Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20220223


Dossier : A-159-20

Référence : 2022 CAF 33

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LA JUGE MACTAVISH

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

FREDERIC HAKIZIMANA

MARIE ROSE NIYONZIMA

appelants

et

LE CANADA (SÉCURITÉ PUBLIQUE ET PROTECTION CIVILE)

intimé

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 15 décembre 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 février 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LA JUGE MACTAVISH

 


Date : 20220223


Dossier : A-159-20

Référence : 2022 CAF 33

CORAM :

LE JUGE WEBB

LA JUGE MACTAVISH

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

FREDERIC HAKIZIMANA

MARIE ROSE NIYONZIMA

appelants

et

LE CANADA (SÉCURITÉ PUBLIQUE ET PROTECTION CIVILE)

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LEBLANC

[1] Il s’agit d’un appel d’une décision de la Cour fédérale du 17 janvier 2020 (2020 CF 63, CarswellNat 1126 (WL Can)), rejetant la demande de contrôle judiciaire des appelants à l’égard d’une décision d’un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’agent) qui a déterminé que la demande d’asile des appelants était irrecevable aux termes de l’alinéa 101(1)d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). L’alinéa 101(1)d) dispose qu’une demande d’asile ne peut être déférée à la Section de la protection des réfugiés (la SPR) s’il y a eu « reconnaissance de la qualité de réfugié par un pays vers lequel il peut être renvoyé ».

[2] Comme nous l’expliquerons plus loin, la présente affaire est maintenant théorique et devrait être rejetée pour cette raison.

[3] Les appelants, qui sont mari et femme, sont citoyens du Burundi et appartiennent à la minorité tutsie. En 2015, craignant pour leur vie, ils ont fui le Burundi et se sont finalement installés en Ouganda, où ils ont obtenu le statut de réfugié. Cependant, ils font valoir que, pendant leur séjour en Ouganda, ils ont continué à subir de la persécution de la part des milices burundaises.

[4] Au printemps de 2018, les appelants ont fui l’Ouganda et se sont rendus au Canada, où ils ont demandé l’asile. Leur demande a été jugée irrecevable au renvoi à la SPR parce qu’ils avaient été reconnus comme réfugiés au sens de la Convention par un pays autre que le Canada—c’est-à-dire l’Ouganda— et pouvaient être envoyés ou renvoyés dans ce pays.

[5] Les appelants ont contesté cette décision à la Cour fédérale, en soutenant que l’agent avait mal appliqué l’alinéa 101(1)d). Plus précisément, ils ont affirmé que leur demande d’asile n’aurait pas dû être jugée irrecevable au Canada au motif qu’ils avaient déjà obtenu l’asile en Ouganda, étant donné leur crainte de persécution dans ce pays. Ils ont insisté sur le fait que l’interprétation par l’agent de l’alinéa 101(1)d) était déraisonnable parce qu’elle est en contradiction avec les obligations internationales du Canada de ne pas renvoyer des personnes dans des pays où elles craignent avec raison d’être persécutées, et qu’elle est également en contradiction avec les objectifs fondamentaux de la Loi, qui consistent notamment à sauver des vies et à protéger les personnes faisant l’objet de persécution.

[6] Le 17 janvier 2020, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire des appelants. Elle a conclu qu’il était raisonnable de la part de l’agent d’interpréter l’alinéa 101(1)d) de la Loi comme s’appliquant aux personnes qui craignent d’être persécutées dans le pays où elles ont le statut de réfugié, car il existe des moyens de protéger ces personnes autres que de leur accorder le statut de réfugié. La Cour fédérale a noté qu’aucune mesure n’avait été prise pour renvoyer les appelants dans un pays où ils craignent avec raison d’être persécutés et que, par conséquent, toute violation potentielle du principe de non-refoulement était spéculative.

[7] Les appelants demandent instamment à la Cour d’[traduction] « adopter une nouvelle interprétation de l’alinéa 101(1)d) qui soit conforme à l’intention du législateur [...], aux principes d’équité procédurale, au droit international et au libellé clair de la disposition elle-même » (mémoire des appelants, para. 9). Bien qu’ils reconnaissent que la [traduction] « jurisprudence antérieure » appuie l’interprétation de l’agent de l’alinéa 101(1)d), ils affirment que cette jurisprudence est fondée sur la version de la loi précédente, qui prévoyait explicitement une autre évaluation des risques pour les personnes dans leur situation (mémoire des appelants, para. 8). Selon les appelants, les choses sont différentes maintenant en application de la Loi. Ils affirment que, même si le législateur, au moyen du paragraphe 115(1) de la Loi, a intégré dans le droit canadien le principe de non-refoulement découlant de l’article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 R.T.N.U. 137 (entrée en vigueur le 22 avril 1954, adhésion du Canada le 4 juin 1969) (la Convention relative au statut des réfugiés), le paragraphe 112(1) de la Loi ne permet plus d’effectuer une évaluation des risques pour les personnes dont la demande d’asile a été jugée irrecevable en vertu de l’alinéa 101(1)d).

[8] Quelques jours avant l’audition du présent appel, l’avocat de l’intimé a porté à l’attention de la Cour, [traduction] « par souci de transparence, compte tenu des incidences procédurales possibles », que les appelants avaient présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs fondés sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH). L’avocat a précisé que la demande CH avait été approuvée à l’étape 1, tout en indiquant que l’on ne savait pas quand la décision définitive serait prise.

[9] Au début de l’audience, la Cour a demandé l’avis des parties sur l’opportunité de poursuivre l’appel, compte tenu de ces nouveaux renseignements. La Cour a décidé d’instruire l’affaire, mais a demandé à être tenue informée de tout fait nouveau concernant la demande CH.

[10] Le 21 janvier 2022, la Cour a été informée que la demande CH des appelants avait reçu l’approbation finale. En conséquence, la Cour a ordonné aux parties de présenter des observations sur les raisons pour lesquelles le présent appel ne devrait pas être rejeté au motif qu’il est théorique.

[11] Il est acquis en matière jurisprudentielle que l’application de la doctrine du caractère théorique suppose une analyse en deux étapes. La première étape consiste à déterminer si le différend tangible et concret entre les parties a disparu. La Cour doit trancher s’il existe encore un « litige actuel ». S’il n’y a plus de litige actuel entre les parties, la deuxième étape de l’analyse exige que la Cour décide si elle doit néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire d’instruire l’affaire (Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd. c. Atlantic Towing Limited, 2021 CAF 26, [2021] A.C.F. no 172 (QL/Lexis), para. 74, renvoyant à Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, 1989 CanLII 123 (CSC), p. 353 (Borowski)).

[12] Les appelants soutiennent que, malgré leur statut de résident permanent nouvellement acquis, un différend juridique tangible et concret subsiste entre les parties parce qu’ils n’ont pas eu la possibilité de demander l’asile au sens de la Convention à la suite de la décision d’irrecevabilité. Ils allèguent que les résidents permanents sont plus vulnérables à la perte de leur statut et à la déportation que les réfugiés au sens de la Convention. L’obtention du statut de résident permanent, disent-ils, est une chose, mais elle ne résout pas la question sous-jacente du présent appel, qui concerne leur admissibilité à la protection supérieure offerte par le statut de réfugié au sens de la Convention.

[13] Cet argument est voué à l’échec puisqu’il se heurte à deux décisions récentes de notre Cour dans lesquelles il a été jugé que l’octroi de la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire rendait théorique un contrôle judiciaire sous-jacent relatif au statut de réfugié : N.O. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 214, [2016] A.C.F. no 963 (QL/Lexis) (N.O.) et Abel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CAF 131 (Abel). Dans N.O., l’appelante contestait le refus, par la SPR, de réexaminer une demande de réouverture de sa demande d’asile. L’appelante voulait que sa demande d’asile soit rouverte au motif qu’elle avait été forcée par ses codemandeurs d’asile à ne pas témoigner des sévices sexuels qu’elle avait subis de la part d’un membre de sa famille alors qu’elle se trouvait dans son pays de nationalité. La Cour a déterminé que l’appel interjeté par l’appelante n’aurait « aucune incidence sur sa situation », puisqu’elle « ne [courait] plus le risque d’être expulsée », ajoutant que, même si l’appelante pouvait, à un moment donné, perdre son statut de résidente permanente, cette situation était hypothétique et ne justifiait pas l’instruction d’un appel autrement théorique (N.O., para. 4).

[14] Dans Abel, l’appelant avait été exclu du bénéfice de la protection des réfugiés aux termes de l’article 1E de la Convention relative au statut des réfugiés, car il s’était vu accorder le statut de résident permanent par son ancien pays de résidence. La question en litige dans cette affaire concernait le moment où l’appelant pouvait être considéré comme ayant perdu ce statut de sorte qu’il pouvait être libéré de l’application de l’article 1E et être autorisé, par conséquent, à demander l’asile au Canada.

[15] Quelques semaines avant l’audience, l’appelant a obtenu le statut de résident permanent au Canada. Comme dans N.O., la Cour a jugé que l’appel interjeté par l’appelant était désormais théorique puisqu’il ne pouvait plus être expulsé du Canada. La Cour a rappelé que le simple fait que l’appelant puisse finir par perdre son statut de résident permanent ne justifiait pas l’instruction de l’appel (Abel, para. 12).

[16] Les appelants demandent à la Cour de déroger à ces deux décisions au motif qu’elles ne tiennent pas compte des différences fondamentales entre le statut de résident permanent et le statut de réfugié au sens de la Convention. Cet argument ne peut pas non plus être retenu.

[17] Il est bien connu que, dans l’intérêt de la constance, de l’uniformité et de l’invariabilité du droit, la Cour suit normalement ses précédents (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, [2002] ACF no 1375 (QL), para. 9 (Miller)). Ce n’est que dans des « circonstances exceptionnelles » qu’elle renversera la décision d’une autre formation. Cela se produit généralement lorsque « la décision en cause [est] manifestement erronée, du fait que la Cour n’aurait pas tenu compte de la législation applicable ou d’un précédent qui aurait dû être respecté » (Miller, para. 9 et 10).

[18] Rien de tout cela ne peut être dit de N.O. ou Abel. L’argument des appelants, selon lequel le statut de réfugié offrirait une plus grande protection contre le renvoi, a été examiné mais rejeté dans Abel. Comme la Cour l’a noté dans cette décision, le statut de résident permanent confère essentiellement les mêmes droits que ceux dont jouissent les citoyens canadiens et protège les personnes qui le détiennent contre le refoulement dans un autre pays (Abel, para. 16). En l’espèce, le statut de résident permanent nouvellement acquis par les appelants les protège contre l’expulsion vers l’Ouganda, le Burundi ou tout autre pays. En outre, il n’y a aucun élément de preuve au dossier qui laisserait entendre que les appelants pourraient faire l’objet d’une audience relative à une interdiction de territoire ou d’une expulsion dans un avenir prévisible.

[19] Comme le fait remarquer l’intimé, on peut difficilement soutenir qu’un litige actuel ou un différend concret subsiste en fonction d’une trame factuelle qui n’existe pas.

[20] Après avoir décidé que la présente affaire est théorique, la question en litige maintenant est de savoir si la Cour devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et statuer sur l’affaire, ce que les appelants demandent instamment à la Cour de faire. Cette question nécessite l’examen des facteurs suivants : (i) l’absence ou l’existence d’un contexte contradictoire; (ii) la question de savoir s’il y a une utilité pratique à trancher la question ou s’il s’agit d’un gaspillage des ressources judiciaires; et (iii) la question de savoir si le tribunal outrepasserait son rôle en édictant le droit dans l’abstrait, une tâche réservée au législateur (Syndicat canadien de la fonction publique (Composante Air Canada) c. Air Canada, 2021 CAF 67, [2021] A.C.F. no 286 (QL/Lexis), para. 9 (SCFP); voir aussi Borowski, p. 358 à 363).

[21] Là encore, dans N.O. et Abel, la Cour a conclu que les facteurs qui justifieraient l’audition de l’appel malgré son caractère théorique étaient absents. Malgré cela, les appelants soutiennent, en se fondant sur le fait qu’ils sont passés très près d’être renvoyés du Canada sans évaluation des risques, malgré le fait qu’ils aient soulevé une crainte de persécution, qu’[traduction] « il est dans l’intérêt de la justice que le présent appel soit tranché, compte tenu de la nature fondamentalement importante de la question juridique et du coût élevé que représente l’absence de décision » (arguments des appelants concernant le caractère théorique, par. 13). Ils affirment que la confusion qu’ils ont vécue au sujet de l’interprétation de l’alinéa 101(1)d) [traduction] « continuera de causer des ravages chez les futurs demandeurs d’asile » et demandent à la Cour de rendre une décision sur le fond (arguments des appelants concernant le caractère théorique de l’appel, para. 17 et 18). Trancher la présente affaire sur le fond, disent-ils, permettrait de préserver de précieuses ressources judiciaires, puisque l’appel a déjà été entendu et que la question qu’il soulève se posera certainement de nouveau si l’affaire n’est pas résolue.

[22] Des arguments similaires ont été examinés, mais rejetés, dans Abel où, comme en l’espèce, la question a été entendue sur le fond avant d’être rejetée comme étant théorique. Comme l’a déclaré la Cour, de vagues allusions au nombre considérable de dossiers qui soulèveraient les mêmes questions à l’avenir ne suffisent pas à établir l’urgence d’intervenir (Abel, para. 19). La Cour a noté qu’elle a, à de nombreuses reprises, refusé de statuer sur des questions théoriques, malgré l’importance que ces questions pouvaient avoir (Abel, para. 22). De plus, comme dans Abel, la question soulevée dans le présent appel n’est pas une question qui échappe au contrôle en appel (Abel, para. 19; voir aussi N.O., para. 5). En somme, les considérations avancées par les appelants en faveur d’une décision sur le présent appel malgré son caractère théorique sont dépassées par la nécessité d’une utilisation judicieuse des ressources judiciaires.

[23] Enfin, les appelants affirment, en se fondant sur la décision de la Cour fédérale intitulée Thamotharampillai c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 756, (décision Thamotharampillai), qu’il n’y a aucun risque pour la Cour, en statuant sur le fond de la présente affaire, d’usurper la fonction réglementaire du pouvoir législatif. Je note qu’en l’espèce, la Cour fédérale a estimé que la question dont elle était saisie (une demande de contrôle judiciaire d’un examen défavorable des risques avant renvoi) était théorique et a refusé de l’instruire malgré son caractère théorique. En décidant de ne pas l’instruire, la Cour a jugé que l’audition de l’appel serait « un empiétement sur la fonction réglementaire du gouverneur en conseil » (décision Thamotharampillai, para. 22). Je ne vois pas en quoi cette décision aide les appelants. Cela est d’autant plus vrai que les appelants ne disent rien sur la façon dont cette décision pourrait les aider.

[24] En fin de compte, les appelants demandent instamment à la Cour de créer un précédent jurisprudentiel. Toutefois, comme la Cour l’a récemment réaffirmé, il n’appartient pas à celle-ci d’interpréter une loi dans une affaire sans conséquences pratiques uniquement pour créer un précédent jurisprudentiel, car cela reviendrait à « dire le droit simplement pour dire le droit » (SCFP, para. 13).

[25] Finalement, les principes régissant la notion du caractère théorique, tels que la Cour les interprète et les applique, ne militent pas en faveur de l’exercice par la Cour du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré de statuer sur le fond du présent appel.

[26] Par conséquent, je rejetterais l’appel, sans dépens.

« René LeBlanc »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

Anne L. Mactavish, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-159-20

 

 

INTITULÉ :

FREDERIC HAKIZIMANA, MARIE ROSE NIYONZIMA c. CANADA (SÉCURITÉ PUBLIQUE ET PROTECTION CIVILE)

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 décembre 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 février 2022

 

COMPARUTIONS :

Molly Joeck

 

Pour les appelants

 

Banafsheh Sokhansanj

Hilla Aharon

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour les appelants

 

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l’intimé

 

 

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