Date : 20220425
Dossier : A-13-21
Référence : 2022 CAF 69
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LE JUGE STRATAS
LE JUGE LOCKE
LA JUGE MACTAVISH
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ENTRE :
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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demandeur
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et
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LA FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 2228
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défenderesse
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Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 25 avril 2022.
Jugement rendu à l’audience à Ottawa (Ontario), le 25 avril 2022.
MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :
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LA JUGE MACTAVISH
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Date : 20220425
Dossier : A-13-21
Référence : 2022 CAF 69
CORAM :
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LE JUGE STRATAS
LE JUGE LOCKE
LA JUGE MACTAVISH
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ENTRE :
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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demandeur
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et
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LA FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 2228
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défenderesse
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MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR
(Jugement rendu à l’audience à Ottawa (Ontario), le 25 avril 2022.)
LA JUGE MACTAVISH
[1] La Fraternité internationale des ouvriers en électricité, section locale 2228 (la FIOE), représente des techniciens civils spécialistes en électronique qui travaillent au ministère de la Défense nationale. De temps en temps, ils participent à des « essais en mer »
, au cours desquels ils mènent des essais à bord de navires militaires. Ces essais exigent des heures de travail irrégulières pendant lesquelles ces employés sont « coincés »
à bord. Le litige entre les deux parties concerne le calcul des heures supplémentaires payées pendant les essais en mer.
[2] La disposition pertinente de la convention collective en vigueur entre la FIOE et l’employeur durant la période en question est l’article 32.04, dont le texte intégral est joint en annexe aux présents motifs. Plus précisément, l’alinéa 32.04b) de la convention collective dispose que l’employé « touche une fois et demie (1 1/2) son taux horaire normal pour toutes les heures travaillées en sus de son horaire normal de travail jusqu’à ce qu’il ou elle ait travaillé douze (12) heures »
[Caractère gras ajouté]. L’alinéa 32.04c) précise qu’après cette période de travail, « l’employé-e touche le double (2) de son taux horaire normal pour toutes les heures effectuées en sus de douze (12) heures »
. L’alinéa 32.04d) est également pertinent; il dispose que « [a]près cette période de travail, l’employé-e touche trois (3) fois son taux horaire normal pour toutes les heures effectuées en sus de seize (16) heures »
.
[3] L’employeur et le syndicat ne s’entendent pas sur l’interprétation de l’expression « horaire normal de travail »
à l’alinéa 32.04b), plus précisément sur la question de savoir si les heures de travail normales d’un employé doivent être incluses dans les 12 heures de travail requises pour que l’employé ait droit à une rémunération des heures supplémentaires pour les heures travaillées en sus.
[4] En réponse à un grief de principe déposé par la FIOE, la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (CRTESPF) a privilégié l’interprétation de l’article 34.02 avancée par la FIOE. La Commission a conclu que les heures de travail régulières d’un employé sont comprises dans les 12 heures de travail requises avant qu’il ait droit à la rémunération des heures supplémentaires : Fraternité internationale des ouvriers en électricité, section locale 2228 c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2020 CRTESPF 117.
[5] L’employeur soutient que la Commission a commis une erreur en concluant que le principe de la question déjà tranchée ne s’appliquait pas, et en refusant de s’en tenir à une décision antérieure de la Commission adoptant l’interprétation de l’article 34.02 faite par l’employeur. Même si la Commission n’a pas commis d’erreur en refusant d’appliquer le principe de la question déjà tranchée, elle aurait dû conclure que le grief de la FIOE constituait un recours abusif. L’employeur soutient en outre que la Commission a omis de prendre en compte les arguments présentés par l’employeur en ce qui concerne l’interprétation de l’article 34.02, qu’elle a omis de manière déraisonnable d’examiner les principes applicables à l’interprétation des conventions collectives bilingues, et qu’elle a omis de considérer l’article sur les essais en mer dans son ensemble.
[6] Dans une décision rendue en 2016, la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (la prédécesseure de la CRTESPF) a conclu que l’expression « horaire normal de travail »
ne se limitait pas au premier jour en mer. Durant un essai en mer, tout travail effectué durant l’horaire normal de travail doit plutôt être payé au taux simple. Ainsi, les 12 heures dont il est fait mention à l’article 32.04 renvoient uniquement au travail effectué au-delà de l’horaire normal de travail, de manière cumulative, durant les essais en mer : Ducey c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2016 CRTEFP 114 [Ducey]. La FIOE n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de cette décision.
[7] En 2017, la FIOE a déposé un grief de principe contestant l’interprétation de la convention collective faite par l’employeur (telle qu’elle a été adoptée par la Commission dans la décision Ducey). Le grief de principe soulevait deux questions, dont une seule est toujours en litige. Il s’agit de la question de savoir si les heures de travail normales d’un employé doivent être incluses dans les 12 heures de travail requises pour que l’employé ait droit à une rémunération des heures supplémentaires pour les heures travaillées en sus. La Commission a accueilli le grief, affirmant que les heures de travail régulières sont incluses dans les 12 heures de travail nécessaires pour que les employés aient droit à la rémunération des heures supplémentaires.
[8] Je suis d’accord avec les parties que la norme de contrôle applicable au contrôle de la décision de la Commission est celle de la décision raisonnable. En effet, l’interprétation des conventions collectives est au cœur même de la mission de la Commission : Canada (Procureur général) c. Association des pilotes fédéraux du Canada, 2017 CAF 100, au para. 9.
[9] Le principe de la chose jugée (et le concept connexe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée) empêche les plaideurs de soulever de nouveau des questions qui ont été précédemment tranchées. Pour qu’une affaire devienne une question déjà tranchée, elle doit soulever la même question que l’affaire l’ayant précédée, elle doit mettre en cause les mêmes parties (ou leurs ayants droit), et la première décision doit être finale : Angle c. ministre du Revenu national, [1975] 2 R.C.S. 248, 47 D.L.R. (3d) 544.
[10] La Commission a conclu que les deux affaires soulevaient la même question, et que la décision Ducey était finale. Toutefois, elle a reconnu que les parties n’étaient pas les mêmes, que les plaignants dans la décision Ducey étaient des fonctionnaires individuels, alors que la FIOE avait soumis le grief dont était saisie la Commission.
[11] Je reconnais qu’il est pour le moins défendable d’affirmer que la FIOE avait en fait une connexité d’intérêts des auteurs individuels des griefs dans la décision Ducey : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, aux para. 24 et 25. Toutefois, même si la Commission a commis une erreur à cet égard, cela ne rend pas sa décision déraisonnable. Les décideurs disposent du pouvoir décisionnel résiduel de refuser d’appliquer le principe de la question déjà tranchée, même si les trois critères sont satisfaits. De plus, la Commission a affirmé que, même si les trois critères préalables à l’application du principe de la question déjà tranchée avaient été réunis, la jurisprudence indique clairement que le principe interdisant la remise en cause peut être modifié dans le cas d’affaire touchant les relations de travail : Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616, au para. 5.
[12] Renvoyant à l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bétournay, 2018 CAF 230, la Commission a souligné qu’il n’était pas absolument nécessaire de se conformer ou d’adhérer à un consensus arbitral, et qu’elle n’est pas liée par les autres décisions de la Commission. Bien qu’une certaine uniformité soit souhaitable, il est loisible de déroger à un courant arbitral à la condition d’expliquer sa décision de le faire de façon convaincante : Bétournay, précité, au para. 51. Cette façon de faire est conforme aux commentaires plus récents de la Cour suprême dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, selon lequel un décideur peut s’écarter d’une jurisprudence interne constante; cependant, c’est sur ses épaules que repose le fardeau d’expliquer cet écart dans ses motifs, à défaut de quoi la décision sera déraisonnable : au para. 131.
[13] En l’espèce, la Commission a expliqué clairement pourquoi elle n’était pas d’accord avec l’analyse effectuée dans la décision Ducey, et pourquoi elle en arrivait à une conclusion différente concernant l’interprétation de la disposition pertinente de la convention collective. Ses motifs pour agir ainsi allaient bien au-delà d’une simple divergence d’opinions sur une question de pouvoir discrétionnaire, et portaient sur un point important concernant l’interprétation de textes de loi bilingues. Elle a présenté une chaîne d’analyse rationnelle, soulignant, entre autres, que la Commission, dans la décision Ducey, n’avait pas pris en compte la version française de l’article 32.04 lorsqu’elle a interprété la disposition en question.
[14] Dans la mesure où l’argument d’un recours abusif avancé par l’employeur est concerné, le paragraphe 220(1) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, ch. 22, autorise la FIOE à déposer un grief de principe concernant l’interprétation de dispositions d’une convention collective. Je suis d’accord avec le syndicat qu’il serait contraire au libellé de la loi et aux attentes des parties de qualifier de recours abusif un droit prévu par la loi.
[15] La Commission n’était pas tenue de répondre à tous les arguments avancés par les parties, et il ressort clairement de ses motifs qu’elle s’est livrée à une analyse sérieuse des arguments des parties concernant l’importance de la version française de la convention collective : Vavilov, précité, aux para. 91 et 128. Ses motifs sont transparents, justifiés et intelligibles au regard des faits et du droit. Sa conclusion est étayée par une chaîne d’analyse cohérente et rationnelle, et fait partie des issues possibles. Par conséquent, je conclus que l’interprétation qu’a faite la Commission de l’article 32.04 était raisonnable. Je rejetterais donc la présente demande, avec dépens fixés à la somme forfaitaire de 3 500 $, comme convenu.
« Anne L. Mactavish »
j.c.a.
Traduction certifiée conforme.
ANNEXE
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COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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A-13-21
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INTITULÉ :
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. LA FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 2228
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ORGANISÉE PAR LE GREFFE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 25 avril 2022
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MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR PAR :
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LE JUGE STRATAS
LE JUGE LOCKE
LA JUGE MACTAVISH
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RENDUS À L’AUDIENCE PAR :
|
LA JUGE MACTAVISH
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COMPARUTIONS :
Joel Stelpstra
Marylise Soporan
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Pour le demandeur
|
James L. Shields
Sogol Naserian
|
Pour la défenderesse
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
A. François Daigle
Sous-procureur général du Canada
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Pour le demandeur
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Shields Hunt Duff Strachan
Ottawa (Ontario)
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Pour la défenderesse
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