Dossier : A-85-20
Référence : 2022 CAF 19
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LE JUGE STRATAS
LA JUGE RIVOALEN
LA JUGE MACTAVISH
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ENTRE :
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SAFE FOOD MATTERS INC.
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appelante
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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intimé
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et
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LA FONDATION DAVID SUZUKI, ENVIRONMENTAL DEFENCE CANADA INC. ET FRIENDS OF THE EARTH CANADA/LES AMIS DE LA TERRE CANADA
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intervenantes
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Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 9 décembre 2021.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 2 février 2022.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LA JUGE RIVOALEN
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE STRATAS
LA JUGE MACTAVISH
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Date : 20220202
Dossier : A-85-20
Référence : 2022 CAF 19
CORAM :
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LE JUGE STRATAS
LA JUGE RIVOALEN
LA JUGE MACTAVISH
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ENTRE :
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SAFE FOOD MATTERS INC.
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appelante
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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intimé
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et
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LA FONDATION DAVID SUZUKI, ENVIRONMENTAL DEFENCE CANADA INC. ET FRIENDS OF THE EARTH CANADA/LES AMIS DE LA TERRE CANADA
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intervenantes
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MOTIFS DU JUGEMENT
LA JUGE RIVOALEN
I.
Introduction
[1] En 2002, le législateur a remanié la réglementation des produits antiparasitaires et a adopté la Loi sur les produits antiparasitaires, L.C. 2002, ch. 28 (la Loi) et ses règlements. Il a créé un régime réglementaire complet concernant l’homologation et l’utilisation de pesticides au Canada. La Loi vise à protéger la santé et la sécurité des humains ainsi que l’environnement en réglementant les produits utilisés pour lutter contre les parasites. Son rôle, dans l’atteinte de cet objectif, est d’éviter que les citoyens et l’environnement soient exposés à des risques inacceptables résultant de l’utilisation de pesticides. Trois piliers, qui ressortent du régime législatif et réglementaire, soutiennent l’objectif de protection de la santé publique et de l’environnement : i) une approche rigoureuse qui s’appuie sur une base scientifique; ii) un processus de réévaluation solide, une fois qu’on possède plus de connaissances sur le produit et iii) l’occasion offerte au public de participer pour améliorer la prise de décisions et accroître la confiance du public à cet égard.
[2] L’appelante, Safe Food Matters Inc., est une organisation à but non lucratif qui se consacre à la promotion de la santé publique et à la protection de l’environnement en informant les Canadiens au sujet de la sécurité des techniques de production alimentaire.
[3] L’intimé, le procureur général du Canada, représente l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (l’ARLA), une direction générale de Santé Canada qui est chargée de la réglementation des pesticides sous le régime de la Loi. L’ARLA agit pour le compte du ministre de la Santé.
[4] Le glyphosate, l’ingrédient actif contenu dans les produits comme Roundup, est un exemple de produit antiparasitaire régi par la Loi. Le glyphosate a été homologué pour utilisation au Canada en 1976 et il continue de l’être depuis cette date. En 2005, l’ARLA a donné son accord à une extension du profil d’emploi, ce qui a permis d’utiliser le glyphosate comme agent desséchant prérécolte sur diverses cultures, dont celle du pois chiche. En 2009, l’ARLA a donné avis de son intention de réévaluer le glyphosate afin d’établir si son homologation pour utilisation devrait être maintenue. Le 13 avril 2015, l’ARLA a rendu public un projet de décision de réévaluation. En réponse à ce projet de décision de réévaluation, l’appelante a fourni des commentaires écrits et a participé au processus de consultation publique.
[5] En 2017, à l’issue du processus de consultation publique, l’ARLA a lancé un projet de décision de réévaluation autorisant le maintien de l’homologation des produits contenant du glyphosate pour utilisation au Canada. De façon générale, l’ARLA n’a pas souscrit aux commentaires écrits de l’appelante.
[6] La publication de la décision de réévaluation de l’ARLA a déclenché un autre droit aux termes de la Loi. Aux termes du paragraphe 35(1) de la Loi, toute personne est autorisée à s’opposer à la décision de réévaluation soixante jours après sa publication. C’est ce que l’appelante a fait en l’espèce. Plus précisément, après le processus indiqué dans la Loi, l’appelante a déposé un avis d’opposition (l’AO) à la décision de réévaluation. Elle a présenté neuf oppositions qui, selon elle, soulevaient un « doute, sur la base de renseignements fondés scientifiquement »
quant à la validité des évaluations de l’ARLA concernant les produits contenant du glyphosate. Elle espérait que l’ARLA exercerait son pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi de constituer une commission d’examen, conformément au paragraphe 35(3) de la Loi, pour examiner l’objet des oppositions soulevées dans l’AO, afin de confirmer, d’annuler ou de modifier la décision de réévaluation.
[7] L’article 4 du Règlement sur les commissions d’examen, D.O.R.S./2008-22 (le Règlement) dispose que la commission d’examen est composée d’un ou de plusieurs scientifiques qui sont indépendants du gouvernement et ne sont pas en conflit d’intérêts réel ou potentiel par rapport à la décision contestée.
[8] Le paragraphe 35(5) de la Loi exige que l’ARLA communique sans délai ses motifs écrits à la personne qui a déposé l’avis d’opposition, si une décision de ne pas constituer une commission d’examen est prise.
[9] Le 11 janvier 2019, dans ses motifs écrits, l’ARLA a rejeté les oppositions soulevées dans l’AO de l’appelante et a exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas constituer une commission d’examen (la décision de l’ARLA). La décision de l’ARLA est celle que l’appelante conteste en l’espèce.
[10] L’ARLA a estimé que les questions soulevées dans l’AO de l’appelante ne satisfaisaient pas aux critères énoncés à l’article 3 du Règlement. Cet article exige que le ministre de la Santé prenne en compte les facteurs ci-après pour déterminer s’il y a lieu de constituer une commission d’examen :
a) l’AO soulève un
« doute, sur la base de renseignements fondés scientifiquement »
quant à la validité des évaluations qui ont été faites de la valeur du produit antiparasitaire et des risques sanitaires et environnementaux qu’il présente et qui ont mené à la décision contestée;b) l’obtention de l’avis de scientifiques serait susceptible de favoriser le règlement de l’objet de l’opposition.
[11] L’appelante, Safe Food Matters Inc., a présenté à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’ARLA. Le 13 février 2020, la Cour fédérale a rejeté la demande (McDonald c. Canada (Procureur général), 2020 CF 242 (la juge Simpson) (la décision de la Cour fédérale)). Safe Food Matters Inc. interjette maintenant appel auprès de notre Cour.
[12] Pour les motifs suivants, j’accueillerais l’appel, j’annulerais la décision de l’ARLA et je renverrais l’affaire à l’ARLA pour réexamen, conformément à l’orientation donnée dans les présents motifs.
[13] Pour faciliter la consultation, l’article 35 de la Loi et l’article 3 du Règlement sont joints en annexe aux présents motifs.
II.
La norme de contrôle
[14] Comme le présent appel a été interjeté à l’encontre d’un jugement concernant une demande de contrôle judiciaire, notre Cour doit se mettre à la place de la Cour fédérale, conformément à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, para. 45 et 46 [Agraira]. Notre Cour doit déterminer si la Cour fédérale a retenu la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement. Récemment, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42, a refusé de réexaminer Agraira, et a confirmé que les principes qui se dégagent de cet arrêt continuaient de s’appliquer.
[15] Les parties sont d’accord pour dire que la question que nous devons nous poser, en tenant compte de la norme de la décision raisonnable établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [Vavilov], est de savoir si la décision de l’ARLA est raisonnable.
III.
La décision de l’ARLA faisant l’objet du contrôle judiciaire
[16] L’appelante a soulevé neuf oppositions dans son AO. Ce qui a servi de principal fondement aux quatre premières oppositions est le fait que, lorsque du glyphosate est épandu pour agir comme agent desséchant sur certaines cultures comme le pois chiche, les concentrations de résidus de glyphosate peuvent être supérieures aux concentrations maximales autorisées et peuvent donc présenter un risque pour la santé humaine. Ces oppositions comprenaient la crainte d’un dépassement de la concentration maximale de résidus de glyphosate du fait d’une augmentation présumée de la consommation alimentaire de certaines cultures, comme les pois chiches, depuis 2010. Ces quatre oppositions étaient essentielles pour soulever un « doute, sur la base de renseignements fondés scientifiquement »
. Les cinq autres oppositions faisaient état d’autres arguments qui concernaient essentiellement les problèmes d’exécution de la loi et l’étiquetage du produit.
[17] Dans l’AO, plusieurs renvois tirés d’études et d’ouvrages scientifiques, de publications du gouvernement ainsi que de documents d’orientation de Santé Canada ont été fournis pour étayer ses oppositions. En outre, dans son AO, l’appelante a souligné que l’ARLA, dans sa décision de réévaluation, n’avait pas tenu compte de certains éléments de preuve que l’appelante avait fournis.
[18] Dans les paragraphes de conclusion de l’AO, l’appelante a allégué que les Canadiens consommaient probablement des cultures qui contenaient des concentrations inacceptables de résidus de glyphosate et que, par conséquent, une commission d’examen devrait être constituée pour évaluer le glyphosate dans le contexte de ses oppositions.
[19] En réponse à l’AO, l’ARLA a écrit une lettre de deux pages comprenant sept paragraphes. Les deux premiers paragraphes de la lettre confirmaient l’objet général d’un avis d’opposition et indiquaient que l’AO de l’appelante avait été examiné et évalué conformément à la Loi et au Règlement. L’ARLA, en reprenant l’article 2 du Règlement, a rappelé que l’objet d’un avis d’opposition est [traduction] « de déterminer le domaine des sciences qui étaye la décision de réévaluation à l’égard de laquelle une opposition est soulevée, de fournir les fondements scientifiques de l’opposition et de demander qu’une commission d’examen revoit le domaine des sciences en question aux fins de réexamen et de recommandations ».
[20] Le troisième paragraphe de la lettre indiquait que [traduction] « [l’]ARLA a pris toutes les mesures raisonnables pour garantir son impartialité au moment de décider si une commission devrait être constituée ».
En outre, la lettre précisait que [traduction] « [l’]avis d’opposition, notamment la justification scientifique, a été évalué par une équipe d’évaluateurs de l’ARLA qui n’ont pas pris part à la décision de réévaluation initiale »
et on pouvait y lire que [traduction] « [c]ette équipe a formulé des recommandations quant à la nécessité de constituer une commission d’examen en se fondant sur la validité et la vraisemblance scientifique des questions soulevées dans l’avis ».
En outre, le troisième paragraphe mentionnait les facteurs que l’ARLA devait prendre en considération, conformément à l’article 3 du Règlement. Il ne contenait aucune définition de l’expression « doute, sur la base de renseignements fondés scientifiquement »
.
[21] Le quatrième paragraphe énumérait les renseignements fournis par l’appelante que l’ARLA a examinés.
[22] Le cinquième paragraphe indiquait la décision de l’ARLA en réponse à l’AO : [traduction] « [l]es renseignements que vous avez communiqués pour étayer votre opposition ne satisfont à aucun de ces facteurs et, par conséquent, ils ne fournissent pas le fondement nécessaire à la constitution d’une commission d’examen »
et [traduction] « en réponse à votre demande, une commission d’examen ne sera donc pas constituée en vue du réexamen de la décision réglementaire »
.
[23] Le sixième paragraphe présentait la pièce jointe à la lettre. La pièce jointe contenait six pages d’explications scientifiques de l’ARLA à certaines oppositions soulevées dans l’AO de l’appelante.
[24] Le septième et dernier paragraphe de la lettre indiquait les coordonnées et les numéros de référence relatifs à la décision de l’ARLA, au cas où l’appelante aurait des questions.
IV.
La décision de la Cour fédérale
[25] La Cour fédérale a déterminé à juste titre que la norme de la décision raisonnable était la norme de contrôle qui devait s’appliquer à la décision de l’ARLA.
[26] La Cour fédérale a fait remarquer que l’expression « doute, sur la base de renseignements fondés scientifiquement »
énoncée à l’alinéa 3a) du Règlement n’avait pas été définie dans la jurisprudence antérieure et qu’elle a donc fourni sa propre interprétation législative de cette expression. La Cour fédérale a déterminé qu’un « doute scientifiquement fondé »
quant à la validité des évaluations « doit être établi par au moins une étude contrôlée, révisée par des pairs et publiée dans une revue sérieuse, qui contredit les conclusions tirées dans les évaluations ou qui soulève un doute raisonnable quant à ces conclusions »
(décision de la Cour fédérale, aux paragraphes 17 à 20).
[27] La Cour fédérale a réalisé sa propre analyse détaillée, afin de déterminer si les oppositions présentées dans l’AO de l’appelante soulevaient un doute scientifiquement fondé quant à la validité des évaluations des risques de l’ARLA et elle a conclu que cela n’était pas le cas.
[28] La Cour fédérale a indiqué que « [l’]interprétation d’une loi n’est pas une tâche qui incombe à une commission constituée de scientifiques »
et elle a conclu que Safe Food Matters Inc. n’avait « pas établi dans [son] AO qu’il existe un doute scientifiquement fondé quant à la validité des évaluations »
(décision de la Cour fédérale, para. 73 et 74).
[29] La Cour fédérale a donc établi que la décision de l’ARLA de ne pas constituer une commission d’examen était raisonnable.
V.
Les positions des parties
A.
La position de l’appelante
[30] L’appelante fait valoir que la décision de l’ARLA était déraisonnable pour quatre raisons :
elle omettait d’interpréter le régime législatif qui régit les critères d’évaluation de l’AO;
elle ne se conformait pas au régime législatif correctement interprété;
elle omettait de tenir compte des répercussions sur les personnes;
elle omettait de tenir compte des éléments de preuve et des observations présentés par l’appelante.
[31] Selon l’appelante, la décision de l’ARLA, du fait que cette dernière ne l’avait pas suffisamment justifiée, ne satisfaisait pas non plus à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité exigée (Vavilov, para. 99).
[32] Dans ses observations de vive voix, l’appelante a axé son argumentation sur le fait que l’ARLA n’avait pas fourni d’explication motivée et qu’elle n’avait pas justifié sa décision par rapport aux contraintes factuelles et juridiques qui influent sur la décision de l’ARLA.
B.
La position de l’intimé
[33] L’intimé fait valoir que la décision de l’ARLA est conforme au régime législatif et que l’ARLA a, de manière raisonnable, tenu compte des oppositions de l’appelante, à savoir celles se rapportant à la façon dont l’humidité et la maturité ont une incidence sur les concentrations de pesticides dans les cultures et celles relatives aux données sur la consommation alimentaire fournies par l’ARLA. Lus dans leur contexte, les motifs de l’ARLA étaient suffisants et sa décision de ne pas constituer une commission d’examen était raisonnable.
C.
La position des intervenantes
[34] La Fondation David Suzuki, Environmental Defence Canada Inc. et Friends of the Earth Canada/Les Amis de la Terre Canada, les intervenantes dans le présent appel, se concentrent sur la définition par la Cour fédérale de l’expression « doute scientifiquement fondé »
. Ils soutiennent, entre autres, que le législateur n’a pas voulu que l’ARLA soit limitée à n’examiner que les oppositions qu’une étude révisée par des pairs corrobore. Après tout, ce ne sont pas simplement les scientifiques qui ont connaissance d’études révisées par des pairs et qui peuvent les consulter qui peuvent présenter une opposition. Tout membre du public peut le faire.
[35] Les intervenantes soutiennent, conformément aux objectifs du processus des avis d’opposition, à savoir offrir aux parties concernées une occasion de signaler à l’ARLA les points à réexaminer, qu’un « doute scientifiquement fondé »
doit être interprété dans un sens qui s’harmonise avec le processus général de prévention des risques figurant dans la Loi.
[36] Selon les intervenantes, l’expression « doute scientifiquement fondé »
, lorsqu’elle est interprétée dans son contexte, désigne simplement un doute crédible, fondé sur des données disponibles, quant à la question de savoir si l’ARLA a satisfait au critère élevé de risque acceptable. En outre, il serait injuste d’imposer aux membres du public participant à un processus d’opposition la même norme que celle imposée au titulaire d’homologation participant à un processus d’homologation pour établir le risque acceptable.
VI.
L’analyse de la décision de l’ARLA
[37] D’entrée de jeu, il est important de ne pas oublier qu’aux termes de la Loi, il revient aux membres de l’ARLA, et non à la Cour fédérale ou à notre Cour, de décider sur le fond de la question concernant l’exercice par l’ARLA de son pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 35 de la Loi de constituer une commission d’examen. Il est évident que l’ARLA est le juge sur le mérite et non notre Cour. (Voir Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, 428 N.R. 297, para. 17 et 18 [Universités et collèges du Canada]; Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, 472 N.R. 171, para. 41; Sexsmith c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 111, para. 32 [Sexsmith]; Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 157, 185 C.P.R. (4th) 83, para. 24 [Alexion].)
[38] De même, selon les principes énoncés dans Vavilov, il revient aux membres de l’ARLA, et non à la Cour fédérale ou à notre Cour, d’interpréter leur loi constitutive (Vavilov, para. 108 à 110 et 119).
[40] Bien que le décideur administratif soit chargé d’interpréter sa loi, il n’est pas tenu d’imiter la façon dont les tribunaux le font (Vavilov, para. 119 et 120). En revanche, quelle que soit l’approche adoptée par le décideur, sa tâche est de veiller à ce que l’interprétation de la disposition législative soit conforme à son texte, à son contexte et à son objet (Vavilov, para. 120; Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, para. 42 [Société canadienne des postes]). En d’autres termes, le décideur doit s’attaquer à la question du sens véritable du texte législatif qui lui est soumis et expliquer pourquoi sa décision a été rendue dans le respect des contraintes imposées par la loi (Mason, para. 34 et 35; Alexion, para. 20).
[41] À tout le moins, une cour de révision doit être « en mesure de discerner l’interprétation adoptée à la lumière du dossier et de se prononcer sur le caractère raisonnable de cette interprétation »
(Vavilov, para. 123; Canada (Procureur général) c. Kattenburg, 2021 CAF 86, para. 16 [Kattenburg]; Yu v. Richmond (City), 2021 BCCA 226, 54 B.C.L.R. (6th) 71, para. 53).
[42] En fin de compte, un décideur est limité par le régime législatif formulé avec précision qui lui confère les pouvoirs qu’il exerce. Si le décideur ne respecte pas les dispositions législatives formulées avec précision, la décision peut être annulée (Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, [2020] A.C.F. no 671 (QL), para. 33 et 35).
[43] En gardant à l’esprit ces principes, je suis d’avis que la décision de l’ARLA est déraisonnable pour les motifs suivants.
A.
Dans sa décision, l’ARLA n’interprète pas la loi habilitante.
[44] Pour commencer, je remarque que la décision de l’ARLA ne fait aucune mention des décisions antérieures qui traitent de la manière dont elle exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 35(3) de la Loi. Aucune de ces décisions n’a été présentée à notre Cour par les parties et il n’existe aucune jurisprudence permettant d’aider l’ARLA.
[45] C’est la première fois que notre Cour est appelée à examiner une décision de l’ARLA.
[46] Comme je l’ai mentionné au paragraphe 39 précédent, il revient à l’ARLA d’interpréter d’une manière raisonnable et compréhensible sa loi et son règlement habilitants. Des scientifiques employés par le gouvernement pourraient fort bien être chargés d’examiner les données scientifiques soulevées dans l’AO, mais l’ARLA est chargée d’interpréter la Loi et le Règlement, dans le contexte d’oppositions fondées scientifiquement figurant dans l’AO et le dossier. L’ARLA est chargée d’examiner le fondement scientifique de l’opposition et les avis correspondants de scientifiques employés par le gouvernement. Avec ces renseignements en main, l’ARLA, en décidant si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de constituer une commission d’examen, doit examiner les dispositions pertinentes de la Loi qui éclaireront sa décision. De plus, elle doit tenir compte de deux facteurs énoncés aux alinéas 3a) et 3b) du Règlement qui sont les suivants : a) si l’avis d’opposition soulève un doute, sur la base de renseignements fondés scientifiquement, quant à la validité des évaluations qui ont été faites de la valeur du produit antiparasitaire et des risques sanitaires et environnementaux qu’il présente et qui ont mené à la décision contestée; b) si l’obtention de l’avis de scientifiques était susceptible de favoriser le règlement de l’objet de l’opposition. Même si l’ARLA a un pouvoir discrétionnaire, elle ne peut l’exercer qu’une fois que ces deux facteurs sont pris en considération.
[47] Par conséquent, même si un décideur comme l’ARLA a le pouvoir discrétionnaire de rendre une décision concernant une question particulière, notamment celle de savoir s’il est nécessaire de constituer une commission d’examen, son pouvoir discrétionnaire n’est pas infini. Le pouvoir discrétionnaire exercé doit être conforme à la raison d’être et à la portée de la Loi (Vavilov, para. 108).
[48] La Loi vise principalement à protéger les personnes et l’environnement et elle parvient à le faire en : i) exigeant l’adoption d’une approche qui s’appuie sur une base scientifique pour évaluer les risques que pose l’utilisation de produits antiparasitaires; ii) exigeant des réévaluations périodiques de produits antiparasitaires homologués, comme en l’espèce et iii) sollicitant la participation du public dans le cadre du régime réglementaire.
[49] En plus des contraintes imposées par la Loi, le pouvoir discrétionnaire de l’ARLA est soumis aux deux facteurs énoncés à l’article 3 du Règlement. En d’autres termes, l’article 3 du Règlement limite le pouvoir discrétionnaire de l’ARLA en énonçant les facteurs dont elle doit tenir compte pour décider s’il est nécessaire de constituer une commission d’examen. Bien qu’elle puisse tenir compte d’autres facteurs, elle doit prendre en considération ces deux facteurs.
[50] La décision de l’ARLA ne satisfait pas à ces exigences fondamentales. Je fournirai quelques exemples précis pour expliquer mon point de vue.
[51] L’ARLA ne justifie pas sa décision en examinant le préambule de la Loi dans lequel est précisé la nécessité d’empêcher d’exposer le public à des risques inacceptables découlant de l’utilisation de produits antiparasitaires. La décision de l’ARLA ne tient pas compte des définitions de l’expression « risque sanitaire »
et de l’expression « risques acceptables »
figurant aux paragraphes 2(1) et 2(2) de la Loi. Elle n’examine pas non plus l’objectif premier de la Loi, celui de prévenir les risques inacceptables pour les individus et l’environnement que présente l’utilisation des produits antiparasitaires, comme le dispose le paragraphe 4(1) de la Loi.
[55] En l’espèce, l’ARLA n’a pas démontré dans ses motifs qu’elle était consciente de la nécessité d’interpréter la Loi et le Règlement et, plus précisément, de relever les éléments essentiels du texte, du contexte et de l’objet de la Loi et du Règlement, comme elle était tenue de le faire (Mason, para. 42; Sexsmith, para. 35; English v. Richmond (City), 2021 BCCA 442, para. 68 à 75).
[56] L’ARLA ne s’est pas acquittée de sa tâche, à savoir veiller à ce que l’interprétation du paragraphe 35(3) de la Loi et celle de l’article 3 du Règlement soient conformes au texte, au contexte et à l’objet des dispositions (Vavilov, para. 120; Société canadienne des postes, para. 42). Elle ne s’est pas attaquée à la question du sens véritable du texte législatif qui lui a été soumis et elle n’a pas expliqué pourquoi sa décision respecte les contraintes législatives qui lui sont imposées (Mason, para. 34 et 35; Alexion, para. 20).
[57] Le fait que le texte législatif n’a pas été interprété rend la décision de l’ARLA déraisonnable (Alexion, para. 30 à 32).
B.
Le dossier n’aide pas à discerner le fondement de la décision de l’ARLA
[58] J’ai déjà conclu que la décision de l’ARLA est déraisonnable, car cette dernière n’a fourni aucune interprétation des dispositions pertinentes de la Loi, et qui plus est, elle n’a fourni aucune interprétation des facteurs qui devaient être pris en considération aux termes de l’article 3 du Règlement. Je poursuivrai toutefois mon analyse en examinant le dossier afin de déterminer s’il peut m’aider à discerner le fondement de la décision de l’ARLA (Vavilov, para. 123; Kattenburg, para. 16). Je conclus que cela n’est pas le cas. D’après les motifs présentés dans le dossier, nous ne savons simplement pas pourquoi une commission d’examen ne serait pas en mesure, en l’espèce, de concourir à l’examen de la question de savoir si la décision de réévaluation prise devrait être confirmée, annulée ou modifiée d’une certaine manière.
[59] En l’espèce, le dossier ne contient rien de plus que quelques références à des [traduction] « doutes »
, à des [traduction] « doute[s] scientifiquement fondés »
et à des [traduction] « données scientifiques »
. Même si nous avons pu discerner une interprétation à partir de ces quelques références, la décision de l’ARLA demeure déraisonnable. Selon l’interprétation la plus large, ces références portent sur la qualité des oppositions présentées à l’ARLA. En d’autres termes, elles attestent de l’exigence d’un « doute, sur la base de renseignements fondés scientifiquement »
aux termes de l’alinéa 3a) du Règlement. (Voir le compte rendu du Comité de gestion scientifique daté du 29 juin 2017, dossier d’appel, onglet 6, pièce P, p. 815; le compte rendu du Comité de gestion scientifique daté du 15 novembre 2018, dossier d’appel, onglet 6, pièce P, p. 843; le mémoire de l’ARLA à l’intention de Charles Smith daté du 16 juillet 2018, dossier d’appel, onglet 6, pièce P, p. 855 et suivantes; l’avis d’opposition sur le glyphosate, dossier d’appel, onglet 33, p. 2593 et suivantes; le mémoire de l’ARLA à l’intention de Catherine Adcock daté du 30 août 2018, onglet 34, p. 2617 et suivantes.)
[60] Cependant, l’alinéa 3a) du Règlement n’énonce qu’un des deux facteurs que l’ARLA était chargée d’interpréter, comme cela est indiqué aux paragraphes 53 et 54 des présents motifs. L’alinéa 3b) dispose que l’ARLA était tenue d’évaluer si « l’obtention de l’avis de scientifiques serait susceptible de favoriser le règlement de l’objet de l’opposition »
. En d’autres termes, l’ARLA devait évaluer les facteurs sortant du cadre de l’AO. Outre l’analyse des aspects scientifiques de la décision elle-même, le dossier ne présente pas la moindre autre analyse. Par conséquent, d’après le dossier, nous ne pouvons discerner aucune interprétation de l’alinéa 3b) du Règlement.
[61] L’ARLA n’a pas examiné, que ce soit de manière implicite ou explicite, le texte, le contexte ou l’objet de l’article 35 de la Loi ou de l’article 3 du Règlement. Si elle l’a fait, je n’ai pas été en mesure de discerner ses motifs, qu’ils soient implicites ou explicites. La décision de l’ARLA est déraisonnable, car elle ne satisfait pas à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité exigée (Vavilov, para. 99; Alexion, para. 66).
[62] J’ai conclu que la décision de l’ARLA est déraisonnable, car cette dernière n’a fourni aucune interprétation de la Loi et du Règlement et je ne suis pas en mesure de discerner une interprétation de la loi à partir du dossier. Par conséquent, je n’ai pas besoin d’examiner les autres arguments de l’appelante, puisque ces conclusions suffisent pour mettre fin à mon examen.
C.
La définition par la Cour fédérale de l’expression « doute scientifiquement fondé »
[63] Je souhaite ajouter un ou deux mots concernant l’interprétation par la Cour fédérale de l’expression « doute scientifiquement fondé »
. Je suis d’accord avec les parties, notamment les intervenantes, pour dire que la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a fourni sa propre interprétation de cette expression. Il incombe à l’ARLA, et non à la Cour fédérale, d’interpréter cette expression. La Cour fédérale est la cour de révision, et non le juge sur le mérite (Universités et collèges du Canada).
D.
Les recommandations
[64] Étant donné que c’est la première fois que notre Cour examine une décision de l’ARLA, il pourrait être utile de fournir à l’ARLA quelques recommandations avant qu’elle ne rende sa nouvelle décision. Cela est particulièrement important, compte tenu du nombre d’années qui se sont écoulées depuis que la décision de réévaluation a été rendue publique. De plus, il serait regrettable que la décision concernant le nouvel examen soit renvoyée à la Cour fédérale et peut-être à notre Cour, aux fins de révision selon la norme de la décision déraisonnable sur le fond. Les présentes recommandations permettraient peut-être d’éviter que se produise un possible « va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens »
(Vavilov, para. 142; Sexsmith, para. 31).
[65] Pour trancher la présente affaire et, en particulier, pour interpréter le texte législatif, j’estime que l’ARLA devrait tenir compte au moins des éléments suivants et qu’elle devrait expliquer comment elle en a tenu compte :
le texte, le contexte et l’objet précis du préambule de la Loi;
les définitions de l’expression
« risque sanitaire »
et de l’expression« risques acceptables »
aux paragraphes 2(1) et 2(2) de la Loi;la prise en considération de l’objectif premier de la Loi énoncé au paragraphe 4(1) de la Loi;
le sens d’une
« approche qui s’appuie sur une base scientifique »
énoncée au paragraphe 19(2) de la Loi, lorsque l’ARLA entreprend la réévaluation d’un produit antiparasitaire;le rôle précis de l’ARLA et les tâches qu’elle doit accomplir lorsqu’elle entreprend l’examen d’un avis d’opposition au sens du paragraphe 35(3) de la Loi;
le rôle et l’objet précis d’une commission d’examen, par rapport au rôle et à l’objet de l’ARLA lorsqu’elle reçoit un avis d’opposition en application du paragraphe 35(1) de la Loi;
le seuil précis à atteindre lorsqu’elle évalue un
« doute, sur la base de renseignements fondés scientifiquement »
selon les facteurs énoncés à l’article 3 du Règlement;les critères qui permettraient de déterminer si l’obtention de l’avis de scientifiques serait susceptible de favoriser le règlement de l’objet de l’avis d’opposition, aux termes de l’article 3 du Règlement.
[66] L’ARLA devrait ensuite expliquer pourquoi elle a rendu une telle décision, en se fondant sur l’interprétation qu’elle a faite du texte législatif et sur les faits qu’elle a constatés.
[67] En offrant ces recommandations, conformément à mon rôle de juge d’appel dans un contrôle judiciaire, je ne propose aucune issue particulière portant sur le bien-fondé des questions dont est saisie l’ARLA.
VII.
Conclusion
[68] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel. Rendant le jugement qui aurait dû être celui de la Cour fédérale, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire de Safe Food Matters Inc., j’annulerais la décision de l’ARLA et je renverrais l’affaire à l’ARLA pour qu’une nouvelle décision soit rendue conformément aux recommandations fournies dans les présents motifs. Je n’adjugerais aucuns dépens puisque l’appelante n’en demande pas.
« Marianne Rivoalen »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
David Stratas, j.c.a. »
« Je suis d’accord.
Anne L. Mactavish, j.c.a. »
ANNEXE
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COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier :
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A-85-20
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APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR L’HONORABLE JUGE SIMPSON DE LA COUR FÉDÉRALE LE 13 FÉVRIER 2020, DOSSIER NO T-277-19
INTITULÉ :
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SAFE FOOD MATTERS INC. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, et LA FONDATION DAVID SUZUKI, ENVIRONMENTAL DEFENCE CANADA INC. et FRIENDS OF THE EARTH CANADA/LES AMIS DE LA TERRE CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Audience tenue par vidéoconférence
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 9 décembre 2021
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LA JUGE RIVOALEN
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE STRATAS
LA JUGE MACTAVISH
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DATE DES MOTIFS :
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Le 2 FÉVRIER 2022
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COMPARUTIONS :
Andrea Gonsalves
Karen Bernofsky
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Pour l’appelante
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Andrea Bourke
Karen Lovell
Elizabeth Koudys
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Pour l’intimé
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Laura Bowman
Ian Miron
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POUR LES INTERVENANTeS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Stockwoods LLP
Toronto (Ontario)
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Pour l’appelante
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A. François Daigle
Sous-procureur général du Canada
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Pour l’intimé
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Ecojustice
Toronto (Ontario)
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Pour les intervenantes
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