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Date : 20220831


Dossier : A-111-21

Référence : 2022 CAF 151

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MONAGHAN

 

 

ENTRE :

RISTORANTE A MANO LIMITED

appelante

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

Audience tenue à Halifax (Nouvelle-Écosse), le 23 mars 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 31 août 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MONAGHAN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20220831


Dossier : A-111-21

Référence : 2022 CAF 151

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MONAGHAN

 

 

ENTRE :

RISTORANTE A MANO LIMITED

appelante

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE MONAGHAN

[1] L’appelante, Ristorante a Mano Limited, exploite un restaurant à Halifax et emploie du personnel de service (serveurs) pour offrir un service aux tables à ses clients. Ces clients versent parfois des pourboires en espèces, que les serveurs sont libres de conserver sans en informer l’appelante. Plus généralement, les clients paient leurs factures de restaurant en utilisant une carte de débit ou de crédit ou une carte-cadeau (paiement électronique) et incluent le pourboire (pourboire électronique) au moment du paiement, de sorte que le paiement électronique reçu par l’appelante inclut le pourboire. Cependant, grâce à des ententes avec l’appelante, les serveurs reçoivent une partie des pourboires électroniques payés par les clients qu’ils ont servis.

[2] L’appelante ne considère pas qu’une partie quelconque des pourboires électroniques reçus par les serveurs constitue un traitement et un salaire ouvrant droit à pension aux fins du Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8 ou à des gains assurables aux fins de la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23 [la LAE]. Par conséquent, en 2015, 2016 et 2017, lors du calcul de son obligation d’effectuer des paiements en application de ces lois, l’appelante n’a tenu compte d’aucune partie des pourboires électroniques.

[3] Le ministre a adopté un point de vue différent et a établi une cotisation à l’égard de l’appelante en tenant compte du fait qu’une partie des pourboires électroniques des serveurs pour 2015, 2016 et 2017 aurait dû être prise en compte. Après l’échec de son appel auprès du ministre, l’appelante a interjeté appel de ces cotisations devant la Cour canadienne de l’impôt. La Cour de l’impôt (2021 CCI 22, le juge Russell) a rejeté l’appel et confirmé les cotisations.

[4] L’appelante interjette maintenant appel de cette décision devant notre Cour.

[5] La norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est la norme de contrôle en matière d’appels. Les questions de droit sont déterminées selon la norme de la décision correcte, tandis que les questions de fait et les questions de fait et de droit (à l’exclusion des questions de droit isolables) sont déterminées en fonction de l’erreur manifeste et dominante : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33; et Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215.

[6] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel.

I. Les dispositions législatives

[7] Le Régime de pensions du Canada et la LAE font tous deux partie du système de sécurité sociale légiféré du Canada. Les deux régimes sont des régimes contributifs exigeant des employeurs et des employés qu’ils versent des paiements, appelés cotisations tant aux termes du Régime de pensions du Canada qu’aux termes de la LAE, en fonction de la rémunération de l’employé versée par l’employeur, dans chaque cas sous réserve d’un montant annuel maximal par employé.

[8] En application du Régime de pensions du Canada, la cotisation de l’employeur est déterminée en appliquant un taux de cotisation aux « traitement et salaire cotisables de l’employé [...] versés par l’employeur » moins certaines déductions : paragraphe 9(1) du Régime de pensions du Canada. Les traitements et salaires cotisables sont des revenus d’emploi ouvrant droit à pension calculés conformément à la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) [la LIR] : paragraphe 12(1) du Régime de pensions du Canada.

[9] Sous le régime de la LAE, la cotisation de l’employeur est un multiple de la cotisation de l’employé, qui est elle-même fondée sur la « rémunération assurable » de l’employé : articles 67 et 68 de la LAE. Par « rémunération assurable », on entend « le montant total [...], que l’assuré reçoit ou dont il bénéficie et qui lui est versé par l’employeur à l’égard de cet emploi [assurable] » : paragraphe 2(1) du Règlement sur la rémunération assurable et la perception des cotisations, DORS/97-33 [le Règlement].

[10] Ainsi, les deux régimes législatifs concernent les montants « versés par l’employeur » à l’employé. La LAE dispose expressément que les montants doivent être versés « à l’égard » de l’emploi assurable de l’employé. Bien que le Régime de pensions du Canada ne comporte pas l’expression « à l’égard de », il adopte le même concept : seul le revenu d’un emploi ouvrant droit à pension (tel qu’il est calculé en application de la LIR) et payé par l’employeur donne lieu à des cotisations patronales.

II. Contexte de l’appel

[11] La plupart des clients du restaurant de l’appelante ont payé leurs factures de restaurant (y compris les pourboires) par voie électronique. Si le paiement électronique total a donc été déposé sur le compte bancaire de l’appelante, celle-ci a transféré une partie des pourboires électroniques aux serveurs selon une procédure établie.

[12] À la fin de chaque quart de travail, chaque serveur imprimait un « sommaire des ventes » à partir du système de point de vente de l’appelante. Ce sommaire faisait état, pour ce seul serveur, des ventes de nourriture, des ventes de boissons, de l’argent reçu en règlement des factures du restaurant, des paiements électroniques des factures du restaurant, des pourboires électroniques et de certains autres détails. Chaque serveur utilisait ces renseignements pour préparer une « feuille de caisse ».

[13] Sur la feuille de caisse, le serveur enregistrait le total des pourboires électroniques qu’il avait reçus, l’argent reçu en règlement des factures du restaurant, un « pourboire » du personnel de cuisine (égal à 1 % des ventes nettes de nourriture du serveur concerné) et une somme égale à 2 % des pourboires électroniques (les frais de traitement). Comme il est décrit ci-dessous, l’appelante a conservé les deux dernières sommes, la première « à titre de pourboire à verser à son personnel de cuisine », et la seconde pour « se rembourser ses frais bancaires pour la conversion des pourboires électroniques en espèces » (motifs au para. 17). J’appellerai le montant par lequel les pourboires électroniques d’un serveur dépassent la somme de ces deux montants le pourboire électronique net du serveur.

[14] Si aucun des clients du serveur ne payait sa note de restaurant en espèces, l’appelante transférait au serveur une somme égale au pourboire électronique net du serveur, généralement le jour ouvrable suivant. Les premières années, les serveurs recevaient le montant par chèque tiré sur le compte bancaire de l’appelante; les années suivantes, ils le recevaient par dépôt direct sur leurs comptes bancaires à partir du compte bancaire de l’appelante. La Cour de l’impôt a qualifié la somme transférée au serveur de « remboursement » (motifs au para. 17).

[15] Bien que les motifs de la Cour de l’impôt ne reflètent pas ce détail, il est admis que, dans certaines circonstances, le remboursement fait à un serveur était inférieur au pourboire électronique net du serveur. Lorsqu’un serveur recevait de l’argent en espèces des clients en paiement de leurs factures de restaurant, il ne remettait pas cet argent à l’appelante. Au contraire, après l’avoir déclaré sur la feuille de caisse, le serveur conservait cette somme et le remboursement au serveur prenait en compte cet argent. Le remboursement représentait donc la défalcation de cet argent. En d’autres termes, dans cette circonstance, le pourboire électronique net du serveur provenait de deux sources différentes : les espèces reçues des clients payables à l’appelante pour leurs factures de restaurant et le remboursement reçu de l’appelante.

[16] À la fin de chaque quart de travail, chaque serveur préparait également deux enveloppes ou sacs à fermeture éclair dans lesquels il plaçait de l’argent pour « remettre à même les pourboires reçus » un montant au personnel de gestion du restaurant sur place (le responsable et le responsable adjoint) et au personnel de soutien (commis débarrasseurs, hôtes/hôtesses et barmans) qui travaillaient avec le serveur pendant son quart de travail. Ce montant était calculé sur les ventes nettes de nourriture et de boissons du serveur : 2 % pour le personnel de gestion du restaurant et 1 % par employé de soutien, jusqu’à un maximum de 3 %. Dans la mesure où un serveur ne disposait pas de suffisamment de liquidités provenant de ses clients pour faire face à ces obligations, il était tenu d’utiliser ses propres liquidités.

[17] Chaque serveur remettait son sommaire des ventes, sa feuille de caisse et les deux enveloppes ou sacs à fermeture éclair au responsable sur place à la fin de son quart de travail. Le responsable sur place était chargé de distribuer ensuite les pourboires en espèces dus au personnel de soutien et au personnel de gestion du restaurant. Le sommaire des ventes et la feuille de caisse étaient mis de côté et récupérés par une personne de l’équipe comptable de l’appelante le jour ouvrable suivant afin de faciliter le paiement des remboursements dus aux serveurs.

[18] Dans sa cotisation, le ministre considère les remboursements comme des montants versés par l’appelante aux serveurs à l’égard de leur emploi, et donc comme des traitements et salaires cotisables aux fins du Régime de pensions du Canada et une rémunération assurable aux fins de la LAE.

[19] Par conséquent, le présent appel ne concerne pas les pourboires en espèces que les serveurs ont pu recevoir et conserver. De même, le présent appel ne concerne pas les pourboires reçus par le personnel de cuisine, le personnel de gestion du restaurant sur place ou le personnel de soutien. Enfin, le présent appel ne concerne pas les pourboires électroniques nets des serveurs – une somme qui pourrait dépasser le remboursement – car les serveurs conservaient l’argent reçu pour les factures du restaurant selon le processus décrit ci-dessus.

[20] La seule question en litige dont la Cour est saisie est celle de savoir si la Cour de l’impôt a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que l’appelante a versé les remboursements aux serveurs à l’égard de leur emploi et que, par conséquent, les sommes dues constituaient des traitements et des salaires cotisables aux fins du Régime de pensions du Canada et une rémunération assurable aux fins de la LAE.

III. L’appel

[21] Alors que l’appelante fait valoir trois motifs d’appel dans son mémoire des faits et du droit, seuls deux ont été examinés lors de l’audition de l’appel. J’ai examiné brièvement le troisième motif, en me fondant sur les observations écrites.

A. Les remboursements ont-ils été versés à l’égard de l’emploi du serveur?

[22] L’appelante souligne que, pour l’application de la définition de « rémunération assurable », le Règlement renvoie à des montants payés par un employeur aux employés « à l’égard de » leur emploi. L’appelante fait valoir que les remboursements ne sont pas payés à l’égard de l’emploi d’un serveur et ne constituent donc pas une rémunération assurable. Il en est ainsi, selon l’appelante, parce que le remboursement d’un serveur [traduction] « n’a que peu ou pas rapport avec le pourboire net du serveur – il s’agit simplement de la différence entre les paiements en espèces pour les repas et les pourboires électroniques dus. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une somme versée à l’égard de l’emploi du salarié. Il s’agit d’une somme versée à l’égard de la différence entre l’argent reçu et les pourboires » (mémoire des faits et du droit de l’appelante au para. 57).

[23] Selon l’appelante, le remboursement n’est pas déterminé par le nombre d’heures travaillées, ni par les ventes du serveur, ni par les pourboires électroniques payés par les clients du serveur, mais selon que les clients du serveur paient leurs factures de restaurant en espèces ou par voie électronique, de sorte que le remboursement n’est pas versé à l’égard de l’emploi du serveur.

[24] En traitant de ce même argument, la Cour de l’impôt a noté que, dans l’arrêt Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29 à la p. 39, la Cour suprême a déclaré que les mots [traduction] « à l’égard de » ont la portée la plus large possible et signifient, entre autres, « concernant », « relativement à » ou « par rapport à ». S’appuyant sur cet arrêt, la Cour de l’impôt a conclu que « tous les pourboires versés aux serveurs employés par [l’appelante] [...] en particulier s’ils sont versés par [l’appelante] elle-même, [peuvent] être considérés comme ayant été versés “à l’égard de [leur] emploi” » (motifs au para. 14). Bien que la Cour de l’impôt soit allée plus loin qu’elle ne le devait aux fins de l’appel (en traitant non seulement les remboursements, mais aussi tous les pourboires versés aux serveurs), je suis d’accord avec sa conclusion. En d’autres termes, « n’eût été » leur emploi comme serveurs par l’appelante, les serveurs n’auraient pas reçu de pourboires.

[25] Il en va de même pour les remboursements, bien qu’ils ne constituent qu’une partie des pourboires électroniques reçus des clients du serveur. Les ententes conclues entre l’appelante et ses serveurs, qui permettaient à ces derniers de conserver l’argent reçu en paiement des factures du restaurant, réduisant ainsi leurs remboursements, ne modifient en rien la conclusion selon laquelle le remboursement à un serveur était versé à l’égard de son emploi. S’ils n’avaient pas travaillé pour l’appelante, les serveurs n’auraient pas reçu les remboursements de celle-ci.

[26] En outre, rien dans les lois n’indique que, pour être considéré comme un montant versé à l’égard de l’emploi, le montant doit être calculé d’une manière particulière, ou en fonction des heures travaillées ou des ventes réalisées ou de tout autre facteur mesurable. La seule question en litige pertinente pour déterminer si un montant est versé à l’égard de l’emploi est de savoir si ce montant a été reçu concernant un emploi, ou relativement à ou par rapport à celui-ci. Je conviens avec la Cour de l’impôt pour dire que les remboursements ont été ainsi reçus.

B. Les remboursements sont-ils versés par l’appelante?

[27] La deuxième question en litige examinée par la Cour de l’impôt était de savoir si les remboursements avaient été versés par l’appelante. Si ce n’était pas le cas, même s’ils étaient reçus à l’égard d’un emploi, ils ne donneraient pas ouverture à l’obligation pour l’employeur de verser des cotisations au Régime de pensions du Canada ou dans le cadre de la LAE.

[28] Devant notre Cour, l’appelante fait valoir que deux courants jurisprudentiels traitent du traitement des pourboires dans le contexte du Régime de pensions du Canada et de la LAE. Le premier courant, que l’appelante appelle les « affaires liées à la distribution », consiste en des affaires où l’employeur a reçu tous les pourboires et a décidé quelle partie serait distribuée entre les employés et de quelle façon. La seconde catégorie comprend ce que l’appelante appelle les « affaires liées à la conversion », c’est-à-dire les affaires où l’employeur n’a pas pris les pourboires en espèces et s’est contenté de convertir le pourboire électronique en espèces et de verser ces espèces à l’employé. Selon l’appelante, les affaires liées à la distribution donnent ouverture à une responsabilité de la part de l’employeur de verser les cotisations, ce qui n’est pas le cas avec les affaires liées à la conversion. Selon l’appelante, la présente affaire porte sur la conversion, et non sur la distribution, et elle n’est donc pas tenue de verser des cotisations en fonction des remboursements.

[29] Je ne suis pas de cet avis.

[30] Dans ses motifs, la Cour de l’impôt a examiné chacune des affaires que l’appelante a soumises à notre Cour, décrivant l’arrêt Canadien Pacifique Ltée c. Canada, [1986] 1 R.C.S. 678 [Canadien Pacifique], comme l’arrêt faisant jurisprudence.

[31] Dans l’arrêt Canadien Pacifique, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la question de savoir si les pourboires versés aux employés d’un hôtel étaient une rémunération assurable en application de la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, L.C. 1970-71-72, ch. 48, l’ancêtre de la LAE. Les organisateurs de réceptions (comme des banquets ou des conférences) tenues au Château Frontenac, un hôtel appartenant à Canadien Pacifique Ltée (CPL), ont versé à CPL, sans obligation, des pourboires à distribuer à ses employés. Aux termes de la convention collective applicable, 80 % de ces pourboires ont été distribués aux employés de l’hôtel régis par la convention collective qui ont travaillé pendant la réception en question.

[32] Dans l’arrêt Canadien Pacifique, la Cour suprême a déclaré que c’est le sens de l’expression « rémunération assurable » qui importe. À l’époque, le règlement pertinent définissait la rémunération assurable d’une personne comme « [l]e montant qui sert à déterminer la rémunération assurable d’un assuré est le montant de la rétribution, qu’elle soit entièrement ou partiellement versée en espèces, qui lui est payée par son employeur pour une période de paie, et comprend [...] toute somme que lui paie son employeur au titre, au lieu ou en règlement [...] d’une gratification ».

[33] Bien qu’une grande partie de la décision de la Cour suprême soit axée sur l’interprétation à donner à l’expression « rémunération assurable » dans le contexte de la loi telle qu’elle existait à l’époque, la Cour suprême a déterminé que l’objectif de la loi était de verser « des prestations aux personnes qui ont perdu leur emploi en fonction d’un pourcentage de leur rémunération assurable ». (Canadien Pacifique au para. 25). Dans ce contexte, la Cour suprême a déclaré qu’il faudrait donner au terme « rémunération » un sens large pouvant inclure « un pourboire qui a été versé à l’employeur pour distribution à ses employés ». La Cour suprême a également déclaré que « [le] mot « payer » [...] peut aussi bien signifier une simple distribution par l’employeur que le paiement d’une créance de l’employeur » et que « si on donne au mot « rétribution » une portée large, il faut aussi donner une signification large au mot «payer» ». (Canadien Pacifique au para. 20).

[34] L’appelante considère que l’arrêt Canadien Pacifique est un jugement lié à la distribution. En revanche, elle affirme que les circonstances de l’affaire en l’espèce sont plus proches de celles de l’affaire Lake City Casinos Limited c. Ministre du Revenu national, 2006 CCI 225, conf. par 2007 CAF 100 [Lake City], une décision que l’appelante qualifie de décision liée à la conversion.

[35] Dans le litige Lake City, la question était de savoir si les pourboires que les clients des casinos laissaient aux employés sous forme d’argent ou de jetons de casino étaient payés aux employés par leur employeur. La Cour de l’impôt a conclu qu’ils ne l’étaient pas. Toutefois, la décision Lake City reposait sur un exposé conjoint des faits qui, selon la Cour de l’impôt, l’empêchait de conclure que le casino avait été en possession des pourboires qui devaient être remis aux employés (Lake City, CCI au para. 46). La Cour de l’impôt a conclu que l’employeur n’a jamais été en possession des pourboires et que ceux-ci n’ont jamais même été amalgamés avec les avoirs de l’employeur (décision Lake City, CCI au para. 63). En d’autres termes, dans la décision Lake City, il a été convenu que l’employeur n’a jamais été en possession des pourboires et qu’il ne les a pas transférés aux employés.

[36] Notre Cour a rejeté l’appel de la décision Lake City à l’audience. Bien que brefs, les motifs de la Cour sont clairs : le mot « verser » doit être interprété de façon libérale, conformément à l’arrêt Canadien Pacifique, et si les pourboires entrent en possession de l’employeur qui les transfère ensuite aux employés, cela suffit pour conclure qu’ils sont versés par l’employeur. Compte tenu des faits convenus, notre Cour a reconnu que la Cour de l’impôt dans la décision Lake City avait la possibilité de considérer que l’employeur n’avait pas distribué les pourboires.

[37] En revanche, il n’est pas contesté que les pourboires électroniques sont entrés en possession de l’appelante ou que celle-ci a transféré aux serveurs les remboursements, représentant une partie de ces pourboires électroniques. Les pourboires électroniques ont été convertis en espèces et déposés sur le compte bancaire de l’appelante; celle-ci a utilisé les fonds de son compte bancaire pour payer une partie de ces pourboires électroniques, les « remboursements », aux serveurs.

[38] L’appelante a souligné qu’après que l’arrêt Canadien Pacifique eut été rendu, la définition de l’expression « rémunération assurable » a été modifiée. À mon avis, les modifications apportées à la définition n’ont aucune incidence sur les principes énoncés dans l’arrêt Canadian Pacifique, tels qu’ils ont été réitérés par notre Cour dans l’arrêt Lake City. À cet égard, je suis d’accord avec les commentaires de la Cour de l’impôt dans la décision Andrew Peller Limited c. M.R.N., 2015 CCI 329 aux para. 55 à 59.

[39] L’appelante cherche à établir des distinctions entre l’affaire qui la concerne et les dossiers où on a conclu que l’employeur avait versé des pourboires à ses employés. Pour ce faire, l’appelante invoque des facteurs tels que le fait que les pourboires aient été mis en commun, que l’employeur ait partagé les pourboires avec d’autres personnes, que l’employeur soit entré en possession de pourboires en espèces et de pourboires électroniques, et que l’employeur ait exercé un contrôle sur la distribution des pourboires, indiquant qu’aucun de ces faits n’est présent dans le litige la concernant.

[40] Bien que je n’accepte pas l’affirmation de l’appelante selon laquelle aucun de ces facteurs n’est présent dans le présent appel, plus fondamentalement, je ne suis pas d’accord avec la suggestion selon laquelle les affaires liées à la distribution recensées par l’appelante ont été tranchées en fonction de ces facteurs. De même, à mon avis, rien ne dépend du mode de paiement (espèces, dépôt direct, compensation, direction ou autre). Il ne faut pas confondre le mode de paiement et la personne qui a payé.

[41] En clair, pour déterminer si un pourboire est un montant payé par un employeur et si ce montant est versé à l’égard de l’emploi, des facteurs tels que le moment où le montant est payé (quotidiennement, hebdomadairement, à la fin d’une période de paie ou à un autre moment), le fait que l’employé reçoive la totalité ou une partie de ses propres pourboires ou des pourboires communs, le fait que l’employeur garde une partie des pourboires, ou le fait que les pourboires soient distribués en vertu d’une convention collective, d’un contrat écrit, d’un accord verbal ou autre, peuvent être peu pertinents ou ne pas être pertinents dans un cas particulier et ne sont pas déterminants.

[42] Au contraire, dans chaque cas, la question à laquelle il faut répondre est de savoir si l’employeur a versé les montants aux employés à l’égard de leur emploi. La réponse à cette question dans une affaire en particulier dépend des faits constatés par la Cour de l’impôt selon les éléments de preuve dans cette affaire.

[43] En l’espèce, invoquant l’arrêt Canadien Pacifique et la décision Lake City, la Cour de l’impôt a déterminé que le critère applicable consistait « simplement à déterminer si c’est l’employeur qui a “payé” (selon une interprétation libérale) les pourboires aux serveurs » (motifs au para. 44). Appliquant ce critère, la Cour de l’impôt a conclu que « les pourboires en question ont été “versés” aux employés serveurs par [l’appelante] ». Plus précisément, la Cour de l’impôt a noté que « [l]es pourboires électroniques n’avaient pas été versés auparavant aux serveurs ou n’avaient pas été en leur possession ». Au contraire, les clients de l’appelante « avaient remis à [l’appelante] leurs pourboires électroniques (en tant que partie supplémentaire du paiement électronique unique de chaque client effectué à [l’appelante] pour régler l’addition du restaurant de [l’appelante]) » (motifs au para. 45). Le juge de la Cour de l’impôt disposait de nombreux éléments de preuve pour étayer ces conclusions.

[44] Par conséquent, la Cour de l’impôt a conclu que les remboursements étaient un « traitement et salaire cotisables de l’employé versés par l’employeur » aux fins du Régime de pensions du Canada et une « rémunération assurable » aux fins de la LAE.

[45] Je ne vois aucune erreur dans la formulation du critère par la Cour de l’impôt ou dans son application aux faits qu’elle a constatés.

C. La Cour de l’impôt a-t-elle tiré une conclusion non étayée par la preuve?

[46] Dans sa plaidoirie, l’appelante n’a abordé que ce qu’elle soutient être des erreurs de droit commises par la Cour de l’impôt. Toutefois, dans son mémoire des faits et du droit, l’appelante déclare que, dans la mesure où la Cour de l’impôt a conclu que, dans l’esprit des clients du restaurant, les pourboires électroniques sont la propriété de l’appelante, cette conclusion n’est pas étayée par la preuve.

[47] J’observe d’abord que la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, limite les motifs d’appel aux termes du Régime de pensions du Canada et de la LAE. L’alinéa 27(1.3)d) de la Loi sur les Cours fédérales est pertinent à l’égard du troisième motif de l’appelante. Cette disposition est ainsi libellée :

L’appel ne peut être interjeté aux termes du paragraphe (1.2) que pour l’un des motifs suivants :

[...]

d) elle a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle dispose;

Rien ne permet de penser que la Cour de l’impôt a fondé sa décision sur une conclusion erronée faite de manière abusive ou arbitraire.

[48] À l’appui de sa thèse selon laquelle la Cour de l’impôt a pu tirer une conclusion non étayée par la preuve, l’appelante fait référence au paragraphe 15 des motifs de la Cour de l’impôt : « Un client ajoutait le pourboire du serveur au montant indiqué sur l’addition et payait ensuite le total en résultant, par carte de crédit ou de débit, uniquement à la faveur de [l’appelante] ». Comme le souligne l’appelante elle-même, ailleurs dans ses motifs, la Cour de l’impôt décrit les pourboires électroniques comme étant « remis à [l’appelante] [...] (en tant que partie supplémentaire du paiement électronique unique de chaque client effectué à [l’appelante] pour régler l’addition du restaurant de [l’appelante]) » (motifs au para. 45).

[49] À mon avis, ces déclarations ne constituent pas des conclusions de fait concernant les intentions des clients du restaurant ou la propriété des pourboires électroniques et ne sont pas des constatations sur lesquelles se fonde la décision de la Cour de l’impôt. Il s’agit plutôt de descriptions de l’effet d’un paiement électronique incluant un pourboire : le paiement électronique, y compris le pourboire électronique, a été déposé sur le compte bancaire de l’appelante. L’appelante ne le conteste pas.

IV. Commentaires supplémentaires

[50] Comme il est décrit ci-dessus, les serveurs ont reçu le montant total de leurs pourboires électroniques nets, bien que provenant de deux sources différentes : (i) l’argent reçu directement des clients, et conservé plutôt que remis à l’appelante, au titre des factures du restaurant, et (ii) les remboursements reçus de l’appelante. De plus, l’appelante a retenu les pourboires de cuisine pour les distribuer à son personnel de cuisine; les serveurs ont versé des pourboires au personnel de gestion et au personnel de soutien du restaurant. La Cour de l’impôt a décrit ce processus de remise des pourboires comme un processus dont l’appelante était plus que passivement consciente, au point de prévoir des mesures disciplinaires importantes si le processus établi n’était pas suivi (motifs au para. 21).

[51] Les questions posées par la formation lors de l’audition du présent appel ont donné lieu à une discussion importante sur la décision du ministre d’établir une cotisation à l’égard de l’appelante comme il l’a fait, c’est-à-dire que les remboursements, plutôt qu’un autre montant, étaient des traitements et salaires cotisables et une rémunération assurable versés par l’appelante. Néanmoins, les présents motifs ne doivent pas être considérés comme l’expression d’une opinion sur la qualification, aux fins du Régime de pensions du Canada ou de la Loi sur l’assurance-emploi, des montants, autres que les remboursements, que les employés de l’appelante ont reçus.

[52] Bien que l’appelante et l’intimé aient tous deux invité la Cour à se pencher sur le traitement approprié des pourboires de manière plus générale afin de clarifier la question, je pense que cela n’est ni souhaitable ni nécessaire. Le critère est clair. Dans chaque cas, la question à se poser est de savoir si, compte tenu des faits pertinents de l’affaire, le montant en question est payé par l’employeur à l’employé à l’égard de son emploi.

V. Conclusion

[53] La seule question en litige dans le présent appel est de savoir si la Cour de l’impôt a commis une erreur en rejetant l’appel interjeté par l’appelante à l’encontre des cotisations établies par le ministre. Je suis d’avis que ce n’est pas le cas. Par conséquent, je rejetterais l’appel, le tout avec dépens.

« K.A. Siobhan Monaghan »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie j.c.a. »

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT DATÉ DU 18 MARS 2021, NOS 2019-1216(EI) ET 2019-1217(CPP)

DOSSIER :

A-111-21

 

 

INTITULÉ :

RISTORANTE A MANO LIMITED c. LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 mars 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MONAGHAN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 31 août 2022

 

COMPARUTIONS :

Brian Casey, c.r.

Pour l’appelante

 

Devon E. Peavoy

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BOYNECLARKE LLP

Dartmouth (Nouvelle-Écosse)

 

Pour l’appelante

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l’intimé

 

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