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Date : 20210722


Dossiers : A-45-19

A-47-19

Référence : 2021 CAF 148

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

Dossier : A-45-19

 

ENTRE :

BELL CANADA, COGECO CÂBLE INC., ROGERS COMMUNICATIONS INC., SHAW COMMUNICATIONS INC., VIDÉOTRON LTÉE ET TELUS COMMUNICATIONS INC.

demanderesses

et

SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE DROIT D’AUTEUR DU CANADA, BORDER BROADCASTERS, INC., AGENCE DES DROITS DES RADIODIFFUSEURS CANADIENS, SOCIÉTÉ COLLECTIVE DE RETRANSMISSION DU CANADA, ASSOCIATION DU DROIT DE RETRANSMISSION CANADIEN, SOCIÉTÉ DE GESTION COLLECTIVE DE PUBLICITÉ DIRECTE TÉLÉVISUELLE INC., FWS JOINT SPORTS CLAIMANTS INC., SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE LA LIGUE DE BASEBALL MAJEURE DU CANADA, INC., SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE ET CANADIAN CABLE SYSTEMS ALLIANCE

défenderesses


 

Dossier : A-47-19

 

ET ENTRE :

SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE DROIT D’AUTEUR DU CANADA, AGENCE DES DROITS DES RADIODIFFUSEURS CANADIENS, SOCIÉTÉ COLLECTIVE DE RETRANSMISSION DU CANADA, FWS JOINT SPORTS CLAIMANTS, INC., BORDER BROADCASTERS, INC., ASSOCIATION DU DROIT DE RETRANSMISSION CANADIEN, SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE ET SOCIÉTÉ DE GESTION COLLECTIVE DE PUBLICITÉ DIRECTE TÉLÉVISUELLE INC.

demanderesses

et

BELL CANADA, COGECO CÂBLE INC., ROGERS COMMUNICATIONS INC., SHAW COMMUNICATIONS INC., VIDÉOTRON LTÉE, TELUS COMMUNICATIONS INC., CANADIAN CABLE SYSTEMS ALLIANCE ET SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE LA LIGUE DE BASEBALL MAJEURE DU CANADA, INC.

défenderesses

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 1er et le 2 mars 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 juillet 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20210722


Dossiers : A-45-19

A-47-19

Référence : 2021 CAF 148

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

Dossier : A-45-19

 

ENTRE :

BELL CANADA, COGECO CÂBLE INC., ROGERS COMMUNICATIONS INC., SHAW COMMUNICATIONS INC., VIDÉOTRON LTÉE ET TELUS COMMUNICATIONS INC.

demanderesses

et

SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE DROIT D’AUTEUR DU CANADA, BORDER BROADCASTERS, INC., AGENCE DES DROITS DES RADIODIFFUSEURS CANADIENS, SOCIÉTÉ COLLECTIVE DE RETRANSMISSION DU CANADA, ASSOCIATION DU DROIT DE RETRANSMISSION CANADIEN, SOCIÉTÉ DE GESTION COLLECTIVE DE PUBLICITÉ DIRECTE TÉLÉVISUELLE INC., FWS JOINT SPORTS CLAIMANTS INC., SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE LA LIGUE DE BASEBALL MAJEURE DU CANADA, INC., SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE ET CANADIAN CABLE SYSTEMS ALLIANCE

défenderesses


 

Dossier : A-47-19

 

ET ENTRE :

SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE DROIT D’AUTEUR DU CANADA, AGENCE DES DROITS DES RADIODIFFUSEURS CANADIENS, SOCIÉTÉ COLLECTIVE DE RETRANSMISSION DU CANADA, FWS JOINT SPORTS CLAIMANTS, INC., BORDER BROADCASTERS, INC., ASSOCIATION DU DROIT DE RETRANSMISSION CANADIEN, SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE ET SOCIÉTÉ DE GESTION COLLECTIVE DE PUBLICITÉ DIRECTE TÉLÉVISUELLE INC.

demanderesses

et

BELL CANADA, COGECO CÂBLE INC., ROGERS COMMUNICATIONS INC., SHAW COMMUNICATIONS INC., VIDÉOTRON LTÉE, TELUS COMMUNICATIONS INC., CANADIAN CABLE SYSTEMS ALLIANCE ET SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE LA LIGUE DE BASEBALL MAJEURE DU CANADA, INC.

défenderesses

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] Six entreprises de distribution de radiodiffusion – Bell Canada, Cogeco Câble inc., Rogers Communications Inc., Shaw Communications Inc., Vidéotron Ltée et Telus Communications Inc. – (les EDR) ont présenté une demande de contrôle judiciaire (A-45-19) visant une décision qui a été rendue par la Commission du droit d’auteur Canada (la Commission) le 18 décembre 2018 et dont les motifs ont été publiés le 2 août 2019. La Commission a fixé le montant des redevances à payer au titre du Tarif pour la retransmission de signaux éloignés de télévision, 2014-2018 (le Tarif, 2014-2018), exerçant ainsi le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par l’article 70 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42 (la Loi).

[2] Cette décision est également visée par une demande de contrôle judiciaire distincte (A-47-19) déposée par huit sociétés de gestion – la Société de perception de droit d’auteur du Canada, Border Broadcasters, Inc., l’Agence des droits des radiodiffuseurs canadiens, la Société collective de retransmission du Canada, l’Association du droit de retransmission canadien, la Société de gestion collective de publicité directe télévisuelle inc., FWS Joint Sports Claimants Inc. et la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (les sociétés de gestion).

[3] Les deux parties acceptent l’approche globale fondée sur un « point de référence » qui a été utilisée par la Commission pour fixer le taux de redevances. Cette approche consiste à déterminer la valeur initiale d’un ensemble de services analogues qui servira de « groupe de référence », puis à apporter des ajustements afin que cette valeur corresponde aux caractéristiques des signaux éloignés auxquels s’appliquent les redevances. Les parties ne s’entendent toutefois pas sur la manière dont cette méthode a été appliquée eu égard au dossier de preuve.

[4] Les EDR soutiennent que les redevances fixées par la Commission dépassent les sommes qui seraient justes et équitables dans les circonstances, ce qui est contraire à l’article 66.501 de la Loi. Les EDR contestent plus précisément le fait que la Commission n’a pas appliqué d’ajustements pour tenir compte de la substitution simultanée et des parts respectives d’auditoire des signaux éloignés par rapport aux parts des services du groupe de référence; elles contestent également ce qui à leur avis constitue une réduction de moitié de l’ajustement appliqué pour tenir compte des possibilités de substitution.

[5] Les sociétés de gestion, pour leur part, soutiennent que la Commission a commis des erreurs : 1) en n’utilisant pas la version la plus récente des principales données sur les prix et les abonnements pour établir le prix initial du groupe de référence; 2) en utilisant une marge bénéficiaire qui ne pouvait s’appliquer aux services spécialisés choisis pour constituer le groupe de référence; 3) en imposant une réduction arbitraire relative aux coûts d’exploitation et aux coûts indirects; 4) en appliquant de manière erronée le précédent qu’elle avait elle-même établi à l’égard d’une déduction censément pour le pouvoir de marché. De l’avis des sociétés de gestion, chacune de ces erreurs a réduit les taux de redevances auquel on aurait dû arriver selon l’approche fondée sur un point de référence proposée par la Commission.

[6] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que notre Cour devrait rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par les EDR (A-45-19) et qu’elle devrait accueillir en partie celle des sociétés de gestion (A-47-19). Voici les motifs qui m’amènent à cette conclusion.

I. Le contexte factuel et procédural

[7] Les EDR sont des « retransmetteurs » au sens du paragraphe 31(1) de la Loi; elles distribuent en direct des signaux éloignés de télévision au Canada par l’intermédiaire d’abonnements à des services par câble, des services par satellite et des services de télévision par protocole Internet (IPTV) qu’elles offrent à leurs clients.

[8] La Loi autorise les sociétés de gestion à représenter les droits des titulaires de droits d’auteur, notamment ceux de milliers de radiodiffuseurs et producteurs d’émissions canadiens et étrangers qui ont droit à des redevances pour la retransmission de leurs œuvres diffusées par des signaux éloignés de télévision au Canada. Les titulaires de droits d’auteur représentés par les sociétés de gestion ne peuvent faire valoir leurs droits directement, et ils doivent le faire par l’intermédiaire du régime obligatoire d’octroi de licences établi par la Loi.

[9] Le régime de retransmission canadien permet aux EDR de retransmettre des signaux de radiodiffusion en direct sans l’autorisation des titulaires des droits d’auteur des émissions. Contrairement aux « signaux locaux » (soit des signaux de télévision dont l’aire de transmission se situe à l’intérieur d’un rayon de 32 km de la station aux termes du Règlement sur la définition de signal local et de signal éloigné, DORS/89-254), la retransmission de signaux « éloignés » nécessite le paiement de redevances aux diverses sociétés de gestion qui ont déposé des tarifs (Loi, al. 31(2)d)). Il revient à la Commission d’homologuer les projets de tarifs et de modifier les taux de redevances si elle le juge approprié (Loi, par. 70(1)). Dans le Renvoi relatif à la Politique réglementaire de radiodiffusion CRTC 2010-167 et l’ordonnance de radiodiffusion CRTC 2010-168, 2012 CSC 68, [2012] 3 R.C.S. 489, la Cour suprême a habilement résumé ce régime ainsi :

[58] Il convient de souligner que, dans le cas des œuvres portées à la fois par des signaux locaux et par des signaux éloignés, le titulaire du droit d’auteur n’a pas le droit d’interdire la retransmission simultanée de ces œuvres; son recours se limite à recevoir, par l’intermédiaire d’une société de gestion, la redevance prescrite, mais uniquement pour la retransmission simultanée des œuvres portées par des signaux éloignés (par. 76(1) et 76(3) de la Loi sur le droit d’auteur). D’une part, le titulaire du droit d’auteur se voit reconnaître un droit général de retransmettre l’œuvre. Ce droit de retransmission fait partie du droit que lui reconnaît l’al. (3)(1)f) de communiquer l’œuvre au public par télécommunication. D’autre part, le droit général de retransmission du titulaire du droit d’auteur est limité par l’exception prévue au par. 31(2) de la Loi sur le droit d’auteur, qui confère effectivement deux droits de retransmission à une catégorie particulière de retransmetteurs. Le premier de ces droits autorise ces utilisateurs à retransmettre simultanément, sans avoir à verser de redevances, des œuvres portées par des signaux locaux. Le second droit permet aux utilisateurs de retransmettre simultanément des œuvres portées par des signaux éloignés, sous réserve uniquement du paiement de redevances en vertu d’une sorte de régime de licences obligatoires (Loi sur le droit d’auteur, al. 31(2)a) et d)). Sous réserve du par. 31(2), ces deux droits reconnus aux utilisateurs échappent au contrôle du titulaire du droit d’auteur.

[En italique dans l’original.]

[10] Le 28 mars 2013, les sociétés de gestion ont intenté la procédure sous-jacente en déposant un projet de tarif pour la retransmission des signaux éloignés de télévision pour les années 2014 à 2018 (le projet de tarif). Le taux de redevances proposé était de 1,06 $ par abonné par mois pour l’année 2014 pour les « grands » retransmetteurs (ceux desservant plus de 6 000 locaux) et augmentait à 1,38 $ en 2018.

[11] C’est en 1990 que la Commission a homologué le premier tarif de retransmission; ce tarif s’établissait alors à 0,70 $ par abonné par mois (la décision de 1990). Une deuxième audience a eu lieu en 1993, au terme de laquelle la Commission a jugé qu’il n’y avait aucune raison d’abandonner ou de modifier les principes de fixation des taux adoptés dans sa décision de 1990, et les taux pour la période de 1992 à 1994 sont demeurés inchangés (la décision de 1993). De 1993 à 2014, la Commission a homologué des tarifs dont avaient convenu les entreprises de distribution de radiodiffusion et les sociétés de gestion concernées. Les EDR et les sociétés de gestion ont toutefois été incapables de parvenir à un accord pour la période de 2014 à 2018. Le 31 juillet 2013, les EDR, ainsi que deux autres entreprises et la Canadian Cable Systems Alliance, ont déposé conjointement une opposition au projet de tarif dans le délai prévu.

[12] La Commission a donc dû tenir sa première audience sur les tarifs depuis 1993. L’audience a nécessité 15 jours, répartis en quatre séances tenues en novembre et décembre 2015, puis en janvier, mars et août 2016. Durant l’instance, dix experts et cinq témoins de l’industrie ont présenté des éléments de preuve à la Commission.

[13] Les EDR et les sociétés de gestion ont également demandé que soit homologué un tarif provisoire, selon lequel les modalités du Tarif pour la retransmission de signaux éloignés de radio et de télévision, 2009-2013 récemment homologué continueraient de s’appliquer, en attendant que la Commission rende sa décision définitive. Dans une décision provisoire rendue le 19 décembre 2013, la Commission a fait droit à cette demande. Elle a déterminé que le tarif pour la retransmission des signaux de télévision de 2009-2013 continuerait de s’appliquer, à moins d’être modifié, jusqu’à ce qu’un tarif définitif soit homologué pour les années 2014 à 2018.

[14] Dans le cadre d’une instance tarifaire, la Commission doit fixer le montant des redevances que chaque retransmetteur doit payer aux sociétés de gestion (le montant). Elle doit également déterminer comment le montant total des redevances sera réparti entre les sociétés de gestion (la répartition). En l’espèce, à la demande des sociétés de gestion, la Commission a examiné ces deux questions séparément. En réalité, l’audience devant la Commission a porté exclusivement sur le montant des redevances, la question de la répartition devant être tranchée ultérieurement.

[15] Comme je l’ai mentionné plus haut, les taux initialement proposés par les sociétés de gestion pour la période de 2014 à 2018 allaient de 1,06 $ à 1,38 $. À la suite de l’échange de demandes de renseignements, les sociétés de gestion ont proposé, en mai 2015, que le taux des redevances pour la retransmission soit augmenté à 2 $ par abonné par mois pour l’année 2014, et qu’un facteur d’ajustement annuel de 4,4 % s’applique par la suite aux années 2015 à 2018 (portant ainsi le taux mensuel à 2,38 $ pour 2018). Les sociétés de gestion ont justifié ces augmentations en invoquant de nouveaux renseignements qui ne leur avaient pas été communiqués avant et qui montraient les changements importants s’étant produits au sein de l’industrie depuis le début des années 1990. Elles ont notamment souligné la hausse importante du nombre de signaux éloignés retransmis par les EDR, la valeur accrue de ces signaux éloignés ainsi que la nouvelle fonction de décalage grâce à laquelle les signaux éloignés peuvent reproduire des signaux locaux à partir d’un fuseau horaire différent. Il va sans dire que les EDR ont contesté l’importance de ces changements.

[16] Durant l’audience, les EDR et les sociétés de gestion ont présenté à la Commission de nombreux éléments de preuve écrits et oraux, et les avocats des deux parties ont présenté des observations écrites et orales détaillées. Les sociétés de gestion et les EDR ont aussi commandé une étude conjointe visant à recueillir des renseignements sur le nombre moyen de signaux éloignés par abonné résidentiel, de 2004 à 2014. L’approche générale préconisée par les économistes experts appelés à témoigner consistait à estimer la valeur des signaux éloignés de télévision en utilisant comme « point de référence » des sommes fondées sur les prix du marché que les EDR devaient payer pour obtenir l’autorisation de distribuer divers services de télévision spécialisés américains et canadiens. Sur ce fondement, ces experts se sont prononcés sur les taux de redevances que les EDR devraient verser aux sociétés de gestion pour la retransmission de ces signaux éloignés.

[17] Au terme de l’audience, les sociétés de gestion ont demandé que la décision sur le montant soit rendue le plus tôt possible, et les EDR ne s’y sont pas opposées. Les sociétés de gestion ont fait valoir qu’une décision sur le montant pourrait faciliter les négociations sur les questions qui restaient à régler relativement à la répartition et qu’elle pourrait également alléger le fardeau lié au maintien d’importantes réserves financières ou au report de la remise des redevances.

[18] Le 18 décembre 2018, la Commission a rendu sa décision, sans motifs, concernant les montants du tarif pour 2014 à 2018. La Commission a indiqué qu’il y aurait homologation du tarif, en application de l’article 73 de la Loi, uniquement après qu’aurait été rendue la décision sur la répartition. Les taux de redevances ont été fixés conformément au tableau qui suit :

Nombre de locaux

2014

2015

2016-2018

Jusqu’à 1 500

0,49

0,57

0,60

1 501 à 2 000

0,54

0,62

0,65

2 001 à 2 500

0,60

0,68

0,71

2 501 à 3 000

0,66

0,74

0,77

3 001 à 3 500

0,71

0,79

0,82

3 501 à 4 000

0,77

0,85

0,88

4 001 à 4 500

0,83

0,91

0,94

4 501 à 5 000

0,89

0,97

1,00

5 001 à 5 500

0,94

1,02

1,05

5 501 à 6 000

1,00

1,08

1,11

Plus de 6 000

1,06

1,14

1,17

[19] Le 31 janvier 2019, la Commission a été informée que les sociétés de gestion avaient conclu une entente quant à la répartition.

[20] Les motifs de la Commission, que j’examine en détail ci-après, ont été publiés le 2 août 2019. Bien que ces motifs portent à la fois sur le montant et la répartition des redevances, je n’examinerai que la manière dont la Commission a déterminé le montant des redevances, car, comme l’ont reconnu les parties, la répartition n’est pas en litige.

II. La décision de l’instance inférieure

[21] Après avoir examiné les éléments de preuve présentés par les parties, la Commission s’est d’abord penchée sur le cadre législatif concernant le régime de retransmission, puis sur quelques questions de droit n’ayant aucune incidence sur l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. C’est l’analyse économique qui est au cœur du présent litige.

[22] La Commission s’est fait présenter trois méthodes d’établissement des tarifs pour la retransmission de signaux éloignés : l’approche fondée sur un point de référence, l’approche fondée sur l’analyse des tendances et l’approche fondée sur le marché. Les EDR et les sociétés de gestion conviennent qu’il était justifié pour la Commission d’adopter une méthode de comparaison fondée sur un « point de référence » pour déterminer la valeur des signaux éloignés.

[23] L’expert des sociétés de gestion, M. Church, et l’experte des EDR, Mme Chipty, ont proposé différentes approches fondées sur un point de référence. La Commission a qualifié sa propre approche fondée sur un point de référence d’« amalgame » entre les vues de ces experts (motifs, par. 418). La Commission a précisé que des ajustements avaient été apportés aux méthodes et hypothèses respectives de ces experts afin de « fixer un prix juste et équitable » (ibid.). Pour ce faire, la Commission a procédé en plusieurs étapes.

[24] Premièrement, la Commission a constitué un groupe de référence dont le contenu, selon ses propres termes, « ressemble à celui des signaux éloignés canadiens et qui, en même temps, assure un prix reflétant celui d’un marché concurrentiel » (motifs, par. 420). La Commission a conclu que les redevances à payer pour la retransmission d’émissions diffusées par des signaux éloignés devraient être fondées sur les prix payés par les EDR aux fournisseurs de services de télévision spécialisés canadiens et américains pour la retransmission d’émissions. À cette fin, la Commission a pris en considération les 24 services spécialisés américains proposés par M. Church et les 47 services spécialisés canadiens de catégorie B proposés par Mme Chipty. De ce groupe de services spécialisés, la Commission a d’abord exclu les services spécialisés canadiens de catégorie B qui sont intégrés verticalement, en faisant observer que « le prix d’un groupe de référence comprenant de tels services pourrait ne pas correspondre au prix dans un marché concurrentiel » (motifs, par. 421). La Commission a également exclu certains services spécialisés américains dont le contenu était très différent de celui des signaux éloignés (ibid.). Enfin, la Commission a choisi, parmi les services restants, un sous-groupe qui lui permettait d’obtenir « un groupe de référence dont les genres ressemblent le plus à ceux des signaux éloignés » (motifs, par. 422). La Commission a arrêté son choix sur 20 services spécialisés américains et trois services spécialisés canadiens « de catégorie B » (motifs, par. 424).

[25] Deuxièmement, la Commission a calculé les paiements mensuels totaux effectués par quatre EDR anglo-canadiennes pour des services du groupe de référence (motifs, par. 425). Les quatre EDR ont été choisies en raison du caractère exhaustif des renseignements qu’elles ont fournis sur leurs paiements. Le montant de 21 187 297 $ a été obtenu en multipliant le taux de chaque service par abonné par le nombre d’abonnés de ces quatre EDR qui étaient réellement abonnés au service visé.

[26] Troisièmement, la Commission a divisé le montant total des paiements mensuels (21 187 297 $) par le nombre total d’abonnés de ces quatre EDR (8 078 000), plutôt que par le nombre d’abonnés des quatre EDR qui étaient réellement abonnés aux services en question (motifs, par. 426). Elle a ainsi obtenu un prix moyen de 2,62 $ par abonné par mois, pour le groupe de référence. Cette approche se voulait un « ajustement en fonction de la pénétration du marché », car il y est présumé qu’en réalité, si les services du groupe de référence étaient distribués à l’ensemble des abonnés des EDR (comme les signaux éloignés), cela se ferait sans qu’il y ait augmentation du montant total versé par les EDR.

[27] Quatrièmement, la Commission a appliqué une série d’ajustements à la baisse au prix initial du groupe de référence afin qu’il représente le prix des signaux éloignés (motifs, par. 427). Ces ajustements peuvent se résumer ainsi :

  • a) Ajustement en fonction du « coût des émissions diffusées » : La Commission a conclu que le tarif ne devrait s’appliquer qu’à la portion du prix du groupe de référence qui était attribuable à la diffusion d’émissions; elle a donc cherché à isoler le coût des émissions diffusées (motifs, par. 428). Elle a d’abord appliqué un facteur d’ajustement de 25 % pour exclure la marge de profit moyenne de tous les services du groupe de référence, qu’ils soient américains ou canadiens (motifs, par. 430). Elle a ensuite appliqué un facteur d’ajustement de 10 % pour exclure les coûts d’exploitation et les coûts indirects (motifs, par. 431). Le prix du groupe de référence est ainsi passé de 2,62 $ à 1,70 $.

  • b) Ajustement en fonction du « pouvoir de marché » : La Commission a estimé que certains services du groupe de référence, qui s’adressent à des auditoires très précis dans des « créneaux » du marché, exercent un plus grand pouvoir de marché que les chaînes plus générales (motifs, par. 432 et 433). Pour tenir compte de cette disparité, la Commission a appliqué le même facteur d’ajustement de 25 % qu’elle avait utilisé dans sa décision de 1990 (motifs, par. 434). Tout en reconnaissant que deux changements touchant le marché des services spécialisés s’étaient produits depuis 1990 (augmentation du nombre de services spécialisés et du degré de spécialisation des émissions), la Commission a présumé que les effets de ces changements s’annulaient (motifs, par. 435). Cet ajustement en fonction du pouvoir de marché a réduit le prix du groupe de référence de 1,70 $ à 1,28 $.

  • c) Ajustement en fonction des « possibilités de substitution » : La Commission a conclu que les émissions diffusées sur des signaux éloignés ont davantage tendance à être substituées, au moyen d’autres sources de visionnement, que celles diffusées par les services spécialisés (motifs, par. 437). La valeur des signaux éloignés diminue donc davantage que celle des services spécialisés (motifs, par. 438). Pour déterminer le facteur d’ajustement, la Commission s’est fondée sur des données décrivant en détail l’utilisation d’enregistreurs numériques personnels (ENP) et de services « par contournement ». De l’avis de la Commission, un facteur d’ajustement de 16,5 %, basé sur le pourcentage combiné d’utilisation des ENP et des services par contournement, aurait « constitu[é] une surestimation de l’impact réel des possibilités de substitution » (motifs, par. 442). La Commission a donc réduit ce facteur de moitié et appliqué un facteur d’ajustement de 8,25 %. Le prix du groupe de référence, qui était de 1,28 $, a ainsi été ramené à 1,17 $ (motifs, par. 443).

[28] La Commission a refusé d’effectuer d’autres ajustements, car il lui était impossible d’obtenir une estimation faute d’éléments de preuve fiables. La Commission a notamment refusé d’ajuster le prix du groupe de référence en fonction du ratio d’écoute des signaux éloignés par rapport aux chaînes spécialisées contenues dans le groupe de référence, et elle n’a pas cherché non plus à déterminer si des genres similaires diffusés par les services spécialisés et sur les signaux éloignés avaient une valeur comparable pour les abonnés. De même, la Commission a refusé de tenir compte de la disparité potentielle entre le pouvoir de négociation des EDR et celui des sociétés de gestion et a présumé que différentes EDR devraient essentiellement payer le même montant pour un même service (motifs, par. 446 à 450).

[29] La Commission a donc conclu qu’un taux de redevances de 1,17 $ par abonné par mois, exigible des grandes EDR, aurait été raisonnable pour l’année 2014 (motifs, par. 451). Elle aurait pu tirer la même conclusion pour les années 2015 à 2018, puisque les effets de l’inflation et ceux de la baisse possible du nombre de téléspectateurs se seraient sans doute annulés réciproquement (motifs, par. 452 et 453).

[30] Toutefois, la Commission a conclu qu’elle n’était « pas prêt[e] à homologuer un tarif dont les montants sont supérieurs à ceux qu’ont proposés initialement les sociétés de gestion » (motifs, par. 451). En conformité avec cette approche, la Commission a plafonné les taux de redevances pour 2014 et 2015 aux niveaux initialement proposés par les sociétés de gestion, les fixant à 1,06 $ et à 1,14 $, respectivement (motifs, par. 451 et 453). Quant aux années 2016 à 2018, les taux initialement proposés n’étaient pas inférieurs, mais supérieurs à 1,17 $, alors et c’est ce taux que la Commission a homologué (motifs, par. 453).

III. Les questions en litige

[31] La demande de contrôle judiciaire présentée par les EDR (A-45-19) soulève trois questions, qui peuvent être reformulées ainsi :

  • 1) La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant d’ajuster le prix pour tenir compte de la substitution simultanée?

  • 2) La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant d’ajuster le prix pour tenir compte de l’écoute relative?

  • 3) La Commission a-t-elle commis une erreur dans son calcul de l’ajustement requis pour tenir compte des possibilités de substitution?

[32] La demande de contrôle judiciaire des sociétés de gestion (A-47-19) soulève pour sa part cinq questions, que j’ai reformulées ainsi :

  • 1) La Commission a-t-elle utilisé une version incomplète et obsolète des données sur les paiements dans ses calculs?

  • 2) La Commission a-t-elle utilisé la mauvaise marge de profit dans ses calculs?

  • 3) La Commission a-t-elle commis une erreur en ajustant, sans preuve, le prix en fonction des coûts d’exploitation et des coûts indirects?

  • 4) La Commission a-t-elle commis une erreur en ajustant, sans preuve, le prix en fonction du pouvoir de marché?

  • 5) La Commission a-t-elle manqué aux principes d’équité procédurale en plafonnant les taux de redevances pour les années 2014 et 2015?

IV. La norme de contrôle

[33] Les parties reconnaissent que les décisions de la Commission concernant l’établissement des redevances soulèvent des questions mixtes de fait et de droit susceptibles de contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable. Comme notre Cour l’a indiqué dans l’arrêt Ré:Sonne c. Association canadienne des radiodiffuseurs, 2017 CAF 138, [2016] A.C.F. no 446 (QL) [Ré:Sonne], de telles décisions sont empreintes d’éléments subjectifs, de considérations de politique et d’expériences de réglementation, et les tribunaux ne sont pas les mieux placés pour formuler des opinions sur des questions de politique comportant des considérations d’intérêt public et économique. La déclaration suivante est aussi à propos en l’espèce qu’elle l’était dans cette affaire :

[50] Une décision concernant le montant de la « rémunération équitable » comme celle en cause en l’espèce n’est pas simple, et il ne suffit pas de trier l’information objectivement et logiquement selon des critères juridiques fixes pour y arriver. Il s’agit plutôt d’une décision complexe comportant de multiples aspects pour laquelle il faut apprécier avec finesse les renseignements, les impressions et les indications en suivant des critères qui peuvent évoluer et être appréciés différemment de temps à autre selon les circonstances changeantes et en évolution. Par conséquent, la Commission doit jouir d’une [...] latitude [relativement dépourvue de contraintes] pour rendre sa décision sur une telle question.

[34] Les modifications qui ont été apportées à la Loi après qu’ont été rendus cette décision et l’arrêt de la Cour suprême Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] A.C.S. no 65 (QL) [Vavilov], n’ont aucune incidence sur la norme de contrôle à appliquer en l’espèce. Le paragraphe 70(1) de la Loi, tout comme l’alinéa 68(2)b) en cause dans l’arrêt Ré:Sonne, indique toujours que la Commission peut homologuer le projet de tarif après avoir apporté les modifications « qu’elle estime appropriées ». Quant à l’arrêt Vavilov, il n’a modifié en rien le droit en vigueur à cet égard; de fait, il est plutôt venu renforcer la présomption que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle par défaut, et la présente affaire ne s’inscrit manifestement pas dans l’une des quelques exceptions où c’est la norme de la décision correcte qui doit s’appliquer : voir Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, par. 14 à 21; CMRRA-SODRAC Inc. c. Apple Canada Inc., 2020 CAF 101, par. 4 à 7 [CMRRA-SODRAC].

[35] Pour être jugée raisonnable, la décision doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et être « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, la cour de révision doit s’abstenir de trancher elle-même la question en litige ou de chercher à déterminer la solution correcte au problème (Vavilov, par. 83). C’est particulièrement le cas lorsque la loi habilitante confère au décideur un vaste mandat en matière de politiques administratives et qu’aucune contrainte ne limite les options qui s’offrent au décideur. Cela ne signifie pas que la cour de révision ne devrait pas intervenir lorsque la décision contestée témoigne d’un raisonnement intrinsèquement irrationnel ou qu’aucun mode d’analyse ne pourrait raisonnablement amener le tribunal à conclure comme il l’a fait au vu de la preuve au dossier. Pareille conclusion ne doit toutefois pas être formulée à la légère, comme l’enseigne l’arrêt Vavilov :

[100] Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Il ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure. La cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable.

[36] Quant à l’allégation des sociétés de gestion selon laquelle la Commission a manqué à ses obligations d’équité procédurale en plafonnant les taux de redevances pour 2014 et 2015, elle doit être examinée au regard de la norme de la décision correcte. Pour une discussion de l’application de la norme de la décision correcte aux questions d’équité procédurale dans l’ère post-Vavilov, voir Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, par. 35. Voir également, dans le contexte analogue du régime de copie pour usage privé : Société canadienne de perception de la copie privée c. Canadian Storage Media Alliance, 2004 CAF 424, [2005] 2 R.C.F. 654, par. 172 [SCPCP].

V. Discussion

A. A-45-19

1) La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant d’ajuster le prix pour tenir compte de la substitution simultanée?

[37] La substitution simultanée fait partie du paysage de la radiodiffusion canadienne depuis de nombreuses années. Le terme s’entend du processus par lequel des radiodiffuseurs canadiens peuvent demander que leurs signaux se substituent simultanément à ceux d’une émission diffusée par des signaux éloignés (habituellement ceux d’une chaîne américaine), lorsqu’ils diffusent en même temps une émission semblable. En pareilles circonstances, les téléspectateurs peuvent syntoniser la chaîne du signal éloigné alors que, dans les faits, ils regardent une émission substituée en simultané (y compris la publicité diffusée durant cette émission) à partir d’un signal local. Cette pratique, qui est exigée ou autorisée au titre de l’alinéa 7a) du Règlement sur la distribution de radiodiffusion, DORS/97-555, et du Règlement sur le retrait et la substitution simultanée de services de programmation, DORS/2015-240, vise à protéger les radiodiffuseurs canadiens qui ont acheté des émissions de producteurs américains et à faire en sorte que le marché canadien conserve les revenus publicitaires.

[38] Les EDR font valoir que le défaut de la Commission d’ajuster le prix en fonction de la substitution simultanée est déraisonnable à deux égards. Elles soutiennent premièrement que la Commission a commis une erreur en s’écartant, sans fournir de motifs, de décisions antérieures dans lesquelles des ajustements avaient été apportés pour tenir compte de la substitution simultanée. Dans leurs observations à ce sujet, les EDR notent que la Commission avait appliqué un ajustement de 20 % pour tenir compte de la substitution simultanée dans sa décision de 1990, qu’elle avait appliqué le même principe de fixation des taux dans sa décision de 1993 et que ce principe avait été appliqué dans des ententes subséquentes entre les parties. Les EDR font essentiellement valoir que la Commission a choisi de ne pas suivre ces précédents, sans fournir de justification.

[39] Deuxièmement, la Commission aurait commis une autre erreur en faisant abstraction des [traduction] « éléments de preuve non contredits et sans équivoque » présentés par les parties relativement à la substitution simultanée. Sur ce point, les EDR insistent sur le fait que les approches proposées par Mme Chipty (une experte pour les EDR) et M. Wall (un expert pour les sociétés de gestion) prévoyaient toutes les deux, bien que d’une manière différente, un ajustement en fonction de la substitution simultanée.

[40] Les sociétés de gestion rétorquent qu’aucune partie n’a demandé l’application d’un ajustement [traduction] « indépendant » servant à tenir compte de la substitution simultanée. Elles font valoir que la seule utilisation des renseignements sur la substitution simultanée, laquelle a été proposée par Mme Chipty, a été interprétée d’une manière restrictive. Ces renseignements auraient eu pour seul but d’améliorer les données provenant de boîtiers décodeurs fournies par Mme Chipty et de déterminer la véritable part d’écoute des signaux éloignés que ces données représentaient. L’approche de M. Wall, en revanche, ne prévoyait même pas l’utilisation d’un ajustement distinct pour la substitution simultanée. Selon l’approche de M. Wall, le prix du groupe de référence initialement établi dans la décision de 1990 constituait un prix [traduction] « donné » qui devait être mis à jour, sans qu’il soit fait mention de substitution simultanée. En résumé, en rejetant les données provenant de boîtiers décodeurs de Mme Chipty, en les qualifiant de faussées et de non représentatives, la Commission a discrédité le seul ensemble de données sur l’écoute qui aurait pu être utile à l’évaluation de la substitution simultanée.

[41] Les sociétés de gestion ajoutent qu’aucune décision antérieure de la Commission ne prévoit l’application d’un ajustement [traduction] « indépendant » pour la substitution simultanée dans le contexte actuel, où la Commission a choisi une méthode de substitution différente de celle utilisée dans sa décision de 1990. Quoi qu’il en soit, la Commission n’est pas liée par ses décisions antérieures.

[42] Après avoir examiné avec soin les éléments de preuve qui ont été présentés à la Commission et avoir dûment tenu compte des observations des parties, je suis d’avis que les observations des EDR demandant l’application d’un ajustement indépendant et distinct pour la substitution simultanée sont sans fondement.

[43] Premièrement, il n’est guère nécessaire de répéter que la Commission n’est pas liée par ses décisions antérieures et que la règle du stare decisis ne s’applique pas aux décisions administratives : Vavilov, par. 129. Certes, il incombe au décideur qui choisit de s’écarter de pratiques antérieures ou de pratiques de longue date d’en expliquer les raisons, car les personnes qui sont touchées par la décision d’un tribunal sont en droit de s’attendre à ce que des affaires semblables soient traitées de la même manière : Vavilov, par. 131. Dans la présente affaire, toutefois, aucun précédent n’exigeait l’application d’un ajustement distinct pour la substitution simultanée, quel que soit le contexte et indépendamment de la méthode utilisée par la Commission.

[44] Dans sa décision de 1990, la Commission a utilisé comme point de départ le prix de gros d’un seul service spécialisé (A&E) et a estimé que la valeur d’un signal éloigné devrait être réduite de 20 %, car les émissions diffusées par signaux éloignés étaient simultanément substituées, tandis que celles d’A&E ne l’étaient pas. Dans sa plus récente décision, la Commission a refusé de s’inspirer de cette approche et d’utiliser la hausse du prix du signal d’A&E et l’augmentation du nombre de signaux éloignés par abonné pour actualiser le dernier prix homologué, comme le proposait M. Wall. La Commission a estimé qu’A&E, qui représentait un bon point de référence pour les signaux éloignés en 1990, n’était plus représentatif pour plusieurs raisons; elle a donc décidé d’opter pour une méthode utilisant un amalgame de références, fondée sur les approches proposées par Mme Chipty et M. Church (motifs, par. 394 à 398).

[45] Vu ce nouveau contexte, la Commission n’était pas tenue d’expliquer pourquoi elle n’a pas appliqué d’ajustement pour la substitution simultanée; ce type d’ajustement n’a jamais été conçu pour servir d’ajustement indépendant, car il était au contraire très largement lié à la méthode adoptée en 1990. La seule obligation dont devait s’acquitter la Commission consistait à examiner les éléments de preuve qui lui avaient été présentés, de créer une méthode de laquelle résulterait un tarif juste et équitable et d’expliquer le raisonnement qui l’avait amenée à fixer les taux établis : voir CMRRA-SODRAC, par. 17. Pour parvenir à sa conclusion, il était loisible à la Commission de privilégier un groupe d’experts et l’approche proposée par ce groupe, plutôt que d’autres, et ce type d’appréciation commande une grande déférence.

[46] Je conviens également avec les sociétés de gestion que l’observation des EDR à l’appui de l’application d’un ajustement distinct pour la substitution simultanée n’a jamais été officiellement présentée à la Commission. M. Wall n’a jamais affirmé que la substitution simultanée devait être prise en compte dans chaque modèle de référence, que ce soit dans son rapport ou lors de son interrogatoire ou de son contre-interrogatoire. Les deux premières méthodes qu’il a proposées pour estimer la valeur des signaux éloignés n’utilisent pas le nombre total ou relatif d’écoutes de signaux éloignés, alors que sa troisième méthode, qui est fondée sur une mise à jour de la décision de 1990, ne prévoit pas officiellement l’application d’un ajustement révisé pour la substitution simultanée. Quoi qu’il en soit, comme je l’ai mentionné plus haut, la Commission a rejeté cette approche.

[47] Quant à Mme Chipty, dont l’approche est la seule où est explicitement utilisée la substitution simultanée, elle en a fait une interprétation restrictive, y voyant un outil pour faciliter l’évaluation d’un autre type d’ajustement – l’ajustement pour l’écoute relative, que j’examinerai dans la prochaine section. Mme Chipty a proposé d’ajuster son prix initial du groupe de référence en fonction d’un facteur d’ajustement pour l’écoute relative, qui correspondait au rapport entre l’écoute des signaux éloignés et l’écoute des services de référence. Les minutes d’écoute sur lesquelles Mme Chipty s’est fondée provenaient des données de syntonisation de boîtiers de décodage, lesquelles n’établissaient aucune distinction entre (1) l’écoute de signaux éloignés et (2) l’écoute de signaux locaux se substituant en simultané sur une chaîne de signaux éloignés. Pour isoler ce dernier type d’écoute qui devrait être supprimé des calculs, Mme Chipty a proposé d’utiliser les renseignements sur la substitution simultanée qui provenaient d’un petit échantillon de données couvrant les services populaires de trois EDR des trois plus grandes villes, sur une période de deux semaines. Après avoir examiné l’approche proposée par Mme Chipty et les données à l’appui, la Commission a estimé que l’échantillon sélectionné posait « problème », qu’il était « non représentati[f] de l’auditoire à l’échelle nationale » et qu’il risquait de « fausser » l’analyse (motifs, par. 360). Je souscris à l’observation des sociétés de gestion voulant que la Commission ait ainsi discrédité les seules données sur l’écoute pour lesquelles la substitution simultanée aurait pu être pertinente.

[48] Enfin, dans son approche, M. Church a prévu la notion de substitution simultanée, mais il n’a appliqué aucune réduction, car les minutes d’écoute d’un signal local substitué en simultané avaient déjà été retirées des données sur l’écoute de signaux éloignés qu’il proposait. Il n’était donc pas nécessaire d’apporter d’autre ajustement, comme celui apporté dans la décision de 1990.

[49] Dans cette optique, je suis d’avis que la Commission n’a pas fait abstraction des éléments de preuve qui lui avaient été présentés et qu’elle a expliqué les motifs pour lesquels elle n’a pas appliqué d’ajustement pour la substitution simultanée. Cet ajustement n’est utile que pour mesurer l’écoute des signaux éloignés. Dans la mesure où la méthode du point de référence par amalgame proposée par la Commission ne tient aucunement compte ni ne dépend de l’écoute totale ou relative des signaux éloignés, aucun fondement logique ne justifiait l’application par la Commission d’un ajustement distinct pour tenir compte de la substitution simultanée.

[50] C’est donc dans la présente demande de contrôle judiciaire que l’application d’un ajustement distinct pour la substitution simultanée a été demandée par les EDR pour la première fois. Pour ce motif, notre Cour ne devrait pas examiner cette demande : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 22 à 29. Notre Cour ne dispose pas du dossier de preuve nécessaire à l’examen de la question ni ne peut bénéficier des vues de la Commission sur cette question. Qui plus est, on ne peut reprocher à la Commission de ne pas avoir examiné une question que les EDR ne lui avaient pas clairement exposée.

2) La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant d’ajuster le prix pour tenir compte de l’écoute relative?

[51] Les EDR soutiennent que la Commission, ayant reconnu la nécessité d’effectuer un ajustement en fonction de l’écoute relative, a commis une erreur en n’appliquant pas cet ajustement malgré des éléments de preuve appropriés – à savoir les données provenant de boîtiers de décodage utilisées par Mme Chipty – lesquelles données ont été écartées ou rejetées sans explication adéquate. En tout respect, cette observation est totalement sans fondement.

[52] L’écoute relative tient compte de la différence de valeur alléguée entre les émissions diffusées par des signaux éloignés et celles des services spécialisés. La Commission a examiné l’ajustement proposé par Mme Chipty pour tenir compte de l’écoute relative, mais elle a choisi de ne pas l’appliquer et elle n’a jamais estimé que c’était nécessaire dans le contexte de la méthode qu’elle proposait. Issue d’un amalgame entre les approches de Mme Chipty et de M. Church, la méthode de la Commission consistait à choisir les ajustements qui donneraient un prix juste et équitable. Le fait que d’autres ajustements auraient pu convenir ne signifie pas pour autant que ceux-ci étaient nécessaires.

[53] La Commission a également expliqué pourquoi il n’y avait pas lieu d’appliquer un tel ajustement. Comme je l’ai mentionné plus haut, la Commission a conclu que les données provenant de boîtiers de décodage sur lesquelles Mme Chipty avait fondé son ajustement présentaient de graves lacunes, car elles étaient incompatibles avec d’autres sources de données de l’industrie de la radiodiffusion et non représentatives de l’auditoire à l’échelle nationale (motifs, par. 358). C’est pour cette raison que la Commission a refusé de faire une estimation :

En premier lieu, vu le manque de renseignements, nous ne pouvons pas ajuster le prix du groupe de référence en fonction du ratio d’écoute des signaux éloignés par rapport aux chaînes spécialisées contenues dans le groupe de référence. Comme l’a expliqué Mme Chipty, le prix du groupe de référence devrait être ajusté en fonction de la proportion d’écoute des signaux éloignés dans l’ensemble du groupe de référence déterminé. Mais étant donné que les parties n’ont pas fourni de données d’écoute fiables pour chaque service spécialisé, il est impossible d’effectuer un tel ajustement.

Motifs, par. 447.

[54] Contrairement aux observations des EDR, je conclus par conséquent que les motifs de la Commission sont raisonnables, qu’ils sont fondés « sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et qu’ils sont « justifié[s] au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, par. 85. Il était loisible à la Commission de conclure, vu les éléments de preuve au dossier, qu’il n’était pas nécessaire d’appliquer un ajustement pour tenir compte de l’écoute relative et que, quoi qu’il en soit, il n’existait pas de données fiables pour appliquer un tel ajustement. De fait, Mme Chipty elle-même a reconnu, dans son contre-interrogatoire devant la Commission, que l’ajustement qu’elle proposait pour tenir compte de l’écoute relative devrait être annulé si les données provenant de boîtiers décodeurs étaient jugées non fiables.

3) La Commission a-t-elle commis une erreur dans son calcul de l’ajustement requis pour tenir compte des possibilités de substitution?

[55] Les EDR soutiennent qu’il était déraisonnable de réduire de moitié l’ajustement de 16,5 % pour tenir compte des possibilités de substitution, comme l’a fait la Commission, sans preuve à l’appui. Qui plus est, la Commission a statué sur la question de l’ajustement en fonction des possibilités de substitution sans demander aux parties de déposer des éléments de preuve supplémentaires, alors qu’elle l’avait fait précédemment à deux reprises.

[56] Je suis d’avis que l’ensemble des observations des EDR sur cette question est lacunaire, car il repose sur une prémisse erronée. Je conviens avec les sociétés de gestion que la Commission n’a jamais envisagé deux chiffres distincts, c’est-à-dire 16,5 % et 8,25 %, pour tenir compte équitablement des effets des possibilités de substitution qu’offrait l’utilisation des ENP et des services de contournement. Elle a toujours considéré qu’un seul chiffre, c’est-à-dire 8,25 %, offrait une estimation « raisonnable » de l’effet global de ces services.

[57] Il ressort clairement des motifs de la Commission que le taux de 16,5 %, basé sur l’usage combiné des ENP et des services par contournement, s’est toujours voulu un point d’entrée pour l’analyse subséquente, jamais un facteur d’ajustement pouvant servir à tenir compte des possibilités de substitution. Bien que la Commission ait convenu qu’il était raisonnable d’ajuster à la baisse le prix du groupe de référence pour tenir compte de l’utilisation des ENP (7,5 %) et de l’écoute par services par contournement (9 %), il ne fait aucun doute que la somme de ces deux chiffres (16,5 %) ne constituait que la première étape du raisonnement de la Commission; ce taux ne pouvait être considéré comme étant un facteur d’ajustement indiqué, car il s’agissait clairement d’une surestimation. S’appuyant sur son expertise spécialisée, la Commission a offert les motifs suivants pour conclure que le taux de substitution devait nécessairement être inférieur au taux d’utilisation des ENP et des services par contournement :

Cependant, nous croyons qu’un ajustement de 16,5 pour cent constitue une surestimation de l’impact réel des possibilités de substitution, et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, les signaux locaux ne représentent qu’une part de toute la programmation enregistrée au moyen des ENP; l’ajustement devrait donc être réduit en conséquence. Ensuite, les services par contournement ne sont pas de parfaits substituts des signaux éloignés; par conséquent, nous ne pouvons pas tenir pour acquis que l’entièreté de l’utilisation qui est faite de ces services remplace les émissions écoutées à partir de signaux éloignés.

Motifs, par. 442.

[58] Cette explication fournit certainement un fondement rationnel justifiant le choix d’un taux nettement plus bas que les taux additionnés d’utilisation des ENP et des services par contournement à titre de facteur d’ajustement pour tenir compte des possibilités de substitution. Quant à savoir si la Commission a commis une erreur en réduisant de moitié le taux de 16,5 %, sans preuve précise à l’appui, il s’agit là d’une question différente.

[59] Même si la Commission ne disposait pas d’éléments de preuve clairs et détaillés indiquant quelle part exacte de l’écoute des signaux éloignés était remplacée par l’utilisation d’ENP et de services par contournement, elle disposait néanmoins de certains éléments de preuve lui permettant de procéder à une estimation.

[60] Je reconnais que les motifs exposés par la Commission pour expliquer son choix de fixer l’ajustement à 8,25 % auraient pu être plus étoffés; cependant, il incombait en premier lieu aux EDR de fournir à la Commission des éléments de preuve suffisants. Quoi qu’il en soit, les circonstances en l’espèce diffèrent de celles de l’affaire Association canadienne des radiodiffuseurs c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2006 CAF 337, [2006] A.C.F. no 1547 (QL), où la Commission avait simplement renvoyé à la preuve dans son ensemble pour justifier une quantification donnée, comme si elle avait dit : « Ce sont nous les experts. Tel est le chiffre : faites-nous confiance » (par. 17).

[61] En l’espèce, la Commission n’a pas expliqué comment elle en était arrivée à cette estimation, déclarant que « ce facteur concorde davantage avec le fait que le taux de substitution est inférieur au taux d’utilisation de ces services » (motifs, par. 443). Elle a examiné et apprécié les éléments de preuve qui lui ont été présentés et il ne s’agit pas, en l’espèce, de l’une de ces circonstances exceptionnelles où la cour de révision doit apprécier de nouveau la preuve. De plus, la décision de la Commission appartient tout à fait aux issues raisonnables au regard de la preuve.

B. A-47-19

1) La Commission a-t-elle utilisé une version incomplète et obsolète des données sur les paiements dans ses calculs?

[62] Les sociétés de gestion soutiennent que la Commission s’est basée sur une version incomplète et obsolète des données sur les prix pour calculer les paiements pour les services canadiens du groupe de référence. Les renseignements sur les paiements fournis au départ par les EDR lors de l’interrogatoire préalable étaient incomplets, et ce n’est qu’à la suite des engagements pris à l’audience que les données manquantes sur les paiements ont été déposées en preuve. Ces nouveaux renseignements ont augmenté de 274 265,95 $ par mois le montant total des paiements versés par les EDR pour les trois services canadiens compris dans le groupe de référence de la Commission. Or, la Commission n’a pas tenu compte de ces données qui avaient été actualisées par rapport à ses calculs initiaux fondés sur le groupe de référence. Une telle omission est importante, soutiennent les sociétés de gestion, car elle crée un manque à gagner d’environ quatre millions de dollars, avant les ajustements à la baisse applicables, dans les redevances de retransmission annuelles.

[63] Lors de l’audience devant notre Cour, les EDR ont reconnu que la Commission avait commis une erreur en n’utilisant pas les données les plus à jour, mais elles ont précisé qu’il appartenait à la Commission, et non à notre Cour, de corriger cette erreur. Les EDR insistent également sur le fait que les ajustements à la baisse apportés par la Commission ont une incidence beaucoup plus grande sur le taux du groupe de référence que l’utilisation de données légèrement différentes sur les paiements.

[64] À mon avis, il ne fait aucun doute que la Commission a commis une erreur et qu’elle s’est fondée sur des renseignements obsolètes pour calculer les paiements totaux versés par les EDR pour les services du groupe de référence. La Commission a utilisé les données du rapport écrit de Mme Chipty présenté avant l’audience; cela n’est toutefois pas le résultat d’un choix délibéré, mais constitue vraisemblablement une omission involontaire. Bien que la différence dans les paiements annuels de redevances de retransmission ne représente peut-être pas une somme substantielle, le résultat auquel en est arrivée la Commission demeure, somme toute, déraisonnable, car il n’est pas fondé sur les éléments de preuve qui lui ont été présentés.

[65] La véritable question que doit trancher notre Cour concerne la mesure de redressement indiquée. Notre Cour devrait-elle renvoyer l’affaire à la Commission pour nouvel examen ou devrait-elle substituer sa propre décision à celle de la Commission? Comme les sociétés de gestion soutiennent que la Commission a commis d’autres erreurs susceptibles de contrôle dans l’application de son approche fondée sur un groupe de référence, je reviens sur cette question plus loin dans les présents motifs.

2) La Commission a-t-elle utilisé la mauvaise marge de profit dans ses calculs?

[66] Le régime de retransmission vise à indemniser les titulaires des droits d’auteur des œuvres (émissions de télévision, films, musique) qui sont diffusées sur des signaux éloignés, et non les radiodiffuseurs. Comme le groupe de référence de services spécialisés utilisé par la Commission comprend tous les paiements versés par les EDR, la Commission devait tenter de déterminer et d’éliminer la portion de ces paiements totaux qui est attribuable à la valeur des signaux pour en arriver à un taux de redevances juste et raisonnable pour les œuvres diffusées par des signaux éloignés. L’ajustement en fonction de la marge de profit est apporté à cette fin.

[67] Les sociétés de gestion soutiennent que l’ajustement à la baisse de 25 % appliqué par la Commission pour exclure la marge de profit des services canadiens du groupe de référence est fondé sur son interprétation erronée de l’opinion de Mme Chipty. De fait, Mme Chipty a affirmé que la marge de profit pour le type précis de services canadiens compris dans le groupe de référence, c’est-à-dire les services non intégrés verticalement, était d’environ 10 %. La marge de profit pour tous les types de services canadiens, qu’ils soient intégrés verticalement ou non intégrés verticalement, était réputée être de 25 %. Selon les sociétés de gestion, la Commission ne pouvait pas appliquer la marge de profit de 25 % principalement associée aux services mêmes – c’est-à-dire les services intégrés verticalement – qu’elle avait précédemment exclus du groupe de référence. La marge de profit de 10 % était donc le seul chiffre que la Commission, ayant affirmé qu’elle se fonderait sur l’approche de Mme Chipty, pouvait sélectionner.

[68] Les sociétés de gestion affirment que la Commission a aggravé son erreur en attribuant une marge de profit de 25 % aux services américains du groupe de référence. Dans son rapport d’expert, Mme Chipty a combiné les marges de profit des services américains et canadiens du groupe de référence (lesquels sont tous des services non intégrés verticalement), proposant ainsi un ajustement indifférencié de 10 % pour la marge de profit.

[69] Là encore, je suis d’accord avec les sociétés de gestion et je souscris à leur interprétation des vues exprimées par Mme Chipty sur les marges de profit. De fait, plus haut dans ses motifs, la Commission elle-même avait bien résumé les conclusions de Mme Chipty :

[...] Pour isoler le profit des paiements totaux, Mme Chipty se sert du rapport du CRTC, où un profit moyen de 25 pour cent est calculé pour tous les services spécialisés canadiens de catégorie B et un profit moyen de 10 pour cent est calculé pour les services spécialisés canadiens de catégorie B non intégrés verticalement. Étant donné qu’on ne dispose d’aucune marge de profit pour les services spécialisés américains, Mme Chipty suppose que les services spécialisés américains réalisent un profit d’au moins 10 pour cent, en tenant pour acquis que, puisque les services spécialisés américains ne sont pas intégrés verticalement avec les EDR, ils réalisent un profit moins important, comme les services spécialisés canadiens de catégorie B non intégrés verticalement.

Motifs, par. 313 [renvoi omis].

[70] Il semble clairement ressortir de cet extrait que la Commission a bien interprété le rapport de Mme Chipty quant à la distinction à faire entre les services canadiens intégrés verticalement et non intégrés verticalement. Selon l’approche de Mme Chipty, telle que reprise par la Commission, la combinaison des premiers et des derniers donne une marge de profit de 25 %, alors que les derniers, en raison de leur structure organisationnelle, ne donnent qu’une marge de profit de 10 %. Mme Chipty assume en outre que les services américains non intégrés verticalement génèrent une marge de profit minimale de 10 %, car, tout comme les services canadiens non intégrés verticalement, ils génèrent des profits moindres que les services intégrés verticalement.

[71] Bien qu’elle ait bien résumé la preuve d’expert produite, la Commission a plus loin dans ses motifs fait une interprétation erronée de la thèse de Mme Chipty. De fait, en établissant soi-disant un ajustement pour tenir compte de la marge de profit des services canadiens non intégrés verticalement du groupe de référence, la Commission s’est fondée sur le taux de 25 % associé à tous les types de services canadiens. Ce faisant, non seulement la Commission a fait abstraction de la distinction que Mme Chipty avait elle-même soigneusement établie, mais elle a aussi, en utilisant la marge de profit que génèrent les services intégrés verticalement, indirectement réintroduit des services qu’elle avait précédemment exclus. Cela a également amené la Commission à commettre une autre erreur en appliquant le même taux de 25 % aux services spécialisés américains sur le fondement que « rien ne nous permet de croire que la marge de profit des services spécialisés américains est inférieure à celle des services spécialisés canadiens de catégorie B » (motifs, par. 430). Cette appréciation est fondée sur une fausse prémisse et fait abstraction des éléments de preuve de Mme Chipty, selon lesquels les services spécialisés américains du groupe de référence génèrent une marge de profit moindre, car ils ne sont pas intégrés verticalement avec les EDR.

[72] Je suis d’accord avec les EDR qu’on ne peut s’attendre à ce que la Commission suive aveuglément l’opinion de chaque expert. En l’espèce, toutefois, la Commission a attribué une marge de profit de 25 % aux services canadiens et américains du groupe de référence, car elle a fait une interprétation erronée de l’avis de Mme Chipty. Selon l’approche de Mme Chipty, le seul taux d’ajustement approprié pour tenir compte de la marge de profit associée aux services canadiens et américains du groupe de référence aurait été de 10 %. Cette partie des motifs de la Commission est donc déraisonnable, car elle « ne f[ait] pas état d’une analyse rationnelle » et que la Commission « s’est fondamentalement mépris[e] sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Vavilov, par 103 et 126.

3) La Commission a-t-elle commis une erreur en ajustant, sans preuve, le prix en fonction des coûts d’exploitation et des coûts indirects?

[73] Les sociétés de gestion font valoir qu’aucun élément de preuve n’étayait la décision de la Commission d’appliquer un ajustement à la baisse supplémentaire de 10 % pour tenir compte des coûts d’exploitation et des coûts indirects. Mme Chipty, à laquelle la Commission s’est fiée pour décider d’exclure les coûts non liés à la programmation, n’a apporté aucun ajustement pour les coûts d’exploitation et les coûts indirects, car elle ne disposait pas des renseignements nécessaires à cette fin. La Commission a reconnu qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté à l’égard de la réduction pour les coûts d’exploitation ou les coûts indirects, mais elle a néanmoins décidé d’appliquer un ajustement en présumant que ces coûts sont réels et qu’ils doivent être exclus afin d’isoler les coûts des œuvres retransmises :

Ne disposant pas de l’information nécessaire, Mme Chipty n’effectue aucun ajustement pour tenir compte des facteurs de production et des coûts indirects. Bien que nous ne disposions pas de données relatives aux coûts d’exploitation et aux coûts indirects, nous savons que ces coûts existent et qu’une part de 10 pour cent constituerait une estimation prudente. Ainsi, nous croyons qu’il est raisonnable d’appliquer une déduction de 10 pour cent au prix du groupe de référence afin d’exclure les coûts d’exploitation et les coûts indirects. Cet ajustement réduit le prix à 1,70 $.

Motifs, par. 431 [renvoi omis].

[74] Je suis d’avis que ce volet des motifs de la Commission est raisonnable et son choix est totalement justifié, intelligible et transparent. Il est incontestable qu’un ajustement en fonction des coûts d’exploitation et des coûts indirects est nécessaire pour établir une distinction entre, d’une part, la valeur des œuvres retransmises et, d’autre part, les profits ou les coûts des radiodiffuseurs. L’objectif des droits de retransmission est de rémunérer les propriétaires d’émissions pour la valeur de leurs œuvres et non pour les profits ou les coûts. Lorsque nous reconnaissons la nécessité d’apporter un tel ajustement, il appartient ensuite à la Commission, en sa qualité de décideur expert, d’établir les estimations les plus justes malgré l’absence de preuves solides. Pour ce faire, la Commission n’était manifestement pas liée par l’opinion d’un expert en particulier. Il ne s’agit pas non plus d’un cas où le tribunal a mal interprété les éléments de preuve qui lui ont été présentés par les parties. Bien au contraire; la Commission a reconnu qu’elle ne disposait d’aucun chiffre à l’appui et elle a fait une évaluation prudente en se fondant sur sa propre expertise. Loin d’être déraisonnable, cette ligne de conduite était la seule qui s’offrait dans les circonstances.

4) La Commission a-t-elle commis une erreur en ajustant, sans preuve, le prix en fonction du « pouvoir de marché »?

[75] Les sociétés de gestion contestent également l’ajustement appliqué par la Commission pour tenir compte du pouvoir de marché, en invoquant là encore l’absence de preuve. La Commission a appliqué un ajustement à la baisse de 25 % au prix initial du groupe de référence, pour tenir compte du fait que certains services spécialisés compris dans le groupe de référence s’adressent à des auditoires bien précis occupant des « créneaux » du marché, ce qui leur permet d’exercer un pouvoir de marché et de commander des prix plus élevés pour leurs services. Selon les sociétés de gestion, ce taux de 25 % n’est corroboré par aucun élément de preuve et il repose uniquement sur l’ajustement comparable apporté par la Commission dans sa décision de 1990. Non seulement la Commission aurait omis de fournir une justification pour expliquer l’application du même taux de réduction que celui qu’elle avait appliqué 29 ans auparavant dans des circonstances différentes, mais encore elle aurait mal interprété et mal appliqué ce précédent, parce que l’ajustement de prix dans cette décision antérieure n’était pas lié au pouvoir de marché, mais se voulait plutôt un ajustement en fonction de la substitution simultanée et de la pénétration du marché.

[76] Je n’ai pas été convaincu que les motifs donnés par la Commission à l’égard de ce qui a été appelé le « pouvoir de marché » sont déraisonnables. Encore une fois, le différend entre les parties ne semble pas lié à la justification de l’ajustement, mais plutôt à l’absence alléguée d’éléments de preuve à l’appui de la quantification de cet ajustement. Lors de l’audience, les avocats des sociétés de gestion ont reconnu que les services spécialisés ont un plus grand pouvoir de marché en raison de la clientèle occupant des « créneaux », mais ils se sont opposés à la réduction de 25 %.

[77] Premièrement, il convient de préciser que la Commission explique pourquoi elle a décidé d’appliquer le même taux de réduction qu’en 1990. Elle a pris note de deux changements (accroissement marqué du nombre de services spécialisés et caractère encore plus spécialisé de ces services) qui pourraient avoir eu une incidence sur l’ajustement de 25 %, mais elle a choisi de présumer qu’ils s’annulaient l’un l’autre, vu l’absence de preuve contraire. Il s’agit d’une conclusion qu’il était loisible à la Commission de tirer, en sa qualité de tribunal d’arbitrage et de réglementation spécialisé. Le raisonnement exposé à l’appui par la Commission est « rationnel et logique » et il n’est pas entaché d’« erreurs manifestes sur le plan rationnel » : Vavilov, par. 102 et 104.

[78] Deuxièmement, je conviens avec les EDR que l’interprétation très restreinte du concept de « pouvoir de marché » sur laquelle insistent les sociétés de gestion n’a pas lieu d’être. Invoquant un paragraphe de la décision de 1990 où le « pouvoir de marché » est associé à la possibilité, pour un service spécialisé, d’exclure les téléspectateurs qui refusent de payer, les sociétés de gestion reprochent à la Commission d’avoir utilisé le même concept pour définir le pouvoir découlant de la programmation des créneaux du marché. Pourtant, dans les deux cas, l’enjeu porte sur le pouvoir de fixation des prix attribuable au fait qu’un service n’est disponible qu’auprès d’une source unique. Je ne peux donc être d’accord avec les sociétés de gestion lorsqu’elles soutiennent que la Commission [traduction] « pige un chiffre sans pertinence aucune d’une autre audience pour quantifier et justifier son ajustement en fonction du pouvoir de marché » (mémoire des faits et du droit des sociétés de gestion, par. 61). Au contraire, le concept de pouvoir de marché utilisé dans les deux décisions renvoie à une réalité comparable, voire à la même réalité.

[79] Quant aux autres facteurs mentionnés par la Commission dans la conclusion de sa décision de 1990 (ajustement en fonction de la substitution simultanée et de la pénétration du marché), ils ne sont peut-être pas strictement liés au pouvoir de marché, mais ils ont certainement une incidence sur la valeur de la programmation offerte par les services spécialisés. Lorsque la Commission parle du pouvoir de marché des services spécialisés, il ne fait aucun doute qu’elle fait référence à une analyse plus large des divers facteurs susceptibles d’expliquer pourquoi le prix de ces services peut être plus élevé.

[80] Pour tous les motifs qui précèdent, je dois par conséquent rejeter cette observation.

[81] Cela m’amène à l’examen des mesures de redressement. Les sociétés de gestion pressent notre Cour de substituer sa propre décision à celle de la Commission et d’apporter les ajustements qui auraient dû être apportés. Elles sont d’avis que les erreurs de calcul de la Commission sont faciles à corriger et que l’on peut y remédier en insérant les bons chiffres dans la méthode adoptée par la Commission. Elles soutiennent également qu’il est urgent d’agir, car les parties sont déjà bien engagées dans la prochaine période de tarification de cinq ans.

[82] L’arrêt Vavilov enseigne qu’il « conviendra le plus souvent de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il revoie la décision » (par. 141). Je ne crois pas que la présente affaire soit l’un de ces scénarios où l’application de cette règle générale entraînerait des retards excessifs non envisagés par le législateur. Je reconnais que les deux erreurs relevées par notre Cour dans l’établissement de l’ajustement du prix du groupe de référence, à savoir l’utilisation d’une version incomplète et obsolète des données sur le paiement et l’utilisation d’une marge de profit erronée, sont assez simples et n’exigent pas le réexamen de l’approche globale mise en œuvre par la Commission. Parallèlement, les sommes en jeu sont considérables et, bien que les sociétés de gestion aient déposé auprès de notre Cour (en annexe de leur mémoire) des calculs indiquant les effets résultant de la correction de chacune de ces erreurs, nous ne savons pas quelle est la position des EDR sur cette question.

[83] Qui plus est, le législateur a créé la Commission, un tribunal administratif spécialisé, et lui a confié la mission de déterminer les redevances justes et équitables devant être payées pour la retransmission des signaux éloignés. Au bout du compte, il appartient à la Commission d’homologuer le projet de tarif et de le publier dans la Gazette du Canada, en application du paragraphe 73(1), aujourd’hui l’article 70, de la Loi.

[84] Je reconnais que les taux de redevances pour la transmission pour la période de 2014 à 2018 n’ont été publiés qu’en décembre 2018 et que le tarif n’a été homologué et publié que le 3 août 2019. En réalité, nous nous penchons maintenant sur des taux de redevances qui auraient dû être appliqués il y a de trois à sept ans. Ce long délai est certes préoccupant et il constitue une source d’incertitude pour tous les intervenants concernés. Je suis persuadé que la Commission sera en mesure de modifier rapidement le tarif en conformité avec les présents motifs. Dans l’intervalle, les parties seront en mesure de gérer leurs affaires et de prendre toutes les décisions de nature opérationnelle qu’elles pourraient devoir prendre pour tenir compte des ajustements qui devront être apportés à la suite de la présente décision.

5) La Commission a-t-elle manqué aux principes d’équité procédurale en plafonnant les taux de redevances pour les années 2014 et 2015?

[85] Enfin, les sociétés de gestion soutiennent que la Commission a omis d’appliquer correctement les principes d’équité procédurale et qu’elle a commis trois erreurs en imposant un plafond sur les taux de redevances pour 2014 et 2015. Premièrement, la Commission aurait comparé les taux révisés à ceux proposés dans le projet de tarif initial, au lieu de comparer les taux qu’elle avait l’intention d’homologuer sur le fondement des éléments de preuve économiques qui lui avaient été présentés aux projets de tarif initiaux. Si la Commission s’était concentrée sur la bonne différence, elle n’aurait pas jugé que cette différence était « importante ». Les différences pour 2014 et 2015 auraient ainsi été de 0,11 $ et de 0,03 $, respectivement, plutôt que de 0,94 $ et de 0,95 $.

[86] Deuxièmement, elles soutiennent que la Commission a exagéré l’importance du délai de préavis prévu par la loi. À la suite de l’arrêt SCPCP rendu par notre Cour, la Commission a reconnu qu’elle n’était pas liée par la règle non ultra petita et qu’elle peut fixer un tarif supérieur au tarif initialement proposé par les parties. Il est pourtant reproché à la Commission de ne pas avoir évalué les intérêts opposés des sociétés de gestion, en insistant trop sur les gains qu’elles réaliseraient si elles pouvaient compter sur le tarif révisé, sans tenir compte du fait qu’elles avaient dû déposer leurs projets de tarif bien avant d’obtenir les renseignements commerciaux confidentiels des EDR.

[87] Troisièmement, les sociétés de gestion font valoir que la Commission ne disposait d’aucune preuve substantielle de préjudice, bien que la Canadian Cable Systems Alliance (CCSA) et ses membres aient été informés qu’ils pouvaient s’opposer au projet de tarif et qu’ils avaient eu l’occasion de présenter leur cause. Les sociétés de gestion soutiennent que, faute de preuve manifeste de préjudice, la Commission aurait dû s’abstenir de formuler des hypothèses quant à la capacité des EDR d’assumer « une augmentation rétroactive potentielle aussi importante des redevances sur une période aussi longue » (motifs, par. 238).

[88] Après avoir examiné avec soin ces observations, je conclus qu’elles devraient être rejetées. La Commission a agi correctement en énonçant la question comme en étant une d’équité procédurale et lorsqu’elle a conclu que la présente instance ne commandait pas l’application de la règle non ultra petita (qui, en tout état de cause, ne s’applique pas à la Commission, selon l’arrêt SCPC de notre Cour). La Commission a également reconnu correctement qu’elle était habilitée, au titre de l’article 73 de la Loi (aujourd’hui l’article 70), à modifier un projet de tarif et à imposer les modalités qu’elle juge appropriées, en ajoutant la mise en garde suivante :

[...] Pour ce faire, et pour déterminer si elle doit homologuer d’autres taux que ceux initialement proposés et publiés dans la Gazette du Canada, la Commission doit toutefois s’efforcer de s’assurer que cela ne porterait pas injustement préjudice aux personnes intéressées ou touchées ou ne donnerait pas lieu à une autre injustice procédurale ou substantielle ou à une violation des principes de justice naturelle.

Motifs, par. 234.

[89] La Commission était également consciente du déséquilibre possible entre les parties quant à l’information dont elles disposaient, tout en soulignant correctement qu’il ne s’agissait pas du seul facteur en cause. Elle a ensuite mentionné trois facteurs qui devaient être pris en compte pour que la modification ne porte pas atteinte à l’intégrité du processus d’établissement des tarifs prévu par la Loi.

[90] Le premier, qui concerne la hausse importante des taux proposés, n’est pas ce qui, en soi, a amené la Commission à ne pas homologuer le tarif révisé pour la période précédant son dépôt, en mai 2015. Contrairement à ce qu’ont fait valoir les sociétés de gestion, ce ne fut pas le motif [traduction] « principal » donné par la Commission pour imposer un plafond au taux de redevances pour 2014 et 2015. Ce facteur n’a fait que mettre en évidence l’importance d’examiner avec soin les hausses proposées par souci d’apaiser les « préoccupations en matière d’équité », comme l’a déclaré la Commission au paragraphe 228 de ses motifs.

[91] Il est vrai que la Commission a utilisé, comme base pour établir des comparaisons avec les projets de tarifs initiaux, les projets de tarifs révisés plutôt que les tarifs qu’elle avait déjà homologués. Je ne crois toutefois pas qu’il faille blâmer la Commission à cet égard. Après tout, comme elle l’a indiqué dans ses motifs, « [t]oute l’audience, ainsi que les témoignages d’experts et les autres éléments de preuve présentés, reposent sur la demande révisée » (motifs, par. 233). La question à trancher était de savoir si la Commission devait examiner la demande révisée et, dans l’affirmative, dans quelle mesure elle devait le faire; il ne s’agissait pas de déterminer si l’appréciation du tarif faite par la Commission devait s’appliquer à toute la période, y compris aux deux années précédant le dépôt des projets de tarifs révisés. Je ne vois pas non plus en quoi la décision de la Commission serait contraire à l’arrêt SCPCP, comme le soutiennent les sociétés de gestion, car aucun projet de tarif révisé n’avait été présenté dans cette affaire. Enfin, je ne peux souscrire à l’observation des sociétés de gestion selon laquelle cette conclusion a eu une incidence sur d’autres portions de l’analyse sur l’équité faite par la Commission, comme je tenterai d’en faire la démonstration dans les paragraphes ci-après des présents motifs.

[92] La principale raison de ne pas approuver de tarif supérieur aux montants initialement demandés par les sociétés de gestion pour la période précédant le dépôt du tarif révisé semble issue d’un souci de ne pas aller à l’encontre de l’économie générale de la Loi, ni de donner à une partie la possibilité de faire indirectement ce qu’elle ne pourrait pas faire directement. La Commission craignait – et c’était à mon avis justifié – qu’autoriser les sociétés de gestion à déposer des tarifs révisés plus de deux ans après le dépôt de leur projet initial leur permettrait en fait de bénéficier rétroactivement des nouveaux taux avant la date de leur dépôt, malgré les effets qu’une telle approche pourrait avoir sur d’autres parties :

[...] Bien qu’un tarif puisse avoir un effet rétroactif lorsqu’il est homologué par la Commission, un projet de tarif est toujours en vigueur de façon prospective à compter du début de sa date d’entrée en vigueur, qui ne commence pas avant le 1er janvier suivant son dépôt. La Loi ne prévoit aucun mécanisme par lequel un projet de tarif peut entrer en vigueur avant cette date, et certainement pas avant son dépôt auprès de la Commission. Le fait d’autoriser les sociétés de gestion à déposer des taux qui ont fait l’objet de révisions importantes comme elles l’ont fait en l’espèce leur donnerait un avantage rétroactif, comme si la modification avait été apportée à la date de dépôt initiale, plus de deux ans auparavant, après l’homologation – un avantage auquel elles n’auraient pas droit autrement. Dans l’ensemble, nous ne croyons pas que le vaste pouvoir de modification de la Commission doive être interprété d’une manière qui permettrait à une partie, en fait, de substituer à un projet de tarif initial un autre projet de tarif sensiblement différent, sous la forme d’une « modification », après que l’examen du tarif initialement proposé est déjà en bonne voie. La Commission doit tenir compte des répercussions possibles d’une telle initiative sur les parties et les autres personnes intéressées ou touchées.

Motifs, par. 236 [non souligné dans l’original].

[93] Ce raisonnement n’a rien à voir avec l’importance de l’augmentation des taux, mais tout à voir avec le respect de l’intention du législateur. Certes, l’ampleur de l’augmentation vient aggraver le problème, mais la véritable question en est une de principe. Il en va de même des préoccupations connexes concernant le préavis aux utilisateurs éventuels du tarif. À l’époque, le paragraphe 71(2) de la Loi exigeait qu’un projet de tarif soit déposé au moins neuf mois avant sa date d’entrée en vigueur afin de permettre aux utilisateurs éventuels de planifier et de se protéger de l’augmentation des charges à payer relativement aux tarifs rétroactifs susceptibles d’être en fin de compte homologués par la Commission, ainsi que de les informer qu’ils avaient la possibilité de s’opposer au projet de tarif. Bien qu’il semble qu’un tel préavis ait été signifié à la CCSA et à ses membres, au moyen d’une lettre datée du 18 juin 2015 (soit cinq mois avant les audiences sur la retransmission) et que la CCSA ait finalement retiré son opposition initiale, la Commission a noté qu’il n’a pu être clairement établi si cette lettre équivalait à un préavis officiel comme le prévoit la Loi.

[94] Bien sûr, nous ne savons pas si des EDR auraient subi un préjudice si des taux supérieurs aux taux initialement demandés avaient été homologués pour les périodes tarifaires précédant les demandes révisées. Aucun élément de preuve, si ce n’est de vagues allégations non corroborées de la part de la CCSA, n’a été présenté à la Commission. Cependant, là n’est pas la question. Les questions d’équité procédurale ne reposent pas sur la démonstration d’un préjudice réel, et je suis d’avis que la Commission a amplement justifié pourquoi elle ne devait pas exercer son pouvoir de modifier le projet de tarif initial et appliquer les taux révisés aux années 2014 et 2015.

[95] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la Commission n’a pas commis d’erreur en plafonnant les taux pour 2014 et 2015 aux taux initialement proposés par les sociétés de gestion.

VI. Conclusion

[96] Pour tous les motifs qui précèdent, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire dans le dossier A-45-19, j’accueillerais en partie la demande de contrôle judiciaire dans le dossier A-47-19 et j’annulerais les parties de la décision de la Commission où cette dernière a utilisé les mauvaises données sur les prix pour calculer le prix du groupe de référence ainsi que la mauvaise marge de profit. Aucune partie n’ayant obtenu complètement gain de cause, chacune assumera ses propres dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-45-19

 

INTITULÉ :

BELL CANADA et al. c. SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE DROIT D’AUTEUR DU CANADA et al.

 

ET DOSSIER :

A-47-19

 

INTITULÉ :

SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE DROIT D’AUTEUR DU CANADA et al. c. BELL CANADA et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ORGANISÉE PAR LE GREFFE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er et le 2 mars 2021

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE
LA JUGE GLEASON

DATE DES MOTIFS :

Le 22 juillet 2021

COMPARUTIONS :

Gerald Kerr-Wilson

Stacey Smydo

 

POUR BELL CANADA et al.

David Kent

Jonathan O’Hara

POUR L’AGENCE DES DROITS DES RADIODIFFUSEURS CANADIENS

John Callaghan

Laurent Massam

James Green

POUR LA SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE DROIT D’AUTEUR DU CANADA

Daniel Glover

POUR LA SOCIÉTÉ COLLECTIVE DE RETRANSMISSION DU CANADA

Gregory Piasetzki

William Regan

POUR FWS JOINT SPORTS CLAIMANTS INC.

Mark Hayes

POUR L’ASSOCIATION DU DROIT DE RETRANSMISSION CANADIEN

Ryan Sheahan

POUR BORDER BROADCASTERS, INC.

D. Lynne Watt

POUR LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR BELL CANADA et al.

McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR L’AGENCE DES DROITS DES RADIODIFFUSEURS CANADIENS

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LA SOCIÉTÉ DE PERCEPTION DE DROIT D’AUTEUR DU CANADA

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LA SOCIÉTÉ COLLECTIVE DE RETRANSMISSION DU CANADA

Piasetzki Nenniger Kvas LLP

Toronto (Ontario)

POUR FWS JOINT SPORTS CLAIMANTS INC.

Hayes eLaw, S.E.N.C.R.L.

Toronto (Ontario)

POUR L’ASSOCIATION DU DROIT DE RETRANSMISSION CANADIEN

Stikeman Elliott, S.E.N.C.R.L.

Ottawa (Ontario)

POUR BORDER BROADCASTERS, INC.

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

Lewis Birnberg Hanet, S.E.N.C.R.L.

Toronto (Ontario)

POUR LA SOCIÉTÉ DE GESTION COLLECTIVE DE PUBLICITÉ DIRECTE TÉLÉVISUELLE INC.

 

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