Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20220610


Dossier : A-100-21

Référence : 2022 CAF 111

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

SWEET PRODUCTIONS INC. ET ENCHANTED RISE GROUP LIMITED

appelantes

et

LICENSING IP INTERNATIONAL S.À.R.L.,

9279-2738 QUÉBEC INC., 9219-1568 QUÉBEC INC., SOCIÉTÉ DE GESTION FDCO INC., FERAS ANTOON ET DAVID TASSILLO

intimés

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 10 février 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 juin 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE RIVOALEN

 


Date : 20220610


Dossier : A-100-21

Référence : 2022 CAF 111

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

SWEET PRODUCTIONS INC. ET ENCHANTED RISE GROUP LIMITED

appelantes

et

LICENSING IP INTERNATIONAL S.À.R.L.,

9279-2738 QUÉBEC INC., 9219-1568 QUÉBEC INC., SOCIÉTÉ DE GESTION FDCO INC., FERAS ANTOON ET DAVID TASSILLO

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] Notre Cour est saisie d’un appel d’un jugement prononcé par la Cour fédérale (le juge Zinn) le 10 mars 2021, qui a accueilli l’appel interjeté à l’encontre de l’ordonnance rendue par la protonotaire Steele le 16 octobre 2020 et rejeté l’action sous-jacente intentée par les appelantes pour violation du droit d’auteur à l’égard des œuvres cinématographiques diffusées sur les « sites Web Pornhub » des intimés.

[2] La principale question en litige dans le présent appel (et dont était saisie la Cour fédérale) porte sur la réparation qu’il convient d’accorder lorsqu’il est établi qu’il y a eu retard injustifié aux termes de l’article 167 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). Plus précisément, la Cour devrait-elle présumer d’emblée que l’action doit être rejetée si le retard injustifié est établi, comme l’a conclu la Cour fédérale, ou devrait-elle plutôt exercer son pouvoir discrétionnaire absolu et n’invoquer le rejet qu’en dernier recours?

[3] Pour tous les motifs qui suivent, je suis d’avis que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en modifiant les conclusions de la protonotaire en l’absence d’une erreur manifeste et dominante. Par conséquent, j’accueillerais l’appel en partie.

I. Contexte

[4] Il convient de mentionner d’entrée de jeu que la plupart des questions de fait ne sont pas contestées par les parties. Ainsi, les appelantes n’ont pas contesté la conclusion de la protonotaire selon laquelle il y avait eu retard injustifié à la Cour fédérale (voir le paragraphe 26 des motifs de la Cour fédérale). Il n’y a donc pas lieu de revoir en détail le long contentieux qui a suivi le dépôt, le 30 août 2019, de la déclaration des appelantes, dans laquelle celles-ci alléguaient que les intimés avaient violé leur droit d’auteur.

[5] Je me contenterai de rappeler que les intimés ont présenté une demande de précisions le 23 septembre 2019, à laquelle les appelantes ont d’abord fourni une réponse partielle le 30 septembre 2019, puis une réponse complète le 21 octobre 2019; dans ces réponses, les appelantes ont en grande partie refusé de fournir la plupart des précisions demandées. Elles y mentionnaient toutefois leur intention de déposer une déclaration modifiée, ce qu’elles ont finalement fait le 13 février 2020.

[6] Le 11 mars 2020, les intimés ont présenté une nouvelle demande de précisions. Dans la même lettre, les intimés mentionnaient qu’ils demanderaient par voie de requête que des précisions leur soient fournies, ou qu’ils présenteraient une requête en radiation si les renseignements demandés ne leur étaient pas communiqués au plus tard le 25 mars 2020.

[7] Peu après, la Cour a pris des mesures en réponse à la pandémie émergente de COVID-19, en suspendant, par étapes, les délais imposés par les Règles, à partir du 16 mars 2020 et jusqu’au 20 juin 2020 pour l’Ouest du Canada et le Canada atlantique et jusqu’au 14 juillet 2020 pour l’Ontario, le Québec et les Territoires : Directive sur la procédure et ordonnance (COVID-19) – 17 mars 2020; Directive sur la procédure consolidée – COVID-19 (25 juin 2020) [directives sur la procédure].

[8] N’ayant obtenu aucune réponse des appelantes, les intimés ont donné suite à leur lettre du 11 mars et, le 11 mai 2020, ils ont déposé une requête en rejet pour cause de retard. Quelques semaines plus tard (le 4 juin 2020), les appelantes ont fourni les précisions demandées par les intimés et elles se sont engagées à présenter une autre déclaration modifiée, laquelle a finalement été déposée le 16 juin 2020.

[9] Le 16 octobre 2020, la protonotaire Steele a rejeté la requête des intimés qui demandaient l’autorisation de déposer une contre-preuve sous la forme d’un affidavit de Lynn Chacra souscrit le 13 juillet 2020, mais elle a accueilli en partie la requête en rejet.

[10] En ce qui concerne la requête en autorisation, la protonotaire a conclu que les éléments de preuve supplémentaires portaient sur des événements survenus après le dépôt de la requête en rejet, notamment sur d’autres retards allégués de la part des appelantes. Elle a jugé que ces éléments de preuve n’étaient donc pas particulièrement utiles, car ils ne portaient pas sur des événements antérieurs au dépôt de la requête et que, dans la mesure où ils s’y rapportaient, ils ne faisaient que renforcer des déclarations et des arguments déjà présentés. Tenant compte des facteurs énoncés dans l’arrêt Amgen Canada Inc. c. Apotex Inc., 2016 CAF 121, 2016 CarswellNat 1363 (WL Can) [arrêt Amgen], elle a jugé qu’il n’était pas dans l’intérêt de la justice d’accorder l’autorisation, et elle a rejeté la requête avec dépens.

[11] S’agissant de la requête en rejet, la protonotaire a conclu que les intimés avaient satisfait à la première exigence de l’article 167 des Règles, car ils n’avaient jamais été en défaut aux termes des Règles; ils étaient donc en droit d’attendre de recevoir les précisions demandées avant de signifier leur défense. Elle a également jugé que les intimés s’étaient acquittés du fardeau de démontrer qu’il y avait eu un retard excessif, dont l’essentiel s’était produit avant la suspension des délais à cause de la pandémie, et que les éléments de preuve présentés pour expliquer ou justifier ce retard étaient insuffisants. La protonotaire était également disposée à déduire que le retard avait vraisemblablement porté préjudice aux intimés.

[12] Ayant conclu que le critère en trois volets pour établir l’existence d’un retard injustifié avait été satisfait, la protonotaire a ensuite examiné quelle sanction serait appropriée dans les circonstances; elle a décidé que l’affaire devrait être soumise à une gestion de l’instance. Fait intéressant à mentionner, les appelantes s’étaient opposées à cette conclusion, alors que les intimés l’avaient proposée comme solution de rechange à la radiation. La protonotaire a jugé que les intimés semblaient disposés à aller de l’avant malgré le retard, et que la Cour ne pouvait avoir l’assurance que l’autre déclaration modifiée déposée le 16 juin 2020 était suffisamment précise pour répondre à la demande de précisions présentée par les intimés le 11 mars 2020. Quoi qu’il en soit, elle a mentionné que des efforts avaient été fournis au printemps et à l’été 2020 en vue de faire avancer l’action en justice. Elle a finalement conclu que la gestion de l’instance serait la réparation la plus appropriée et que cette mesure était conforme au virage culturel en matière de délai judiciaire préconisé par la Cour suprême dans l’arrêt Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87 [arrêt Hryniak].

II. Décision faisant l’objet du contrôle

[13] Le 10 mars 2021, la Cour fédérale a infirmé la décision de la protonotaire Steele (2021 CF 216). Le juge Zinn a d’abord établi que la norme de la décision correcte devait s’appliquer aux questions de droit et aux questions de droit et de fait, tandis que toutes les autres questions seraient examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante. Quant à la requête en autorisation, le juge Zinn a conclu que la pertinence de la contre-preuve devait être examinée en regard de la norme de la décision correcte. Il a estimé que la protonotaire Steele avait commis une erreur en omettant d’examiner la pertinence de l’affidavit en réplique au moment d’évaluer la réparation à accorder pour cause de retard injustifié. Le juge Zinn a noté que la protonotaire avait tenu compte, en faveur des appelantes, d’événements survenus après le dépôt de la requête en radiation, mais qu’elle n’avait pas autorisé les intimés à déposer l’affidavit contesté décrivant les circonstances entourant ces événements et la conduite que les appelantes avaient continué d’afficher durant la poursuite du litige. Il a donc jugé que l’affidavit en réplique était pertinent pour examiner la question de la réparation et que l’autorisation aurait dû être accordée.

[14] Relativement à la requête en radiation, le juge Zinn a conclu que la Cour n’avait pas été dûment saisie des questions de savoir si les intimés étaient en défaut et s’il y avait eu retard injustifié, car les appelantes n’avaient pas déposé d’appel incident contestant les conclusions de la protonotaire. La seule question en litige dont il avait été dûment saisi était celle de la réparation, laquelle a fait l’objet de trois arguments de la part des intimés.

[15] Les intimés ont d’abord fait valoir que la protonotaire avait omis d’appliquer le virage culturel adopté dans l’arrêt Hryniak. Après avoir brièvement invoqué les enseignements de cet arrêt, le juge Zinn a conclu que la protonotaire les avait appliqués, à tort, d’une manière prospective, en omettant de reconnaître qu’avant même le début du présent contentieux, les deux parties avaient déjà l’obligation d’adopter le virage culturel proposé par cet arrêt. En refusant d’autoriser le dépôt de l’affidavit en réplique, elle a exclu des éléments de preuve qui témoignaient des retards continus des appelantes. Le juge Zinn a donc conclu que la protonotaire Steele avait commis une erreur de droit en n’appliquant pas les principes énoncés dans l’arrêt Hryniak aux événements qui s’étaient produits jusqu’à la date de la décision.

[16] Les intimés ont également fait valoir que la protonotaire avait commis une erreur en ne présumant pas, dès le début de son analyse, qu’il devait y avoir rejet dès que les exigences de l’article 167 des Règles étaient satisfaites. Sur ce point, le juge Zinn a conclu que les décisions invoquées ne corroboraient pas une telle présomption. Il s’est toutefois dit d’avis qu’il convenait d’appliquer l’article 167 des Règles de cette manière, étant donné le libellé de cette disposition et le virage culturel dicté par l’arrêt Hryniak. Il a déclaré ce qui suit (au paragraphe 40) :

Lorsqu’une partie a établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu un retard injustifié dans la poursuite d’une instance, l’instance est rejetée à moins que la Cour ne soit convaincue qu’il est plus approprié d’imposer une autre sanction. Le fardeau de convaincre la Cour qu’elle devrait ordonner une autre sanction incombe à la partie qui est exposée au rejet de son action.

[17] Tenant compte du fait que les appelantes ne s’étaient pas engagées à faire avancer l’action à un rythme raisonnable, qu’elles n’avaient présenté aucun plan pour poursuivre l’instance, qu’elles s’étaient opposées à la gestion de l’instance et que la preuve montrait qu’elles n’avaient « toujours pas respecté les délais qu’elles s’étaient imposés après le dépôt de la requête », le juge Zinn a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existait aucune sanction qui ferait avancer l’affaire à un rythme satisfaisant.

[18] Enfin, le juge Zinn a convenu avec les intimés que la protonotaire avait pris en compte quatre facteurs non pertinents lors de son analyse, à savoir : (1) que les intimés semblaient disposés à aller de l’avant malgré le retard; (2) que les intimés auraient pu présenter une requête en radiation des allégations; (3) que les appelantes ont déposé une déclaration modifiée après le dépôt de la requête en rejet et (4) qu’une gestion de l’instance avait été demandée comme solution de rechange. Selon lui, la « seule preuve pertinente est celle qui vise à convaincre la Cour qu’une sanction de rechange est appropriée parce que, selon la prépondérance des probabilités, elle fera en sorte de faire avancer la procédure à un rythme raisonnable » (par. 44).

[19] Il a également conclu que la protonotaire Steele avait omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents selon lesquels la gestion de l’instance était inadéquate dans les circonstances. Elle avait notamment omis de tenir compte de l’affidavit en réplique qui faisait état des retards continus causés par les appelantes, de l’absence d’engagement de leur part de faire en sorte que le litige se déroule avec célérité, ainsi que de leur opposition à la gestion de l’instance. Le juge Zinn a donc jugé que la gestion de l’instance n’était pas une sanction adéquate et il a ordonné que l’action soit rejetée pour cause de retard.

III. Les questions en litige

[20] À mon avis, le présent appel soulève les trois questions suivantes :

  1. Les appelantes ont-elles déposé leurs appels en conformité avec le paragraphe 27(2) de la Loi sur les Cours fédérales?

  2. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en autorisant le dépôt de la contre-preuve?

  3. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en rejetant l’instance pour cause de retard?

IV. Analyse

[21] Comme l’a mentionné, à juste titre, la Cour fédérale, les ordonnances discrétionnaires des protonotaires doivent être évaluées en regard des normes énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Par conséquent, ces ordonnances ne doivent être infirmées que si elles sont entachées d’une erreur de droit ou qu’elles sont fondées sur une erreur manifeste et dominante quant aux faits. Quant aux questions de droit et de fait, elles sont elles aussi susceptibles de révision selon la norme de l’erreur manifeste et dominante en l’absence d’une erreur de droit isolable : Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2016] ACF no 943 (QL), par. 64 [arrêt Hospira]; Canada (Procureur général) c. Iris Technologies Inc., 2021 CAF 244, 2021 CarswellNat 5998 (WL Can), par. 33 [arrêt Iris]; Boily c. Canada, 2017 CAF 180, 2017 CarswellNat 4336 (WL Can), par. 23. Il va sans dire que la même norme s’applique également à la décision de la Cour fédérale qui a examiné la décision de la protonotaire en appel; il s’agit donc pour nous de déterminer si le juge Zinn a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante en accueillant l’appel à l’encontre de l’ordonnance rendue par la protonotaire : arrêt Hospira, par. 83 et 84; arrêt Iris, par. 33; Sikes c. Encana Corporation, 2017 CAF 37, [2017] ACF no 196 (QL), par. 12, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada (CSC) refusée, 2017 CarswellNat 6020 (WL Can).

[22] Lorsqu’on applique ces principes, il ne fait aucun doute que la norme de contrôle pour juger de l’admissibilité de la preuve est généralement la norme de la décision correcte, dans la mesure où l’erreur qui aurait été commise porte sur les critères et les principes juridiques qui s’appliquent. Une décision sur la question de l’admissibilité commande toutefois la retenue si elle repose sur les principes juridiques applicables : Eli Lilly Canada c. Teva Canada Limitée, 2018 CAF 53, [2018] ACF no 312 (QL), par. 145, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 2018 CarswellNat 6301 (WL Can).

[23] En l’espèce, il ne fait aucun doute que la protonotaire a appliqué les bonnes règles de droit lorsqu’elle a examiné les facteurs énoncés dans l’arrêt Amgen – dont l’un est l’utilité de la preuve – pour déterminer si le dépôt de l’affidavit en réplique devrait être autorisé. La véritable question pour nous est donc de déterminer si la Cour fédérale a commis une erreur en annulant la décision de la protonotaire parce qu’elle a omis de tenir compte de la pertinence de l’affidavit en réplique au moment d’évaluer la réparation appropriée. La Cour fédérale ne pouvait modifier la conclusion de la protonotaire sur cette question que si cette conclusion était entachée d’une erreur manifeste et dominante.

[24] Quant à la décision de rejeter l’instance plutôt que d’imposer une autre sanction en application de l’article 167 des Règles, cette décision soulève essentiellement une question de droit et de fait. Cependant, la question de savoir si le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en présumant du rejet de l’instance dès le départ constitue indubitablement une question de droit isolable, assujettie à la norme de la décision correcte.

A. Les appelantes ont-elles déposé leurs appels en conformité avec le paragraphe 27(2) de la Loi sur les Cours fédérales?

[25] Les intimés font valoir, à titre préliminaire, que la décision rendue par le juge Zinn au sujet de la requête en autorisation constitue un jugement interlocutoire qui, selon le paragraphe 27(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, ne peut être porté en appel que dans les dix (10) jours suivant la date du jugement. Or, les appelantes n’ont déposé aucun avis d’appel de la requête en autorisation dans les 10 jours suivant le jugement; elles ont plutôt choisi de déposer un avis d’appel unique portant à la fois sur la requête en autorisation et sur la requête en rejet, et ce, quelque 27 jours après la date du jugement. Les intimés demandent donc le rejet de l’appel interjeté à l’encontre de la requête visant la contre-preuve, pour non-respect du paragraphe 27(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

[26] L’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales définit le jugement définitif comme suit : « [j]ugement ou autre décision qui statue au fond, en tout ou en partie, sur un droit d’une ou plusieurs des parties à une instance ». Comme l’a déclaré notre Cour dans l’arrêt Ontario Federation of Anglers and Hunters c. Bande indienne d’Alderville, 2014 CAF 145, [2014] ACF no 606 (QL) par. 21, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, [2014] C.S.C.R. no 344 [arrêt Alderville], pour être définitif, le jugement doit « statue[r] au fond, en tout ou en partie, sur un droit » dans toute « instance ». Une « instance » s’entend d’une affaire portée devant la Cour, par exemple une action ou une demande, et non d’un volet de l’affaire tel qu’une requête.

[27] La Loi sur les Cours fédérales ne définit pas ce qu’est un « jugement interlocutoire ». Cependant, comme l’a déclaré notre Cour au paragraphe 26 de l’arrêt Alderville, toute ordonnance frappée d’appel qui ne tranche pas des droits fondamentaux constitue une ordonnance interlocutoire. Si la Cour fédérale avait rendu un jugement unique sur la requête visant la présentation d’une contre-preuve, il ne fait aucun doute que cela aurait été considéré comme un jugement interlocutoire. La portée de la preuve disponible est manifestement un droit procédural, et non un droit fondamental : Szczecka c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), no d’appel A-1270-92, 15 septembre 1993, [1993] A.C.F. no 934 (QL), par. 6 (CAF); Eli Lilly Canada inc. c. Apotex inc., 2006 CF 953, [2006] ACF no 1210 (QL), par. 23 à 25. De plus, le mot « instance » désigne « l’affaire dont la Cour est saisie – notamment, une action ou une demande – et non un volet de l’affaire tel qu’une requête » : arrêt Alderville, par. 20 et 21.

[28] Dans la décision qui nous intéresse, toutefois, le juge Zinn (tout comme la protonotaire) n’a rendu qu’un seul jugement à l’égard des deux requêtes. Non seulement ces deux requêtes ont été plaidées ensemble, mais elles étaient aussi étroitement liées. L’admission de la contre-preuve a clairement influé sur la décision de rejeter l’action sous-jacente. Exiger des appelantes qu’elles déposent deux appels distincts dans ces circonstances ne favoriserait pas une bonne administration de la justice, multiplierait indûment les instances, ne serait pas conforme à notre jurisprudence en appel de décisions interlocutoires, sauf en circonstances exceptionnelles, et permettrait à la forme de l’emporter sur le fond. Par conséquent, je suis d’avis que l’appel à l’égard de la contre-preuve a été déposé en temps opportun et qu’il devrait être accueilli.

B. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en autorisant le dépôt de la contre-preuve?

[29] Les appelantes font essentiellement valoir qu’il était loisible à la protonotaire de juger que la contre-preuve était peu utile, car une requête déposée en application de l’article 167 des Règles porte principalement sur les retards dans la poursuite d’une instance jusqu’au dépôt d’une requête en radiation, et non sur des événements survenant après le dépôt. Conclure autrement ne ferait que mener à une fragmentation de la preuve et à la présentation [traduction] « d’une série d’affidavits en réponse et en réplique » (mémoire des faits et du droit des appelantes, par. 101). Les appelantes soutiennent en outre que les intimés n’ont jamais précisé que leur affidavit en réplique portait sur la réparation accordée.

[30] À mon avis, ces arguments ne tiennent pas la route. Comme l’a souligné à juste titre la protonotaire, l’article 167 des Règles requiert l’examen des trois questions suivantes : (1) la partie qui présente la requête est-elle en défaut aux termes des Règles; (2) dans la négative, la poursuite de l’instance par les demanderesses accuse-t-elle un retard injustifié et (3) le cas échéant, faudrait-il rejeter l’instance ou imposer d’autres sanctions? Je conviens avec la protonotaire et les appelantes que l’affidavit en réplique était largement non pertinent pour répondre à la deuxième question, qui porte sur le retard dans la poursuite de l’instance jusqu’au dépôt de la requête en radiation.

[31] En revanche, l’affidavit est clairement utile à la Cour pour la guider dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire quant à la réparation à accorder. La conduite après le dépôt de la requête est pertinente pour décider s’il faut rejeter l’instance pour cause de retard ou s’il faut imposer d’autres sanctions. Comme l’indiquent les intimés, le demandeur qui corrige le retard rapidement après le dépôt d’une requête au titre de l’article 167 des Règles devrait être en meilleure position que celui qui accumule les retards après la date de dépôt de la requête, lorsqu’il s’agit de déterminer la réparation qu’il convient d’accorder.

[32] Compte tenu du caractère discrétionnaire du pouvoir de la Cour de rejeter une instance ou d’imposer une autre sanction, je conviens avec le juge Zinn que la protonotaire Steele aurait dû se demander si la preuve l’aurait aidée à décider de la réparation appropriée dans les circonstances. Le fait que les intimés n’aient pas précisé que l’affidavit en réplique portait sur la réparation n’est pas pertinent; dans leurs observations écrites et leur avis de requête, les intimés soulèvent la question de la pertinence en des termes généraux, en indiquant que les événements survenus après la signification de leur dossier de requête seraient [traduction] « utiles au règlement » de la requête en rejet. Quoi qu’il en soit, il incombait à la protonotaire, puis au juge de la Cour fédérale, d’en déterminer la pertinence.

[33] De plus, je conviens avec le juge Zinn qu’il était incohérent pour la protonotaire, d’une part de tenir compte, en faveur des appelantes, d’événements qui se sont produits après le dépôt de la requête et, d’autre part, de refuser aux intimés la possibilité de déposer un affidavit attestant d’activités menées après le dépôt et témoignant du comportement des appelantes.

[34] Pour ces motifs, je suis d’avis que la protonotaire a commis une erreur manifeste et dominante dans son appréciation de l’utilité de l’affidavit en réplique que les intimés souhaitaient déposer, et qu’il était justifié pour le juge de la Cour fédérale d’intervenir et d’annuler sa décision à cet égard.

C. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en rejetant l’instance pour cause de retard?

[35] Comme l’a mentionné la protonotaire au paragraphe 11 de ses motifs, la jurisprudence de la Cour fédérale énonce un critère en trois volets qui doit être appliqué pour déterminer si une instance devrait être rejetée pour cause de retard. La Cour doit déterminer : (1) s’il y a eu retard injustifié; (2) si le retard est excusable et (3) si les défendeurs (ou intimés) sont susceptibles de subir un préjudice grave du fait de ce retard. Comme je le mentionne plus haut, la protonotaire a conclu que les appelantes avaient omis de faire avancer leur cause d’une manière proactive et diligente, qu’elles n’avaient fourni aucun élément permettant de justifier leur défaut de le faire et que le retard avait vraisemblablement porté préjudice aux intimés. Les appelantes ne contestent pas ces conclusions en appel. Elles contestent plutôt la décision de la Cour fédérale d’annuler la sanction imposée par la protonotaire (la gestion de l’instance) et d’opter plutôt pour le rejet de l’action à titre de réparation appropriée, après avoir fait de l’article 167 des Règles une interprétation selon laquelle cette disposition comporte une présomption de rejet lorsque les exigences qui y sont énoncées sont satisfaites.

[36] Les appelantes affirment que le juge Zinn a commis une erreur en imposant cette présomption. Elles font premièrement valoir qu’une telle conclusion n’est pas corroborée par le libellé de cet article, qui a un caractère discrétionnaire et qui prévoit expressément l’imposition de « toute autre sanction » sans mentionner la présomption de rejet. Voir : Nichols c. Canada, 36 F.T.R. 77, [1990] A.C.F. no 567, par. 7; Pilot c. McKenzie, 2021 CF 396, 2021 CarswellNat 1575 (WL Can), par. 12.

[37] Deuxièmement, elles soutiennent que cette conclusion fait abstraction de l’article 3 des Règles, qui prescrit que les Règles doivent être interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter « une solution [...] qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » sur le fond. Elles affirment que le rejet empêche forcément toute décision sur le fond et que le fait de présumer qu’il doit y avoir rejet prive la Cour de son pouvoir discrétionnaire.

[38] Troisièmement, les appelantes soutiennent que l’arrêt Hryniak n’invite pas les tribunaux à « court-circuiter » le règlement des affaires, et qu’il ne fait que reconnaître que le retard est l’un des facteurs qui rendent la justice moins accessible. Enfin, elles font valoir que le rejet est une mesure de dernier recours – que les tribunaux ne devraient accorder qu’à contrecœur – et qu’aucune des décisions invoquées par le juge Zinn n’appuie la présomption de rejet. Les appelantes sont donc d’avis que le juge Zinn a commis une erreur en concluant que l’article 167 des Règles comporte une présomption de rejet et elles estiment que la décision discrétionnaire de la protonotaire Steele aurait dû être maintenue.

[39] Je conviens avec les appelantes qu’il a été établi qu’une interprétation de l’article 167 des Règles qui comporterait une présomption de rejet en cas de retard injustifié ne serait pas conforme au texte, au contexte ou à l’objet de cette disposition. Le fait que le rejet y soit explicitement mentionné comme sanction possible en cas de retard injustifié est insuffisant pour créer une présomption en faveur de cette sanction plutôt que d’une autre. À mon avis, cette mention ne fait qu’indiquer jusqu’où la Cour peut aller en cas de retard injustifié, sans toutefois l’empêcher d’envisager d’autres sanctions moins sévères. L’élément central de l’article 167 des Règles est le pouvoir discrétionnaire qui est accordé à la Cour d’imposer tout type de sanction qu’elle juge approprié, afin que l’instance puisse se poursuivre d’une manière méthodique et en temps opportun.

[40] Quant au contexte, les intimés font valoir que l’article 167 des Règles figure dans une partie des Règles intitulée « Disposition sommaire », et que les autres dispositions qui y figurent concernent l’arrêt des procédures puisqu’elles portent sur le désistement (article 165) et le rejet lorsque la continuation d’une instance est irrémédiablement compromise (article 168). Cependant, cela n’est pas suffisant pour conclure que l’article 167 des Règles doit être interprété de manière à satisfaire exclusivement cet objet. Une telle interprétation ferait clairement abstraction du libellé clair de l’article 167, qui permet à la Cour non seulement de rejeter une instance, mais aussi d’imposer « toute autre sanction ».

[41] Les rédacteurs des Règles auraient utilisé un libellé plus explicite s’ils avaient voulu créer une présomption en faveur du rejet. À cet égard, il est utile de comparer le libellé de l’article 167 à celui de l’article 382.2 des Règles, qui porte sur l’examen de l’état de l’instance. Ce dernier article confère explicitement au demandeur ou au requérant le fardeau de justifier le non-rejet, indiquant ainsi qu’il y aura vraisemblablement rejet si le retard ne peut être justifié. Interpréter l’article 167 de la même manière serait incompatible avec le vaste pouvoir discrétionnaire dont dispose la Cour lorsqu’un retard injustifié a été établi, et je ne vois pas pourquoi ces deux articles devraient être interprétés de la même manière, comme le font valoir les intimés. Un examen de l’état de l’instance ordonné par la cour est très différent d’une requête déposée par l’une des parties. De fait, le juge Zinn lui-même a reconnu qu’il pourrait difficilement trouver dans la jurisprudence quelque élément appuyant la présomption de rejet dans le contexte de l’article 167 des Règles.

[42] Les intimés (avec lesquels la Cour fédérale est d’accord) ont essentiellement souscrit à l’arrêt Hryniak de la Cour suprême, et ils prétendent que cet arrêt a créé un virage culturel quant à la manière dont les tribunaux et les avocats devraient examiner les retards. Selon eux, la protonotaire a commis une erreur de droit en appliquant ce virage culturel d’une manière uniquement prospective, et ce, seulement après avoir rejeté leur requête. Invoquant les arrêts Hryniak, R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631 et Bureau de l’avocat des enfants c. Balev, 2018 CSC 16, [2018] 1 R.C.S. 398, le juge Zinn a interprété les enseignements de la Cour suprême comme signifiant que « la lenteur du système de justice “est toujours condamnable”, que les parties ne doivent pas causer de retards et que le système de justice ne doit pas faire preuve de complaisance à l’égard des retards » (par. 32). C’est en utilisant cette interprétation comme toile de fond qu’il a appliqué l’article 167 des Règles aux événements de l’espèce.

[43] Lorsqu’il est interprété en contexte, l’arrêt Hryniak permet d’affirmer que le principe de la proportionnalité sous-tend les instances judiciaires, et que les parties et la magistrature choisissent la procédure et appliquent les règles de la manière la plus proportionnée, expéditive et abordable qui permette d’en arriver à un règlement juste et équitable du litige sur le fond. Cet arrêt invite plus précisément les parties et la magistrature à cesser de considérer le procès en bonne et due forme comme étant le seul moyen de statuer adéquatement sur une demande, et d’envisager d’autres moyens tels que le jugement sommaire.

[44] En toute équité, je ne crois pas que l’on puisse inférer de ce principe, comme le voudraient les intimés et la Cour fédérale, que l’on devrait présumer que l’article 167 des Règles prescrit le rejet lorsqu’il a été établi qu’il y a eu retard injustifié. L’arrêt Hryniak invite les juges à gérer le processus judiciaire dans le respect du principe de la proportionnalité, en tenant compte, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, « de l’opportunité de la procédure, de son coût, de son incidence sur le litige et de sa célérité, selon la nature et la complexité du litige » (par. 31). Interpréter l’article 167 des Règles en présumant qu’il doit y avoir rejet si un retard injustifié a été établi en brosse un tableau trop large, car cela empêcherait indûment la Cour d’examiner chaque affaire en regard des faits et du contexte qui sont propres à chacune.

[45] Je suis donc d’avis que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en concluant qu’il doit y avoir rejet lorsqu’un retard injustifié a été établi. Ni le libellé, ni l’objet de l’article 167 des Règles, ni la jurisprudence n’appuient une telle interprétation. Je suis entièrement d’accord avec la Cour de première instance qu’il ne faudrait jamais fermer les yeux sur les retards judiciaires et que l’on doit dissuader vivement toute complaisance à l’égard des atermoiements, des tactiques dilatoires et du manque flagrant de diligence dans la poursuite d’une affaire. Cela est essentiel pour promouvoir un accès à la justice pour tous et éviter d’immobiliser des ressources publiques rares et précieuses qui pourraient être mieux utilisées dans la poursuite d’affaires valables en droit qui seraient menées efficacement. Il ne faudrait toutefois pas poursuivre cet objectif louable aux dépens du principe de la proportionnalité et sans tenir compte du droit des plaideurs de soumettre leurs contentieux aux tribunaux et de s’attendre à un règlement juste et équitable. Il s’agit précisément de la raison pour laquelle l’article 167 des Règles accorde à la Cour un large pouvoir discrétionnaire lui permettant d’accorder la réparation qui convient aux circonstances de chaque affaire.

[46] J’ajouterais, avant de clore ce sujet, que la norme fondée sur la notion qu’« il est permis d’espérer », à laquelle la protonotaire fait allusion dans ses motifs, établit un critère trop peu exigeant pour être retenu. Au paragraphe 47 de ses motifs, la protonotaire a déclaré ce qui suit : [traduction] « avec l’établissement d’une ordonnance de gestion de l’instance fixant l’échéancier qui définit clairement les étapes et les dates limites, il est permis d’espérer que la présente affaire puisse dorénavant progresser à un rythme raisonnable vers une décision sur le fond ». Cette norme est manifestement lacunaire et elle n’est nullement corroborée par la jurisprudence. Pour que la Cour autorise la poursuite d’une affaire, il doit exister une bonne possibilité (habituellement dans le cadre de la gestion de l’instance) que le demandeur ait l’intention de poursuivre l’affaire jusqu’au bout et qu’il ait les moyens de le faire. La Cour ne peut pas se fonder sur une simple conviction ou un simple espoir qu’un demandeur changera de cap, en l’absence de preuve à l’appui.

[47] Selon les intimés, même si la Cour fédérale a commis une erreur en ce qui a trait au fardeau de la preuve ou à la réparation présumée, cette erreur n’a pas eu d’incidence sur sa conclusion. En d’autres termes, ils soutiennent que, indépendamment du point de départ quant à savoir si la présomption en faveur du rejet s’appliquait, il était loisible à la Cour fédérale de rejeter l’action des appelantes. Je ne suis pas de cet avis. Je suis au contraire d’avis que la décision de la Cour fédérale d’infirmer la décision discrétionnaire de la protonotaire en faveur de la gestion de l’instance est entachée d’une erreur importante. La question en litige n’est pas tant de savoir si la décision de la Cour fédérale commande la retenue, mais plutôt si la décision discrétionnaire de la protonotaire, examinée selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, aurait dû être maintenue. Après avoir examiné avec soin le dossier et les arguments, je ne peux conclure que la protonotaire a commis une telle erreur.

[48] Lorsqu’on supprime de la décision de la Cour fédérale sa conclusion erronée, selon laquelle le rejet est la mesure de réparation présumée selon l’article 167 des Règles, il ne reste qu’à évaluer les éléments de preuve qui ont été examinés (ou qui auraient dû l’être) par la protonotaire. La Cour fédérale a conclu que la protonotaire a fait une mauvaise appréciation de la preuve, à la fois en tenant compte de facteurs non pertinents et en faisant abstraction d’autres facteurs qui, eux, étaient pertinents. Les facteurs non pertinents, présentés par les appelantes et avalisés par la Cour fédérale, sont les suivants : (1) les intimés semblaient disposés à aller de l’avant malgré le retard; (2) les plaignants (terme faisant ici évidemment référence aux défendeurs ou intimés) auraient pu présenter une requête en radiation ou une demande de précisions; (3) les demanderesses ont déposé une déclaration modifiée après le dépôt de la requête en rejet et (4) la gestion de l’instance avait été demandée à titre de solution de rechange.

[49] Soit dit en tout respect, je ne vois pas comment ces facteurs peuvent être considérés comme non pertinents pour déterminer si une sanction autre que le rejet était appropriée dans les circonstances, et la prise en compte de ces facteurs ne m’apparaît certainement pas comme un élément à ce point important qu’il soulève une erreur manifeste et dominante. Même si je limitais la preuve pertinente à « celle qui vise à convaincre la Cour qu’une sanction de rechange est appropriée », comme l’a fait la Cour fédérale au paragraphe 44, il me semble que les facteurs pris en compte par la protonotaire ont été certainement utiles pour décider de la sanction appropriée et déterminer si la gestion de l’instance permettrait de poursuivre l’instance en temps opportun et d’en arriver à un règlement.

[50] Quant aux éléments de preuve pertinents qui ont été omis selon la Cour fédérale, ceux-ci comprennent l’affidavit en réplique faisant état des retards continus des appelantes après le dépôt de la requête en rejet, l’absence de garantie que les appelantes poursuivraient leur action en justice promptement et le fait qu’elles s’opposaient à la gestion de l’instance.

[51] J’ai déjà indiqué que la protonotaire Steele aurait dû accepter cet affidavit. Je ne crois toutefois pas que cette erreur soit déterminante, car elle n’a pas modifié l’issue. Il est vrai que le dossier présenté par les appelantes en réponse à la requête en rejet du 11 mai 2020 n’a été signifié aux intimés que le 24 juin 2020, soit bien au-delà du délai maximal de dix jours prescrit au paragraphe 369(2) des Règles. Malgré cela, en examinant ce fait et le reste des événements décrits dans l’affidavit, le juge Zinn a omis de tenir compte du fait que la période pour intervenir s’est produite au début de la pandémie de COVID-19, précisément durant la période pendant laquelle tous les délais de dépôt ont été temporairement suspendus en application de la Directive sur la procédure de la Cour. Dans ses motifs, la protonotaire Steele a reconnu que la plupart des retards survenus après le 16 mars 2020 étaient attribuables à la pandémie de COVID-19 qui [traduction] « a interrompu la plupart des activités commerciales et judiciaires » (par. 30).

[52] Le même raisonnement s’applique entre la date à laquelle les intimés ont déposé leur requête en rejet, le 11 mai 2020, et la date à laquelle l’affidavit en réplique a été souscrit, le 13 juillet 2020. Les appelantes n’ont sans doute pas servi leur cause en promettant de signifier des documents et une autre déclaration modifiée à certaines dates et en omettant de respecter ces délais qu’elles s’étaient elles-mêmes imposés, mais je pourrais difficilement jeter sur elles tout le blâme pour la manière dont les choses se sont déroulées. De fait, dans l’arrêt Affaire Intéressant l’article 6 de la Loi sur les délais et autres périodes (COVID-19), 2020 CAF 137, 2020 D.T.C. 5072, le juge en chef a reconnu que notre Cour était préoccupée par les effets pratiques de la pandémie sur les plaideurs. Il a mentionné, au paragraphe 22 de ses motifs, que les difficultés concrètes et inévitables auxquelles doit faire face une partie « constituent un facteur important en faveur de l’octroi d’une prorogation de délai ou de la modification d’une ordonnance ». Je suis d’avis que le corollaire doit être que notre Cour doit pleinement tenir compte de ces difficultés lorsque celles-ci sont la cause du retard d’une partie. Cela ne se veut nullement un motif de déroger à la conclusion de la protonotaire selon laquelle le retard était injustifié, mais cela permet de mettre en contexte et d’éclairer la réparation qu’elle a choisie. Dans ces circonstances, je ne peux conclure que la protonotaire a commis une erreur manifeste et dominante en choisissant de soumettre l’instance à une procédure de gestion de l’instance, plutôt que de la rejeter.

[53] De même, aucune erreur de ce type ne découle du fait que la protonotaire Steele a omis deux faits de son analyse, à savoir l’absence de garantie de la part des appelantes quant à la poursuite rapide leur action et leur opposition à la gestion de l’instance. Rien dans le dossier n’indique que les appelantes omettraient vraisemblablement de respecter des délais imposés par les tribunaux ou qu’elles tenteraient de contourner d’autres exigences. Qui plus est, il s’agit d’une exigence qui s’applique à l’examen de l’état de l’instance prescrit à l’article 382.2, et non à une requête en rejet pour cause de retard déposée en application de l’article 167. Contrairement au premier article, le dernier a un caractère prospectif et non rétrospectif.

[54] Enfin, une opposition à la gestion de l’instance ne prive pas la Cour de ses pouvoirs réparateurs aux termes de la gestion de l’instance, de son pouvoir inhérent de contrôler ses propres procédures ou de son pouvoir de reconnaître une partie coupable d’outrage au tribunal pour défaut de se conformer à des ordonnances de la Cour.

V. Conclusion

[55] Pour tous les motifs précités, je conclus que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en modifiant les conclusions de la protonotaire, en l’absence d’une erreur manifeste et dominante. Par conséquent, j’accueillerais l’appel en partie, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale en ce qui concerne l’article 167 des Règles et je rétablirais l’ordonnance de la protonotaire selon laquelle l’action sous-jacente doit se poursuivre à titre d’instance à gestion spéciale. Les dépens sont fixés à 5 000 $, tout compris, comme en ont convenu les parties.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Marianne Rivoalen, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-100-21

 

INTITULÉ :

SWEET PRODUCTIONS INC. ET ENCHANTED RISE GROUP LIMITED c. LICENSING IP INTERNATIONAL S.A.R.L., 9279-2738 QUÉBEC INC., 9219-1568 QUÉBEC INC., SOCIÉTÉ DE GESTION FDCO INC., FERAS ANTOON ET DAVID TASSILLO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience par

vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 février 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE RIVOALEN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Paul Smith

Garth Leslie

 

Pour les appelantes

 

Michael Shortt

Denis Douville

 

Pour les intimés

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Oyen Wiggs Green & Mutala LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour les appelantes

 

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

Pour les intimés

 

 

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