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Date : 20220106


Dossiers : A-315-20 (dossier principal)

A-316-20, A-4-21

Référence : 2022 CAF 2

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MONAGHAN

 

 

ENTRE :

PHARMASCIENCE INC.

appelante

et

TEVA CANADA INNOVATION, TEVA CANADA LIMITED et

YEDA RESEARCH AND DEVELOPMENT CO., LTD.

intimées

Audience tenue par vidéoconférence en ligne organisée par le greffe, le 24 novembre 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 6 janvier 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE MONAGHAN

 


Date : 20220106


Dossiers : A-315-20 (dossier principal)

A-316-20, A-4-21

Référence : 2022 CAF 2

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MONAGHAN

 

 

ENTRE :

PHARMASCIENCE INC.

appelante

et

TEVA CANADA INNOVATION, TEVA CANADA LIMITED et

YEDA RESEARCH AND DEVELOPMENT CO., LTD.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LOCKE

I. Aperçu

[1] À l’automne 2020, la juge Catherine M. Kane de la Cour fédérale a instruit pendant plusieurs semaines deux actions en contrefaçon de brevet, introduites en application du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), D.O.R.S./93-133. Dans ces actions, il était allégué que l’appelante, Pharmascience Inc. (Pharmascience), contreviendrait aux brevets canadiens nos 2,702,437 (le brevet 437) et 2,760,802 (le brevet 802) si elle commercialisait son produit, le Glatect à 40 mg, qui est une version générique du produit offert par les intimées pour le traitement de la sclérose en plaques (SP), le Copaxone à 40 mg. Ces actions avaient été intentées par deux des intimées en l’espèce, Teva Canada Innovation et Teva Canada Limited. La troisième intimée, Yeda Research and Development Co., Ltd., a été ajoutée à l’instance à titre de titulaire des brevets 437 et 802. Les trois intimées sont collectivement désignées aux présentes sous le nom de Teva.

[2] Dans sa décision de plus de 900 paragraphes (2020 CF 1158), la juge Kane (la juge de première instance) a fait un examen approfondi des éléments de preuve et des questions en litige et a conclu que le brevet 437 ne serait pas contrefait (parce qu’il est invalide pour cause d’évidence ou d’absence d’inventivité), mais que le brevet 802 le serait. Elle a rejeté les allégations de Pharmascience selon lesquelles le brevet 802 était invalide pour cause d’évidence ou, subsidiairement, pour d’absence d’utilité. En conséquence, elle a notamment interdit à Pharmascience de fabriquer, d’utiliser ou de vendre le Glatect à 40 mg au Canada.

[3] Pharmascience interjette maintenant appel des conclusions de la juge de première instance concernant la validité du brevet 802. La validité du brevet 437 n’est pas en litige dans le présent appel et je ne formulerai aucun commentaire sur l’analyse que la juge de première instance a faite à cet égard.

[4] Sur la question de l’utilité, Pharmascience mentionne l’exigence selon laquelle l’inventeur (ou le titulaire du brevet) doit, à la date de dépôt du brevet en litige, avoir démontré l’utilité de son invention ou être en mesure d’en prédire valablement l’utilité. Les parties conviennent que l’utilité de l’invention à la date de dépôt n’avait pas été démontrée. Teva devait donc satisfaire aux exigences relatives à la prédiction valable d’utilité, exigences qui ont été énoncées par la Cour suprême du Canada au paragraphe 70 de l’arrêt Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153 (arrêt Wellcome) : (i) la prédiction doit avoir un fondement factuel; (ii) l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et « valable » qui permette d’inférer le résultat souhaité du fondement factuel et (iii) il doit y avoir divulgation suffisante.

[5] Pharmascience affirme que la juge de première instance a commis une erreur en appliquant des exigences en matière de divulgation qui concernent les brevets en général et en omettant de reconnaître que les inventions fondées sur une prédiction valable commandent l’application d’exigences accrues en matière de divulgation. La règle de la prédiction valable exige la divulgation du fondement factuel et du raisonnement (Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 97, 78 C.P.R. (4th) 388 aux para. 14 et 15; Eli Lilly and Company c. Teva Canada Limited, 2011 CAF 220, 94 C.P.R. (4th) 95 aux para. 47 et 51; Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2011 CAF 236, 95 C.P.R. (4th) 193 au para. 52; Cobalt Pharmaceuticals Company c. Bayer Inc., 2015 CAF 116, 131 C.P.R. (4th) 99 au para. 58), sauf si ce fondement factuel et ce raisonnement seraient en eux-mêmes évidents pour une personne versée dans l’art (Bell Helicopter Textron Canada Limitée c. Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219, 120 C.P.R. (4th) 394 aux para. 151 à 155 (arrêt Eurocopter)). Cette exigence de divulgation existe, car « la prédiction valable est, jusqu’à un certain point, la contrepartie que le demandeur offre pour le monopole conféré par le brevet » : arrêt Wellcome au para. 70.

[6] Subsidiairement, Pharmascience affirme que, si le brevet 802 n’est pas jugé invalide pour cause d’absence d’utilité, il doit l’être alors pour évidence. Elle note que le brevet 802 ne fournit aucun résultat d’expériences qui pourrait constituer le fondement factuel d’une prédiction valable d’utilité et donc que le fondement factuel et le raisonnement exigés pour étayer une prédiction valable doivent venir des connaissances générales courantes d’une personne versée dans l’art. Pharmascience fait valoir que, si les connaissances générales courantes étaient suffisantes pour étayer une prédiction valable d’utilité de l’invention associée au brevet 802, alors ces mêmes connaissances générales courantes feraient que l’invention résulterait d’un essai allant de soi et qu’elle serait de ce fait invalide pour cause d’évidence.

[7] Pour les motifs exposés ci-après, je rejetterais le présent appel. Je ne relève aucune erreur susceptible de révision dans les conclusions de la juge de première instance quant à l’utilité ou à l’inventivité du brevet 802.

II. Norme de contrôle

[8] Bien que personne ne conteste la norme de contrôle qui doit s’appliquer, il est important de l’exposer, car cela est pertinent dans le présent appel.

[9] La norme de contrôle qui s’applique dans le présent appel est celle énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, selon laquelle les questions de droit sont sujettes à révision selon la norme de la décision correcte alors que les questions de fait ou les questions de droit et de fait desquelles aucune erreur de droit ne peut être isolée doivent être examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante. Une erreur manifeste et dominante est une erreur manifeste qui touche directement à l’issue de l’affaire.

[10] L’utilité est une question de droit et de fait (Apotex Inc. c. Janssen Inc., 2021 CAF 45, 182 C.P.R. (4th) 233 au para. 44), alors que la prédiction valable est une question de fait (arrêt Wellcome au para. 71). L’évidence est elle aussi une question de droit et de fait (Halford c. Seed Hawk Inc., 2006 CAF 275, 175 D.L.R. (4th) 556 au para. 39). Par conséquent, les conclusions quant à l’utilité et à l’évidence seront examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, à moins qu’une question de droit ne puisse être isolée.

III. Brevet 802

[11] Le brevet 802, intitulé « Thérapie à l’acétate de glatiramère à basse fréquence », décrit et revendique un médicament et son utilisation pour le traitement d’une forme de SP désignée sclérose en plaques récurrente‑rémittente (SP‑RR). Plus précisément, le brevet 802 revendique l’utilisation de 40 mg d’acétate de glatiramère (AG) administré trois fois par semaine, avec un intervalle d’au moins un jour entre chaque injection.

[12] La portion du brevet 802 portant sur la divulgation décrit un traitement contre la SP-RR déjà connu, qui consistait en des injections quotidiennes d’AG à 20 mg. La dose revendiquée de 40 mg d’AG administrée trois fois par semaine est décrite comme [traduction] « un schéma posologique à basse fréquence efficace » (par rapport aux injections quotidiennes de 20 mg), qui [traduction] « augmente la tolérabilité du traitement par l’AG » (voir les pages 4 et 5 du brevet 802). La tolérabilité est définie comme étant [traduction] « associée à la fréquence et à la gravité des réactions suivant l’injection et des réactions au point d’injection » et comme [traduction] « influen[çant] la période pendant laquelle un patient peut suivre le traitement par l’AG » (voir la page 16). La question de la tolérabilité est examinée plus en détail dans le cadre de la divulgation, sous la rubrique « Analyse », à la page 36 :

[traduction]
Un inconvénient important du traitement par l’AG est la nécessité d’avoir des injections quotidiennes. De plus, dans tous les essais cliniques, les réactions au point d’injection ont constitué les réactions indésirables les plus fréquentes et ont été signalées par la majorité des patients recevant l’AG. Dans des études contrôlées, la proportion de patients ayant signalé ces réactions au moins une fois a été plus élevée après des injections d’AG (70 %) qu’après des injections de placebo (37 %). Les réactions au point d’injection les plus souvent signalées chez des patients traités par l’AG par rapport à ceux traités par placebo ont été l’érythème, une douleur, une masse, un prurit, un œdème, de l’inflammation et une hypersensibilité.

[13] La divulgation décrit en outre plusieurs obstacles et limites associés aux méthodes potentielles pour contrer ces inconvénients, notamment le fait [traduction] « qu’en raison du comportement pharmacocinétique complexe d’un médicament, les variations dans la fréquence d’administration sont imprévisibles et nécessitent des essais empiriques » (voir la page 36).

[14] Entre les pages 20 et 36, la divulgation présente une description détaillée d’un essai multinational et multicentrique de phase III, avec répartition aléatoire et groupes parallèles, visant à évaluer l’efficacité, l’innocuité et la tolérabilité de la dose proposée de 40 mg d’AG administrée trois fois par semaine. Cette description, désignée sous le nom d’« essai GALA » au paragraphe 883 des motifs de la juge de première instance, expose le plan de l’étude et les résultats escomptés. Fait important à souligner, les résultats réellement obtenus ne sont pas mentionnés, car l’étude n’était pas terminée lorsque la demande pour le brevet 802 a été déposée.

IV. Absence d’utilité (prédiction valable)

A. Exigences en matière de divulgation

[15] Comme je l’ai mentionné précédemment, Pharmascience soutient que la juge de première instance a commis une erreur dans son interprétation des exigences en matière de divulgation qui s’appliquent à une invention fondée sur la règle de la prédiction valable. Pharmascience relève plusieurs endroits dans les motifs de la juge de première instance (paragraphes 872 et 875) où elle décrit l’obligation d’« explique[r] d’une manière complète, claire et exacte la nature de l’invention et la façon de la mettre en pratique », sans reconnaître l’exigence de décrire le fondement factuel et le raisonnement étayant la prédiction d’utilité.

[16] Avant de commencer, je tiens à souligner que les parties ne contestent pas le fait que les inventions fondées sur une prédiction valable commandent l’application d’exigences plus élevées en matière de divulgation. Il n’y a donc pas lieu de commenter cette question en l’espèce.

[17] Je suis d’avis que la juge de première instance n’a pas commis d’erreur dans son interprétation des exigences en matière de divulgation selon la règle de la prédiction valable. Au paragraphe 870 de ses motifs, elle reconnaît la distinction à établir entre les exigences énoncées dans la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, au sujet de la divulgation en général (au paragraphe 27(3)) et de l’utilité (à l’article 2). De plus, au paragraphe 874, elle discute des exigences en matière de divulgation propres au contexte de la règle de la prédiction valable. Elle cite la décision rendue par notre Cour dans l’arrêt Eurocopter, notamment le paragraphe 153 de cette décision :

Lorsqu’on peut trouver le fondement factuel dans des règles ou des principes scientifiques reconnus ou dans ce qui constitue les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art, il pourrait ne pas être nécessaire de divulguer ce fondement factuel dans le mémoire descriptif. À l’inverse, lorsque le fondement factuel repose sur des données qui ne font pas partie des connaissances générales courantes, il se peut fort bien que la divulgation dans le mémoire descriptif soit exigée pour étayer une prédiction valable.

B. Petites études

[18] Pharmascience affirme également que la juge de première instance a commis une erreur en se fondant sur une série de petites études (désignées dans les motifs sous les noms Flechter 2002, Khan 2008 et Caon 2009, ci-après désignées les petites études) pour étayer la validité de la prédiction en l’espèce, en dépit du fait que ces études n’ont pas été décrites dans le brevet 802 et qu’elles ne font pas partie des connaissances générales courantes d’une personne versée dans l’art. Ces études comparaient l’administration de doses quotidiennes de 20 mg à l’administration de doses de 20 mg tous les deux jours. Pharmascience souligne le fait que la juge de première instance a clairement reconnu que les petites études ne faisaient pas partie des connaissances générales courantes : voir les paragraphes 819 et 890 des motifs. Pharmascience affirme que la juge de première instance a fondé sa conclusion quant à la prédiction valable sur une opinion erronée selon laquelle ces études avaient été mentionnées dans le brevet 802.

[19] Il semble en effet que la juge de première instance ait cru, à tort, que les petites études avaient été invoquées dans le brevet 802 : voir les paragraphes 879 et 890. Elle note que ces études sont mentionnées par renvoi dans le « protocole GALA » et elle semble avoir conclu que ce protocole était synonyme de l’« essai GALA » décrit dans le brevet 802. Or, le protocole GALA qui renvoie aux études en question est un document plus détaillé et distinct qui n’est pas du domaine public. Le brevet 802 ne renvoie pas en soi aux petites études.

[20] Malgré cette erreur apparente commise par la juge de première instance, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une erreur susceptible de révision. L’applicabilité des petites études à la conclusion de prédiction valable est une question de droit et de fait susceptible de révision selon la norme de l’erreur manifeste et dominante. Même si j’accepte que cette erreur est manifeste (évidente), je ne crois pas qu’elle soit dominante (c.-à-d. qu’elle touche directement à l’issue de l’affaire).

[21] J’en arrive à cette conclusion, car la juge de première instance semble avoir exposé les fondements de sa conclusion quant à la prédiction valable d’utilité au paragraphe 885 de ses motifs :

La personne versée dans l’art examinerait le brevet 802 et les détails de l’essai GALA, y compris les résultats escomptés, ainsi que les connaissances générales courantes (qui, tel que mentionné, sont qu’une dose de 20 mg était efficace, qu’une dose quotidienne de 40 mg était tout aussi efficace (Comi 2008) et que plusieurs facteurs, dont les réactions au point d’injection, contribuaient à la non-adhésion des patients), et accepterait la logique que présente le raisonnement – qu’une dose de 40 mg trois fois par semaine atténuerait les symptômes de la SP‑RR (Eurocopter, aux para 154‑155). Une parcelle d’utilité est tout ce qui est exigé, et la personne versée dans l’art s’attendrait à au moins une parcelle d’utilité pour traiter la SP‑RR eu égard à la logique présentée.

[22] Ce paragraphe ne fait nullement mention des petites études. On y souligne trois aspects des connaissances générales courantes (dose quotidienne connue de 20 mg, dose quotidienne de 40 mg tout aussi efficace et problème de non-adhésion des patients en raison des réactions au point d’injection) qui suffisent pour étayer une prédiction valable d’utilité du schéma posologique proposé, basé sur l’administration de 40 mg trois fois par semaine. Je ne relève aucune erreur dans ce raisonnement et il ne m’apparaît nullement évident que la juge de première instance se soit fondée sur les petites études, que ce soit au paragraphe 885 ou ailleurs dans ses motifs, pour étayer la prédiction valable. De même, il n’appert pas selon moi que la juge de première instance s’est fondée sur les autres renseignements internes de Teva qu’elle a mentionnés dans ses motifs pour étayer la prédiction valable (voir les paragraphes 877, 898 et 899).

[23] Pharmascience affirme que la juge de première instance a aussi commis une erreur au paragraphe 885 en mentionnant la « logique » exposée dans le brevet 802, selon laquelle un schéma posologique à fréquence réduite atténuerait les symptômes de la SP‑RR. Pharmascience soutient que le brevet 802 n’expose pas une telle logique. Je ne suis pas de cet avis. Je suis d’avis que les préoccupations associées à la posologie quotidienne qui y sont énoncées quant à la tolérabilité, à l’adhésion du patient et aux réactions au point d’injection (voir le paragraphe 12 précité), combinées à la proposition d’étudier l’efficacité et l’innocuité d’un schéma posologique à fréquence réduite, supposent une théorie voulant qu’une dose de 40 mg d’AG administrée trois fois par semaine soit efficace pour atténuer les symptômes de la SP-RR.

C. Caractère imprévisible de l’administration de l’AG

[24] Pharmascience mentionne également une déclaration du brevet 802 selon laquelle le comportement pharmacocinétique complexe de l’AG rend imprévisibles les effets de la variation de la fréquence d’administration. Pharmascience affirme qu’il est de ce fait reconnu que les connaissances générales courantes ne permettraient pas d’obtenir une prédiction valable d’utilité en variant la fréquence d’administration de l’AG.

[25] Je n’interprète pas cette déclaration dans le brevet 802 comme une preuve corroborant les affirmations de Pharmascience. J’y vois plutôt une confirmation de la nécessité de mener l’essai qui y est décrit pour vérifier la théorie voulant qu’un schéma posologique à fréquence réduite soit efficace et sans danger. De plus, la juge de première instance a examiné cette déclaration dans ses motifs : voir le paragraphe 881.

[26] Il convient également de noter la directive suivante extraite du paragraphe 77 de l’arrêt Wellcome, à laquelle la juge de première instance renvoie au paragraphe 862 :

Les conditions préalables en matière de preuve que doit remplir le fabricant qui souhaite commercialiser une drogue nouvelle visent un objectif différent de celui visé par le droit des brevets. Dans le premier cas, on parle d’innocuité et d’efficacité alors que, dans le deuxième cas, il est question d’utilité, mais dans le contexte de l’inventivité. De par sa nature, la règle de la prédiction valable présuppose l’existence d’autres travaux à accomplir.

D. Insuffisance de la preuve d’inutilité

[27] Il existe une dernière raison pour laquelle j’hésiterais à modifier la conclusion de la juge de première instance sur l’utilité, et c’est que Pharmascience n’a présenté aucun élément de preuve de ses propres experts sur cette question, une question à propos de laquelle le fardeau de la preuve lui incombait. Pharmascience se fonde principalement sur les éléments de preuve des experts de Teva et sur les témoignages qu’ils ont présentés en contre-interrogatoire. Or, les rapports présentés par ces experts portaient sur la question de l’évidence et non de l’utilité. Les experts de Teva n’ont pas été informés des règles de droit régissant l’utilité et on ne leur a jamais demandé directement de donner leurs avis sur cette question.

[28] Sur ce point, je relève la déclaration suivante de la juge de première instance au paragraphe 28 de ses motifs : « [d]ans certains cas, les questions et les réponses [durant les contre-interrogatoires] étaient déroutantes et alambiquées si bien que j’ai dû examiner attentivement l’ensemble du témoignage détaillé offert par l’expert ». Elle a également déclaré ce qui suit au paragraphe 786 :

[…] il est arrivé plusieurs fois que les parties ont cherché à soutirer aux experts des réponses sur des points précis en vue d’étayer certains arguments. Les arguments reposant sur des réponses isolées ont fait oublier l’essentiel des témoignages. C’est pourquoi j’ai dû examiner très soigneusement la preuve dans son ensemble pour déterminer si les experts appuyaient effectivement l’argument invoqué.

E. Conclusion relative à l’utilité

[29] Pharmascience ne m’a pas convaincu que la juge de première instance a commis quelque erreur susceptible de révision sur la question de la prédiction valable et de l’utilité.

V. Évidence

[30] Comme je l’ai mentionné précédemment, Pharmascience invoque subsidiairement l’argument de l’évidence si la conclusion de la juge de première instance concernant la prédiction valable n’est pas infirmée. Pharmascience fait valoir que la conclusion voulant que les connaissances générales courantes étaient suffisantes pour établir une prédiction valable quant à l’efficacité de l’invention aurait dû également mener à la conclusion que l’invention résultait tout au moins d’un essai allant de soi.

[31] Pharmascience fait plus précisément valoir que la juge de première instance a commis une erreur dans sa formulation du critère de l’évidence, en écartant certaines réalisations antérieures qu’une personne versée dans l’art n’aurait pas trouvées en menant une recherche raisonnablement diligente (ou en faisant abstraction de celles-ci). Pharmascience affirme en outre que la juge de première instance a commis une erreur en concluant que l’argument de l’évidence était fondé sur une mosaïque de réalisations antérieures.

[32] Je ne crois pas que la juge de première instance ait écarté à tort quelques réalisations antérieures invoquées par Pharmascience ou qu’elle en ait fait abstraction. La juge de première instance a bien interprété le droit sur la pertinence de l’art antérieur qui ne serait pas révélé par une recherche diligente (voir les paragraphes 499 à 501 de ses motifs et les renvois qui y sont faits à l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2020 CAF 30), et elle a semblé préoccupée du fait que, compte tenu de la difficulté à repérer certaines réalisations antérieures, la personne versée dans l’art n’aurait pas été amenée directement et sans difficulté à combiner ces renvois. Ce raisonnement n’était pas erroné.

[33] De même, Pharmascience ne m’a pas convaincu que la juge de première instance a commis une erreur en qualifiant de mosaïque l’art antérieur invoqué par Pharmascience. La juge de première instance a relevé un écart entre les connaissances générales courantes et l’invention du brevet 802 et a conclu qu’aucune des réalisations antérieures invoquées par Pharmascience, qui ne faisaient pas partie des connaissances générales communes, ne comblait cet écart. La juge de première instance a conclu que, bien qu’il soit possible, dans une analyse visant à déterminer s’il y a évidence, de combiner des renvois à des réalisations antérieures qui ne font pas partie des connaissances générales courantes, la partie qui allègue l’évidence doit établir que la personne versée dans l’art aurait pensé à combiner ces renvois (voir les paragraphes 502 à 504 des motifs).

[34] La juge de première instance a noté que le point de départ pour l’évaluation de l’évidence est la dose quotidienne de 20 mg d’AG et que la personne versée dans l’art saurait qu’il avait été démontré qu’une dose de 40 mg est aussi efficace qu’une dose de 20 mg (voir le paragraphe 824 de ses motifs). Elle a toutefois rejeté l’argument voulant que le point de départ était la dose de 40 mg administrée tous les deux jours, selon le renvoi à l’étude Pinchasi 2007 (publication de la demande PCT no WO 2007/081975).

[35] Pharmascience affirme également que la juge de première instance a tiré des conclusions incohérentes au sujet de Pinchasi 2007. Pharmascience note que la juge de première instance a conclu à la fois que (i) la proposition visant à étudier l’administration d’une dose de 40 mg d’AG trois fois par semaine, décrite dans le brevet 802, était suffisante pour étayer une prédiction valable et que (ii) la description et les revendications dans l’étude Pinchasi 2007 concernant l’administration d’une dose de 40 mg d’AG tous les deux jours n’étaient pas suffisantes pour étayer l’argument de l’évidence. J’estime que l’argument de Pharmascience est sans fondement pour deux raisons.

[36] Premièrement, bien que l’étude Pinchasi 2007 renvoie brièvement à l’idée de faire l’essai d’une dose de 40 mg d’AG administrée tous les deux jours, et comporte une revendication à cet effet, il ne s’agit rien de plus que d’une simple mention (une notion « vaguement suggéré[e] » comme l’a indiqué la juge de première instance au paragraphe 654 de ses motifs), qui n’est corroborée par aucune explication, discussion ou donnée à l’appui. Comme l’a conclu la juge de première instance, l’étude Pinchasi 2007 porte principalement sur l’administration quotidienne et qu’on n’y « enseignait [pas] l’administration d’une dose tous les deux jours » : voir les paragraphes 654, 749 et 815 à 817. De plus, les parties semblent s’accorder pour dire que l’étude Pinchasi 2007 ne faisait pas partie des connaissances générales courantes. Je ne relève aucune erreur dans l’interprétation que la juge de première instance a faite de l’étude Pinchasi 2007.

[37] Je rejette l’argument de Pharmascience selon lequel la divulgation dans le brevet 802 concernant l’administration trois fois par semaine est « vague », comme l’était la divulgation dans l’étude Pinchasi 2007. Comme je l’ai mentionné aux paragraphes 21 à 23 qui précèdent, le fondement factuel et le raisonnement qui appuient la prédiction valable d’utilité du brevet 802 proviennent des connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art et de la logique exposée dans la divulgation.

[38] Ma deuxième raison pour rejeter l’argument de Pharmascience concernant l’incohérence des conclusions de la juge de première instance sur la prédiction valable et l’évidence est que ces deux questions commandent l’application de critères juridiques distincts et différents. Il n’y a pas nécessairement incohérence entre, d’une part, une conclusion voulant qu’une notion soit suffisamment décrite dans la divulgation de preuve et les connaissances générales courantes pour étayer une prédiction valable d’utilité (une inférence prima facie raisonnable de l’utilité, selon l’arrêt Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2010 CAF 197, 85 C.P.R. (4th) 413 au para. 85) et, d’autre part, une conclusion voulant que la notion ne soit pas suffisamment connue dans l’art antérieur (y compris, mais sans s’y limiter, dans les connaissances générales courantes) pour amener la personne versée dans l’art directement et sans difficulté à la solution qu’enseigne le brevet. La juge de première instance a reconnu cette distinction aux paragraphes 884 et 890 de ses motifs, et il lui était loisible de conclure que les connaissances générales courantes comportaient suffisamment d’éléments pour étayer une prédiction valable d’utilité de l’invention, mais pas assez pour en étayer l’évidence.

[39] Une autre difficulté vient du fait que la date pertinente pour évaluer la prédiction valable est la date de dépôt du brevet, alors que la date pertinente pour l’évaluation de l’évidence est la date de revendication (laquelle, en l’espèce, précède d’un an la date de dépôt). Dans certaines circonstances, il peut arriver que les connaissances générales courantes changent entre ces deux dates. La personne versée dans l’art pourrait ainsi disposer, pour appuyer une prédiction valable, de renseignements suffisants qui n’étaient pas disponibles au moment de l’évaluation de l’évidence.

[40] Un dernier point soulevé par Pharmascience sur la question de l’évidence concerne le fait que plusieurs tribunaux étrangers ont conclu à l’invalidité pour cause d’évidence de brevets correspondant au brevet 802 et qu’un conseil de réexamen de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) a conclu que toutes les revendications du brevet 802 sont aussi invalides pour cause d’évidence. Premièrement, je note que Pharmascience ne présente aucune analyse détaillée sur aucune de ces décisions. Deuxièmement, il existe une multitude de raisons pour lesquelles notre Cour n’est pas liée par ces décisions. En ce qui concerne les décisions étrangères, le droit est différent, les brevets sont vraisemblablement différents et les éléments de preuve le sont certainement. Quant au réexamen par l’OPIC, notre analyse à titre de tribunal d’appel devant appliquer les normes de contrôle est nécessairement différente, et la décision qui est portée en appel en l’espèce est celle rendue par la juge de première instance, et non par le conseil de réexamen.

[41] Avant de conclure sur la question de l’évidence, j’aimerais formuler deux commentaires sur les motifs de la juge de première instance. Premièrement, elle a mentionné à plusieurs reprises (voir les paragraphes 625, 813, 815 et 817) que l’étude Pinchasi 2007 était une demande de brevet non approuvée. Au paragraphe 813, elle a même déclaré que, « si la personne versée dans l’art découvrait Pinchasi 2007, elle en évaluerait les enseignements en se fondant sur le fait qu’il s’agit simplement d’une demande qui n’a pas été approuvée ». Ces renvois ne devraient pas être interprétés comme signifiant que tout brevet de l’art antérieur est pertinent et peut être invoqué pour évaluer la question de l’évidence. Une telle interprétation serait dans l’ensemble fausse. Cela ne constitue toutefois pas une erreur susceptible de révision, puisque la juge de première instance a accepté la preuve d’expert qui, en l’espèce, dispose que la personne versée dans l’art n’aurait pas cherché des demandes de brevet non approuvées : voir les paragraphes 749 et 813 des motifs. Elle avait le droit d’accepter ces éléments de preuve et de rejeter, pour ce motif, l’argument relatif à l’évidence fondé sur l’étude Pinchasi 2007.

[42] Mon deuxième commentaire sur la question de l’évidence concerne la description que la juge de première instance a faite du critère de l’évidence aux paragraphes 494 et suivants de ses motifs. Elle renvoie au critère bien établi par la Cour suprême du Canada au paragraphe 67 de l’arrêt Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265 (arrêt Sanofi) :

[traduction]

(1) a) Identifier la « personne versée dans l’art ».

b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

(2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

(3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous-tend la revendication ou son interprétation;

(4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

[43] La juge de première instance a ensuite déclaré que le quatrième volet est qualifié de critère de l’« essai allant de soi ».

[44] Il n’est pas tout à fait exact de qualifier le quatrième volet du critère de l’évidence défini dans l’arrêt Sanofi de critère de l’« essai allant de soi ». De fait, ce volet ne comporte pas toujours une évaluation visant à déterminer si l’invention résultait d’un essai allant de soi. Ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 68 de l’arrêt Sanofi, le recours à la notion d’« essai allant de soi » pourrait être indiqué « [d]ans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation », vu l’existence de « nombreuses variables interdépendantes ». Cependant, le critère de l’« essai allant de soi » n’est pas vraiment un facteur qui entre en compte lorsque l’expérimentation est inutile. Cela étant dit, le critère de l’« essai allant de soi » semble approprié en l’espèce, car il concerne les réponses biologiques à certaines approches thérapeutiques.


VI. Conclusion

[45] Je rejetterais l’appel et j’adjugerais des dépens.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

David Stratas j.c.a. »

« Je suis d’accord.

K.A. Siobhan Monaghan j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

A-315-20 (dossier principal)

A-316-20, A-4-21

 

INTITULÉ :

PHARMASCIENCE INC. c. TEVA CANADA INNOVATION, TEVA CANADA LIMITED et YEDA RESEARCH AND DEVELOPMENT CO., LTD.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 novembre 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE MONAGHAN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 6 janvier 2022

COMPARUTIONS :

H.B. Radomski

Jordan Scopa

Jaclyn Tilak

 

Pour l’appelante

 

Bryan Norrie

Lesley Caswell

Devin Doyle

Jessica Sudbury

Pour les intimées

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelante

 

Aitken Klee LLP

Ottawa (Ontario)

Pour les intimées

 

 

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