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Date : 20220124


Dossier : A-3-21

Référence : 2022 CAF 11

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

KEITH HERBERT

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience par vidéoconférence organisée par le greffe, le 18 janvier 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 24 janvier 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20220124


Dossier : A-3-21

Référence : 2022 CAF 11

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

KEITH HERBERT

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LEBLANC

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire rendue verbalement par un commissaire de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission), relativement à l’étendue des éléments de preuve que le demandeur serait autorisé à présenter durant la phase de réparation d’une procédure d’arbitrage introduite aux termes de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, édictée par l’article 2 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22 (la Loi).

[2] Le demandeur est un ancien employé de la Commission des libérations conditionnelles du Canada (la CLCC). Il a été licencié par la CLCC le 22 mai 2015 pour rendement insatisfaisant. Le demandeur a contesté cette décision en déposant un grief en application de la Loi. Il alléguait également avoir fait l’objet d’une discrimination continue de la part de la CLCC relativement à sa déficience.

[3] Ce grief, de même que sept autres griefs que le demandeur avait déposés contre la CLCC avant son licenciement, ont été renvoyés à la Commission à des fins d’arbitrage. À la demande des parties, la procédure d’arbitrage a été scindée, la Commission devant d’abord trancher la question de la responsabilité alléguée de la CLCC. Plusieurs de ces griefs ont été retirés et d’autres ont été rejetés. Ultimement, seuls les griefs portant sur le licenciement et sur le défaut de la CLCC de prendre des mesures d’adaptation à l’égard de la déficience du demandeur ont été accueillis par la Commission dans une décision rendue le 11 septembre 2018.

[4] Après plusieurs tentatives infructueuses de la part du demandeur en vue d’obtenir la récusation du commissaire assigné à son dossier, la procédure d’arbitrage est passée à la phase de la réparation. Dès le début de l’audience sur la réparation, le 1er décembre 2020, la Commission a été appelée à rendre une décision sur l’étendue de la preuve qui pourrait être présentée à l’audience. Cette décision était en réponse au souhait exprimé par le demandeur de déposer des éléments de preuve démontrant qu’il avait fait l’objet de discrimination, non seulement relativement à son licenciement, mais également depuis le jour où il était entré au service de la CLCC – une demande à laquelle le défendeur s’est opposé.

[5] Le lendemain, la Commission a décidé que le demandeur était lié par les conclusions énoncées dans la décision sur la responsabilité, notamment celles portant sur la discrimination découlant du défaut de prendre des mesures d’adaptation ayant mené au licenciement. Le demandeur ne serait donc pas autorisé à [traduction] « remonter au début de son emploi » (transcription de l’audience du 2 décembre 2020, dossier du demandeur, p. 92).

[6] C’est cette décision que le demandeur conteste dans la présente instance. Le demandeur allègue que cette décision le prive de la pleine possibilité d’être entendu, car la jurisprudence récente de la Cour suprême confirme, selon lui, que les circonstances du congédiement peuvent être examinées rétrospectivement, et pas seulement à la date du licenciement. À la demande des parties, la Commission a accepté d’ajourner l’audience sur la réparation afin de permettre au demandeur de demander un contrôle judiciaire de cette décision interlocutoire.

[7] Dans la demande présentée à notre Cour, le demandeur sollicite une ordonnance annulant la décision interlocutoire et une ordonnance l’autorisant à présenter l’ensemble de la preuve portant sur la discrimination dont il a fait l’objet durant toute sa période d’emploi à la CLCC.

[8] Malheureusement pour lui, notre Cour ne peut accéder à cette demande, car ce contrôle judiciaire est prématuré. Comme l’a déclaré notre Cour dans Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332, para. 31 (CB Powell), « à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours », et « [c]e principe s’applique à toutes les questions soulevées au cours du processus administratif » (Klos c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 238, 2021 CarswellNat 5590, para. 6).

[9] Il est important d’appliquer le principe de la non-ingérence des tribunaux dans les processus administratifs en cours, car « [o]n évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif ». Ce principe permet en outre aux cours de révision de disposer, « à la fin du processus administratif », de « toutes les conclusions du décideur administratif », des conclusions qui « se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire » (CB Powell, para. 32).

[10] Dans CB Powell, la Cour a mentionné que, partout au Canada, les cours de justice ont appliqué ce principe « rigoureusement », comme l’illustre la « portée étroite de l’exception relative aux “circonstances exceptionnelles” » dont « [l]es meilleurs exemples [...] se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs » (CB Powell, para. 33).

[11] En conséquence, les réserves en matière d’équité procédurale, que le demandeur soulève à l’égard de la décision interlocutoire contestée, ne satisfont pas au critère élevé du caractère exceptionnel; il en va de même de celles concernant l’existence d’importantes questions juridiques ou constitutionnelles ou d’importantes questions de compétence. Il convient également de souligner que le fait que toutes les parties aient consenti au recours anticipé aux tribunaux ne constitue pas, en l’espèce, une circonstance exceptionnelle permettant d’invoquer l’exception au principe de non-ingérence dans des processus administratifs en cours (CB Powell, para. 33 et 39 à 46).

[12] Ces principes ont été réitérés avec rigueur dans le récent dossier Dugré c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 8, [2021] A.C.F. no 50 (QL/Lexis) (Dugré), où notre Cour, soulevant la question de son propre chef, a conclu que la limite à l’exercice de recours interlocutoires était « quasi-absolue » (Dugré, para. 37). Elle a souligné le fait que les circonstances « très rares » dans lesquelles une partie serait autorisée à contourner le processus administratif « exigent que les conséquences d’une décision interlocutoire soient à ce point “immédiates et radicales” qu’elles mettent en question la primauté du droit » (Dugré, para. 35, citant Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467, para. 31 à 33).

[13] La Cour a fait une mise en garde contre l’application d’un « critère amoindri » qui « ne ferait qu’inciter les recours prématurés provoquant ainsi une recrudescence des maux identifiés dans l’arrêt C.B. Powell ». Elle a relevé plus précisément « certaines tentatives récentes de la Cour fédérale de reformuler le test établi en précisant des critères d’exception », notant que ces tentatives étaient « mal venues et ne f[aisaie]nt pas autorité » et qu’elles « ne fai[saien]t que brouiller les cartes et atténue[r] la rigueur du principe de non-ingérence » (Dugré, para. 37) [non souligné dans l’original].

[14] L’une de ces tentatives a été observée dans la décision Whalen c. Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 732, [2019] 4 R.C.F. 217 (décision Whalen), où la Cour fédérale a conclu que « le préjudice subi par le demandeur » était l’un des critères à évaluer pour déterminer si une exception à l’interdiction de contrôle judiciaire de décisions interlocutoires était justifiée dans une affaire donnée (décision Whalen, para. 21, citant la décision Almrei c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1002, 466 F.T.R. 159, para. 34).

[15] Il s’agit précisément des réserves soulevées par le demandeur en l’espèce. Lors de l’audition de sa demande, il a exhorté la Cour à examiner les [traduction] « réalités pratiques » de la présente affaire : les coûts associés à la perspective d’avoir à saisir de nouveau la Cour de la même question en litige; sa situation de vulnérabilité découlant de sa déficience et du fait qu’il avait perdu son emploi; ainsi que les moyens quasi illimités dont disposait son adversaire pour se défendre contre les litiges qu’il avait intentés devant la Commission.

[16] Ces facteurs n’aident aucunement la cause du demandeur. Comme l’a déclaré la Cour dans Dugré, la reformulation du critère du caractère exceptionnel afin d’y ajouter ce type de considérations « ne ferait qu’inciter les recours prématurés » et « atténue[r] la rigueur du principe de non-ingérence » (Dugré, para. 37).

[17] On ne peut pas dire que les conséquences de la décision interlocutoire de la Commission sont à ce point « immédiates et radicales » qu’elles mettraient en question la primauté du droit. L’application du principe de non-ingérence en l’espèce ne privera pas le demandeur de ses droits, car il aurait toujours la possibilité de contester la décision rendue par la Commission au sujet de la réparation demandée, notamment toute question de preuve qui a pu être soulevée durant l’audience sur la réparation, lorsque la procédure d’arbitrage aura suivi son cours. Comme la Cour l’a confirmé dans l’arrêt CB Powell, si le demandeur décide finalement de contester cette décision, la Cour bénéficierait alors pleinement de toutes les conclusions de la Commission, lesquelles se caractériseraient, comme il se doit, « par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire », des éléments dont notre Cour ne dispose pas à ce stade (CB Powell, para. 32).

[18] Enfin, il n’existe en l’espèce aucune circonstance qui justifierait la délivrance d’un bref de prohibition. Il est bien établi que les brefs de prohibition sont délivrés par les cours de révision pour interdire à un tribunal d’instance inférieure ou à un décideur administratif de statuer sur une affaire qui ne relève pas de sa compétence (Guy Régimbald, Canadian Administrative Law, 3e éd. (Toronto, LexisNexis, 2021) (Régimbald), p. 592; D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, 2e éd. (Toronto: Canvasback Publishing, 2009) (édition à feuillets mobiles mise à jour en 2021), p. 1:4). Ce n’est évidemment pas le cas en l’espèce, car il est tout à fait de la compétence de la Commission, en sa qualité de juge des faits, de fixer ses modalités de fonctionnement et de statuer sur des questions de preuve (paragraphe 146(1) de la Loi; Régimbald, p. 324 et 325; voir aussi Université du Québec à Trois-Rivières c. Larocque, [1993] 1 R.C.S. 471, 101 D.L.R. (4th) 494, p. 487). Ce fait n’est pas contesté.

[19] En résumé, le critère à remplir pour établir le caractère exceptionnel est élevé et le demandeur n’a pas démontré en l’espèce qu’il existe de telles circonstances qui justifieraient que notre Cour s’écarte de la règle générale et importante voulant qu’une partie ne puisse demander le contrôle judiciaire d’une décision administrative interlocutoire.

[20] Par conséquent, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire, mais je le ferais sans adjuger de dépens, car le défendeur semblait accepter l’idée de contourner le processus administratif et de laisser la présente demande de contrôle judiciaire faire l’objet d’un examen sur le fond. Par conséquent, chaque partie assumera ses dépens.

« René LeBlanc »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

George R. Locke, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-3-21

 

INTITULÉ :

KEITH HERBERT c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 janvier 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 janvier 2022

 

COMPARUTIONS :

Howard Markowitz

 

Pour le demandeur

 

Joel Stelpstra

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MARKOWITZ LLP

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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