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Date : 20220530


Dossier : A-45-21

Référence : 2022 CAF 93

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE ROUSSEL

 

 

ENTRE :

 

 

ALLSTAFF INC.

 

 

appelante

 

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 11 mai 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 30 mai 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE ROUSSEL

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE MACTAVISH

 


Date : 20220530


Dossier : A-45-21

Référence : 2022 CAF 93

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE ROUSSEL

 

 

ENTRE :

 

 

ALLSTAFF INC.

 

 

appelante

 

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE ROUSSEL

[1] Notre Cour est saisie d’un appel d’un jugement de la Cour fédérale (2021 CF 52) en date du 14 janvier 2021. Le juge de la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelante à l’encontre d’une décision rendue par un délégué du ministre du Revenu national (le ministre), rejetant sa demande d’allègement des pénalités et des intérêts aux termes du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la LIR).

[2] L’appelante exploite une entreprise en tant qu’agence de placement temporaire. Elle emploie ses propres travailleurs et les confie en sous-traitance à des clients selon les besoins. L’appelante est tenue d’effectuer les retenues à la source, de verser ces sommes à l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) et de payer à l’ARC la part de l’employeur de ces retenues. Elle est également tenue de facturer et de verser la taxe sur les produits et services et la taxe de vente harmonisée (TPS/TVH) sur la main-d’œuvre qu’elle fournit à ses clients.

[3] Au fil des ans, l’appelante a omis d’effectuer les versements de retenues à la source et de TPS/TVH à temps. Elle a présenté sans succès plusieurs demandes d’allègement des pénalités et des intérêts qui lui ont été imposés en application de la LIR et de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E-15 (la LTA).

[4] En juin 2017, l’appelante a présenté une demande d’allègement des pénalités et des intérêts aux termes du paragraphe 220(3.1) de la LIR, qui dispose que le ministre « peut […] sur demande du contribuable […] renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ailleurs par le contribuable […] en application de la présente ». Invoquant la Charte des droits du contribuable, l’appelante a soutenu qu’elle n’était pas en mesure d’effectuer les versements mensuels de retenues à la source, car elle n’avait pas perçu les fonds des clients pendant une période de 60 à 90 jours suivant la prestation des services, conformément à la pratique établie dans l’industrie. L’appelante a également allégué que l’ARC avait mal interprété les dispositions de la LTA quant au moment où les versements de TPS/TVH étaient dus et lui avait injustement imposé des pénalités et des intérêts, ce qui lui a causé de grandes difficultés financières. L’appelante a en outre fait valoir que l’ARC avait agi de manière injuste en n’accordant pas d’allègement aux termes du paragraphe 153(1.1) de la LIR. L’ARC a rejeté la demande d’allègement de l’appelante en février 2018.

[5] En mai 2018, l’appelante a demandé un nouvel examen de la décision, soulevant essentiellement les mêmes arguments. L’appelante a répété qu’elle avait été incapable de verser les retenues à la source en temps opportun parce qu’elle a plutôt utilisé cet argent pour payer en priorité ses versements de TPS/TVH impayés que l’ARC a, selon elle, perçus prématurément en raison d’une mauvaise interprétation du paragraphe 168(1) de la LTA. L’appelante a en outre affirmé qu’elle ne pouvait pas restructurer son entreprise pour respecter ses obligations, car elle n’a pu emprunter de l’argent auprès de prêteurs institutionnels pour répondre à ses besoins de trésorerie.

[6] Le 23 novembre 2018, le ministre a rejeté la demande de nouvel examen de l’appelante. Le ministre a conclu que les montants des versements, des pénalités et des frais d’intérêt en souffrance démontraient que l’appelante n’avait pas fait preuve du degré de diligence raisonnable requis. Faisant remarquer qu’un compte de retenues à la source est régi par la LIR et que les dates d’échéance de ces fonds sont précises, le ministre a souligné que les sommes versées au compte de retenues à la source sont considérées comme des fonds détenus par l’employeur pour le compte de ses employés et en fiducie pour le receveur général du Canada, et elles ne doivent pas servir à financer les activités quotidiennes d’une entreprise. Le ministre a également fait remarquer que le compte de l’appelante était non conforme depuis 2013 et qu’il incombe à l’employeur de prendre des dispositions pour veiller à ce que les versements et les déclarations soient préparés et reçus à leurs dates d’échéance. Le ministre a conclu que l’appelante avait eu suffisamment de temps pour restructurer ses activités commerciales afin de veiller à ce que ses obligations fiscales soient respectées. Le ministre a ensuite examiné les difficultés financières de l’appelante et a conclu que les finances de l’entreprise n’indiquaient pas que la continuité de l’entreprise ou du maintien en poste des employés était compromise. Le ministre a également souligné que les salaires perçus par l’actionnaire de l’appelante et son époux en 2016 étaient supérieurs à 200 000 $. Enfin, le ministre a confirmé l’interprétation de l’ARC du paragraphe 168(1) de la LTA, selon laquelle la TPS/TVH était payable par les clients de l’appelante à la date à laquelle elle leur a délivré ses factures.

[7] L’appelante a demandé le contrôle judiciaire de la décision du ministre, alléguant plus précisément qu’un allègement des pénalités et des intérêts était justifié en raison de circonstances exceptionnelles indépendantes de sa volonté, des actions de l’ARC et de son incapacité de payer ou de difficultés financières. Les arguments que l’appelante a fait valoir à la Cour fédérale correspondaient en grande partie à ceux présentés au ministre. La Cour fédérale a rejeté la demande, concluant que la décision du ministre était raisonnable.

[8] Devant notre Cour, l’appelante allègue que la Cour fédérale a commis une erreur en décidant que le ministre n’a pas mal interprété le paragraphe 168(1) de la LTA et en statuant que le ministre a raisonnablement conclu que la demande d’allègement des pénalités et des intérêts imposés sur le compte de retenues à la source de l’appelante n’était pas justifiée.

[9] Lorsqu’il est interjeté appel d’une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale, notre Cour doit se mettre à la place de la Cour fédérale et déterminer si la Cour fédérale a choisi la bonne norme de contrôle et si elle l’a appliquée correctement (Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42, par. 10 à 12; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, par. 45 à 47).

[10] Contrairement à l’affirmation de l’appelante au paragraphe 59 de son mémoire des faits et du droit, la décision du ministre n’est pas assujettie à un mécanisme d’appel parce que la demande sous-jacente en est une de contrôle judiciaire et non d’appel. L’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre d’accorder un allègement en application de la LIR est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 10, 16 et 17 [arrêt Vavilov]; Belchetz c. Canada (Revenu national), 2020 CAF 225, par. 30; Canada (Agence du revenu) c. Telfer, 2009 CAF 23, par. 24, autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada refusée, [2009] C.S.C.R. no 142). La Cour fédérale a, à juste titre, choisi la norme de la décision raisonnable comme norme de contrôle à appliquer en l’espèce.

[11] La Cour fédérale n’a pas non plus commis d’erreur en concluant que la décision du ministre était raisonnable. Lors d’un contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable la Cour « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (arrêt Vavilov, par. 83). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (arrêt Vavilov, par 99). Il « incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (arrêt Vavilov, par. 100).

[12] Après examen du dossier, je suis convaincue que le ministre a tenu compte de tous les facteurs pertinents, ainsi que de l’ensemble des éléments de preuve et des observations de l’appelante. Je suis convaincue également que la conclusion à laquelle est parvenu le ministre était raisonnable.

[13] Les retenues à la source sont réputées être détenues en fiducie pour le receveur général du Canada et les employeurs qui ne se conforment pas aux exigences d’effectuer des retenues à la source et de les verser au receveur général du Canada sont passibles d’une pénalité en plus des intérêts sur les sommes dues (LIR, paragraphes 227(4), 227(8), 227(8.3)).

[14] La décision de l’appelante de retarder le versement de ses retenues à la source en accordant la priorité au paiement de la TPS/TVH n’était pas le résultat d’une mauvaise interprétation du paragraphe 168(1) de la LTA par l’ARC. Cette disposition ne régit pas le moment où l’appelante était tenue de verser la TPS/TVH qu’elle a perçue, mais plutôt le moment où la TPS/TVH était payable par les clients de l’appelante.

[15] De façon générale, les clients de l’appelante, en tant qu’acquéreurs d’une fourniture taxable effectuée au Canada, sont tenus, en application de l’article 165 de la LTA, de payer la TPS/TVH sur la valeur de la contrepartie de la fourniture. L’appelante, à titre de fournisseur d’une fourniture taxable, a l’obligation concomitante, en application du paragraphe 221(1) de la LTA, d’agir à titre de mandataire de Sa Majesté du chef du Canada et de percevoir la TPS/TVH payable par ses clients. L’appelante serait aussi tenue, en règle générale, de verser les montants percevables et perçus de ses clients, moins tout crédit de taxe sur les intrants, au receveur général du Canada dans le délai applicable à compter de la fin de chacune de ses périodes de déclaration (LTA, article 225, paragraphes 228(1), 228(2), 238(1)).

[16] Le paragraphe 168(1) de la LTA dispose que la TPS/TVH « est payable par l’acquéreur au premier en date du jour où la contrepartie de la fourniture taxable est payée et du jour où cette contrepartie devient due ». Pour déterminer quand la contrepartie d’une fourniture taxable devient due, le paragraphe 152(1) de la LTA dispose ce qui suit :

152 (1) Pour l’application de la présente partie, tout ou partie de la contrepartie d’une fourniture taxable est réputée devenir due le premier en date des jours suivants :

152 (1) For the purposes of this Part, the consideration, or a part thereof, for a taxable supply shall be deemed to become due on the earliest of

a) le premier en date du jour où le fournisseur délivre, pour la première fois, une facture pour tout ou partie de la contrepartie et du jour apparaissant sur la facture;

(a) the earlier of the day the supplier first issues an invoice in respect of the supply for that consideration or part and the date of that invoice,

b) le jour où le fournisseur aurait délivré une facture pour tout ou partie de la contrepartie, n’eût été un retard injustifié;

(b) the day the supplier would have, but for an undue delay, issued an invoice in respect of the supply for that consideration or part, and

c) le jour où l’acquéreur est tenu de payer tout ou partie de la contrepartie au fournisseur conformément à une convention écrite.

(c) the day the recipient is required to pay that consideration or part to the supplier pursuant to an agreement in writing.

[17] En l’espèce, l’appelante s’est fondée de façon erronée sur le paragraphe 168(1) de la LTA et elle ne tient pas compte de l’interaction entre les paragraphes 152(1) et 168(1) de la LTA ainsi que de la phrase du début du paragraphe 152 (1) de la LTA « est réputée devenir due le premier en date des jours suivants » et de l’expression au paragraphe 168(1) « au premier en date du jour ».

[18] Il était loisible au ministre de conclure que la décision de l’appelante de réaffecter les retenues à la source au financement d’autres obligations de l’entreprise, notamment les salaires des actionnaires, ne méritait pas l’allègement demandé. Bien que l’appelante puisse trouver injuste qu’elle soit tenue de verser les retenues à la source et les montants de TPS/TVH avant que les factures des clients ne soient payées, il lui incombe néanmoins de structurer ses activités commerciales pour veiller à ce que ses obligations fiscales soient respectées.

[19] Quant à l’allégation selon laquelle certains employés de l’ARC pourraient avoir menacé personnellement l’actionnaire de l’appelante d’incarcération à plus d’une reprise si l’appelante n’effectuait pas ses versements de TPS/TVH à l’échéance, le dossier n’établit pas que l’appelante a soulevé cette allégation comme motif d’allègement lorsqu’elle a présenté sa demande d’allègement de 2017 relativement à son compte de retenues à la source. Par conséquent, il ne s’agit pas d’un argument qui peut être pris en considération dans le cadre d’un contrôle judiciaire, lorsque la question porte sur le caractère raisonnable de la décision relative au réexamen du ministre (Oleynik c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 5, par. 71).

[20] La décision du ministre explique aussi raisonnablement pourquoi la situation ou les difficultés alléguées de l’appelante ne justifiaient pas un allègement. Bien que le ministre n’ait pas abordé directement l’argument de l’appelante selon lequel la concurrence dans l’industrie l’empêchait de modifier son modèle d’affaires, je déduis des motifs que l’argument a été pris en considération, car le ministre a mentionné l’argument de l’appelante selon lequel les versements ne devraient être payables que lorsqu’elle perçoit les montants facturés et a souligné la capacité de restructuration de l’appelante.

[21] Quant à l’erreur alléguée que l’ARC aurait commise en énonçant que [traduction] « [l’appelante] détient des capitaux propres positifs après avoir pris en compte le passif de fin d’exercice de 1 646 818 $ pour l’année 2016 », l’appelante semble mal interpréter la déclaration du décideur de premier niveau. Je ne suis pas convaincue que le décideur sous-entendait que les capitaux propres des actionnaires totalisaient cette somme. Même si une erreur a été commise à cet égard par le décideur de premier niveau, les capitaux propres de l’appelante ont été correctement évalués dans le cadre du nouvel examen, lequel constitue la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire dans la demande de contrôle judiciaire de l’appelante.

[22] L’appelante a concédé dans son mémoire des faits et du droit que le ministre jouit d’un très large pouvoir discrétionnaire pour décider d’accorder ou non un allègement. Selon les faits présentés en l’espèce, et plus précisément à la lumière des longs antécédents de non-conformité de l’appelante, je conclus qu’il était raisonnablement loisible au ministre de refuser d’accorder un allègement des pénalités et des intérêts à l’appelante.

[23] En conséquence, je rejetterais l’appel avec dépens.

« Sylvie E. Roussel »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Anne L. Mactavish, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR LE JUGE AHMED LE 14 JANVIER 2021, NO DE DOSSIER T-2196-18

DOSSIER :

A-45-21

 

 

INTITULÉ :

ALLSTAFF INC. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 mai 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE ROUSSEL

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Paul Downs

Paula Downs

 

Pour l’appelante

Surksha Nayar Sarin

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Downs Law Professional Corporation

London (Ontario)

 

Pour l’appelante

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l’intimé

 

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