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Date : 20220718


Dossier : A-62-22

Référence : 2022 CAF 129

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

CHINEDU GIDEON UBAH

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Décidé sans comparution des parties sur la base du dossier écrit.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2022.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE LEBLANC

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

 

 


Date : 20220718


Dossier : A-62-22

Référence : 2022 CAF 129

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

CHINEDU GIDEON UBAH

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE LEBLANC

[1] L’appelant est visé par une ordonnance de la Cour fédérale (la juge Pallotta) rendue le 23 décembre 2021 (2021 CF 1466). Par cette ordonnance, l’appelant a été déclaré plaideur quérulent aux termes du paragraphe 40(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 (la Loi) au motif que sa conduite est à la fois incontrôlable et nuisible (l’ordonnance de quérulence).

[2] Au cœur du présent appel se trouve le fait que, en plus de l’ordonnance habituelle interdisant aux plaideurs quérulents d’engager ou de continuer une instance sans autorisation, la juge Pallotta était d’avis que d’autres restrictions devaient être imposées en raison de la tendance de l’appelant à remettre en litige des questions et à mener des litiges au nom d’autrui. Ces autres restrictions prennent la forme d’une étape préalable exigeant de l’appelant qu’il obtienne la permission de la Cour fédérale pour signifier et déposer la demande d’autorisation prévue au paragraphe 40(3) de la Loi.

[3] L’ordonnance de quérulence vise toutes les affaires en instance à la Cour fédérale énoncées à l’annexe A de l’ordonnance, à l’exception du dossier no T-756-20. La juge Pallotta invoque les motifs suivants pour exclure le dossier no T‑756-20 de l’ordonnance :

Ce litige est visé par la gestion de l’instance et le [procureur général du Canada] a déjà déposé une requête en radiation de la déclaration. Cette requête a été accueillie, avec autorisation de la modifier. [L’appelant] a déposé une déclaration modifiée, mais aucune autre activité n’a été enregistrée, car l’instance a été suspendue. Si la déclaration modifiée de [l’appelant] dans le dossier T-756-20 n’est pas radiée et si l’instance peut se poursuivre en totalité ou en partie, la Cour peut déterminer si, outre la gestion de l’instance, cette instance devrait être assujettie aux modalités de la présente [ordonnance] ou si d’autres restrictions devraient être imposées, selon ce qui lui paraît justifié.

(Ordonnance de quérulence, au para. 52)

[4] Le 14 février 2022, la Cour fédérale (la protonotaire Steele) a radié la déclaration modifiée de l’appelant dans le dossier no T-756-20 en plus de rejeter l’action de l’appelant et d’ordonner le retrait de sa déclaration modifiée du dossier de la Cour (l’ordonnance de retrait). La protonotaire Steele a également ordonné que toute autre mesure prise dans le dossier no T‑756-20, notamment tout appel interjeté de l’ordonnance de retrait, soit assujettie aux modalités de l’ordonnance de quérulence.

[5] L’appelant a demandé la permission de demander, aux termes du paragraphe 40(3) de la Loi, l’autorisation d’interjeter appel de l’ordonnance de retrait. Le 14 mars 2022, la Cour fédérale (le juge Pentney) a refusé d’accorder cette permission (2022 CF 343) (l’ordonnance du juge Pentney). Le juge Pentney a exposé un critère à trois volets à remplir pour obtenir la permission de présenter une requête en autorisation, lequel critère doit, selon lui, être à la fois différent du critère à remplir pour présenter une requête en autorisation et moins rigoureux que ce dernier. Le juge Pentney a conclu que, dans le cas de l’appelant, les deuxième et troisième volets du critère à remplir pour obtenir la permission de présenter une requête en autorisation n’étaient pas remplis. Plus précisément, il a conclu que les actes de procédure de l’appelant prêtaient tellement à confusion qu’il était impossible de conclure, au vu d’un examen préalable, au bien-fondé de l’instance. Il a également conclu qu’il n’était pas dans l’intérêt public d’autoriser la poursuite de l’instance de l’appelant, car une telle autorisation « ne ferait qu’alourdir le fardeau de [l’intimée] et de la Cour, ce fardeau additionnel étant exactement ce que la déclaration de quérulence vise à éviter » (ordonnance du juge Pentney, au para. 55).

[6] L’appelant a interjeté appel de cette décision. Il s’agit de l’appel dont notre Cour est saisie. Comme le paragraphe 40(5) de la Loi interdit d’interjeter appel d’une décision par laquelle la Cour retire à un plaideur quérulent le droit d’introduire ou de poursuivre une instance, notre Cour, le 13 juin 2022, a enjoint à l’appelant de démontrer que le présent appel ne devait pas être rejeté pour défaut de compétence.

[7] Cette directive a été rendue en vertu de l’article 74 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) et des pleins pouvoirs permettant à la Cour de gérer et de régler ses propres instances. L’article 74 des Règles autorise la Cour à ordonner, de sa propre initiative et à tout moment, qu’un document qui n’a pas été déposé en conformité avec les Règles, avec une ordonnance de la Cour ou avec une loi fédérale soit retiré du dossier de la Cour. Les pleins pouvoirs dont jouit la Cour lui permettent de rejeter sommairement, là encore de sa propre initiative, les appels qui n’ont aucune chance raisonnable de succès ou qui constituent un abus de procédure (Coote c. Canada (Commission des droits de la personne), 2021 CAF 150, au para. 16, citant Dugré c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 8, aux paras. 19 à 21).

[8] L’appelant fait essentiellement valoir que l’ordonnance du juge Pentney est non pas une décision lui refusant l’autorisation d’introduire ou de poursuivre une instance, mais simplement une décision lui refusant la permission de présenter une requête en autorisation. Selon lui, l’ordonnance du juge Pentney n’est pas une décision visée au paragraphe 40(4) de la Loi, c’est‑à‑dire une décision rendue à l’égard d’une requête présentée au titre du paragraphe 40(3), et n’est donc pas visée par l’interdiction d’interjeter appel prévue au paragraphe 40(5) de la Loi. L’appelant prétend en outre que l’arrêt de notre Cour Fabrikant c. Canada, 2014 CAF 273 (Fabrikant) permet de trancher la question en litige car, selon lui, cette décision établit que les mots « l’autorisation est refusée » doivent figurer dans la conclusion de la décision pour que celle-ci soit visée au paragraphe 40(4), ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[9] L’appelant fait erreur. Premièrement, il fait une interprétation trop large de Fabrikant. En effet, je ne peux conclure que la Cour, dans cette affaire, va jusqu’à exiger, à titre de condition préalable, que la décision comporte une formulation semblable pour conclure, en toutes circonstances, que le paragraphe 40(4) de la Loi s’applique à la décision.

[10] On ne doit pas dissocier Fabrikant de l’ensemble unique de faits dont la Cour était saisie. La principale préoccupation dans cette affaire était liée au fait que les « décisions » contestées étaient des directives qu’un juge de la Cour avait interprétées comme de simples refus de permettre le dépôt de quatre requêtes en autorisation d’introduire d’autres instances (Fabrikant, au para. 19). Bien que la formation de trois juges qui a statué sur cette affaire ait conclu que, vues sous cet angle, les directives en litige pouvaient être interprétées comme n’étant pas des décisions prises aux termes du paragraphe 40(4) de la Loi, elle a affirmé que la formulation de ces directives, lesquelles comportaient la mention « l’autorisation est refusée », les assimilait aux décisions prises en application de cette disposition, et non à des décisions portant simplement sur des questions liées au dépôt d’une requête (Fabrikant, aux paras. 20 et 21).

[11] Je souscris à l’observation de l’intimée en l’espèce selon laquelle Fabrikant démontre plutôt que les tribunaux ont fait une interprétation large de ce qui constitue une « décision » aux termes des paragraphes 40(4) et 40(5) de la Loi. Fabrikant n’a tout simplement pas l’effet restrictif que l’appelant prétend.

[12] Comme le souligne l’intimée, d’autres exemples témoignent d’une interprétation aussi large. Dans le dossier Emilius Margareta Marcus Mennes v. Attorney General of Canada (no A‑8‑10) (Mennes), notre Cour, dans une ordonnance non publiée rendue le 4 février 2010, a rejeté, pour défaut de compétence, l’appel interjeté d’une ordonnance par laquelle la Cour fédérale avait rejeté une requête en prorogation visant le dépôt d’une demande de contrôle judiciaire. L’appelant dans cette affaire avait été déclaré plaideur quérulent; il lui était donc interdit d’introduire une instance à la Cour fédérale sans l’autorisation de cette dernière. Notre Cour a conclu que, bien que la requête au fond n’ait pas été explicitement présentée aux termes du paragraphe 40(3) de la Loi, la décision contestée s’apparentait à une décision prise en application du paragraphe 40(4) de la Loi et n’était donc pas susceptible d’appel, comme le prévoit le paragraphe 40(5).

[13] La décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Chavali v. The Law Society of Upper Canada, 2007 ONCA 482, 2007 CarswellOnt 4206 (WL Can) (Chavali), est un autre exemple. Tout comme l’appelant en l’espèce, les plaideurs quérulents dans cette affaire avaient été soumis à un processus d’examen préalable qui exigeait qu’ils obtiennent la permission de présenter une requête en autorisation pour introduire ou poursuivre une instance conformément au paragraphe 140(3) de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990 ch. C.43 – l’équivalent du paragraphe 40(3) de la Loi.

[14] La Cour d’appel de l’Ontario avait été saisie d’un appel de deux décisions par lesquelles des requêtes visant l’obtention d’une telle permission avaient été rejetées. Soulignant que le processus d’examen préalable avait été conçu pour empêcher les appelants de recourir de manière abusive à la procédure de requête en autorisation prévue au paragraphe 140(3) de la loi ontarienne, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé que les requêtes en cause avaient été présentées en application de cette disposition. Elle a conclu que les décisions rejetant les requêtes en examen préalable n’étaient pas susceptibles d’appel, comme le prévoit l’alinéa 140(4)e) de la Loi sur les tribunaux judiciaires – l’équivalent du paragraphe 40(5) de la Loi – selon lequel il ne peut être interjeté appel du rejet d’une requête présentée au titre du paragraphe 140(3) de la même loi. Cette cour a en outre conclu qu’une interprétation restrictive de l’alinéa 140(4)e) rendrait cette disposition pratiquement sans effet.

[15] Dans Canada c. Olumide, 2017 CAF 42, [2018] 2 R.C.F. 328 (Olumide), notre Cour souligne que l’article 40 de la Loi est analogue aux dispositions sur les plaideurs quérulents que l’on trouve dans les lois régissant les cours de justice dans d’autres ressorts et que l’essentiel de la jurisprudence de ces autres ressorts est donc utile pour l’interprétation de l’article 40 de la Loi (Olumide, au para. 16). Parmi ces autres lois, mentionnons la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario. Au paragraphe 9 d’Olympia Interiors Ltd. c. Canada, 2004 CAF 195, mentionné au paragraphe 16 d’Olumide, notre Cour conclut qu’il est tout à fait indiqué, au moment d’interpréter le paragraphe 40(1) de la Loi, de se fonder sur des décisions de cours ontariennes concernant les pouvoirs que confère le paragraphe 140(1) de la Loi sur les tribunaux judiciaires, car le libellé de cette disposition « ressemble beaucoup » à celui du paragraphe 40(1) de la Loi. Il en va de même des libellés du paragraphe 140(3) et de l’alinéa 140(4)e) de la Loi sur les tribunaux judiciaires, qui ressemblent aux libellés des paragraphes 40(3) et 40(5) de la Loi, respectivement.

[16] Je souscris pleinement à la thèse de l’intimée selon laquelle, bien que la requête en permission n’ait pas été présentée en conformité avec le paragraphe 40(3) de la Loi, contrairement à la requête visée dans l’affaire Mennes, le résultat de l’ordonnance du juge Pentney, sur le fond, est que la requête en autorisation de l’appelant a été rejetée en vertu du paragraphe 40(4). Mentionnons que, dans l’affaire Chavali, le juge saisi de la requête avait assimilé les requêtes en examen préalable aux requêtes présentées au titre du paragraphe 140(3) de la Loi sur les tribunaux judiciaires. Selon moi, cette façon de procéder montre que la différence entre les requêtes en examen préalable et les demandes d’autorisation présentées en conformité avec le paragraphe 40(3) de la Loi est purement technique et ne porte pas sur le fond, et que les deux devraient être traitées de la même manière pour l’application de cette disposition de la Loi.

[17] Ainsi qu’il est indiqué dans Olumide, l’article 40 de la Loi « vise les plaideurs qui introduisent une ou plusieurs instances par lesquelles ils poursuivent, intentionnellement ou non, des fins illégitimes, comme le fait de causer du tort aux parties ou à la Cour, ou d’exercer des représailles contre elles ». Il vise également les « plaideurs incontrôlables : ceux qui font fi des règles de procédure, qui font abstraction des ordonnances et des directives de la Cour et qui remettent en litige des questions ou des requêtes ayant déjà été tranchées » (Olumide, au para. 22).

[18] Le législateur ne pouvait avoir l’intention d’accorder aux plaideurs quérulents dont la conduite est à ce point vexatoire qu’elle justifie l’imposition de restrictions supplémentaires, le droit d’interjeter appel d’une décision issue de l’examen préalable leur refusant l’autorisation d’introduire ou de poursuivre une instance, alors qu’il refuse un droit d’appel aux plaideurs qui n’exigent pas ce niveau supplémentaire de restrictions et dont la demande d’autorisation est rejetée. Je suis d’avis que le législateur ne pouvait pas chercher un résultat aussi absurde (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 1998 CanLII 837, au para. 27). À l’instar de l’intimée, j’estime qu’accueillir le présent appel irait à l’encontre du fondement de l’article 40 de la Loi.

[19] Enfin, l’argument de l’appelant selon lequel Chavali et Mennes devraient être écartés parce qu’ils ont été rendus avant Fabrikant est dénué de tout fondement. Comme je le mentionne plus haut, Fabrikant ne limite pas le champ d’application des paragraphes 40(4) et 40(5) de la Loi comme le prétend l’appelant. Le libellé de l’ordonnance contestée ne peut pas être le seul facteur qu’il faut prendre en considération pour établir l’applicabilité de ces dispositions dans une affaire donnée, contrairement à ce qu’allègue l’appelant.

[20] Pour ces motifs, je conclus que la requête en permission présentée par l’appelant équivaut à une requête en autorisation présentée au titre du paragraphe 40(3) de la Loi, que l’ordonnance du juge Pentney est une décision rendue conformément au paragraphe 40(4) de la Loi et que, selon ce que prévoit le paragraphe 40(5) de la Loi, cette décision est sans appel.

[21] En vertu des pleins pouvoirs dont jouit notre Cour et de l’article 74 des Règles, je rejette sommairement le présent appel pour défaut de compétence et j’ordonne le retrait de l’avis d’appel du dossier de la Cour.

[22] L’intimée demande des dépens de 500 $ dans le présent appel. Comme je rejette l’appel sommairement, je réduis à 250 $ le montant de ces dépens.

« René LeBlanc »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Judith Woods, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-62-22

 

INTITULÉ :

CHINEDU GIDEON UBAH c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE LEBLANC

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 18 juillet 2022

 

OBSERVATIONS ÉCRITES

Chinedu Gideon Ubah

 

Pour l’appelant

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Duncan McManus

 

Pour l’intimée

SA MAJESTÉ LA REINE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’intimée

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

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