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Date : 20220209


Dossier : A-185-21

Référence : 2022 CAF 25

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE

appelant

et

SECURE ENERGY SERVICES INC.

et TERVITA CORPORATION

intimées

Audience tenue par vidéoconférence en ligne organisée par le greffe, le 19 janvier 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 9 février 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20220209


Dossier : A-185-21

Référence : 2022 CAF 25

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE

appelant

et

SECURE ENERGY SERVICES INC.

et TERVITA CORPORATION

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LOCKE

I. Aperçu

[1] L’appelant, le commissaire de la concurrence (le commissaire), interjette appel d’une décision du Tribunal de la concurrence (2021 Trib conc 4, 2021 CanLII 56985, rendue par le juge en chef Crampton, la décision) qui a rejeté la demande de mesure à court terme du commissaire dans l’attente de l’audition d’une demande présentée au titre de l’article 104 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C-34 (la Loi). La demande présentée au titre de l’article 104 de la Loi était une demande de mesure provisoire dans l’attente de l’audition d’une demande présentée au titre de l’article 92 de la Loi. Par souci de commodité, la demande de mesure à court terme est ci-après désignée la « demande en question » et les autres demandes sont appelées, respectivement, la « demande au titre de l’article 104 de la Loi » et la « demande au titre de l’article 92 de la Loi ».

[2] La demande au titre de l’article 92 de la Loi, qui a déclenché la demande au titre de l’article 104 de la Loi, puis la demande en question, visait à interdire une transaction proposée au moyen de laquelle les intimées fusionneraient (la transaction proposée). La demande au titre de l’article 104 de la Loi visait à obtenir une ordonnance provisoire interdisant le fusionnement proposé jusqu’à ce que la demande au titre de l’article 92 de la Loi ait pu être entendue et tranchée. La demande en question, qui mentionnait la date imminente du fusionnement proposé, a été appelée [traduction] « mesure provisoire provisoire » afin d’empêcher le fusionnement en attendant l’audition de la demande au titre de l’article 104 de la Loi. Vraisemblablement, cette formulation maladroite visait à exprimer l’idée d’une mesure provisoire à court terme au cours d’une procédure interlocutoire, comme la demande au titre de l’article 104 de la Loi.

[3] Une brève description de certains des faits pertinents aidera à comprendre les questions en litige. Le 12 mars 2021, les intimées ont présenté au commissaire un avis préalable au fusionnement conformément au paragraphe 114(1) de la Loi. Le 9 avril 2021, le commissaire a envoyé une demande de renseignements supplémentaires (DRS) conformément au paragraphe 114(2) de la Loi. Le 31 mai 2021, les intimées ont répondu à la DRS en produisant près de 396 000 documents. Conformément à l’article 123 de la Loi, les intimées pouvaient conclure la transaction proposée trente jours plus tard.

[4] Le 25 juin 2021, les intimées se sont engagées à donner un préavis de 72 heures afin de signifier leur intention de conclure la transaction proposée. Elles ont donc fourni ce préavis à 23 h 15, heure de l’Est, le 28 juin 2021, ce qui laissait ainsi aux intimées la possibilité d’effectuer leur fusionnement dès 23 h 15, le 1er juillet 2021.

[5] Le 29 juin 2021, le commissaire a répondu en déposant la demande au titre de l’article 92 de la Loi, puis la demande au titre de l’article 104 de la Loi. Après avoir reçu plus tard, ce même jour, un avis des intimées selon lequel elles choisissaient délibérément de ne pas différer le fusionnement, malgré le fait que la demande au titre de l’article 104 n’avait pas encore été tranchée, le commissaire a requis la tenue en urgence d’une conférence de gestion des instances afin de traiter la demande en question. La demande a été entendue par le Tribunal de la concurrence (le Tribunal) le jour suivant (le 30 juin 2021).

[6] Dans sa décision, le Tribunal a rejeté la demande en question à 22 h 49, heure de l’Est, le 1er juillet 2021, quelques minutes avant le fusionnement éventuel. Le commissaire a immédiatement fait appel de la décision à notre Cour et a présenté une requête [traduction] « d’urgence afin d’obtenir une ordonnance provisoire provisoire interdisant la clôture de la transaction proposée dans l’attente de l’audition d’une requête ultérieure en injonction provisoire ». La requête d’urgence a été entendue par le juge David Stratas dès 00 h 15, le 2 juillet 2021 et elle a été rejetée peu de temps avant 2 h. Les intimées ont conclu la transaction proposée quelques minutes plus tard et leur fusionnement a eu lieu. Elles poursuivent maintenant leurs activités comme une seule entité dont le nom est le même que celui de l’une des entités fusionnantes : SECURE Energy Services Inc. (SECURE).

[7] Depuis, la demande au titre de l’article 104 de la Loi a été modifiée afin de reconnaître le fusionnement et pour obtenir une mesure différente. La demande au titre de l’article 104 de la Loi a été entendue le 4 août 2021, puis rejetée le 16 août 2021 (voir la décision 2021 Trib conc 7, 2021 CanLII 76988).

[8] De même, la demande au titre de l’article 92 de la Loi a été modifiée afin de tenir compte du fait que le fusionnement a été réalisé et pour chercher à le faire annuler, plutôt qu’à le bloquer. La demande au titre de l’article 92 de la Loi devrait être entendue en mai ou en juin de cette année.

II. La décision du Tribunal

[9] Le Tribunal a été saisi de deux questions. La première cherchait à savoir s’il avait compétence pour accorder la mesure [traduction] « provisoire provisoire » recherchée dans la demande en question. La deuxième consistait à savoir si le Tribunal devait accorder cette mesure s’il avait compétence pour le faire. Finalement, le Tribunal a conclu qu’il n’était pas nécessaire de traiter la deuxième question en litige, car il a estimé qu’il n’avait pas compétence pour accorder la mesure demandée.

[10] Le Tribunal a commencé son analyse en résumant les thèses respectives des parties. Il a souligné que le commissaire s’est prononcé en faveur de la compétence du Tribunal, en se fondant sur le paragraphe 34(1) des Règles du Tribunal de la concurrence, D.O.R.S./2008-141 (les Règles). Parfois appelée la règle dite des « lacunes », cette disposition permet au Tribunal de suivre les Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106, pour des questions que les Règles ne prévoient pas. Le commissaire a invoqué la décision Canadian Standard Travel Agent Registry c. Association du transport aérien international, 2008 Trib. conc. 12, 2008 CarswellNat 2589 (CSTAR) et le paragraphe 372(1) des Règles des Cours fédérales sur lequel elle se fondait, pour conclure que le Tribunal avait compétence pour accorder une mesure provisoire, même si, dans cette affaire, il a refusé d’en accorder une. En plus de la règle dite des « lacunes », le commissaire a invoqué l’article 2 des Règles qui est rédigé ainsi :

Dispense d’observation des règles

Dispensing with Compliance

Dérogation

Variation

2 (1) Le Tribunal peut, dans des cas particuliers, modifier ou compléter les présentes règles ou dispenser de l’observation de tout ou partie de celles-ci en vue d’agir sans formalisme et en procédure expéditive dans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent.

2 (1) The Tribunal may dispense with, vary or supplement the application of any of these Rules in a particular case in order to deal with all matters as informally and expeditiously as the circumstances and considerations of fairness permit.

Demandes urgentes

Urgent matters

(2) La partie qui est d’avis que les circonstances exigent qu’une demande soit entendue sans délai ou dans un délai précis peut demander au Tribunal de lui donner des directives sur la façon de procéder.

(2) If a party considers that the circumstances require that an application be heard urgently or within a specified period, the party may request that the Tribunal give directions about how to proceed.

[11] Enfin, le commissaire a invoqué le paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. 1985, ch. 19 (2e suppl.) (LTC), qui dispose que « [d]ans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent, il appartient au Tribunal d’agir sans formalisme, en procédure expéditive ».

[12] Malgré ces arguments, le Tribunal était d’accord avec l’essentiel de la thèse contraire des intimées. Les intimées ont affirmé qu’il n’y avait pas de lacune à combler par le recours aux Règles des Cours fédérales. Elles ont fait valoir que l’article 104 de la Loi et les dispositions connexes, qui sont précis et détaillés, offrent un code complet, mais qu’ils ne prévoient pas la mesure [traduction] « provisoire provisoire » sollicitée dans la demande en question. Les intimées ont affirmé que la décision CSTAR est un précédent qui peut être écarté pour le motif que cette affaire concernait une situation que la Loi ne prévoyait pas. Les intimées ont soutenu qu’en l’espèce, aux termes de l’article 100 de la Loi, le commissaire aurait pu demander plus de temps, mais que cette disposition a cessé d’être disponible lorsqu’il a déposé la demande au titre de l’article 92 de la Loi. L’article 100 de la Loi autorise notamment le Tribunal à accorder au commissaire plus de temps pour achever une enquête tenue pour déterminer s’il existe des motifs pour rendre une ordonnance aux termes de l’article 92 de la Loi.

[13] Le Tribunal a fait remarquer qu’il ne jouissait que de la compétence que lui conférait le législateur, ainsi que des pouvoirs pléniers « pour la comparution, la prestation de serment et l’interrogatoire des témoins, ainsi que pour la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses ordonnances et toutes autres questions relevant de sa compétence, [d]es attributions d’une cour supérieure d’archives » (aux termes du paragraphe 8(2) de la LTC). Voici la conclusion du Tribunal :

[50] Vu la nature détaillée du régime d’examen des fusionnements que prévoient la Loi et les Règles, il est possible de tenir pour acquis que le législateur s’est penché sur les types particuliers de réparations qu’il souhaitait mettre à la disposition du commissaire ainsi que sur les différents moments où il est possible d’accorder ces réparations en vertu des articles 100, 104 et 92, respectivement. Le type de réparation que sollicite maintenant le commissaire n’étant pas prévu, il est possible d’inférer que le législateur a décidé de ne pas accorder au Tribunal le pouvoir de l’accorder.

[51] Cette réparation constituerait un troisième et nouveau type de réparation provisoire qui restreindrait sérieusement les droits à l’équité procédurale des défenderesses. En fait, cela a été démontré à l’audience d’hier, quand les défenderesses ont déclaré qu’il leur était impossible de satisfaire au critère à trois volets qui s’applique à une injonction parce qu’elles n’avaient reçu que la veille le dossier de demande fort long du commissaire.

[52] Il est loisible au législateur de restreindre les droits à l’équité procédurale des parties qui comparaissent devant le Tribunal, mais on ne peut pas considérer qu’il l’a fait en l’absence d’un texte de loi exprès ou nettement implicite en ce sens : Kane c Cons. d’administration de l’U.C.B., [1980] 1 RCS 1105, à la page 1113; P. & S. Holdings Ltd. c Canada, 2017 CAF 41, au paragraphe 39. Aucun libellé exprès de ce genre ne figure dans la Loi, pas plus qu’on ne peut dire que la réparation [traduction] « provisoire provisoire » que sollicite le commissaire est envisagée par déduction nécessaire.

[53] Cette réparation minerait également la prévisibilité, la certitude et la transparence que permet d’obtenir le régime actuel de la Loi. Notamment, ce régime informe clairement les parties fusionnantes de leurs obligations dans le cadre du processus d’examen du fusionnement, du temps pendant lequel elles doivent attendre avant de pouvoir conclure leur fusionnement, ainsi que des recours dont dispose le commissaire pour les empêcher de le faire.

[54] Bien que l’article 2 des Règles et le paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence procurent au Tribunal une latitude considérable pour ce qui est de traiter de diverses questions, dont des questions urgentes, de la manière la plus informelle et expéditive que le permettent les circonstances et les principes d’équité, ces deux dispositions n’aident pas le commissaire dans la mesure où il le voudrait dans les circonstances actuelles. Cela s’explique par le fait que ces dispositions n’envisagent pas le genre de restriction importante des droits à l’équité procédurale que sa manière de procéder a causée. Quoi qu’il en soit, l’article 2 des Règles et le paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence sont des dispositions de nature procédurale, et elles ne peuvent pas être invoquées pour justifier une réparation au fond que la Loi n’envisage pas.

[55] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le Tribunal n’a pas compétence pour accorder la réparation provisoire que sollicite le commissaire en attendant l’instruction de la demande présentée au titre de l’article 104.

[14] Comme je l’ai indiqué, le Tribunal a conclu qu’il n’était pas nécessaire qu’il se prononce sur le bien-fondé de la demande du commissaire dans la demande en question, étant donné qu’il avait conclu qu’il n’avait aucune compétence pour accueillir la demande. Cependant, le Tribunal a ajouté que, s’il avait été nécessaire de décider d’accorder ou non la mesure demandée, il se serait trouvé dans une position intenable, puisque les intimées n’avaient pas eu l’occasion de traiter la question et le Tribunal n’avait pas suffisamment de temps pour étudier correctement le dossier.

III. Les questions en litige

[15] Il est important de noter que le présent appel ne porte plus sur la question de savoir si la mesure [traduction] « provisoire provisoire » sollicitée dans la demande en question aurait dû avoir été accordée compte tenu des faits de la présente affaire. Le commissaire se limite plutôt à demander que la conclusion du Tribunal selon laquelle il n’avait jamais eu compétence pour accorder cette mesure soit infirmée. Avant de traiter la question de fond, toutefois, il convient de régler deux questions préliminaires.

[16] D’abord, il n’y a plus de contentieux actuel concernant la demande en question et le présent appel est théorique, étant donné que la transaction proposée est maintenant conclue et que les intimées ont fusionné pour poursuivre leurs activités en formant l’entreprise SECURE. Le commissaire reconnaît ce fait, mais demande que l’appel soit entendu et tranché, malgré son caractère théorique. SECURE s’oppose à l’audition de cet appel théorique.

[17] Ensuite, la deuxième question préliminaire porte sur un argument de SECURE selon lequel une partie de l’appel du commissaire concernant la question de la compétence du Tribunal pour accorder une mesure [traduction] « provisoire provisoire » ne devrait pas être examinée, car elle soulève une nouvelle question pour la première fois en appel. Plus précisément, SECURE soutient que l’argument du commissaire, selon lequel la compétence du Tribunal pour accorder la mesure demandée émane de l’article 104 de la Loi, n’a pas été présenté au Tribunal.

[18] Ces questions sont ainsi analysées :

  1. Caractère théorique

  2. Nouvelle question soulevée en appel

  3. Compétence du Tribunal de la concurrence pour accorder la mesure demandée

IV. La norme de contrôle

[19] Comme l’a souligné l’appelant, il s’agit d’un appel prévu par la loi en application du paragraphe 13(1) de la LTC. Par conséquent, les normes de contrôle en appel s’appliquent : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4th) 1 au para. 37 (arrêt Vavilov).

[20] Comme la seule question de fond dans le présent appel porte sur la conclusion du Tribunal, selon laquelle il n’avait pas compétence pour accorder la mesure demandée par le commissaire dans la demande en question (une pure question de droit), la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 au para. 8. Les parties sont d’accord sur ce point.

V. Discussion

A. Caractère théorique

[21] Comme je l’ai mentionné au paragraphe 16 ci-dessus, le présent appel est théorique, car il n’existe plus de contentieux actuel entre les parties. En général, un tribunal judiciaire n’entendra pas un appel théorique. Cependant, les tribunaux judiciaires ont le pouvoir discrétionnaire d’entendre un appel, malgré son caractère théorique. Les parties conviennent qu’en décidant d’exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire, un tribunal judiciaire devrait tenir compte des facteurs examinés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, 57 D.L.R. (4th) 231, p. 358 à 363 (arrêt Borowski). Les facteurs sont i) la question de savoir si un débat contradictoire demeure, ii) le souci à propos de l’économie des ressources judiciaires et iii) le respect de la fonction véritable de la Cour dans l’élaboration du droit. Ces facteurs sont examinés ci-dessous.

1) Ordonnance rendue par le juge Stratas le 2 juillet 2021

[22] Avant de traiter les facteurs examinés dans l’arrêt Borowski, SECURE soutient que la Cour ne devrait pas entendre cet appel théorique, compte tenu du préambule suivant dans l’ordonnance rendue par le juge Stratas le 2 juillet 2021 : [traduction] « ET ATTENDU QUE, si l’effet pratique de la présente ordonnance est de rendre cet appel théorique, la Cour enjoint à l’appelant de déposer un avis de désistement ». Dans son mémoire des faits et du droit, SECURE affirme que cet extrait lie le commissaire et qu’il a maintenant pour effet de lui enjoindre d’abandonner l’appel. Dans sa plaidoirie, SECURE revient quelque peu sur cette position ferme. SECURE admet désormais que l’ordonnance rendue par le juge Stratas n’est pas déterminante relativement à la question de savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire, mais qu’elle devrait plutôt être un facteur.

[23] À mon avis, l’extrait en question ne peut même pas être convaincant sur la question du pouvoir discrétionnaire, étant donné que le juge Stratas n’a aucunement tenu compte des facteurs tirés de l’arrêt Borowski qu’il convenait d’examiner et qu’il semble qu’il n’a entendu aucun argument au sujet de ceux-ci. Le juge Stratas n’examinait pas la façon dont le pouvoir discrétionnaire de la Cour devrait être exercé. Il semble plutôt qu’il tentait simplement de veiller, dans l’éventualité probable que l’appel devienne théorique, à ce que le commissaire prenne des mesures pour traiter cette question, au lieu de simplement la laisser traîner, ce qui aurait pour effet d’inciter la Cour, à un moment donné, à consacrer des ressources à la délivrance d’un avis d’examen de l’état de l’instance, puis à prendre des mesures à l’égard d’une réponse (ou d’une non-réponse) à cet avis.

2) Débat contradictoire

[24] J’examinerai maintenant le premier des facteurs indiqués dans l’arrêt Borowski. Le commissaire affirme qu’il y a un débat contradictoire, du fait que la demande au titre de l’article 92 de la Loi demeure en litige entre les parties et qu’en outre, les parties ont débattu avec énergie du présent appel.

[25] Pour sa part, SECURE fait remarquer que la demande au titre de l’article 92 de la Loi soulève des questions différentes et qu’elle n’a rien à voir avec le présent appel. Elle fait également observer que le dossier dans le présent appel est en faveur d’une seule partie et que ni le Tribunal ni SECURE n’ont eu le temps de l’examiner en bonne et due forme.

[26] À mon avis, il y a un débat contradictoire dans le présent appel. Les parties, qui continuent de s’opposer, ont bel et bien débattu avec vigueur des arguments de l’une et de l’autre. Ces arguments ont beaucoup aidé notre Cour. L’importance de l’argument de SECURE concernant l’examen limité du dossier dont disposait le Tribunal est minime, car le commissaire ne cherche plus à obtenir la mesure pour laquelle il a présenté une demande au Tribunal. La seule question de fond que notre Cour doit trancher est la question de droit qui porte sur la compétence du Tribunal pour accorder cette mesure.

3) Économie des ressources judiciaires

[27] L’arrêt Borowski présente plusieurs considérations relatives au deuxième facteur, celui qui porte sur l’économie des ressources judiciaires. L’une d’entre elles porte sur la question de savoir si la décision de la Cour aura un effet pratique sur les droits des parties. Une autre concerne la question de savoir si les questions en litige sont de nature répétitive et de courte durée, de sorte qu’elles sont susceptibles de ne jamais être soumises aux tribunaux. Enfin, nous devrions tenir compte de l’importance que représente la résolution du débat entre les parties pour le public.

[28] Le commissaire affirme que la nature de la mesure en cause dans le présent appel, du fait de sa courte durée, la rend susceptible de ne jamais être soumise aux tribunaux, de sorte que le débat sera généralement théorique avant qu’un appel puisse être entendu. Le commissaire soutient également qu’une décision portant sur le présent appel est une question d’importance publique. D’abord, le commissaire fait valoir que la question sur le pouvoir qu’a le Tribunal pour accorder la mesure en cause est susceptible de se répéter. Ensuite, la portée du pouvoir qu’a le Tribunal pour accorder une mesure revêt une importance considérable pour la capacité du commissaire à prendre des mesures qui appuient l’objet de la Loi qui est « de préserver et de favoriser la concurrence au Canada » (aux termes de l’article 1.1), notamment dans des conditions d’urgence où les parties insistent pour effectuer un fusionnement, malgré une demande en attente présentée par le commissaire qui vise à empêcher ce fusionnement. Le commissaire invoque les arrêts Commissaire de la concurrence c. Brassage Labatt Limitée, 2008 CAF 22, 289 D.L.R. (4th) 500 et Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2002 CAF 121, [2002] 4 C.F. 598 (arrêt Air Canada), deux arrêts où la Cour a décidé d’entendre les appels interjetés à l’encontre de la décision du Tribunal en dépit de son caractère théorique.

[29] SECURE affirme que l’examen du présent appel pourrait occasionner un gaspillage des ressources judiciaires. SECURE soutient que l’appel n’aurait aucun effet pratique sur les droits des parties et que cet appel ne devrait être entendu que dans « des cas exceptionnellement rares » : Amgen Canada Inc. c. Apotex Inc., 2016 CAF 196, 487 N.R. 202 au para. 16. SECURE fait remarquer qu’il n’existe aucune incohérence jurisprudentielle sur la question de la compétence du Tribunal pour accorder la mesure demandée. En outre, SECURE fait valoir que, compte tenu du fait que les dispositions législatives en cause sont en vigueur depuis une vingtaine d’années et que peu de jurisprudence en découle, la question n’est pas susceptible de se répéter.

[30] Enfin, SECURE affirme qu’en l’espèce, les propres mesures prises par le commissaire ont créé la situation urgente qui aurait pu avoir été évitée. Plus précisément, alors qu’il a reçu l’avis de la transaction proposée le 12 mars 2021 et qu’il a reçu les documents en réponse à la DRS le 31 mai 2021, il n’a pas déposé la demande au titre de l’article 92 de la Loi et la demande au titre de l’article 104 de la Loi avant le 29 juin 2021, soit tout juste deux jours avant l’intention des intimées de fusionner. SECURE souligne aussi que le commissaire, alors qu’il lui était loisible de le faire jusqu’au dépôt de la demande au titre de l’article 92 de la Loi, n’a pas demandé un délai supplémentaire en application de l’article 100 de la Loi. Une ordonnance rendue en application de l’article 100 de la Loi aurait pu permettre au commissaire de bénéficier de trente voire soixante jours supplémentaires. Le Tribunal a également discuté de cette option que le commissaire n’a pas retenue.

[31] En ce qui concerne l’argument fondé sur l’article 100 de la Loi, le commissaire répond qu’il avait besoin d’un délai supplémentaire, non pas pour achever une enquête visant à déterminer s’il fallait ou non déposer la demande au titre de l’article 92 de la Loi, mais pour entendre et trancher la demande au titre de l’article 104 de la Loi. Par conséquent, il affirme que l’article 100 de la Loi n’était d’aucune utilité.

[32] Je reconnais que la décision relative au présent appel que notre Cour rendra n’aura aucun effet pratique sur les droits des parties. J’estime toutefois que l’économie des ressources judiciaires milite en faveur de l’audition du présent appel, car les autres considérations l’emportent sur l’absence d’effet pratique pour les parties.

[33] D’abord, la question de la compétence qu’a le Tribunal pour accorder la mesure que le commissaire demandait est susceptible de ne jamais faire l’objet d’un appel, étant donné que la nécessité de cette mesure à court terme est provisoire et ne durera généralement pas au-delà de l’audition de la demande initiale d’une mesure provisoire présentée au titre de l’article 104 de la Loi.

[34] Ensuite, bien qu’il n’existe aucune jurisprudence incohérente sur la question en litige et que les examens judiciaires des dispositions législatives pertinentes aient été peu nombreux, il ne s’agit pas là d’un motif suffisant pour conclure à la résurgence peu probable de la question. Le peu d’examens judiciaires n’indique pas nécessairement une interprétation particulière généralement admise de la portée de la compétence du Tribunal sur la question. Comme l’a affirmé le commissaire, le fait qu’il ait rarement recours à l’article 104 de la Loi indique que les parties, dont les transactions font l’objet d’un examen attentif, coopèrent généralement avec le commissaire, de sorte qu’une ordonnance du Tribunal ne s’avère pas nécessaire et qu’elle n’est donc pas demandée. La raison la plus probable pour laquelle cette coopération existe semblerait être que les parties comprennent que, même si elles ne coopèrent pas, la Loi offre au commissaire les outils dont il a besoin pour examiner et traiter les transactions proposées. Si la conclusion du Tribunal concernant les limites de sa compétence reste valable, il semble probable que les parties seront moins enclines à coopérer avec le commissaire, ce qui augmente la probabilité que la question de la compétence du Tribunal réapparaisse à l’avenir. En outre, les parties qui font l’objet d’un examen effectué par le commissaire seraient encouragées, du fait de l’expérience des intimées devant le Tribunal, à exploiter les limites de sa compétence en procédant à la clôture d’une transaction proposée avant que le commissaire n’achève son travail. Pour ces motifs, je suis d’avis que la question en litige dans le présent appel est susceptible de se répéter.

[35] Une considération connexe est l’importance publique que revêt la question des outils offerts au commissaire pour traiter les transactions proposées qui pourraient avoir des effets anticoncurrentiels. SECURE ne conteste pas vraiment ce point. En fait, elle reconnaît que sa participation au présent appel vise à représenter les intérêts d’autres entreprises qui pourraient faire l’objet d’un examen par le Tribunal.

[36] Enfin, j’estime que le débat sur la question de savoir si le commissaire aurait dû présenter une demande au titre de l’article 100 de la Loi, avant de déposer la demande au titre de l’article 92 de la Loi, n’est pas au cœur de la question de la compétence du Tribunal pour accorder la mesure demandée après le dépôt de la demande au titre de l’article 92 de la Loi. Quoi qu’il en soit, j’ai aussi à l’esprit l’enseignement de notre Cour dans l’arrêt Air Canada, au paragraphe 28, selon lequel « constitue une utilisation prudente des ressources judiciaires le fait de se prévaloir des avantages de préciser la loi quant aux questions non restreintes aux faits particuliers du présent appel et à la preuve dont dispose le Tribunal ».

4) La fonction véritable de la Cour dans l’élaboration du droit

[37] SECURE soutient que le facteur de la fonction véritable de la Cour dans l’élaboration du droit est en faveur du refus d’entendre cet appel théorique. SECURE fait remarquer que le commissaire cherche à donner à l’article 104 de la Loi une interprétation qui n’a pas été mise en cause devant le Tribunal. Plus précisément, l’argument soulevé devant le Tribunal était qu’il avait compétence pour accueillir la demande en question selon la règle dite des « lacunes » et d’autres dispositions législatives connexes. L’argument soulevé devant le Tribunal n’était pas fondé sur l’interprétation de l’article 104 de la Loi.

[38] Malgré le fait que l’argument soulevé par le commissaire devant le Tribunal ne semble pas avoir mis l’accent explicitement sur l’interprétation de l’article 104 de la Loi, le Tribunal a manifestement conclu qu’il n’avait pas compétence pour accorder la mesure demandée et il a clairement indiqué qu’il a tenu compte de l’article 104 de la Loi, parmi d’autres dispositions. L’extrait de la décision cité au paragraphe 13 ci-dessus le démontre.

[39] Dans le présent appel, une interprétation différente de celle faite, bien qu’implicitement, par le Tribunal de l’article 104 de la Loi est recherchée. L’interprétation de la Loi fait clairement partie de la fonction véritable des tribunaux judiciaires dans l’élaboration du droit. À mon avis, ce facteur milite en faveur de l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire pour entendre le présent appel.

5) Conclusion sur le caractère théorique

[40] Je conclus que les trois facteurs énumérés dans l’arrêt Borowski militent en faveur de l’audition du présent appel. J’exercerais le pouvoir discrétionnaire de la Cour pour entendre et trancher l’appel.

B. Nouvelle question soulevée en appel

[41] Comme je l’ai mentionné au paragraphe 17 ci-dessus, SECURE affirme que le présent appel soulève une nouvelle question qui n’a pas été débattue devant le Tribunal (la compétence du Tribunal aux termes de l’article 104 pour accorder la mesure demandée dans la demande en question), question qui ne devrait pas être entendue pour la première fois par notre Cour.

[42] Cet argument comporte certaines des considérations relatives à la fonction véritable de la Cour dans l’élaboration du droit qui ont déjà été discutées précédemment : bien que l’argument soulevé par le commissaire devant le Tribunal n’ait pas porté explicitement sur l’interprétation de l’article 104 de la Loi, le Tribunal a manifestement tenu compte de cet article lorsqu’il a conclu qu’il n’avait pas compétence pour accorder la mesure demandée. Quels que soient les arguments qui ont été soulevés devant le Tribunal, le commissaire a le droit d’interjeter appel de la conclusion du Tribunal sur ce point.

[43] En substance, le commissaire présente un nouvel argument concernant une question existante, mais il ne soulève pas une nouvelle question. Ainsi que la Cour l’a indiqué dans l’arrêt Nova Chemicals Corporation c. Dow Chemical Company, 2020 CAF 141, 452 D.L.R. (4th) 318 au para. 87 :

Cette situation ne pose pas problème. Le droit évolue toujours. Une partie peut toujours invoquer de nouvelles règles de droit et de nouveaux arguments juridiques devant notre Cour sur des questions qui ont été examinées par le tribunal de première instance, à condition que la partie adverse en soit prévenue à temps et qu’elle ait la possibilité d’y répondre.

[44] Rien ne m’amène à penser que SECURE n’a pas été prévenue à temps et qu’elle n’a pas eu la possibilité de répondre à la question sur l’interprétation de l’article 104 de la Loi. Comme je l’ai mentionné précédemment, cette question a été bel et bien débattue avec vigueur. En préparant son argument, SECURE a eu l’avantage de lire le mémoire des faits et du droit du commissaire, qui traite de front de la question, et d’y répondre. SECURE se dit préoccupée par le fait qu’en raison de la présentation tardive par le commissaire de son interprétation de l’article 104 de la Loi, le Tribunal n’a pas eu l’occasion de se prononcer. À mon avis, cette préoccupation ne devrait pas être déterminante. Même si le commissaire avait présenté au Tribunal tous les arguments qu’il a fait valoir en l’espèce et même si le Tribunal avait présenté son analyse de ceux-ci, notre Cour examinerait le présent appel selon la norme de la décision correcte.

[45] À mon avis, le présent appel ne soulève aucune nouvelle question qui ne devrait pas être examinée.

C. Compétence du Tribunal de la concurrence pour accorder la mesure demandée

[46] J’examinerai maintenant la seule question de fond dans le présent appel qui consiste à déterminer si le Tribunal a compétence pour accorder une mesure [traduction] « provisoire provisoire » afin de différer le fusionnement proposé jusqu’à ce qu’une demande de mesure provisoire, aux termes de l’article 104 de la Loi, puisse être entendue et tranchée. Comme je l’ai indiqué précédemment, le Tribunal a estimé que l’article 104 de la Loi prévoit une mesure provisoire qui permet de disposer de suffisamment de temps pour rendre une décision concernant une demande au titre de l’article 92 de la Loi. En revanche, il ne prévoit pas une mesure plus immédiate qui permet de disposer de suffisamment de temps pour rendre une décision concernant une demande distincte au titre de l’article 104 de la Loi.

[47] Les faits clés sous-jacents au présent appel ne sont pas contestés, mais leur importance quant à ce qui constitue essentiellement un exercice d’interprétation des lois est limitée.

[48] Le commissaire invoque deux motifs distincts relativement à la compétence du Tribunal. Premièrement, le commissaire affirme que l’article 104 de la Loi, lorsqu’il est correctement interprété, confère la compétence nécessaire pour accorder la mesure demandée. Deuxièmement, même si, en soi, l’article 104 de la Loi ne confère pas la compétence nécessaire, cette compétence existe par déduction nécessaire.

[49] Pour traiter le premier motif invoqué par le commissaire, il est nécessaire de mener une analyse formelle de l’interprétation de la Loi. Les parties ne sont pas en désaccord sur l’approche qu’il convient d’adopter. Les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont donné les indications suivantes dans l’arrêt Vavilov aux paragraphes 117 et 118 :

[117] La cour qui interprète une disposition législative le fait en appliquant le « principe moderne » en matière d’interprétation des lois, selon lequel il faut lire les termes d’une loi « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » :Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26, citant tous deux E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87. Le Parlement et les législatures provinciales ont également donné certaines indications en adoptant des règles législatives qui encadrent explicitement l’interprétation des lois et des règlements : voir, par ex., la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I-21.

[118] Notre Cour a adopté ce « principe moderne » en tant que méthode appropriée d’interprétation des lois parce que c’est uniquement à partir du texte de loi, de l’objet de la disposition législative et du contexte dans son ensemble qu’il est possible de saisir l’intention du législateur : Sullivan, [R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014)], p. 7-8. Les personnes qui rédigent et adoptent des textes de loi s’attendent à ce que les questions concernant leur sens soient tranchées à la suite d’une analyse qui tienne compte du libellé, du contexte et de l’objet de la disposition concernée, que l’entité chargée d’interpréter la loi soit une cour de justice ou un décideur administratif. [...]

[50] Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont ajouté au paragraphe 120 l’indication suivante :

[...] le fond de l’interprétation de celle‑ci par le décideur administratif doit être conforme à son texte, à son contexte et à son objet. En ce sens, les principes habituels d’interprétation législative s’appliquent tout autant lorsqu’un décideur administratif interprète une disposition. Par exemple, lorsque le libellé d’une disposition est « précis et non équivoque », son sens ordinaire joue normalement un rôle plus important dans le processus d’interprétation : Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 10. [...]

[51] Le Tribunal n’a pas mené une analyse formelle de l’interprétation de la Loi comme le prévoyait l’arrêt Vavilov. Il y a au moins deux raisons probables à cela. Premièrement, il semble que l’argument présenté au Tribunal par le commissaire n’était pas fondé sur une interprétation particulière de l’article 104 de la Loi. Deuxièmement, les délais serrés qui concernaient la demande en question auraient rendu difficile l’exécution de cette analyse. Quoi qu’il en soit, la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce étant celle de la décision correcte, il n’y a aucune question portant sur la déférence à accorder au Tribunal et l’absence d’une analyse plus formelle revêt une importance insignifiante.

[52] Les sections suivantes traitent à tour de rôle du libellé, du contexte et de l’objet de l’article 104 de la Loi.

1) Libellé de l’article 104 de la Loi

[53] L’article 104 de la Loi est rédigé ainsi :

Ordonnance provisoire

Interim order

104 (1) Lorsqu’une demande d’ordonnance a été faite en application de la présente partie, sauf en ce qui concerne les ordonnances provisoires en vertu des articles 100 ou 103.3, le Tribunal peut, à la demande du commissaire ou d’une personne qui a présenté une demande en vertu des articles 75, 76 ou 77, rendre toute ordonnance provisoire qu’il considère justifiée conformément aux principes normalement pris en considération par les cours supérieures en matières interlocutoires et d’injonction.

104 (1) If an application has been made for an order under this Part, other than an interim order under section 100 or 103.3, the Tribunal, on application by the Commissioner or a person who has made an application under section 75, 76 or 77, may issue any interim order that it considers appropriate, having regard to the principles ordinarily considered by superior courts when granting interlocutory or injunctive relief.

Conditions des ordonnances provisoires

Terms of interim order

(2) Une ordonnance provisoire rendue aux termes du paragraphe (1) contient les conditions et a effet pour la durée que le Tribunal estime nécessaires et suffisantes pour parer aux circonstances de l’affaire.

(2) An interim order issued under subsection (1) shall be on such terms, and shall have effect for such period of time, as the Tribunal considers necessary and sufficient to meet the circumstances of the case.

Obligation du commissaire

Duty of Commissioner

(3) Si une ordonnance provisoire est rendue en vertu du paragraphe (1) à la suite d’une demande du commissaire et est en vigueur, le commissaire est tenu d’agir dans les meilleurs délais possible pour terminer les procédures qui, sous le régime de la présente partie, découlent du comportement qui fait l’objet de l’ordonnance.

(3) Where an interim order issued under subsection (1) on application by the Commissioner is in effect, the Commissioner shall proceed as expeditiously as possible to complete proceedings under this Part arising out of the conduct in respect of which the order was issued.

[54] La principale disposition est le paragraphe 104(1) de la Loi. Il dispose que, lorsqu’une certaine condition a été satisfaite (« une demande d’ordonnance a été faite en application de la présente partie, sauf en ce qui concerne les ordonnances provisoires en vertu des articles 100 ou 103.3 »), le Tribunal « peut [...] rendre toute ordonnance provisoire qu’il considère justifiée », sous réserve de la restriction énoncée dans le membre de phrase final du paragraphe (« conformément aux principes normalement pris en considération par les cours supérieures en matières interlocutoires et d’injonction »).

[55] Les parties conviennent que la demande au titre de l’article 92 de la Loi satisfait à la condition d’une demande faite « en application de la présente partie » (partie VIII de la Loi qui couvre les articles 75 à 107). Cependant, SECURE affirme que la demande en question ne satisfaisait pas à cette condition, car elle était fondée sur la demande au titre de l’article 104 de la Loi, plutôt que sur la demande au titre de l’article 92 de la Loi – la demande en question visait l’obtention d’une mesure [traduction] « provisoire provisoire » en attendant qu’une décision concernant la demande au titre de l’article 104 de la Loi soit rendue. SECURE soutient que l’exigence d’une demande faite « en application de la présente partie » ne prévoit pas une demande distincte présentée au titre du même article 104 de la Loi. SECURE fait d’abord remarquer que la condition requiert que la demande sous-jacente vise une « ordonnance », et non une ordonnance provisoire. SECURE souligne ensuite que toutes les autres demandes possibles d’ordonnances provisoires dans la présente partie sont exclues (articles 100 et 103.3). Selon SECURE, cela étaye l’argument selon lequel la demande sous-jacente à une demande au titre de l’article 104 de la Loi ne peut pas viser une ordonnance [traduction] « provisoire provisoire ».

[56] Le libellé du paragraphe 104(1) de la Loi indique que ce dernier s’applique lorsqu’une demande présentée en application de l’article 92 de la Loi a été déposée et c’est le cas en l’espèce. Ayant conclu que le paragraphe 104(1) de la Loi s’applique dans la situation en l’espèce, je ne vois aucune raison d’interpréter le libellé du paragraphe comme ayant la portée limitée que SECURE préconise. Le paragraphe 104(1) de la Loi prévoit « toute ordonnance provisoire » que le Tribunal considère justifiée et cette vaste portée n’est limitée que par le renvoi aux « principes normalement pris en considération par les cours supérieures en matières interlocutoires et d’injonction ». Il n’est pas nécessaire d’établir précisément les limites qui sont prévues par ce libellé, mais je m’attends à ce qu’il comprenne au moins le critère relatif à un redressement interlocutoire ou à une injonction, comme cela est énoncé dans l’arrêt RJR -- Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, 111 D.L.R. (4th) 385 (voir la décision Le commissaire de la concurrence c. Parkland Industries Ltd., 2015 Trib conc 4, 2015 CanLII 154097 au para. 26). Cependant, le libellé du paragraphe 104(1) de la Loi n’empêche pas la prise en compte du type de mesure [traduction] « provisoire provisoire » que le commissaire a cherché à obtenir devant le Tribunal. Il est bien établi que les cours supérieures peuvent accorder un redressement « interlocutoire » en attendant qu’une décision sur le fond du litige soit rendue devant la cour. Il est toutefois également bien établi que les cours supérieures peuvent accorder ce qui est généralement appelé une mesure « provisoire » en attendant qu’une décision concernant une demande de redressement interlocutoire soit rendue. En outre, comme l’a souligné le juge Stratas dans son ordonnance du 2 juillet 2021, dans le présent appel, notre Cour a le pouvoir d’accorder une mesure à plus court terme, en attendant qu’une décision soit rendue concernant une demande de mesure provisoire.

[57] Sous réserve de l’examen ci-dessous du contexte et de l’objet de l’article 104 de la Loi, le renvoi à « toute ordonnance provisoire » dans le libellé du paragraphe 104(1) de la Loi semble comprendre, du moins au sens technique, à la fois un redressement « interlocutoire » et une mesure « provisoire », étant donné que les cours supérieures utilisent généralement ces termes. L’interprétation subsidiaire de SECURE nous amènerait à conclure que l’expression « ordonnance provisoire » renvoie à ce qui est généralement appelé des « ordonnances interlocutoires », et qu’elle exclut ce qu’on nomme des « ordonnances provisoires ». L’utilisation par le législateur du qualificatif « provisoire » rend particulièrement difficile l’acceptation de cette interprétation.

[58] À mon avis, il n’est pas nécessaire de tirer une conclusion sur l’argument de SECURE selon lequel la demande d’une « ordonnance [...] faite en application de la présente partie », au début du paragraphe 104(1) de la Loi, ne peut pas être une demande distincte faite en application de l’article 104 de la Loi. Selon mon interprétation du paragraphe 104(1) de la Loi, la demande au titre de l’article 92 de la Loi pourrait être la demande qui étaye à la fois la demande au titre de l’article 104 de la Loi et la demande en question. Il est aussi intéressant de mentionner le paragraphe 104(3) de la Loi, qui s’applique lorsqu’une ordonnance provisoire est rendue en application du paragraphe 104(1). Cette disposition requiert que le commissaire « agi[sse] dans les meilleurs délais possible pour terminer les procédures qui, sous le régime de la présente partie, découlent du comportement qui fait l’objet de l’ordonnance ». En l’espèce, le « comportement qui fait l’objet de l’ordonnance » serait le refus de SECURE de suspendre le fusionnement afin de permettre l’audition de la demande au titre de l’article 104 de la Loi.

2) Contexte de l’article 104 de la Loi

[59] L’argument de SECURE concernant le contexte de l’article 104 de la Loi, qui a été soulevé devant notre Cour et le Tribunal, porte sur l’article 100 de la Loi. SECURE affirme – et le commissaire ne conteste pas cette affirmation – que le législateur a concilié les intérêts du commissaire (et du public au nom de qui il agit) relatifs à l’examen des fusionnements d’entreprises proposés et à son intervention au besoin, ainsi que les intérêts opposés de ces entreprises relatifs à l’organisation de leurs affaires comme bon leur semble et au fait d’agir sans ingérence. SECURE soutient que les dispositions législatives existantes dans la Loi constituent un code complet des outils mis à la disposition du commissaire à cet égard.

[60] La Loi dispose que le commissaire doit être avisé du fait que les transactions proposées doivent satisfaire à certains critères (paragraphe 114(1)). La Loi interdit aussi la clôture de ces transactions par les parties dans les trente jours qui suivent (alinéa 123(1)a)). Pendant cette période, le commissaire peut envoyer une DRS visant à obtenir des renseignements supplémentaires (paragraphe 114(2) de la Loi) et, en pareilles circonstances, la Loi dispose que les parties ne peuvent pas conclure la transaction proposée avant l’expiration d’un délai de trente jours, à compter de la date à laquelle une réponse certifiée à la DRS a été fournie (alinéa 123(1)b) de la Loi). Ces deux délais d’attente visent à donner au commissaire suffisamment de temps pour examiner la transaction proposée avant sa clôture. Si ce délai s’avère insuffisant pour terminer l’examen, le commissaire peut demander une ordonnance en application de l’article 100 de la Loi afin d’obtenir un délai supplémentaire de trente jours (qui peut être porté à soixante jours). Si, après son examen, le commissaire dépose sa demande d’une mesure en application de l’article 92 de la Loi, il peut faire une demande supplémentaire afin d’obtenir une ordonnance provisoire au titre de l’article 104 de la Loi.

[61] SECURE fait valoir que ces dispositions sont à la fois générales et particulières et qu’on ne devrait pas interpréter la Loi de manière à y intégrer d’autres mesures qui pourraient retarder une transaction proposée. Plus précisément, elle souligne que l’article 104 de la Loi n’indique pas que la seule expression « toute ordonnance provisoire » prévoit deux types de mesures distincts : une mesure « provisoire » (généralement appelée « interlocutoire » dans les cours supérieures) et une mesure [traduction] « provisoire provisoire » (généralement appelée « provisoire »). SECURE fait également observer qu’avant de déposer le 29 juin 2021 la demande au titre de l’article 92 de la Loi, le commissaire aurait pu avoir demandé une ordonnance en application de l’article 100 de la Loi afin de bénéficier du délai supplémentaire qui serait nécessaire pour déposer la demande au titre de l’article 92 de la Loi et pour demander et obtenir une mesure provisoire aux termes de l’article 104 de la Loi. SECURE fait valoir que le législateur a offert les outils nécessaires pour répondre aux préoccupations du commissaire au sujet de la transaction proposée en temps opportun et que la situation actuelle découlait du fait que le commissaire n’avait pas utilisé ces outils.

[62] Le commissaire avance que l’article 100 de la Loi, comparativement à l’article 104 de la Loi, a un objet différent : son application intervient à une étape différente de l’examen d’un fusionnement, il comporte un critère différent et il prévoit une mesure différente. Le commissaire souligne que cet article ne trouve application que pour lui donner un délai supplémentaire afin qu’il achève son examen de la transaction proposée et uniquement si la transaction est susceptible « de réduire sensiblement l’aptitude du Tribunal à remédier à l’influence du fusionnement proposé sur la concurrence, si celui-ci devait éventuellement appliquer [l’article 92] à l’égard de ce fusionnement ».

[63] Je retiens l’argument de SECURE selon lequel le législateur a offert au commissaire des outils précis et particuliers et a conféré au Tribunal des pouvoirs connexes pour intervenir lorsque des transactions, aux termes de la Loi, sont préoccupantes et il a décidé de ne pas donner d’autres outils et pouvoirs. Cependant, je ne relève aucun élément du contexte de l’article 104 de la Loi, y compris l’article 100 de la Loi, qui indique que le vaste pouvoir qu’exerce le Tribunal pour rendre « toute ordonnance provisoire qu’il considère justifiée » devrait être interprété de manière plus restrictive, en excluant la mesure recherchée dans la demande en question, que ce que suggère une simple interprétation textuelle.

3) Objet de l’article 104 de la Loi

[64] Aux paragraphes 54 à 62 de son mémoire des faits et du droit, le commissaire examine le but du régime d’examen du fusionnement prévu par la Loi, notamment à l’article 104. Il explique que le but du régime était de veiller à ce que les fusionnements proposés puissent faire l’objet d’un examen et être contestés, au besoin, avant leur clôture. Ce but s’explique par le fait que le législateur a reconnu qu’il peut être très difficile d’annuler ou de contrer les effets anticoncurrentiels d’un fusionnement après qu’il a eu lieu.

[65] SECURE ne conteste pas cette description du but du régime, mais elle demande que notre Cour se concentre sur les mesures particulières prévues par la Loi qui visent à atteindre ce but. Dans la section précédente qui portait sur le contexte de l’article 104 de la Loi, j’ai expliqué pourquoi je n’étais pas d’accord pour dire que ces mesures particulières avaient pour effet de restreindre la vaste portée de l’expression « toute ordonnance provisoire ». De même, il n’y a rien à propos de l’objectif d’encourager l’achèvement de l’examen d’un fusionnement avant la clôture de celui-ci qui laisse entendre que cette expression doit recevoir une interprétation restrictive.

[66] SECURE fait aussi valoir qu’interpréter l’article 104 de la Loi comme une disposition permettant au Tribunal d’accorder une mesure [traduction] « provisoire provisoire », en attendant qu’une demande distincte faite en application de l’article 104 de la Loi, en vue de l’obtention d’une mesure provisoire, soit tranchée, restreindrait l’équité procédurale. Je dois rejeter cet argument. Il est fondé sur les faits particuliers en l’espèce où les délais étaient extrêmement serrés et où ni les intimées (tel qu’elles étaient désignées à l’époque) ni le Tribunal n’ont eu l’occasion d’examiner adéquatement les pièces justificatives présentées par le commissaire et d’en tenir compte. La question que notre Cour doit trancher n’est pas de savoir si une mesure [traduction] « provisoire provisoire » convenait en l’espèce. Il s’agit plutôt de savoir si le Tribunal pourrait avoir le droit d’accorder cette mesure. Il faut comprendre que, même si cette question reçoit une réponse affirmative, le Tribunal continuera de décider, pour chaque affaire, si cette mesure est juste et indiquée dans les circonstances et, si tel n’est pas le cas, il pourrait refuser d’accorder une mesure. La véritable question est celle de savoir si le Tribunal a compétence pour accorder une mesure lorsqu’elle est juste. Il convient de souligner que le paragraphe 2(2) des Règles (reproduit au paragraphe 10 ci-dessus) dispose que le Tribunal peut donner des directives sur la marche à suivre en cas d’urgence. Cela comprend les directives qui visent à garantir l’équité procédurale dans des circonstances particulières.

4) Conclusion sur la compétence

[67] Ayant examiné le texte, le contexte et l’objet de l’article 104 de la Loi, je conclus qu’il dispose que le Tribunal a compétence, dans les circonstances appropriées, pour accorder à la fois un redressement interlocutoire (selon l’utilisation généralement faite de cette expression par les cours supérieures) en attendant qu’une décision concernant la demande en application de l’article 92 de la Loi soit rendue, et une mesure provisoire (là encore, selon l’utilisation généralement faite de cette expression par les cours supérieures) en attendant qu’une décision sur la question d’accorder ou non un redressement interlocutoire soit rendue. Par conséquent, j’estime que le Tribunal a commis une erreur en concluant qu’il n’avait pas la compétence nécessaire pour accorder la mesure sollicitée dans la demande en question. Il est possible que le refus par le Tribunal d’accorder cette mesure en l’espèce ait été justifié par les faits, mais la décision n’est pas fondée sur ceux-ci.

[68] Ayant tiré cette conclusion, je n’ai pas besoin d’examiner l’argument subsidiaire du commissaire selon lequel la compétence du Tribunal pour accorder la mesure [traduction] « provisoire provisoire » existe par déduction nécessaire.

VI. Conclusion

[69] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel avec dépens et j’annulerais l’ordonnance rendue par le Tribunal.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.D. Denis Pelletier j.c.a. »

« Je suis d’accord.

René LeBlanc j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-185-21

 

INTITULÉ :

COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE c. SECURE ENERGY SERVICES INC. et TERVITA CORPORATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence EN LIGNE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 janvier 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Paul Klippenstein

Alexander Gay

 

Pour l’appelant

 

Elder C. Marques

Liam Kelley

 

Pour l’intimée

SECURE ENERGY SERVICES INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l’appelant

 

Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

Pour les intimées

SECURE ENERGY SERVICES INC.

 

Bennett Jones

Washington D.C. (États-Unis)

TERVITA CORPORATION

 

 

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