Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20210729


Dossiers : A-415-19

A-37-20

Référence : 2021 CAF 156

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

LA JUGE MACTAVISH

 

 

Dossier : A-415-19

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

appelant

et

EARL MASON

intimé

Dossier : A-37-20

ET ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

appelant

et

SEIFESLAM DLEIOW

intimé

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 17 juin 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 29 juillet 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE MACTAVISH

 


Date : 20210729


Dossiers : A-415-19

A-37-20

Référence : 2021 CAF 156

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

LA JUGE MACTAVISH

 

 

Dossier : A-415-19

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

appelant

et

EARL MASON

intimé

Dossier : A-37-20

ET ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

appelant

et

SEIFESLAM DLEIOW

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1] La Section d’appel de l’immigration et la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada ont-elles fait une interprétation raisonnable de l’alinéa 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27? Il s’agit de la question commune aux présents appels.

[2] L’alinéa 34(1)e) dispose qu’« emport[e] interdiction de territoire pour raison de sécurité » le fait pour un résident permanent ou un étranger d’« être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ».

[3] Cette disposition s’applique-t-elle uniquement lorsqu’il y a un lien avec la sécurité nationale? Devant la Section d’appel de l’immigration et la Section de l’immigration, M. Mason et M. Dleiow, respectivement, ont répondu oui. Dans les deux cas, le ministre a répondu non.

[4] La Section d’appel de l’immigration et la Section de l’immigration ont souscrit à l’avis du ministre. À leur avis, l’alinéa 34(1)e) est applicable indépendamment de l’existence d’un lien avec la sécurité nationale.

[5] MM. Mason et Dleiow ont demandé le contrôle judiciaire de ces décisions administratives. Ils soutenaient qu’elles étaient déraisonnables et qu’elles devaient être annulées. La Cour fédérale leur a donné raison et a annulé les décisions : 2019 CF 1251 (motifs du juge Grammond pour la décision Mason) et 2020 CF 59 (motifs du juge Barnes pour la décision Dleiow, suivant la décision Mason conformément au principe de courtoisie). Dans les deux affaires, la Cour fédérale a certifié une question pour examen par notre Cour. Le ministre interjette maintenant appel.

[6] J’accueillerais les appels, j’annulerais les jugements de la Cour fédérale et je rejetterais les demandes de contrôle judiciaire. Les décisions administratives – et plus précisément, l’interprétation qui a été faite de l’alinéa 34(1)e) – sont raisonnables.

[7] J’ordonne que les présents motifs soient déposés dans le dossier A-415-19 et qu’une copie soit déposée dans le dossier A-37-20.

A. L’examen selon la norme de la décision raisonnable des interprétations de textes législatifs faites par les décideurs administratifs

1) La bonne méthode

[8] Comment une cour de révision doit-elle procéder à l’examen selon la norme de la décision raisonnable des interprétations que font les décideurs administratifs de dispositions législatives? Cette question se pose clairement en l’espèce : l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) est quelque peu complexe, et le résultat est matière à débat.

[9] Bien sûr, le point de départ est l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] A.C.S. no 65 (QL). Bien que l’arrêt Vavilov nous renseigne sur de nombreux aspects, certains restent flous. Or, les enjeux jurisprudentiels sont élevés : si les cours de révision n’effectuent pas de la bonne manière l’examen selon la norme de la décision raisonnable de l’interprétation faite par les décideurs administratifs, elles peuvent par inadvertance faire un examen selon la norme de la décision correcte, et leur décision peut ensuite être infirmée en appel.

[10] Depuis maintenant plus de treize ans, depuis l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, les tribunaux canadiens examinent, en regard de la norme de la décision raisonnable, la manière dont les décideurs administratifs interprètent des dispositions législatives. Ce faisant, beaucoup ont laissé aux décideurs administratifs une certaine marge d’appréciation, notamment lorsque la disposition en cause laisse planer une certaine ambiguïté. Cela demeure le cas aujourd’hui : voir le résumé dans l’arrêt Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, par. 31 à 33.

[11] Cependant, les cours de révision n’ont pas toujours trouvé la tâche facile. Après tout, les cours de révision et les décideurs administratifs utilisent la même méthode pour interpréter les dispositions législatives; ils se fondent sur une analyse du texte, du contexte et de l’objet : Vavilov, par. 117 et 118; sur cette question, voir aussi Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 1998 CanLII 837; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601.

[12] Cela pose toutefois un danger : la cour de révision, croyant faire la même chose que le décideur administratif, pourrait être tentée de faire sa propre interprétation de la disposition législative, puis de l’appliquer pour voir si celle du décideur est bonne. En agissant ainsi, toutefois, elle ne procéderait pas à un examen selon la norme de la décision raisonnable. La cour de révision ne ferait ainsi qu’établir son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait le décideur administratif : Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, [2015] A.C.F. no 549 (QL), par. 28. Il s’agirait là d’un examen selon la norme de la décision correcte.

[13] De nombreux tribunaux n’ont pas échappé à ce danger, y compris la Cour suprême. Dans l’arrêt même où elle a exigé que les interprétations des décideurs administratifs soient examinées selon la norme de la décision raisonnable, la Cour suprême a déclaré que cette norme constituait la norme déférente : Dunsmuir, par. 47. Cependant, dans une série d’affaires qui ont suivi l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a simplement interprété et appliqué elle-même les dispositions législatives, sans égard aux interprétations des décideurs administratifs.

[14] Dans les affaires d’immigration, comme celles en l’espèce, cette incohérence est apparue plutôt fréquemment : voir les affaires mentionnées dans l’arrêt Vavilov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, [2018] 3 R.C.F. 75, au paragraphe 37. Certains membres de la Cour suprême ont même commencé à craindre qu’on reproche à cette cour de dire aux tribunaux inférieurs de faire ce qu’elle préconisait et non ce qu’elle faisait : Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909, par. 112.

[15] Heureusement, lorsqu’elles examinent la manière dont des décideurs administratifs ont interprété des dispositions législatives, les cours de révision n’ont pas à passer de la norme de la décision raisonnable à celle de la décision correcte. Elles peuvent éviter ce danger : Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, [2019] A.C.F. no 228 (QL), par. 13 à 17.

[16] L’arrêt Hillier commence par rappeler aux cours de révision trois éléments fondamentaux dont elles doivent tenir compte dans les examens effectués selon la norme de la décision raisonnable. Premièrement, dans de nombreuses affaires, un éventail d’options d’interprétation peut s’offrir au décideur administratif, selon le texte, le contexte et l’objet de la loi. Deuxièmement, dans certaines affaires en particulier, le décideur administratif peut être plus en mesure que les cours d’apprécier cet éventail d’options, en raison de sa spécialisation et de son expertise. Enfin, troisièmement, la loi, c’est-à-dire le texte législatif que les cours de révision sont tenues d’appliquer, confère non pas aux cours de révision, mais aux décideurs administratifs la responsabilité d’interpréter la loi.

[17] Pour ces motifs, l’arrêt Hillier dit aux cours de révision de laisser aux décideurs administratifs la latitude voulue par le législateur, mais les oblige néanmoins à se justifier. Pour y arriver, les cours de révision peuvent procéder à une analyse préliminaire du texte, du contexte et de l’objet de la loi, simplement pour comprendre l’état de la situation, avant d’examiner les motifs du décideur administratif. Elles doivent toutefois se limiter à cette analyse. Elles ne doivent pas elles-mêmes rendre des décisions ou des conclusions définitives. Si c’était le cas, elles établiraient alors leur propre critère pour jauger l’interprétation du décideur administratif et s’assurer que cette interprétation est la bonne.

[18] L’arrêt Hillier invite plutôt la cour de révision à « examiner l’interprétation du décideur administratif, à la lumière de ce que ce dernier invoque pour l’étayer et de ce que les parties soulèvent pour ou contre », en tentant de comprendre la démarche du décideur et les motifs qui l’ont amené à rendre la décision qu’il a rendue : Hillier, par. 16.

[19] Selon cette approche, la cour de révision n’agit pas de manière [traduction] « externe », c’est-à-dire [traduction] « arriver à une conclusion définitive quant à la meilleure façon d’interpréter la disposition législative en cause avant d’examiner si l’interprétation faite par le décideur correspond à [l’]interprétation privilégiée ». Comme l’a noté le professeur Daly, la cour de révision agit plutôt d’une manière [traduction] « interne », c’est-à-dire qu’elle procède à [traduction] « un examen relativement sommaire de la disposition en litige, dans le but d’analyser la rigueur de l’interprétation qu’en a faite le décideur ». Voir Paul Daly, « Waiting for Godot: Canadian Administrative Law in 2019 » (en ligne à l’adresse : https://canlii.ca/t/t23p, p. 11).

[20] Il s’ensuit nécessairement que l’arrêt Vavilov étaye l’approche énoncée dans l’arrêt Hillier. L’arrêt Vavilov comporte la mise en garde suivante : bien que les cours de révision aient l’habitude dans d’autres contextes d’interpréter elles-mêmes les dispositions législatives, elles doivent s’abstenir de le faire lorsqu’elles effectuent le contrôle selon la norme de la décision raisonnable d’interprétations faites par les décideurs administratifs. Les cours de révision ne doivent pas « se demander comment elles auraient elles-mêmes tranché [la] question » ni « se livre[r] [...] à une analyse de novo », « se demande[r] “ce qu’aurait été la décision correcte” » ou « trancher elles‑mêmes la question en litige » : Vavilov, par. 75, 83 et 116. En d’autres termes, les cours de révision ne doivent pas établir « [leur] propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur » : Vavilov, par. 83, citant Delios, par. 28. Les cours de révision doivent au contraire faire preuve de « retenue judiciaire » et respecter le « rôle distinct des décideurs administratifs » : Vavilov, par. 75. À cette fin, elles doivent examiner les motifs du décideur avec une « attention respectueuse », en cherchant « à comprendre le fil du raisonnement » : Vavilov, par. 84.

2) La méthode suivie par la Cour fédérale dans la décision Mason

[21] Bien que la Cour fédérale dans la décision Mason ait été liée par l’arrêt Hillier, elle ne l’a ni cité ni suivi. Elle a plutôt fait cavalier seul, en élaborant sa propre approche et en l’appliquant à l’examen des interprétations que le décideur administratif avait faites des dispositions législatives.

[22] Dans la décision Mason, la Cour fédérale a affirmé que la cour de révision doit accepter l’interprétation du décideur, à moins qu’elle ne trouve un « argument massue » qui y fasse échec. Ce raisonnement pose problème pour deux raisons.

[23] Premièrement, ce raisonnement propose une approche unique qui ne tient compte ni du contexte particulier régissant le domaine du décideur ni du libellé de la loi en cause. Il n’est pas toujours judicieux d’avoir par défaut pour point de départ que l’interprétation doit être retenue. Comme l’a souligné notre Cour dans de nombreux arrêts antérieurs à l’arrêt Vavilov, et comme l’a noté à l’occasion la Cour suprême dans de nombreux arrêts antérieurs à l’arrêt Vavilov et comme elle l’a souligné par la suite dans l’arrêt Vavilov, le contexte est important. Dans certains contextes, par exemple, notamment lorsque le libellé de la loi est clair et de portée restreinte, le décideur administratif peut être grandement limité quant aux interprétations qu’il peut faire : voir, par exemple, McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895.

[24] Deuxièmement, l’approche proposée par la Cour fédérale dans la décision Mason pousse d’une autre manière la cour de révision à faire un examen selon la norme de la décision correcte. Bien que la Cour fédérale affirme, au paragraphe 25, que la cour de révision ne doit pas apprécier de nouveau des facteurs concurrents qui ont été présentés au décideur administratif, la méthode qu’elle propose l’amène justement à faire cela. Pour déterminer s’il existe un « argument massue », la cour de révision doit faire sa propre analyse du texte, du contexte et de l’objet, puis elle doit déterminer si le décideur administratif a réfuté par des contre-arguments suffisamment solides l’interprétation qu’elle-même a faite. Cela équivaut, ni plus ni moins, à permettre à la cour de révision d’établir son propre critère pour jauger l’interprétation du décideur administratif et de la modifier si l’écart entre les deux est trop grand.

[25] Comme nous le verrons, c’est justement l’erreur que la Cour fédérale a commise dans la décision Mason. La Cour fédérale a mentionné plusieurs dispositions qu’elle jugeait utiles dans le contexte de l’alinéa 34(1)e), a analysé ce contexte en soi, a appliqué cette analyse comme critère pour jauger l’interprétation de la Section d’appel de l’immigration, puis, mesurant cette interprétation avec précision, a conclu qu’elle comportait des failles et l’a annulée.

3) Autres précisions sur l’examen selon la norme de la décision raisonnable : les lignes directrices énoncées dans l’arrêt Vavilov

[26] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a confirmé que l’examen selon la norme de la décision raisonnable comporte deux volets : l’appréciation du « résultat de la décision » et du « raisonnement suivi » : Vavilov, par. 83.

[27] Dans les présents appels, MM. Mason et Dleiow soutiennent que les décisions de la Section d’appel de l’immigration et de la Section de l’immigration respectivement comportent des manquements flagrants quant à ces deux volets de la décision raisonnable. Ils attaquent les interprétations que les décideurs administratifs ont faites de l’alinéa 34(1)e), les qualifiant d’inacceptables, d’indéfendables et, en conséquence, de déraisonnables. Ils attaquent également le raisonnement suivi par les décideurs au motif qu’il est incomplet et lacunaire, donc déraisonnable.

a) Le résultat du décideur administratif

[28] Le résultat auquel parvient le décideur administratif doit respecter les limites imposées par divers facteurs comme le libellé des dispositions législatives (y compris la nature du décideur et de la décision), les éléments de preuve présentés et les observations des parties.

[29] Les juges majoritaires de la Cour suprême ont décrit d’une manière détaillée la façon dont les divers facteurs contextuels énoncés dans l’arrêt Vavilov, qui constituent des contraintes fermes ou souples, peuvent influer sur la marge de manœuvre dont dispose le décideur administratif pour rendre une décision valable selon la norme de la décision raisonnable. Notre Cour a apporté davantage de précisions à ce sujet dans l’arrêt Entertainment Software Association, aux paragraphes 26 à 36. Il n’y a guère plus à ajouter.

b) Le raisonnement du décideur administratif

[30] Les juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov décrivent également de manière détaillée ce volet de l’examen selon la norme de la décision raisonnable. Ces détails ne sont toutefois pas regroupés, mais sont saupoudrés tout au long des motifs. Les trouver et les regrouper permet d’y voir plus clair.

[31] L’arrêt Vavilov enseigne que la cour de révision qui procède à l’examen d’une décision administrative selon la norme de la décision raisonnable doit déterminer si elle peut en dégager une justification raisonnable. Cette justification peut être formulée expressément ou implicitement dans les motifs du décideur, mais elle peut aussi, comme nous le verrons, se trouver à l’extérieur des motifs.

[32] Pour ce qui est des motifs des décideurs administratifs, il faut les « interpréter de façon globale et contextuelle », « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » : Vavilov, par. 97 et 103. Cependant, le fondement d’une décision peut également se déduire des circonstances, notamment du dossier, de décisions antérieures du décideur administratif et d’autres décideurs apparentés, de la nature de la question à trancher par le décideur et des observations qui ont été faites : Vavilov, par. 94 et 123; et voir, par exemple, Bell Canada c. British Columbia Broadband Association, 2020 CAF 140. Pour cette raison, le fait que le décideur administratif ne mentionne pas explicitement certains éléments dans ses motifs ne constitue pas nécessairement un manque « de justification, d’intelligibilité ou de transparence » : Vavilov, par. 94 et 122. Lorsque la cour de révision examine les motifs d’un décideur administratif, elle peut « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées » : Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, [2013] A.C.F. no 449 (QL), par. 11; Vavilov, par. 97.

[33] La cour de révision doit être en mesure de dégager, à partir de motifs explicites ou implicites, « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » dont elle doit pouvoir « suivre le raisonnement », et elle doit être en mesure de comprendre ce raisonnement sur un ou plusieurs « point[s] centra[ux] » : Vavilov, par. 85, 102 et 103. Le raisonnement doit être « rationnel et logique » et dénué de « faille décisive dans la logique globale » : Vavilov, par. 102.

[34] Lorsqu’il s’agit de déterminer si une décision est motivée de façon raisonnée, il faut notamment examiner si les motifs sont « adaptés » aux observations qui ont été faites par les parties, au sens qu’ils « tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » ou montrent que le décideur « s’attaqu[e] de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties », c’est-à-dire qu’ils « assure[nt] aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération » et qu’ils démontrent que le décideur « a effectivement écouté les parties » et qu’il « était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » : Vavilov, par. 127 et 128.

[35] Dans certains cas, l’exigence voulant que le choix soit motivé de façon raisonnée est plus rigoureuse :

Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux. Le principe de la justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées veut que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné.

(Vavilov, par. 133.) L’omission de prendre en compte les conséquences d’une décision doit aussi être examinée : Vavilov, par. 134, renvoyant à Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84.

[36] Pour intervenir, la cour de révision doit trouver une « lacune fondamentale » dans le raisonnement explicite ou implicite, démontrer que « les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle » ou qu’ils reposent sur un « fondement erroné », ou conclure que la décision « révèl[e] une analyse déraisonnable » ou « est fondée sur une analyse irrationnelle », ce qui la rend inintelligible au sens qu’« il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central » ou que les motifs « sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel – comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde » : Vavilov, par. 96, 103 et 104. Ces problèmes doivent porter sur un point central, « suffisamment capita[l] » ou « importan[t] » pour montrer que la décision « souffre de lacunes graves » : Vavilov, par. 100. Les lacunes ne doivent pas être « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » : Vavilov, par. 100.

[37] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême enseigne que nous ne devons pas montrer trop d’empressement à trouver ce type de lacunes. L’exigence formulée dans cet arrêt quant à l’exposition de motifs raisonnés ne peut être appliquée d’une manière qui transforme l’examen selon la norme de la décision raisonnable en un examen fondé sur la norme de la décision correcte. Si les cours de révision sont trop pointilleuses et qu’elles adoptent l’attitude d’un critique littéraire trop désireux de trouver des lacunes, elles feront alors un examen fondé sur la norme de la décision correcte, et non sur la norme de la décision raisonnable. Cela nous renverrait à l’époque heureusement révolue des années 1960 et 1970, lorsque les cours de révision trouvaient n’importe quelle excuse pour annuler les décisions qui leur déplaisaient – ce qu’elles ont fait à maintes reprises : voir Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Canada, 2018 CAF 58, [2018] A.C.F. no 334 (QL), par. 61 à 65.

[38] Le silence sur un point précis constitue-t-il une « lacune fondamentale » justifiant une intervention de la cour de révision? Pas nécessairement. D’une part, les motifs du décideur administratif, qu’ils soient interprétés isolément ou de manière globale et sensible eu égard au dossier, le dossier qui a été présenté au décideur ou l’une de ses décisions antérieures peuvent amener la cour de révision à juger qu’une conclusion implicite a été tirée.

[39] L’arrêt Vavilov nous rappelle également que les cours de révision « doivent [...] demeurer pleinement conscientes » du fait qu’elles ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « déploient toute la gamme de techniques juridiques auxquelles on peut s’attendre de la part d’un avocat ou d’un juge » et que « la “justice administrative” ne ressemble pas toujours à la “justice judiciaire” » : Vavilov, par. 92 et 119. S’attendre à autre chose aurait pour effet de judiciariser à outrance les processus administratifs, ce qui en menacerait l’efficacité et risquerait de miner les raisons mêmes pour lesquelles le législateur a attribué cette compétence au décideur en premier lieu : voir, par exemple, Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, 1997 CanLII 386, par. 39. Cette considération est pertinente en l’espèce puisqu’on n’exige pas des commissaires de la Section de l’immigration ou de la Section d’appel de l’immigration qu’ils soient des avocats : Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, art. 153.

[40] Dans l’ensemble, l’arrêt Vavilov enseigne que les motifs « ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection » et que les décideurs administratifs ne devraient pas être assujettis aux « normes auxquelles sont astreints les logiciens érudits » : Vavilov, par. 91 et 104. Les motifs du décideur administratif peuvent ne pas « [faire] référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » sans que ce fait constitue à lui seul un fondement qui justifie l’infirmation de la décision : Vavilov, par. 91. Plutôt, « la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur [administratif] “se tient” » : Vavilov, par. 104.

[41] En ce qui concerne plus précisément l’interprétation des lois, ce qui a été dit plus haut au sujet des décisions administratives en général s’applique également. Les cours de révision doivent notamment être conscientes que le décideur administratif a pu tirer des conclusions implicites sur des questions liées à l’interprétation des lois. Supposons, par exemple, qu’un décideur administratif conclue que la presque totalité des éléments du texte, du contexte et de l’objet étaye une interprétation donnée de la loi. Le fait qu’il ne mentionne pas certains éléments invoqués par une partie ne constitue pas nécessairement une lacune fondamentale décisive. La cour de révision pourrait être en mesure de conclure que le décideur administratif a implicitement jugé que la prépondérance des éléments étayait son interprétation – en d’autres termes que, même si certains éléments n’ont pas été mentionnés dans les motifs, le décideur en a tenu compte, mais les a rejetés ou a estimé que d’autres éléments étaient plus importants. Même lorsque des éléments de l’analyse sont exclus et que, tout bien considéré, les omissions sont minimes, la décision n’est pas « [compromise] […] dans son ensemble » et elle doit être maintenue : Vavilov, par. 122.

[42] Selon l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 120 à 122, lorsqu’une partie soutient que l’interprétation des lois faite par le décideur administratif donne un résultat déraisonnable ou que le décideur a, de manière déraisonnable, omis un élément pertinent du processus d’interprétation des lois, les questions qui se posent consistent à déterminer si la décision administrative :

  • montre que le décideur était « conscient [des] éléments essentiels » du texte, du contexte et de l’objet : Vavilov, par. 120; à cet égard, les décideurs « ne sont pas tenus de “traiter expressément de toutes les interprétations possibles” d’une disposition donnée » et ils peuvent estimer qu’il n’est pas « nécessaire de s’attarder [...] au moindre signal d’une intention législative »; il leur est plutôt permis « de ne prendre en compte que les aspects principaux du texte, du contexte ou de l’objet » : Vavilov, par. 122; Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, [2012] 3 R.C.S. 405, par. 3;

  • présente un « aspect omis » important, c’est-à-dire un élément qui ne peut se dégager explicitement ou implicitement des motifs et dont l’importance est telle qu’il « amène la cour de révision à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » : Vavilov, par. 122;

  • est « conforme [au] texte, [au] contexte et à [l’]objet » de la disposition : Vavilov, par. 120;

  • est honnête, c’est-à-dire qu’elle n’est pas tendancieuse, complaisante ou axée sur un certain résultat : Vavilov, par. 120 et 121. Sur ce point, voir aussi Williams c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 252, [2018] 4 R.C.F. 174, par. 41 à 52; Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, [2018] 4 R.C.F. 328, par. 73 à 86; Hillier, précité, par. 18 et 24 à 27; Canada (Procureur général) c. Utah, 2020 CAF 224, [2020] A.C.F. no 1241 (QL), par.15 (tous ces arrêts visent des décisions de cours, mais ils peuvent s’appliquer tout autant à des décideurs administratifs).

[43] Je procéderai maintenant à un examen selon la norme de la décision raisonnable, conformément aux principes énoncés ci-dessus.

B. La décision Mason de la Section d’appel de l’immigration et la décision Dleiow de la Section de l’immigration étaient raisonnables

[44] Les articles 34 et 36 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés sont rédigés ainsi :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for:

a) être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada;

(a) engaging in an act of espionage that is against Canada or that is contrary to Canada’s interests;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

(b.1) engaging in an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

(d) being a danger to the security of Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

[…]

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

(b) having been convicted of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years; or

c) commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

(c) committing an act outside Canada that is an offence in the place where it was committed and that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years.

(2) Emportent, sauf pour le résident permanent, interdiction de territoire pour criminalité les faits suivants :

(2) A foreign national is inadmissible on grounds of criminality for

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de deux infractions à toute loi fédérale qui ne découlent pas des mêmes faits;

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by way of indictment, or of two offences under any Act of Parliament not arising out of a single occurrence;

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de deux infractions qui ne découlent pas des mêmes faits et qui, commises au Canada, constitueraient des infractions à des lois fédérales;

(b) having been convicted outside Canada of an offence that, if committed in Canada, would constitute an indictable offence under an Act of Parliament, or of two offences not arising out of a single occurrence that, if committed in Canada, would constitute offences under an Act of Parliament;

c) commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation;

(c) committing an act outside Canada that is an offence in the place where it was committed and that, if committed in Canada, would constitute an indictable offence under an Act of Parliament; or

d) commettre, à son entrée au Canada, une infraction qui constitue une infraction à une loi fédérale précisée par règlement.

(d) committing, on entering Canada, an offence under an Act of Parliament prescribed by regulations.

(3) Les dispositions suivantes régissent l’application des paragraphes (1) et (2) :

(3) The following provisions govern subsections (1) and (2):

a) l’infraction punissable par mise en accusation ou par procédure sommaire est assimilée à l’infraction punissable par mise en accusation, indépendamment du mode de poursuite effectivement retenu;

(a) an offence that may be prosecuted either summarily or by way of indictment is deemed to be an indictable offence, even if it has been prosecuted summarily;

b) la déclaration de culpabilité n’emporte pas interdiction de territoire en cas de verdict d’acquittement rendu en dernier ressort ou en cas de suspension du casier — sauf cas de révocation ou de nullité — au titre de la Loi sur le casier judiciaire;

(b) inadmissibility under subsections (1) and (2) may not be based on a conviction in respect of which a record suspension has been ordered and has not been revoked or ceased to have effect under the Criminal Records Act, or in respect of which there has been a final determination of an acquittal;

c) les faits visés aux alinéas (1)b) ou c) et (2)b) ou c) n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui, à l’expiration du délai réglementaire, convainc le ministre de sa réadaptation ou qui appartient à une catégorie réglementaire de personnes présumées réadaptées;

(c) the matters referred to in paragraphs (1)(b) and (c) and (2)(b) and (c) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or foreign national who, after the prescribed period, satisfies the Minister that they have been rehabilitated or who is a member of a prescribed class that is deemed to have been rehabilitated;

d) la preuve du fait visé à l’alinéa (1)c) est, s’agissant du résident permanent, fondée sur la prépondérance des probabilités;

(d) a determination of whether a permanent resident has committed an act described in paragraph (1)(c) must be based on a balance of probabilities; and

e) l’interdiction de territoire ne peut être fondée sur les infractions suivantes :

(e) inadmissibility under subsections (1) and (2) may not be based on an offence

(i) celles qui sont qualifiées de contraventions en vertu de la Loi sur les contraventions,

(i) designated as a contravention under the Contraventions Act,

(ii) celles dont le résident permanent ou l’étranger est déclaré coupable sous le régime de la Loi sur les jeunes contrevenants, chapitre Y-1 des Lois révisées du Canada (1985),

(ii) for which the permanent resident or foreign national is found guilty under the Young Offenders Act, chapter Y-1 of the Revised Statutes of Canada, 1985, or

(iii) celles pour lesquelles le résident permanent ou l’étranger a reçu une peine spécifique en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents.

(iii) for which the permanent resident or foreign national received a youth sentence under the Youth Criminal Justice Act.

1) La décision de la Section d’appel de l’immigration dans l’affaire Mason

[45] Dans la décision Mason, la Section d’appel de l’immigration a formulé la conclusion suivante, aux paragraphes 37 et 38 :

Il n’est pas nécessaire, pour conclure à l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)e), que la conduite ait un lien avec la sécurité nationale ou la sécurité du Canada. Dans l’esprit du législateur, les dispositions du paragraphe 34(1) ont trait à la sécurité dans un sens plus large, qui suppose notamment de s’assurer que les Canadiens sont à l’abri d’actes de violence susceptibles de mettre leur vie ou leur sécurité en danger.

L’article 36 de la [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés] crée une catégorie d’interdiction de territoire pour grande criminalité exigeant que les infractions commises au Canada mènent à une déclaration de culpabilité. L’alinéa 34(1)e) crée une catégorie d’interdiction de territoire liée à des actes de violence, de nature criminelle ou non, susceptibles de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada. Les deux motifs d’interdiction de territoire se chevauchent, mais sont distincts.

[46] En tirant ses conclusions dans la décision Mason, la Section d’appel de l’immigration s’est montrée, pour reprendre les termes de Vavilov, au paragraphe 120, tout à fait « conscient[e] [des] éléments essentiels » du texte, du contexte et de l’objet de l’alinéa 34(1)e), puisqu’elle a analysé les éléments les plus importants de chacun. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’il est possible de dégager une justification raisonnée des motifs qu’elle a fournis, ainsi que de certains éléments implicites. Comme nous l’expliquerons, eu égard au dossier qui a été présenté et aux observations formulées, il n’y a pas d’« aspect omis » qui entraînerait une « [perte de] confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » : Vavilov, par. 122.

[47] Le ministre a pressé la Section d’appel de l’immigration de tenir compte uniquement du texte de l’alinéa 34(1)e). Le ministre soutenait que le sens grammatical et ordinaire du texte de cette disposition étayait sa thèse. La Section d’appel de l’immigration a répondu raisonnablement, en se fondant sur la jurisprudence en matière d’interprétation des lois, que l’« approche [du ministre] est insuffisante », car l’« alinéa [34(1)e)] ne peut être interprété séparément », au paragraphe 20.

[48] Les motifs exprès de la Section d’appel de l’immigration sont parsemés d’autres indices montrant son caractère raisonnable. La Section d’appel de l’immigration s’est notamment penchée, au paragraphe 22, sur les termes « sécurité » et « raison de sécurité » qui figurent au paragraphe 34(1), et elle a examiné les jugements de la Section de l’immigration dans cette affaire et une autre affaire. Elle a mentionné, au paragraphe 23, qu’ailleurs dans la Loi, lorsque le législateur voulait parler de la « sécurité du Canada » ou de la « sécurité nationale », il utilisait ces expressions, et non le terme général « sécurité ». S’appuyant sur la « présomption d’uniformité des expressions » bien établie en droit, la Section d’appel de l’immigration a indiqué au paragraphe 23 que, si l’intention du législateur à l’alinéa 34(1)d) avait été d’établir un lien avec la sécurité nationale, il aurait utilisé cette expression. Elle a aussi noté, toujours au paragraphe 23, que l’emploi de l’expression « sécurité du Canada » à l’alinéa 34(1)d) serait redondant si l’interprétation de M. Mason était adoptée. Pour obtenir d’autres éclaircissements, au paragraphe 25, la Section d’appel de l’immigration a consulté la définition que donne le dictionnaire du terme « sécurité », comme le font de nombreux tribunaux.

[49] La Section d’appel de l’immigration a, à juste titre, fait preuve de la prudence requise. Elle a noté, au paragraphe 39, que les alinéas 3(1)h) et i) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés étayaient son interprétation, mais a de nouveau fait preuve de prudence en rappelant, au paragraphe 34, le droit applicable de la Cour suprême. Elle s’est appuyée, d’une manière raisonnable et appropriée, sur l’arrêt de la Cour suprême Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 78, quant à la manière de concilier les onze objectifs énoncés à l’article 3 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu que les alinéas 3(1)h) et i) doivent être interprétés en tenant compte des autres objectifs de l’article 3. La Section d’appel de l’immigration a rappelé, au paragraphe 34, que ces objectifs représentaient globalement les « valeurs d’un [É]tat démocratique [...] qui entend protéger les valeurs fondamentales de sa Charte et de son histoire de démocratie parlementaire ». S’appuyant sur cette conclusion, la Section d’appel de l’immigration s’est posé la question suivante, au paragraphe 35 : « Le fait de conclure qu’une personne est interdite de territoire pour avoir commis des actes de violence, sans doute de nature criminelle, mais n’ayant pas mené à une déclaration de [culpabilité], est‑il contraire aux valeurs canadiennes, aux valeurs fondamentales de la Charte et à notre histoire en tant que démocratie parlementaire? » Elle a répondu à cette question par la négative aux paragraphes 35 et 39.

[50] Pour une cour de révision qui remet en question la décision, cette approche semble manquer quelque peu de rigueur et peut même paraître un peu exagérée. Mais cette approche est fondée sur celle établie par la Cour suprême dans l’arrêt Agraira. L’approche utilisée par la Section d’appel de l’immigration ne peut être qualifiée de déraisonnable, car elle est basée sur une approche proposée par le plus haut tribunal du pays.

[51] Conformément à ce qui est demandé dans l’arrêt Vavilov, la Section d’appel de l’immigration a également examiné les effets potentiellement contraignants de décisions judiciaires. Elle a mentionné, au paragraphe 10, qu’aucune décision judiciaire ne portait directement sur cette question. Mais, au paragraphe 26, elle a considéré que certains termes utilisés par la Cour suprême dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au sujet du paragraphe 34(2), indiquaient aussi que la portée de cette disposition ne se limitait pas à la sécurité nationale. Elle a aussi, aux paragraphes 27 et 28, renvoyé à des extraits des décisions de la Cour fédérale El Werfalli c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612, [2014] 4 R.C.F. 673, par. 75, et Fuentes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 379, [2003] 4 C.F. 249, par. 62, mais, après en avoir fait une lecture attentive, elle a de manière plausible rejeté certaines déclarations au motif qu’il s’agissait d’observations incidentes, ce qui de fait est juste. Cela montre qu’elle a dûment tenu compte de cette jurisprudence. Elle a, dans l’ensemble, examiné et pris en compte les aspects importants de la question d’interprétation qu’elle devait trancher.

[52] La Section d’appel de l’immigration a aussi examiné le contexte des autres dispositions de la Loi portant sur l’interdiction de territoire. En particulier, elle a examiné, aux paragraphes 31 à 33 et 38, l’article 36, qui prévoit l’interdiction de territoire pour les personnes déclarées coupables d’une infraction criminelle.

[53] C’est sur ce point que M. Mason prétend que la décision de la Section d’appel de l’immigration était déraisonnable. Il affirme que la Section d’appel n’a pas tenu compte de ses observations sur le contexte. Sur ce point, il a tort.

[54] La Section d’appel de l’immigration a bien tenu compte de ce contexte, aux paragraphes 30 à 33. Elle a refusé de limiter son analyse aux autres alinéas du paragraphe 34(1). Elle a indiqué que « [l]e contexte doit provenir non seulement du contexte immédiat, mais du régime global et de l’objet de la [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés] », et que « le régime global des dispositions sur l’interdiction de territoire figurant à la section 4 de la partie I de la [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés] s’avère particulièrement pertinent », au paragraphe 21. On ne peut qualifier de déraisonnable cette façon d’examiner sans œillères les questions liées au contexte ni la manière dont la Section d’appel de l’immigration a appliqué cette approche en l’espèce.

[55] La Section d’appel de l’immigration a aussi conclu que le simple fait que certains actes criminels puissent relever de l’alinéa 34(1)e) ne signifiait pas que ceux-ci devaient avoir un lien avec la sécurité nationale. Elle a noté que, bien qu’il existe un certain chevauchement, les deux dispositions ne couvrent pas exactement les mêmes types de comportements. À son avis, au paragraphe 33, les comportements visés à l’alinéa 34(1)e), lequel porte sur les actes susceptibles de mettre en danger « la vie ou la sécurité » d’autrui au Canada, ne représentent qu’un « sous-ensemble de ce qui relèverait de la grande criminalité suivant l’article 36 ». Elle a conclu, au paragraphe 33, que les articles 34 et 36 portent sur deux choses distinctes, à savoir les actes et les déclarations de culpabilité, respectivement. Il s’agit de conclusions plausibles, qui satisfont à la norme de la décision raisonnable.

[56] La Section d’appel de l’immigration a rejeté l’observation selon laquelle, puisque l’article 36 exige que la déclaration de culpabilité soit prouvée pour les crimes de droit commun, l’alinéa 34(1)e) pourrait ne pas s’appliquer à des comportements relevant de l’article 36. Elle a noté, au paragraphe 32, que d’autres dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés portent sur des actes criminels qui peuvent donner lieu à une interdiction de territoire sans que la déclaration de culpabilité soit prouvée.

[57] La Section d’appel de l’immigration a également rejeté l’observation selon laquelle l’alinéa 34(1)e) aurait des conséquences absurdes s’il n’avait pas de lien avec la sécurité nationale. Elle a conclu, au paragraphe 36, que l’alinéa 34(1)e) n’est pas de portée absurdement vaste, car le comportement qui y est visé « a une portée restreinte ». Cela ne peut que signifier qu’elle a interprété le terme « sécurité » comme visant des actes assez graves pour être susceptibles de mettre en danger la vie, et pas seulement de causer des préjudices mineurs. Elle a en outre conclu à juste titre, aux paragraphes 35 et 36, que l’interdiction de territoire prévue à l’article 34 n’est pas régie par le droit pénal ni contraire à l’alinéa 11d) de la Charte. Aucune de ces conclusions ne peut être qualifiée de déraisonnable.

[58] Pour reprendre les termes de l’arrêt Vavilov, cités plus haut au paragraphe 42, je conclus que, même si certains éléments possibles du contexte ne figurent pas dans les motifs de la Section d’appel de l’immigration dans la décision Mason, cela ne mène pas à une « [perte de] confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » : Vavilov, par. 122. La Section d’appel de l’immigration « [n’a pris] en compte que les aspects principaux du texte, du contexte ou de l’objet » et n’était pas tenue d’examiner tous les aspects : Vavilov, par. 122. Elle était « conscient[e] [des] éléments essentiels » du texte, du contexte et de l’objet, et même très consciente : Vavilov, par. 120.

[59] À supposer que la Section d’appel de l’immigration ait omis de mentionner certains éléments dans son analyse du texte, du contexte et de l’objet, il ne s’agit pas d’une lacune fondamentale. Dans les circonstances, et en conformité avec le paragraphe 41 ci-dessus, je conclus que la Section d’appel de l’immigration a implicitement conclu que la prépondérance des éléments soutenait l’interprétation du ministre. En d’autres termes, bien qu’on puisse lui reprocher de ne pas avoir mentionné dans ses motifs certains éléments du texte, du contexte et de l’objet, je conclus, d’après la qualité du raisonnement global de la Section d’appel de l’immigration, que celle-ci a jugé que d’autres éléments l’emportaient sur ceux qui ont été omis.

[60] Contrairement à ce qui précède, la Cour fédérale a conclu que la décision de la Section d’appel de l’immigration dans l’affaire Mason était déraisonnable, car elle n’avait pas tenu compte du contexte d’autres dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés portant sur l’interdiction de territoire.

[61] Je ne suis pas d’accord avec la Cour fédérale. L’examen auquel elle a procédé s’apparente à un examen selon la norme de la décision correcte et, à certains égards, elle a commis une erreur de droit.

[62] La Cour fédérale a conclu qu’un élément du contexte l’emportait sur tous les autres. Elle a examiné les conséquences découlant des conclusions d’interdiction de territoire tirées au titre des articles 34 et 36 et a conclu que, puisque les conséquences découlant de l’article 34 sont un peu plus sévères que celles découlant de l’article 36, l’alinéa 34(1)e) doit avoir un lien avec la sécurité nationale (voir les paragraphes 39 à 51). La Cour fédérale a aussi conclu, au paragraphe 53, que, s’il n’avait pas de lien avec la sécurité nationale, l’alinéa 34(1)e) ne serait qu’une version « allégée » de l’article 36 et « rend[rait] inutile l’article 36 ».

[63] Cette conclusion repose toutefois sur une hypothèse erronée. La Cour fédérale a présumé que les comportements faisant partie des « acte[s] de violence » visés à l’alinéa 34(1)e), et des « infraction[s] à une loi fédérale » à l’article 36, sont essentiellement les mêmes. Ce n’est pas le cas. L’article 36 s’applique à beaucoup plus de comportements criminels, notamment à de nombreux comportements non violents. Même si l’alinéa 34(1)e) n’est pas lié à la sécurité nationale, l’article 36 occupe une place importante dans les dispositions de la Loi relatives à l’interdiction de territoire.

[64] Même la « grande criminalité » – la conclusion de criminalité la plus sévère prévue par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés – englobe bon nombre d’infractions non violentes. Le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, comporte de multiples infractions non violentes passibles de peines maximales de dix ans : mentionnons, par exemple, les crimes en col blanc (articles 382, 382.1 et 400), les infractions non violentes d’ordre sexuel (articles 151 à 153, 155, 160 et 172.2), le vol (alinéa 334a)) et la pornographie juvénile (article 163.1). Et il y en a de nombreuses autres : j’ai recensé au moins 31 autres articles distincts du Code criminel portant sur des infractions qui seraient visées même par l’interprétation la plus rigoureuse de l’article 36. Le législateur a choisi d’inclure, à l’article 36, dans le contexte du Code criminel, un grand nombre de comportements socialement répréhensibles parmi les motifs d’interdiction de territoire. L’alinéa 34(1)e) est, par comparaison, une disposition à portée restreinte qui ne s’applique qu’aux « actes de violence ».

[65] La Cour fédérale a commis d’autres erreurs en substituant son opinion à celle de la Section d’appel de l’immigration. Elle n’a accordé que peu de valeur, voire aucune valeur, à la présomption contre la redondance (par. 56 et 57) : Canada (Procureur général) c. Distribution G.V.A. Inc., 2018 CAF 146, par. 35. Elle a affirmé, au paragraphe 49, que l’alinéa 34(1)e) pouvait avoir une vaste portée, faisant abstraction des limites intrinsèques de cette disposition. Toujours au paragraphe 49, elle a analysé l’interprétation qu’elle privilégiait au regard des faits de l’affaire Dleiow et a conclu que ces faits étayaient sa conclusion.

[66] Sur ce dernier point, le tribunal appelé à interpréter un texte législatif directement peut vérifier son interprétation en en examinant les effets : Williams, par. 52. Cependant, la cour de révision ne devrait normalement pas procéder ainsi, car sa tâche n’est pas d’interpréter elle-même la disposition, mais d’examiner l’interprétation qu’en a faite le décideur administratif. Quoi qu’il en soit, l’évaluation que la Cour fédérale a faite en l’espèce, en se fondant sur les faits établis par le décideur administratif dans Dleiow – à savoir des incidents graves et répétés de violence familiale – est discutable. Il convient tout au moins de se demander si une interprétation de l’alinéa 34(1)e) qui empêche le décideur de conclure à l’interdiction de territoire au Canada dans des circonstances telles que celles décrites dans Dleiow s’harmonise avec l’objet de l’article 3 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

2) La décision de la Section de l’immigration dans l’affaire Dleiow

[67] Dans la décision Dleiow, la Section de l’immigration a suivi la décision Mason de la Section d’appel de l’immigration. Elle a rendu sa décision avant que la Cour fédérale ne prononce son jugement dans l’affaire Mason. Son choix de suivre la décision Mason de la Section d’appel de l’immigration était raisonnable, car cette décision constituait à l’époque le précédent le plus récent et le plus convaincant sur le sens de l’alinéa 34(1)e).

[68] La Section de l’immigration a examiné l’observation de M. Dleiow selon laquelle la décision Mason de la Section d’appel de l’immigration était erronée. Elle a rejeté cette observation, au paragraphe 11. Ce faisant, elle n’a pas considéré qu’elle était liée par la décision Mason de la Section d’appel de l’immigration ni par quelque autre décision rendue par cette instance. Cette conclusion est compatible avec la jurisprudence qui était en vigueur à l’époque et qui le demeure aujourd’hui : voir, par exemple, Vavilov, par. 129 à 132; voir aussi Canada (Procureur général) c. Bri-Chem Supply Ltd., 2016 CAF 257, [2017] 3 R.C.F. 123, par. 33 à 51, et la jurisprudence qui y est mentionnée. La Section de l’immigration a toutefois reconnu la valeur de la certitude et de la cohérence dans la prise de décisions. Elle a donc appliqué, aux paragraphes 12 à 14, le seuil qui, à son avis, devait être atteint pour qu’elle puisse déroger à la décision Mason de la Section d’appel de l’immigration. Cette approche était défendable. Elle a finalement conclu, au paragraphe 15, que le seuil n’avait pas été atteint. Elle a donc adopté l’interprétation énoncée par la Section d’appel de l’immigration dans la décision Mason. Elle a conclu que l’alinéa 34(1)e) n’exige pas qu’il existe de lien avec la sécurité nationale.

[69] Dans la décision Dleiow, a la Section de l’immigration a ensuite appliqué l’alinéa 34(1)e) aux faits qui lui avaient été présentés. Elle a conclu que le schéma de violence familiale de M. Dleiow constituait un « acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ». M. Dleiow ne conteste pas cette conclusion dans son avis de demande de contrôle judiciaire ni dans son avis d’appel. Dans l’ensemble, la décision que la Section de l’immigration a rendue dans l’affaire Dleiow, laquelle repose largement sur la décision Mason, est raisonnable.

[70] La Cour fédérale a entendu la demande de contrôle judiciaire dans l’affaire Dleiow après avoir rendu sa décision dans l’affaire Mason. La Cour fédérale a annulé la décision Dleiow de la Section de l’immigration uniquement parce qu’elle estimait devoir suivre le jugement qu’elle avait rendu dans l’affaire Mason. Comme le jugement rendu par la Cour fédérale dans l’affaire Mason doit être annulé, son jugement dans l’affaire Dleiow doit lui aussi être annulé.

[71] Avant de clore, j’aimerais formuler quelques dernières observations.

[72] En premier lieu, ce ne sont pas tous les arguments possibles sur l’interprétation des lois qui ont été présentés aux décideurs administratifs. Par exemple, dans leurs observations écrites présentées à la Section d’appel de l’immigration, ni M. Mason ni M. Dleiow n’ont invoqué la Convention sur les réfugiés, à savoir la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, qui a été signée à Genève le 28 juillet 1951, et le Protocole relatif au statut des réfugiés, qui a été signé à New York, le 31 janvier 1967. Par conséquent, ni l’un ni l’autre des décideurs administratifs n’a examiné si la Convention sur les réfugiés était utile à l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) et, le cas échéant, de quelle manière elle l’était.

[73] M. Mason a tenté d’invoquer la Convention sur les réfugiés dans ses observations devant notre Cour. Cependant, comme il s’agit d’une question nouvelle pour notre Cour, nous ne sommes pas censés l’examiner : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 23 à 26. Il s’agit d’une question de fond concernant l’interprétation de l’alinéa 34(1)e). Selon le présent régime législatif, cette question aurait dû être soumise aux décideurs sur le fond, plus précisément à la Section d’appel de l’immigration, et non à une cour de révision ou à une cour siégeant en appel d’une cour de révision : Première Nation de Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149, [2019] A.C.F. no 577 (QL); Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75.

[74] De plus, certains documents d’information et d’autres instruments nécessaires à la compréhension des obligations internationales ne nous ont pas été présentés en preuve, car ils n’avaient pas été présentés en preuve aux décideurs administratifs. La tribune pour la présentation d’éléments de preuve est la procédure devant le décideur administratif, et non la cour de révision ou la cour siégeant en appel de la cour de révision : Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, [2012] A.C.F. no 93 (QL), par. 14 à 20; Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, [2015] A.C.F. no 1396 (QL), par. 13 à 28; Bell Canada c. 7262591 Canada Ltd. (Gusto TV), 2016 CAF 123; [2016] A.C.F. no 447 (QL), par. 7 à 11.

[75] Différentes observations et de nouveaux éléments de preuve à l’appui peuvent être présentés à des décideurs administratifs qui examineront ultérieurement l’interprétation de l’alinéa 34(1)e). Ces décideurs ne sont pas liés par les décisions rendues par les décideurs administratifs dans les affaires Mason et Dleiow. Ils peuvent statuer différemment, à condition que leur décision soit raisonnable et qu’ils motivent de façon raisonnée leur choix de s’écarter de décisions antérieures : Vavilov, par. 129 à 132; voir aussi Canada (Procureur général) c. Bri-Chem Supply Ltd., par. 33 à 51, et la jurisprudence qui y est mentionnée. Bien que la norme de la décision raisonnable permette que des interprétations concurrentes de dispositions législatives coexistent, les divergences chroniques peuvent susciter des doutes importants à l’égard de l’uniformité et de la primauté du droit : Vavilov, par. 129; voir également les réserves exprimées par notre Cour dans l’arrêt Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467.

[76] En conformité avec l’arrêt Hillier, je n’ai pas fait ma propre interprétation de l’alinéa 34(1)e). Mais, toujours conformément à Hillier, j’ai pris connaissance de l’état de la situation quant à l’interprétation de cette disposition en vue d’effectuer un examen selon la norme de la décision raisonnable. De ce point de départ, j’ai observé que certains éléments du texte, du contexte et de l’objet de l’alinéa 34(1)e) étayent les interprétations auxquelles sont parvenus les décideurs administratifs en l’espèce, mais que ce n’est pas le cas pour d’autres éléments. En l’espèce, la meilleure façon de décrire la question de l’interprétation du texte législatif est de parler d’une question où il y a matière à discussion.

[77] Pour éviter d’éventuelles interprétations contradictoires de l’alinéa 34(1)e) – et éviter toutes les incertitudes, incohérences et iniquités susceptibles d’en résulter – les décideurs administratifs tentés de retenir une interprétation différente auraient sans doute avantage à privilégier une autre voie. À tout stade d’une procédure, les « offices fédéraux », comme la Section d’appel de l’immigration, peuvent « renvoyer devant la Cour fédérale pour audition et jugement toute question de droit [...] » : par. 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7. Il va sans dire que, lors d’un tel renvoi, les Cours fédérales n’auraient pas à faire preuve de retenue envers un processus décisionnel administratif particulier et qu’elles pourraient recevoir tous les éléments de preuve et observations nécessaires pour statuer correctement sur l’état du droit.

[78] En l’espèce, les faits des présentes affaires soulèvent une importante question isolée d’interprétation des lois. Il s’agit d’une question purement juridique, qui exige un examen du texte, du contexte et de l’objet. Contrairement à certains décideurs administratifs, comme l’Office national de l’énergie dans l’arrêt Forest Ethics, précité, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ne possède pas d’expertise particulière susceptible d’enrichir l’analyse du texte, du contexte et de l’objet. Il se pourrait très bien qu’un commissaire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié conclue à l’avenir qu’il est tout à fait indiqué de renvoyer cette question à la Cour fédérale afin de la régler une fois pour toutes.

[79] En formulant ces observations, je n’exprime ni expressément ni implicitement quelque accord ou désaccord quant à l’interprétation adoptée par les décideurs administratifs dans les deux affaires dont notre Cour a été saisie.

C. Conclusion et dispositif proposé

[80] Pour les motifs qui précèdent, la décision de la Section d’appel de l’immigration dans l’affaire Mason et la décision de la Section de l’immigration dans l’affaire Dleiow sur l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés sont raisonnables. La Cour fédérale, dans ces deux affaires, n’aurait pas dû annuler ces décisions.

[81] Je répondrais à la question certifiée dans chaque appel de la façon suivante :

Q. Est-il raisonnable d’interpréter l’alinéa 34(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés d’une manière qui n’exige pas la preuve d’une conduite liée à la « sécurité nationale » ou à la « sécurité du Canada »?

R. Oui.

[82] J’accueillerais les appels, j’annulerais les jugements rendus par la Cour fédérale le 2 octobre 2019 et le 16 janvier 2020 dans les dossiers IMM-1645-19 et IMM-4199-19 respectivement et, rendant les jugements que la Cour fédérale aurait dû rendre dans chacun de ces dossiers, je rejetterais les demandes de contrôle judiciaire.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Anne L. Mactavish, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

A-415-19 et A-37-20

APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR LE JUGE GRAMMOND LE 2 OCTOBRE 2019, DOSSIER NO IMM-1645-19

APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR LE JUGE BARNES LE 16 JANVIER 2020, DOSSIER NO IMM-4199-19

DOSSIER :

A-415-19

 

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. EARL MASON

 

 

ET DOSSIER :

A-37-20

 

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. SEIFESLAM DLEIOW

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 juin 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 juillet 2021

 

COMPARUTIONS :

Helen Park

Tasneem Karbani

Ezra Park

 

POUR L’APPELANT, LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

Erica Olmstead

Molly Joeck

 

POUR L’INTIMÉ EARL MASON

 

Robert J. Kincaid

 

POUR L’INTIMÉ SEIFESLAM DLEIOW

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

POUR L’APPELANT, LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

Edelmann & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR L’INTIMÉ EARL MASON

 

Robert J. Kincaid Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR L’INTIMÉ SEIFESLAM DLEIOW

 

 

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