphes n’étaient pas suffisamment différents pour être considérés comme des « éléments chimiques nouveaux », et il s’agissait d’une question à laquelle le gouverneur en conseil pouvait remédier si le Règlement sur la protection des données était trop restrictif.

(ii) La dissidence

[20] Dans son jugement dissident, le juge Stratas a conclu que l’interprétation du paragraphe C.08.004.1(1) par Takeda devait être privilégiée. Il a estimé que l’interprétation de la disposition par le ministre était trop littérale et qu’elle allait à l’encontre du contexte et de l’objet du Règlement sur la protection des données.

[21] Selon le juge Stratas, un médicament qui contient un énantiomère d’un ingrédient médicinal déjà approuvé n’est pas automatiquement exclu de la protection des données en vertu du paragraphe C.08.004.1(1). Les substances énumérées dans la définition de « drogue innovante » étaient simplement des exemples de substances qui peuvent être des « variantes », selon les circonstances entourant les données qui devaient être soumises afin d’obtenir l’approbation réglementaire.

[22] Plus précisément, si l’approbation réglementaire de la drogue a nécessité la présentation de données confidentielles générées au prix d’efforts considérables, et que l’ingrédient médicinal de la drogue est « nouveau » en ce sens qu’il possède des qualités d’innocuité et d’efficacité qui diffèrent sensiblement de celles d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, alors il ne s’agit pas d’une « variante » de cet ingrédient médicinal déjà approuvé.

[23] Le juge Stratas a reconnu que l’inclusion du mot « tel » avant les catégories énumérées a introduit un élément d’incertitude dans la question. Toutefois, si l’intention était que toutes les substances entrant dans ces cinq catégories soient automatiquement des « variantes », alors les « variantes » auraient été définies comme « un sel, un ester, un énantiomère, un solvate ou un polymorphe quel qu’il soit » ou « tous les sels, les esters, les énantiomères, les solvates ou les polymorphes ».

[24] Le juge Stratas a conclu que l’interprétation du paragraphe C.08.004.1(1) par le ministre dans d’autres affaires a confirmé l’opinion selon laquelle le paragraphe est non limitatif et que l’idée maîtresse est de savoir si un ingrédient médicinal est une « variante » ou non, et non si l’ingrédient médicinal fait partie des cinq catégories de substances énumérées. Selon le juge Stratas, des efforts considérables au chapitre des essais et la différence ou la nouveauté sont au cœur du concept de ce qui est ou n’est pas une variante mineure aux termes du paragraphe C.08.004.1(1).

[25] Enfin, le juge Stratas a conclu que deux aspects particuliers de l’ALENA et de l’ADPIC faisaient en sorte que les innovateurs n’obtenaient la protection des données que lorsqu’il y avait un avantage pour le public : l’innovateur doit avoir déployé des « efforts considérables » pour produire les données, et un « élément chimique nouveau » doit être présent. Ces deux facteurs modifient l’équation risques-avantages pour les innovateurs, créent des incitations appropriées et garantissent que la protection des données n’est accordée que lorsque le risque encouru le mérite. Le paragraphe C.08.004.1(1) doit incarner ces concepts afin de mettre en œuvre les dispositions pertinentes de l’ALENA et de l’ADPIC. L’interprétation du ministre ne tenait pas compte de l’objectif des traités et du Règlement sur la protection des données, qui était d’encourager la recherche et le développement de nouveaux médicaments en protégeant les données créées au prix d’efforts considérables.

[26] Takeda a demandé l’autorisation d’interjeter appel du jugement de notre Cour dans l’arrêt Takeda, mais la Cour suprême du Canada lui a refusé cette autorisation : autorisation d’appel à la CSC refusée, 35276 (13 juin 2013).

III. Le médicament SPRAVATO de Janssen

[27] Le SPRAVATO est un traitement du trouble dépressif majeur [TDM], administré au moyen d’un vaporisateur nasal. Selon Janssen, le SPRAVATO répond à un besoin important non satisfait de la part des patients qui sont atteints de TDM et qui n’ont pas répondu à au moins deux autres antidépresseurs.

[28] L’ingrédient médicinal de SPRAVATO est le chlorhydrate d’eskétamine. Il n’est pas contesté que le chlorhydrate d’eskétamine est un énantiomère du chlorhydrate de kétamine et que les produits contenant du chlorhydrate de kétamine ont déjà été approuvés par le ministre pour être utilisés comme anesthésiques généraux injectables.

[29] Janssen affirme que des efforts considérables ont été consacrés au développement du SPRAVATO. Le programme de développement clinique nécessaire pour établir l’innocuité et l’efficacité du SPRAVATO dans le traitement du TDM a nécessité la mise sur pied d’un programme de huit ans, et 29 études cliniques auxquelles ont participé des milliers de patients atteints de TDM ont été menées. Ces études comprenaient dix-neuf études de phase I, quatre études de phase II et six études de phase III.

IV. La décision concernant la protection des données pour le SPRAVATO

[30] En décembre 2018, Janssen a déposé une présentation de drogue nouvelle [PDN] auprès du Bureau des présentations et de la propriété intellectuelle [BPPI], un bureau relevant de la Direction de la gestion des ressources et des opérations de la Direction générale des produits de santé et des aliments de Santé Canada. Le BPPI, est, au nom du ministre, responsable, en partie, de l’administration des régimes de propriété intellectuelle liés aux médicaments. Janssen demandait la protection des données pour le SPRAVATO et l’inscription de ce médicament au registre des drogues innovantes.

[31] À la suite d’un processus d’examen approfondi, le BPPI a déterminé que le SPRAVATO n’était pas admissible à la protection des données aux termes du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement sur la protection des données, car le chlorhydrate d’eskétamine est un énantiomère du chlorhydrate de kétamine, un ingrédient médicinal déjà approuvé. À ce titre, le chlorhydrate d’eskétamine n’était pas une « drogue innovante » et n’avait donc pas droit à une telle protection. En mai 2020, la Direction des produits thérapeutiques de la Direction générale des produits de santé et des aliments a publié un avis de conformité pour le SPRAVATO, approuvant ainsi sa commercialisation et sa vente au Canada.

[32] Janssen a fait valoir que le SPRAVATO était admissible à la protection des données parce qu’il offre un nouveau mécanisme d’action thérapeutique pour le traitement du TDM, une nouvelle indication, une nouvelle voie d’administration, une nouvelle forme posologique et une nouvelle concentration, comparativement aux médicaments contenant du chlorhydrate de kétamine approuvés précédemment. Toutefois, le BPPI a observé que cet argument avait été rejeté par les juges majoritaires dans l’arrêt Takeda, précité, par. 127 et 128.

[33] Le BPPI a donc conclu qu’en tant qu’énantiomère d’un médicament précédemment approuvé, le SPRAVATO n’avait pas droit à la protection des données, bien que son profil d’innocuité et d’efficacité soit différent de celui des médicaments précédemment approuvés.

[34] Le BPPI a également examiné l’argument de Janssen selon lequel les données qu’elle avait soumises dans sa PDN devaient être évaluées afin de déterminer si elles étaient le fruit d’un effort considérable. Le BPPI a conclu que la question de savoir si les données soumises par un innovateur avaient exigé un « effort considérable » n’est pertinente qu’une fois qu’il a été déterminé que l’ingrédient médicinal du médicament n’avait pas été approuvé précédemment. Ayant déterminé que le chlorhydrate d’eskétamine était une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, le BPPI a estimé qu’il n’était pas nécessaire de déterminer si les données soumises dans la PDN avaient exigé un « effort considérable » : citant l’arrêt Takeda, précité, par. 125 et 126.

[35] Par conséquent, la demande de protection des données présentée par Janssen a été rejetée.

V. La décision de la Cour fédérale

[36] Janssen a sollicité le contrôle judiciaire de la décision du BPPI devant la Cour fédérale, en faisant valoir que cette décision était déraisonnable, malgré le fait qu’elle était conforme à la décision prononcée à la majorité de notre Cour dans l’arrêt Takeda.

[37] S’appuyant sur la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 44, Janssen a fait valoir que la Cour fédérale pouvait réexaminer l’interprétation de la Cour d’appel fédérale de la notion de « drogue innovante » dans l’arrêt Takeda « lorsqu’une nouvelle question juridique se pose ou si une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne » : décision de la Cour fédérale, par. 20.

[38] Janssen a invoqué la publication de l’arrêt de la Cour suprême intitulé Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4th) 1, qui met l’accent sur la nécessité d’interpréter les lois selon le régime législatif applicable, conformément aux obligations internationales du Canada, à titre de « nouvelle question juridique » justifiant un réexamen de l’interprétation du Règlement sur la protection des données.

[39] La Cour fédérale a rejeté cet argument, soulignant qu’il n’y avait rien de nouveau à veiller à ce que les dispositions législatives soient interprétées d’une manière compatible avec les obligations internationales du Canada, et que la majorité dans l’arrêt Takeda était bien consciente des obligations internationales du Canada qui sous-tendent les dispositions du Règlement sur la protection des données.

[40] Janssen a également fait valoir que les éléments de preuve en l’espèce diffèrent considérablement des éléments de preuve présentés à notre Cour dans l’arrêt Takeda. Dans l’affaire Takeda, la même société avait mis au point le médicament d’origine et le médicament prétendument nouveau, qui étaient tous deux utilisés de la même manière pour la même indication, et aucun de ces faits n’est présent en l’espèce. Janssen a soutenu que les faits dans l’affaire Takeda mettaient en jeu exactement le genre de « simple variante » que l’exception à la définition de « drogue innovante » visait à contrer, et que la situation en l’espèce est nettement différente.

[41] La Cour fédérale a reconnu qu’il y avait des différences factuelles entre l’affaire Takeda et la présente affaire, mais que rien dans l’affaire Takeda n’indiquait que l’interprétation du Règlement sur la protection des données était fondée sur ces faits ou influencée par eux, et que les différences factuelles entre les deux affaires n’étaient pas telles que la Cour fédérale pouvait refuser de suivre l’arrêt Takeda. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire de Janssen a été rejetée.

VI. Prétentions de Janssen dans le présent appel

[42] L’argument principal de Janssen est que la décision prononcée à la majorité dans l’arrêt Takeda était erronée et que nous devrions réinterpréter le paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement sur la protection des données de la manière préconisée par le juge Stratas dans sa décision minoritaire.

[43] Tout en acceptant que la décision du BPPI soit susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable, Janssen soutient que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la décision du BPPI en l’espèce répondait à la norme de la décision raisonnable établie depuis l’arrêt Vavilov. Même s’il était lié par la décision rendue à la majorité dans l’arrêt Takeda, Janssen affirme que le BPPI aurait néanmoins dû expliquer pourquoi cet arrêt était erroné, car il a abouti à un résultat qui n’était pas conforme à l’objectif du Règlement sur la protection des données.

[44] Enfin, Janssen soutient que nous devrions admettre de nouveaux éléments de preuve dans le présent appel relativement à l’abrogation de l’ALENA et à l’entrée en vigueur de l’ACEUM.

VII. Devrions-nous admettre de nouveaux éléments de preuve dans le présent appel relativement à l’ACEUM?

[45] Traitant d’abord de sa dernière question, Janssen demande l’autorisation de présenter de nouveaux éléments de preuve concernant les répercussions que l’ACEUM devrait avoir sur la question d’interprétation en litige en l’espèce. Elle soutient que, même si nous devions conclure que la décision du BPPI était raisonnable au moment où elle a été rendue, l’appel devrait quand même être accueilli, car la décision n’est plus raisonnable, le fondement sur lequel le ministre a fondé sa décision n’existant plus.

[46] Janssen souligne qu’aux termes de l’ACEUM, le Canada a accepté de protéger les « nouveaux produits pharmaceutiques », qui sont expressément définis comme des produits qui ne contiennent pas d’élément chimique préalablement approuvé. Janssen note que le BPPI a explicitement conclu que l’ingrédient médicinal du SPRAVATO n’avait pas été approuvé précédemment dans un médicament au Canada, et que cela rendrait le SPRAVATO admissible à la protection des données aux termes de l’ACEUM.

[47] À l’appui de cet argument, Janssen cherche à produire la preuve qu’elle a fait une deuxième demande de protection des données pour le SPRAVATO en novembre 2020, et que le BPPI a refusé de traiter cette demande en attendant l’issue du présent appel. Janssen note que le ministre a fait valoir ici qu’il serait mal choisi pour notre Cour de prendre en considération l’ACEUM dans le contexte du présent appel. Janssen affirme que le ministre essaie essentiellement de jouer sur les deux tableaux : il refuse de traiter la deuxième demande de protection des données de Janssen pour le motif qu’il veut voir ce que la Cour décidera, tout en exhortant la Cour à ne pas prendre en considération l’ACEUM du tout.

[48] Je n’accepte pas les prétentions de Janssen.

[49] Le critère d’admission de nouveaux éléments de preuve en appel est énoncé dans l’arrêt Palmer c. la Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, 106 D.L.R. (3d) 212. L’arrêt Palmer dispose que (1) les éléments de preuve ne devraient généralement pas être admis si, en faisant preuve de diligence raisonnable, ils auraient pu être produits devant la cour inférieure; (2) les éléments de preuve doivent être pertinents en ce sens qu’ils portent sur une question décisive ou potentiellement décisive du procès; (3) les éléments de preuve doivent être crédibles en ce sens qu’on peut raisonnablement y ajouter foi; et (4) ils doivent être tels que, si on y ajoute foi, on pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’ils influent sur le résultat, compte tenu des autres éléments de preuve produits devant la cour inférieure.

[50] Il est vrai que l’échange de lettres entre Janssen et le BPPI n’existait pas lorsque l’affaire a été portée devant la Cour fédérale et qu’il n’aurait donc pas pu être examiné par cette dernière. Toutefois, l’argument sous-jacent, à savoir que le Règlement sur la protection des données doit être interprété à la lumière de l’ACEUM, aurait pu être avancé au moment où la demande de contrôle judiciaire de Janssen a été entendue par la Cour fédérale.

[51] L’ACEUM a été entériné le 10 décembre 2019 et est entré en vigueur le 1er juillet 2020. Janssen a signifié et déposé son dossier de demande à la Cour fédérale le 17 juillet 2020, et sa demande a été entendue par la Cour fédérale le 31 août 2020. Bien que l’ACEUM ait été mentionné dans le mémoire des faits et du droit de Janssen comme l’un des nombreux traités qui imposaient des obligations au Canada et limitaient l’interprétation du Règlement par le ministre, Janssen n’a pas présenté d’arguments de fond selon lesquels l’ACEUM avait modifié le régime de protection des données et l’interprétation de l’article C.08.004.1 du Règlement sur la protection des données.

[52] L’ACEUM a également été mentionné lors de l’audience devant la Cour fédérale : voir la décision de la Cour fédérale, par. 5. Il ne semble toutefois pas que Janssen ait avancé l’argument qu’elle cherche à faire valoir en l’espèce relativement aux répercussions que l’ACEUM pourrait avoir sur le Règlement sur la protection des données, et Janssen n’a pas expliqué pourquoi elle n’aurait pas pu faire valoir ses arguments à l’égard de l’ACEUM devant la Cour fédérale.

[53] Le deuxième facteur énoncé dans l’arrêt Palmer consiste à déterminer si les éléments de preuve sont pertinents, en ce sens qu’ils portent sur une question décisive ou potentiellement décisive devant la cour inférieure. Pour y arriver, il faut tenir compte de la nature de l’instance devant la Cour fédérale et devant notre Cour.

[54] La tâche de la Cour fédérale n’était pas de décider si le chlorhydrate d’eskétamine devait bénéficier de la protection des données. Sa tâche consistait à déterminer si la décision du BPPI de refuser la protection des données pour le SPRAVATO était raisonnable, compte tenu du dossier dont il disposait. Pour y parvenir, la Cour devait examiner la décision du BPPI à la lumière des contraintes factuelles et juridiques qui pesaient sur lui : arrêt Vavilov, précité, par. 68.

[55] Le BPPI a rendu sa décision le 25 avril 2019, soit plus d’un an avant l’entrée en vigueur de l’ACEUM et la correspondance entre les parties. Par conséquent, l’accord et les documents ne pouvaient avoir aucune incidence sur la décision du BPPI à l’égard du SPRAVATO, et ils n’étaient pas pertinents pour la tâche que la Cour fédérale devait accomplir.

[56] Lorsque notre Cour est saisie de l’appel d’une décision de la Cour fédérale portant sur une demande de contrôle judiciaire, sa tâche consiste à déterminer, premièrement, si la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle appropriée et deuxièmement, si elle l’a correctement appliquée (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 45 à 47). On décrit souvent cette façon de faire comme le fait pour notre Cour de « se mettre à la place » de la Cour fédérale, en se concentrant sur la décision administrative.

[57] Cependant, plutôt que de nous demander de déterminer si la Cour fédérale a correctement choisi et appliqué la norme de la décision raisonnable à la décision du BPPI, Janssen nous demande de rendre une décision entièrement nouvelle fondée sur un nouvel instrument international qui n’était pas en vigueur au moment où la décision administrative examinée a été rendue. Notre Cour agit en appel d’un contrôle judiciaire d’une décision administrative, fondé sur les faits et le droit qui existaient à l’époque devant le décideur administratif. Dans de telles circonstances, nous sommes limités à un rôle de révision. Nous n’avons pas le pouvoir d’agir comme si nous étions nous-mêmes le décideur administratif, chargé d’examiner de nouvelles questions, de nouveaux faits et du droit nouveau. Par conséquent, les nouveaux éléments de preuve relatifs à l’ACEUM ne seront pas admis.

[58] Le ministre a refusé d’examiner la question de la protection des données à la lumière de l’ACEUM. Il est encore possible pour Janssen de présenter à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de ce refus, si elle ne l’a pas déjà fait.

VIII. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que la décision du BPPI était raisonnable?

[59] Je suis d’accord avec les parties pour dire que la Cour fédérale a correctement choisi la norme de la décision raisonnable comme norme de contrôle à appliquer à la décision du BPPI. Il revient à notre Cour de décider si la Cour fédérale a correctement appliqué ce critère en concluant que la décision de refuser la protection des données au SPRAVATO était effectivement raisonnable.

[60] Janssen affirme que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la décision du BPPI satisfaisait au critère de la décision raisonnable établi depuis l’arrêt Vavilov. La Cour n’a pas appliqué une approche téléologique au Règlement sur la protection des données et à la définition de « drogue innovante », elle n’a pas tenu compte de l’effort requis pour développer le SPRAVATO ni des éléments de preuve démontrant les différences substantielles entre le SPRAVATO et le chlorhydrate de kétamine. Ces manquements, ainsi que l’interprétation étroite et littérale que fait le BPPI de la décision prononcée à la majorité dans l’arrêt Takeda, rendent la décision déraisonnable.

[61] Tout en affirmant qu’elle ne prétend pas que les motifs fournis par le BPPI pour sa décision étaient insuffisants, Janssen affirme que, dans des cas comme en l’espèce, où la question déterminante vise une question d’interprétation de la loi, la décision doit se conformer à la logique, à la portée et aux contraintes du régime législatif, y compris les traités.

[62] Janssen admet que le BPPI était lié par la décision prononcée à la majorité dans l’arrêt Takeda. En outre, tout en faisant valoir qu’il existe certaines différences factuelles entre l’espèce et l’affaire Takeda, Janssen concède que ces différences ne sont pas suffisamment importantes pour permettre de distinguer cette affaire de la présente espèce.

[63] Janssen fait néanmoins valoir que le BPPI aurait dû fournir des motifs expliquant en quoi le résultat de sa décision en l’espèce était raisonnable, étant donné que l’application de la décision prononcée à la majorité dans l’arrêt Takeda aboutit à un résultat qui n’est pas conforme à l’objectif du Règlement sur la protection des données. Le BPPI aurait également dû expliquer pourquoi l’interprétation du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement sur la protection des données, formulée dans les motifs dissidents du juge Stratas, était à privilégier.

[64] Autrement dit, Janssen affirme qu’il incombait au BPPI de refaire essentiellement l’analyse effectuée par notre Cour dans l’arrêt Takeda.

[65] Je n’accepte pas les prétentions de Janssen.

[66] Les motifs fournis par le BPPI pour rejeter la demande de protection des données de Janssen pour le SPRAVATO sont clairs. Sa principale conclusion était que le chlorhydrate d’eskétamine, l’ingrédient médicinal du SPRAVATO, est un énantiomère du chlorhydrate de kétamine, un ingrédient médicinal précédemment approuvé. Conformément à la décision prononcée à la majorité dans l’arrêt Takeda, de telles variantes ne peuvent bénéficier de la protection des données. Par conséquent, la demande de protection des données présentée par Janssen a été refusée.

[67] Le recours aux précédents a été décrit comme [traduction] « un principe fondamental de la common law » : Robert J. Sharpe, Good Judgment : Making Judicial Decisions (Toronto : University of Toronto Press, 2018), p. 168. Conformément au principe du stare decisis, les tribunaux inférieurs et les tribunaux administratifs doivent suivre les décisions des tribunaux supérieurs, sauf s’il s’agit de précédents qui peuvent être écartés à la lumière des faits. Cela permet d’assurer [traduction] « la cohérence, la certitude, la prévisibilité et une saine administration judiciaire » : David Polowin Real Estate Ltd. v. Dominion of Canada General Insurance Co. (2005), 76 O.R. (3d) 161, 255 D.L.R. (4th) 633, par. 119.

[68] Ainsi, lorsqu’une décision d’un tribunal supérieur reflète un point de vue réfléchi sur le droit et vise à guider les tribunaux inférieurs, elle sera considérée par ces tribunaux inférieurs comme un précédent d’application obligatoire, même si la décision renferme une opinion dissidente : L’honorable juge Malcolm Rowe et Leanna Katz, « A Practical Guide to Stare Decisis », (2020), Windsor Rev. Legal Soc. Issues 1, p. 9. La décision de notre Cour dans l’arrêt Takeda répond très certainement à ces exigences.

[69] Il était donc tout à fait raisonnable pour le BPPI de suivre l’interprétation du Règlement sur la protection des données formulée dans la décision prononcée à la majorité dans l’arrêt Takeda. En effet, en l’absence d’un fondement défendable permettant d’écarter le précédent en s’appuyant sur les faits, il aurait été déraisonnable de ne pas suivre cette interprétation. De plus, ayant conclu que la présente affaire et l’affaire Takeda ne peuvent pas être considérées comme des affaires différentes sur la base des faits, il s’ensuit qu’il était raisonnable pour la Cour fédérale de rejeter la demande de contrôle judiciaire de Janssen.

[70] Cela nous amène à l’argument de Janssen selon lequel nous devrions revoir l’interprétation que la Cour a faite du Règlement sur la protection des données dans l’arrêt Takeda et adopter le raisonnement minoritaire du juge Stratas.

IX. Faut-il suivre l’arrêt Takeda?

[71] Janssen affirme que la décision prononcée à la majorité dans l’arrêt Takeda était erronée et que nous devrions interpréter le paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement sur la protection des données de la manière préconisée par le juge Stratas dans son opinion dissidente. Pour appuyer cette prétention, Janssen avance des arguments semblables à ceux qui ont été présentés à notre Cour dans l’arrêt Takeda.

[72] L’aspect du principe du stare decisis discuté dans la section précédente des présents motifs concernait la convention verticale, c’est-à-dire le principe selon lequel les cours et tribunaux inférieurs doivent suivre les décisions des tribunaux supérieurs. Cependant, le principe du stare decisis comprend également une convention horizontale, voulant que les décisions du même niveau de juridiction doivent être suivies à moins qu’il n’y ait une raison impérieuse de ne pas le faire : Rowe et Katz, précité, p. 6 et 7.

[73] Comme l’a fait remarquer notre Cour dans l’arrêt Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, 220 D.L.R. (4th) 149, bien que la Cour ait la possibilité d’annuler ses décisions antérieures, « les valeurs de certitude et de cohérence sont très près du cœur même de l’administration de la justice dans un système de droit et de gouvernement fondé sur la primauté du droit » : par. 8. « En conséquence, une formation de notre Cour ne devrait pas s’écarter d’une décision d’une autre formation simplement parce qu’elle considère que l’affaire s’est soldée par une décision erronée » : arrêt Miller, précité, par. 8.

[74] La Cour a poursuivi dans l’arrêt Miller en déclarant qu’« afin d’assurer la constance et l’uniformité, une saine administration de la justice exige que les cours d’appel intermédiaires suivent leurs précédents, sauf circonstances exceptionnelles. La Cour a la responsabilité d’assurer la stabilité, l’uniformité et l’invariabilité du droit » : arrêt Miller, précité, par. 9

[75] Quelles sont les « circonstances exceptionnelles » qui justifieraient qu’une formation de la Cour d’appel fédérale s’écarte de la décision d’une autre formation? Une décision antérieure peut être annulée lorsque cette décision est « manifestement erronée, du fait que la Cour n’aurait pas tenu compte de la législation applicable ou d’un précédent qui aurait dû être respecté » : arrêt Miller, précité, par. 10.

[76] Ce n’est pas le cas en l’espèce. Tous les membres de la formation dans l’arrêt Takeda connaissaient parfaitement la jurisprudence, la loi et les instruments internationaux applicables, ainsi que les principes pertinents d’interprétation des lois. La décision prononcée à la majorité comme la décision rendue par la minorité est complète et soigneusement motivée. Bien que les juges de la majorité n’aient peut-être pas fait expressément référence à la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44, ils étaient bien conscients du fait que le Règlement sur la protection des données visait à mettre en œuvre les obligations du Canada aux termes de l’ALENA et de l’ADPIC : voir l’arrêt Takeda, précité, par. 129. Et si les juges de la majorité n’ont peut-être pas renvoyé à l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, le juge Stratas ne l’a pas fait non plus, de sorte que cela ne constitue pas une raison de préférer une décision à l’autre.

[77] Ainsi, Janssen n’a pas démontré de « circonstances exceptionnelles » en l’espèce qui justifieraient de s’écarter de la décision rendue par la majorité dans l’arrêt Takeda.

[78] Janssen affirme toutefois que l’affaire n’est pas close. Elle renvoie aux décisions de notre Cour dans l’arrêt Tan c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 186, [2019] 2 R.C.F. 648 et Banque de Montréal c. Li, 2020 CAF 22, 443 D.L.R. (4th) 688 qui notent que la Cour suprême a adopté une approche plus libérale à l’égard des questions liées au principe du stare decisis ces dernières années. La Cour a conclu que la certitude et la prévisibilité de la doctrine du stare decisis doivent parfois céder le pas lorsque les circonstances économiques, sociales et politiques sous-jacentes à une décision ont évolué. Il y a deux réponses à cet argument.

[79] La première est que cette approche a le plus souvent été adoptée par la Cour suprême dans des affaires mettant en cause l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, qui constitue l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 : voir, par exemple, Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, et Carter c. Canada (Procureur général), précité. La seconde est que, en tout état de cause, nous ne disposons d’aucun élément de preuve admissible selon lequel les circonstances économiques, sociales ou politiques qui sont sous-jacentes à l’arrêt Takeda ont évolué depuis que cette affaire a été jugée en 2013.

[80] Nous sommes toutefois confrontés à une situation inhabituelle en l’espèce qui mérite d’être commentée. En effet, le juge Stratas, le juge dissident dans l’arrêt Takeda, est membre de la présente formation. Cela change-t-il quelque chose? La réponse simple à cette question est non.

[81] Comme le juge Stratas l’a fait remarquer au cours de l’audience, il a rédigé une opinion dissidente dans l’arrêt Takeda parce qu’il croyait qu’elle était juste, et il estime toujours que son interprétation du Règlement sur la protection des données est celle à privilégier. Cela ne lui ouvre cependant pas la porte pour essayer d’obtenir une décision rendue par la majorité en l’espèce.

[82] Chaque formation de la Cour s’exprime au nom de la Cour, et aucune formation de la Cour ne siège en appel d’autres formations : Apotex inc. c. Eli Lilly Canada Inc., 2016 CAF 267, par. 2. Comme le font remarquer Rowe et Katz, le principe du stare decisis prévoit que les juges doivent suivre les décisions antérieures, même s’ils s’y opposent : précité, p. 13. En effet, dans l’arrêt Knuller (Publishing, Printing and Promotions) v. D.P.P. [1972] 2 All E.R. 898, 3 W.L.R. 143, lord Reid de la Chambre des Lords britannique s’est trouvé dans une position semblable à celle du juge Stratas en l’espèce. Lord Reid a suivi à contrecœur une décision antérieure où il avait été dissident, déclarant : [traduction] « [a]près réexamen, je pense toujours que la décision était erronée [...] Mais je pense que, aussi erronée ou anormale que soit la décision, elle doit être maintenue [...] à moins ou jusqu’à ce qu’elle soit modifiée par le législateur » : p. 903. On peut dire qu’il en va de même en l’espèce.

X. Conclusion

[83] Pour ces motifs, je rejetterais l’appel de Janssen, le tout avec dépens établis à 2 850 $ (débours et TPS compris).

« Anne L. Mactavish »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

David Stratas, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-252-20

 

 

INTITULÉ :

JANSSEN INC. c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (MINISTRE DE LA SANTÉ)

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 juin 2021

 

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

Le 12 juillet 2021

COMPARUTIONS :

Andrew Skodyn

Melanie Baird

Sean Jackson

Pour l’appelante

 

Elizabeth Koudys

Katrina Longo

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour l’appelante

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé

 

 

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