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Date : 20220921


Dossier : A-370-19

Référence : 2022 CAF 158

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE WOODS

LA JUGE SUPPLÉANTE DAWSON

 

ENTRE :

GWENDOLYN LOUISE DEEGAN et

KAZIA HIGHTON

appelantes

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimés

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 30 mars 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 21 septembre 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE WOODS

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE SUPPLÉANTE DAWSON

 


Date : 20220921


Dossier : A-370-19

Référence : 2022 CAF 158

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE WOODS

LA JUGE SUPPLÉANTE DAWSON

 

ENTRE :

GWENDOLYN LOUISE DEEGAN et

KAZIA HIGHTON

appelantes

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE WOODS

I. Contexte

[1] Les appelantes, Gwendolyn Louise Deegan et Kazia Highton, sont des résidentes et des citoyennes du Canada. Elles sont aussi des citoyennes des États-Unis, étant nées là-bas. Aucune des appelantes n’a un lien soutenu avec les États-Unis.

[2] En tant que citoyennes des États-Unis, les appelantes sont assujetties dans ce pays à l’impôt sur leur revenu de toutes provenances et aux obligations relatives à la présentation de déclarations annuelles à l’agence américaine du revenu, l’IRS.

[3] En 2014, le Canada a adopté des lois (les dispositions contestées) en vue d’aider les États-Unis dans leurs efforts déployés pour assurer la conformité fiscale des personnes qui détiennent des comptes à l’extérieur des États-Unis et qui sont assujetties à l’imposition universelle américaine. Les dispositions contestées exigent que les institutions financières canadiennes déposent auprès du ministre du Revenu national (le ministre) les renseignements sur les comptes de leurs clients qui pourraient être assujettis à l’imposition universelle américaine. Le Canada est tenu de divulguer aux États-Unis ces renseignements.

[4] Alléguant, entre autres choses, que les dispositions contestées outrepassaient la compétence du législateur et qu’elles étaient inconstitutionnelles, les appelantes ont intenté une action devant la Cour fédérale. L’instruction de l’action a été divisée en deux parties. Les allégations d’excès des pouvoirs conférés ont d’abord été entendues, puis rejetées, par le juge Martineau (Hillis c. Canada (Procureur général), 2015 CF 1082, [2016] 2 R.C.F. 235). Les demandes de nature constitutionnelle ont ensuite été rejetées par la juge Mactavish, alors juge à la Cour fédérale (Deegan c. Canada (Procureur général), 2019 CF 960, [2020] 1 R.C.F. 411). C’est sur cette dernière décision que porte le présent appel. Même si un appel a été interjeté à l’encontre de la première de ces deux décisions, il a fait l’objet d’un désistement.

[5] Le présent appel porte sur une seule question : la Cour fédérale a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les dispositions contestées ne prévoyaient pas des fouilles ou des saisies abusives aux termes de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte)? La Cour fédérale a également jugé que les dispositions contestées ne contrevenaient pas à l’article 15 de la Charte et cette décision n’a pas fait l’objet d’un appel.

[6] Relativement à l’article 8 de la Charte, la Cour fédérale a jugé que les dispositions contestées prévoyaient une saisie, mais que cette dernière était raisonnable. Le fondement de la conclusion de la Cour, selon laquelle la disposition était raisonnable, était que : 1) le droit au respect de la vie privée des personnes concernées par les dispositions contestées était très restreint en ce qui concerne les renseignements saisis et 2) le Canada avait un objectif important lorsqu’il a adopté les dispositions contestées.

[7] Dans le présent appel, les appelantes sont représentées par des avocats différents de ceux qui les représentaient à la Cour fédérale et certaines de leurs observations n’ont pas été examinées dans les motifs de la cour de première instance. De façon générale, les appelantes font valoir que la saisie est déraisonnable pour les motifs suivants : 1) l’objectif des dispositions contestées n’était pas motivé par les intérêts du Canada; il consistait simplement à contribuer aux intérêts de l’IRS; 2) les renseignements saisis peuvent concerner des personnes qui n’ont pas de véritables liens avec les États-Unis ou des personnes qui ne sont pas elles-mêmes assujetties à l’imposition universelle américaine et 3) l’IRS peut utiliser les renseignements pour la mise en application de ses lois fiscales, notamment pour intenter des poursuites pour évasion fiscale.

[8] Comme je l’expliquerai, je conclus que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant que les dispositions contestées ne contreviennent pas à l’article 8 de la Charte. Par conséquent, je rejetterais l’appel.

II. Le contexte factuel

A. Le contexte de la FATCA

[9] En 2010, les États-Unis ont modifié l’Internal Revenue Code qu’on appelle communément la Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA). Les motifs de la Cour fédérale, aux paragraphes 20 à 30, fournissent une description détaillée de la FATCA qui s’applique aux particuliers. Un bref résumé est fourni ci-dessous.

[10] La Cour a écrit que « [v]isant à contrer l’évasion fiscale par le recours à des comptes bancaires étrangers, la FATCA a imposé de nouvelles exigences à certaines personnes, dont les citoyens américains, en matière de déclaration directe des actifs financiers détenus à l’extérieur des États-Unis » (para. 22). L’obligation en matière de déclaration concerne des ressortissants américains et elle vise à « englober les personnes assujetties aux lois fiscales américaines » (para. 23). À titre informatif, je tiens à souligner que la FATCA s’applique également aux sociétés et à d’autres personnes qui ne sont pas des particuliers. Cependant, la plupart des éléments de preuve concernant la FATCA, qui ont été présentés à la Cour fédérale, se rapportaient à des personnes touchées qui étaient des particuliers. Personne n’a formulé d’observations à ce sujet et je présume que cela n’a pas d’incidence sur l’issue du présent appel.

[11] La FATCA a aussi imposé aux institutions financières étrangères une obligation en matière de déclaration qui exige d’elles qu’elles [traduction] « divulguent l’identité des Américains qui sont propriétaires bénéficiaires de comptes financiers étrangers » (para. 27). La FATCA offre aux [traduction] « banques étrangères la possibilité d’adhérer ou non au régime de la FATCA », mais si elles refusent d’y adhérer, elles seront frappées d’une retenue fiscale de 30 % à l’égard des paiements de source américaine (para. 29).

[12] Les obligations imposées aux institutions financières étrangères par la FATCA sont vastes (paras. 20 à 30). Par exemple, les institutions financières étrangères sont tenues d’établir si un client pourrait être assujetti à la FATCA en tenant compte de plusieurs indices ou liens avec les États-Unis, comme une adresse ou un numéro de téléphone ou une simple mention, sur la correspondance, de l’expression « aux soins de » ou « retenir le courrier ». Dans ces cas, les institutions financières sont tenues de communiquer avec le client afin d’établir s’il est assujetti à la FATCA. Si le client refuse de fournir ces renseignements, les institutions financières devront imposer à ce client la retenue fiscale de 30 % à l’égard des paiements de source américaine.

[13] La FATCA a été source, pour le gouvernement canadien, de préoccupations quant aux risques que cette loi « présente pour le secteur financier canadien et ses clients et investisseurs, de même que pour l’économie canadienne dans son ensemble » (para. 31). Selon Kevin Shoom du ministère des Finances, dont l’affidavit a été déposé à la Cour fédérale, le ministère des Finances se préoccupait de la possibilité qu’une « application étendue de la FATCA entraîne de lourdes conséquences défavorables pour le système financier canadien et pour les Canadiens qui en dépendent » (paras. 32 à 33). Matthias Oschinski, expert en analyse d’impacts économiques, dont l’affidavit a également été déposé à la Cour fédérale, a confirmé cette préoccupation (para. 32, note de bas de page 3).

B. Les dispositions contestées

[14] Le ministère des Finances a cherché à répondre aux préoccupations du Canada quant à la FATCA par l’intermédiaire de négociations avec son homologue américain. La Cour fédérale décrit les négociations et leurs résultats dans ses motifs, aux paragraphes 40 à 107.

[15] Grâce à ces négociations approfondies, le Canada a obtenu plusieurs concessions qui lui ont permis d’atténuer ses préoccupations. Il en a résulté un accord entre le Canada et les États-Unis (l’accord intergouvernemental ou l’AIG). Le Canada a mis en œuvre ses obligations aux termes de l’AIG en adoptant les dispositions contestées : la Loi de mise en œuvre de l’Accord Canada–États-Unis pour un meilleur échange de renseignements fiscaux, L.C. 2014, ch. 20, art. 99 et la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (LIR), art. 263 à 269.

[16] Une différence importante entre les dispositions contestées et la FATCA réside dans le fait que les dispositions contestées n’exigent pas que les institutions financières canadiennes rendent compte directement aux États-Unis. Cette obligation est plutôt imposée au ministre qui, en réalité, agit en tant qu’intermédiaire. Par conséquent, les institutions financières canadiennes sont tenues de fournir au ministre certains renseignements et le ministre est tenu de fournir ces renseignements aux États-Unis. La divulgation de renseignements aux États-Unis est assurée par les dispositions concernant l’échange de renseignements à l’article XXVII de la Convention entre le Canada et les États-Unis d’Amérique en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune (Convention fiscale).

III. Questions préliminaires

[17] Comme je l’ai mentionné précédemment, il s’agit d’un appel de la décision de 2019 rendue par la juge Mactavish. La décision portait sur trois questions préliminaires. Bien que les parties n’aient soulevé aucune des questions préliminaires devant notre Cour, j’aborderai sommairement deux d’entre elles.

[18] L’une des questions préliminaires est de savoir si les appelantes ont qualité pour introduire la contestation constitutionnelle. Cette question est importante, étant donné qu’aucun élément de preuve, selon lequel les appelantes avaient été touchées directement par les dispositions contestées, n’a été présenté à la Cour fédérale. La Cour a conclu que les appelantes n’avaient pas un intérêt suffisant dans le contentieux pour avoir de plein droit qualité pour agir (para. 192). Cependant, la Cour a accordé à Mme Deegan la qualité pour agir dans l’intérêt public (para. 208).

[19] Mme Deegan et Mme Highton ont toutes les deux fait appel. Mme Deegan avait clairement qualité pour agir, mais la Cour fédérale n’a pas tiré la même conclusion au sujet de Mme Highton. Il est difficile de voir en quoi Mme Highton a qualité pour agir dans le présent appel. Cependant, personne n’a soulevé cette question et il ne serait donc pas approprié que notre Cour décide de la retirer en tant que partie au présent appel.

[20] Une deuxième question préliminaire est celle de savoir si la Cour fédérale a compétence pour accorder la mesure sollicitée au titre de la Constitution. Cette question n’a pas été soulevée par les parties devant l’instance inférieure, mais la Cour fédérale a conclu à juste titre qu’elle devait établir qu’elle disposait de la compétence adéquate.

[21] La Cour fédérale a discuté de cette question en détail (paras. 212 à 240) et a conclu qu’elle avait compétence. Je souscris à cette conclusion, essentiellement pour les motifs qu’elle a donnés.

IV. Discussion

A. Introduction

[22] Le présent appel porte sur l’article 8 de la Charte qui est ainsi libellé :

8 Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

8 Everyone has the right to be secure against unreasonable search or seizure.

[23] Il convient d’examiner deux aspects de l’article 8. Y a-t-il une fouille ou une saisie? Le cas échéant, la fouille ou la saisie est-elle déraisonnable?

[24] La Cour fédérale a discuté très brièvement de la première exigence, en soulignant que les parties s’entendaient sur le fait que les dispositions contestées prévoyaient une saisie. La Cour fédérale a accepté cette affirmation, mentionnant à cet égard l’arrêt R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, p. 431, 55 D.L.R. (4th) 503 (para. 274).

[25] Aux fins du présent appel, je présume que le respect des dispositions contestées constitue une saisie. Cela n’a pas d’incidence sur l’issue de l’appel. Cependant, je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si les dispositions contestées prévoient une saisie et j’examinerai cette question à une autre occasion.

[26] Quant à la question de savoir si la saisie est déraisonnable, le principe général veut que l’on examine l’ensemble des circonstances et que l’on évalue la question de savoir si l’intérêt public qu’une demande de saisie l’emporte sur le droit au respect de la vie privée des personnes touchées (Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 159 et 160, 11 D.L.R. (4th) 641).

[27] La Cour fédérale a jugé, en l’espèce, que l’intérêt public l’emportait sur le droit au respect de la vie privée et que, par conséquent, la saisie prévue était raisonnable (paras. 353 et 354). Comme je l’expliquerai, je conclus que cette conclusion n’est pas erronée.

B. Norme de contrôle

[28] La norme de contrôle applicable est bien établie : « Les questions de droit en appel commandent l’application de la norme de la décision correcte. [...] Les questions de fait sont pour leur part assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante. [...] La question de l’application du droit à un cadre factuel donné, c’est‑à‑dire la question de savoir si un critère fixé par la loi est rempli, est une question de droit qui est contrôlée au moyen de la norme de la décision correcte. […] » (R. c. Le, 2019 CSC 34, para. 23, [2019] 2 R.C.S. 692).

[29] La Cour suprême a également donné des directives sur la norme de contrôle à appliquer lorsque la question vise l’établissement du caractère raisonnable : « Bien que les conclusions de fait tirées par le juge commandent la déférence, la question de savoir si elles justifient ou non l’existence des soupçons raisonnables constitue une question de droit, assujettie à la norme de la décision correcte » (R. c. Chehil, 2013 CSC 49, para. 60, [2013] 3 R.C.S. 220).

C. Les observations des appelantes

[30] La Cour fédérale a conclu, aux paragraphes 353 et 354, que l’intérêt qu’il y a pour l’État à adopter les dispositions contestées l’emporte sur l’atteinte aux droits à la vie privée des personnes touchées. La Cour est arrivée à cette conclusion en soupesant les conclusions suivantes :

Le principal objectif qui sous-tend les dispositions contestées est d’éviter les conséquences de l’application directe de la FATCA au Canada. La Cour explique que cet objectif est important.

Les particuliers ont un droit limité au respect de leur vie privée lorsqu’il s’agit de leurs renseignements bancaires et que la méthode employée pour recueillir ces renseignements est peu intrusive.

Les renseignements qui sont communiqués aux États-Unis sont protégés par la Convention fiscale.

[31] Les appelantes affirment que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en parvenant à cette conclusion. Dans les présents motifs, les observations des appelantes ont été regroupées en quatre catégories générales :

Quel est l’objectif du Canada en adoptant les dispositions contestées?

L’objectif d’éviter les conséquences de la FATCA est-il pertinent pour l’application de l’article 8 de la Charte?

Les renseignements saisis risquent-ils d’être utilisés pour intenter une poursuite criminelle pour évasion fiscale? Le cas échéant, s’agit-il d’une atteinte importante aux droits à la vie privée?

Les dispositions contestées sont-elles strictes et contraignantes?

[32] Comme je l’expliquerai, les observations des appelantes, qu’elles soient examinées globalement ou séparément, n’ont pas d’incidence sur la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle la saisie prévue est raisonnable aux fins de l’article 8 de la Charte.

D. Quel est l’objectif du Canada en adoptant les dispositions contestées?

[33] Les appelantes soutiennent que l’objectif des dispositions contestées est de contribuer aux intérêts des États-Unis. Elles l’expliquent de la manière suivante :

[traduction]

Les dispositions contestées n’ont pas été adoptées pour réparer un tort, combler une lacune ou répondre à une préoccupation au Canada qui nécessitait une réponse législative. Les dispositions contestées ont plutôt été motivées par ce que les États-Unis ont perçu comme une lacune dans la mise en application de leurs lois relatives à l’impôt sur le revenu et ces dispositions se veulent une réponse à cette perception.

[34] Cette observation est diamétralement opposée à la conclusion de la Cour fédérale sur cette question. Comme je l’ai déjà mentionné, la Cour a conclu que les dispositions contestées ont été adoptées principalement pour répondre à une préoccupation au Canada (au para. 353). Comme la Cour l’a écrit : « [u]n objectif majeur de l’adoption de ces dispositions était d’éviter l’impact potentiellement catastrophique de la FATCA sur les institutions financières canadiennes, leurs clients et l’économie canadienne dans son ensemble » (para. 88).

[35] Même si les appelantes indiquent que cela soulève une question de droit, il s’agit soit d’une question de fait soit d’une question mixte de fait et de droit à l’égard de laquelle il convient de faire preuve de déférence. La conclusion de la Cour fédérale ne donne pas lieu à une erreur susceptible de révision et la conclusion de la Cour est bel et bien largement corroborée par le dossier.

E. L’objectif d’éviter les conséquences de la FATCA est-il pertinent pour l’application de l’article 8 de la Charte?

[36] Selon les appelantes, l’intérêt qu’il y a pour l’État à éviter les conséquences de la FATCA n’est pas pertinent pour le critère sur le caractère raisonnable énoncé à l’article 8 de la Charte. Elles soutiennent que ce critère devrait plutôt être pris en compte lors de l’examen de la disposition d’exception à l’article premier de la Charte. L’article premier dispose que les droits énoncés dans la Charte ne peuvent être restreints « que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » [Mon soulignement]. La présente question n’a pas été discutée devant l’instance inférieure.

[37] L’article 8 et l’article premier de la Charte contiennent tous les deux un critère sur le caractère raisonnable. Les appelantes n’ont invoqué aucune jurisprudence pour étayer le fait que le critère sur le caractère raisonnable à l’article 8 de la Charte n’englobe pas l’intérêt qu’il y a pour l’État à éviter les conséquences de la FATCA. Les appelantes soutiennent que l’objectif d’éviter les conséquences de la FATCA [traduction] « touche la trame même d’une "justification qui peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique" ». En outre, elles soutiennent [traduction] qu’« [i]l ne s’agit pas simplement de l’équilibre normatif qui consiste à établir l’attente raisonnable d’équilibre (sic) en fonction des objectifs d’une loi qui vise à gérer un risque au Canada ou, d’une manière ou d’une autre, à améliorer la vie des gens au Canada ».

[38] Il est vrai que l’effet des dispositions contestées est d’aider les États-Unis dans l’application de leurs lois fiscales. Cependant, le principal objectif des dispositions contestées, du point de vue du Canada, est d’atténuer le risque perçu que la FATCA présentait au Canada. Contrairement aux observations des appelantes, les dispositions contestées visaient à gérer un risque au Canada et à améliorer la vie des gens au Canada.

[39] Dans l’arrêt Southam, la Cour suprême a indiqué que l’intérêt de l’État pertinent à prendre en compte aux termes de l’article 8 de la Charte est « sa rationalité dans la poursuite de quelque objectif gouvernemental valable » (p. 157). Le fait d’éviter l’application directe de la FATCA est exactement le type de considération qui est pertinent aux fins de l’article 8 de la Charte.

[40] Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en tenant compte de l’objectif du Canada d’éviter la FATCA lorsqu’elle s’est penchée sur la question de savoir si la saisie prévue est raisonnable aux fins de l’article 8 de la Charte.

F. Y a-t-il un risque de poursuite criminelle et s’agit-il d’un facteur important?

[41] Selon les appelantes, les États-Unis pourraient utiliser les renseignements saisis [traduction] « pour la mise en application de leurs lois fiscales, notamment pour intenter des poursuites pour évasion fiscale ». Je crois comprendre qu’en avançant cet argument, les appelantes font valoir la possibilité qu’une poursuite criminelle intentée aux États-Unis et découlant de l’utilisation de renseignements saisis porte considérablement atteinte aux droits à la vie privée des personnes touchées. Il semble que cette question n’ait pas été soulevée devant l’instance inférieure.

[42] La première question est de savoir si la déclaration des appelantes est exacte. Est-il possible que les États-Unis utilisent des renseignements saisis pour intenter des poursuites criminelles?

[43] Il y a des éléments à l’appui de cette déclaration dans le dossier. Parmi les éléments de preuve dont disposait la Cour fédérale figurait un rapport d’expert de Bryan C. Skarlatos, un avocat américain, à qui la Couronne a demandé de répondre à la question suivante : [traduction] « De quels droits procéduraux, droits au préavis et droits fondamentaux dispose un particulier accusé par les États-Unis d’une infraction fiscale? ». Dans son rapport, M. Skarlatos n’a pas indiqué que les renseignements saisis sont protégés contre une utilisation à des fins d’application du droit criminel. Bien que la question qui a été posée à M. Skarlatos soit très large, sa réponse étaye dans une certaine mesure la thèse des appelantes selon laquelle les renseignements saisis pourraient être utilisés dans une poursuite pour évasion fiscale.

[44] Je remarque également que les dispositions concernant l’échange de renseignements dans la Convention fiscale, qui s’appliquent aux renseignements saisis, permettent l’utilisation de cet échange de renseignements aux fins relatives à l’impôt sur le revenu national, de façon générale. Cela comprendrait les poursuites criminelles.

[45] Par conséquent, aux fins du présent appel, je présume que les renseignements saisis pourraient être utilisés pour des poursuites criminelles pour évasion fiscale aux États-Unis.

[46] La question suivante est de savoir si cette possibilité porte considérablement atteinte aux droits à la vie privée des personnes touchées. L’arrêt R. c. Jarvis, 2002 CSC 73, [2002] 3 R.C.S. 757, dans lequel la Cour suprême a établi une distinction entre les documents de vérification et les documents d’enquête obtenus par l’Agence du revenu du Canada (ARC), est le point de départ.

[47] En ce qui concerne les documents de vérification, la Cour a examiné l’article 8 de la Charte et a conclu que « le droit au respect de la vie privée du contribuable est très restreint en ce qui concerne les documents et registres qu’il doit tenir conformément à la LIR et produire au cours d’une vérification. [...] [R]ien n’empêche les vérificateurs de transmettre leurs dossiers, qui renferment des documents de vérification validement obtenus, aux enquêteurs » (arrêt Jarvis, para. 95). Par conséquent, l’article 8 de la Charte n’empêche pas l’utilisation par l’ARC de documents de vérification aux fins de poursuites criminelles.

[48] Dans l’arrêt Jarvis, la Cour a perçu différemment les documents d’enquêtes criminelles et l’article 7 de la Charte. L’article 7 de la Charte protège contre l’auto-incrimination :

7 Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

7 Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

[49] La Cour a écrit ce qui suit en ce qui concerne l’article 7 de la Charte : « lorsqu’un examen ou une question a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable, ‘toute la panoplie’ des droits garantis par la Charte entre en jeu pour le protéger » (arrêt Jarvis, para. 96).

[50] Les circonstances en l’espèce sont assez différentes des faits dans l’arrêt Jarvis. Cependant, les commentaires généraux dans l’arrêt Jarvis précité, concernant l’utilisation de documents de vérification, sont utiles en l’espèce. C’est ce que la Cour fédérale a reconnu lorsqu’elle a établi que les dispositions contestées étaient « essentiellement de nature administrative » (para. 268). Cela veut dire que le droit au respect à la vie privée est très restreint en ce qui concerne les renseignements saisis, même si les États-Unis peuvent utiliser les renseignements pour les fins d’une poursuite criminelle.

[51] Les appelantes contestent un aspect de l’arrêt Jarvis. Elles reconnaissent que l’arrêt Jarvis qualifie la LIR de loi de nature réglementaire, bien que le non-respect de cette loi puisse donner lieu à des accusations criminelles. Cependant, les appelantes indiquent que les poursuites intentées en vertu de la LIR n’ont rien de réglementaire et qu’une approche plus nuancée devrait être adoptée pour décrire la LIR. Elles affirment qu’il est opportun et approprié de revenir sur le commentaire dans l’arrêt Jarvis selon lequel la LIR est une loi de nature réglementaire.

[52] L’arrêt Jarvis lie évidemment la Cour fédérale et notre Cour. Par conséquent, la juge Mactavish n’a pas commis d’erreur en s’appuyant sur cet arrêt.

[53] En ce qui concerne la question de savoir si la Cour suprême devrait revenir sur le commentaire dans l’arrêt Jarvis, les appelantes ne se sont pas acquittées du fardeau de démontrer qu’il y a lieu de le faire dans le contexte de l’espèce.

[54] Les dispositions contestées sont clairement de nature réglementaire. Comme cela a été exposé dans les motifs de la Cour fédérale, les dispositions contestées sont semblables aux renseignements automatiquement communiqués à l’ARC à des fins réglementaires (par exemple les feuillets T4 délivrés par les employeurs, les feuillets T5 délivrés par les institutions financières et la déclaration annuelle par les contribuables d’avoirs étrangers).

[55] En outre, la communication automatique de renseignements prévue dans les dispositions contestées a reçu un large soutien international grâce à la création d’une norme de déclaration commune. Cette norme est mentionnée dans les modifications apportées à la LIR, aux articles 270 à 281.

[56] Il est difficile de voir en quoi une saisie prévue par les dispositions contestées porte considérablement atteinte aux droits à la vie privée, comme les appelantes semblent l’indiquer. Par conséquent, je ne vois aucune raison en l’espèce de revenir sur le commentaire figurant dans l’arrêt Jarvis selon lequel toute la LIR est de nature réglementaire.

[57] Lors de l’audience, les appelantes ont en outre affirmé que le critère de l’objet prédominant établi dans l’arrêt Jarvis, dans le contexte de l’article 7 de la Charte, devrait être introduit dans les dispositions contestées. Ce critère prévoit qu’en ce qui concerne l’article 7, si un examen a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable, « toute la panoplie » des droits garantis par la Charte s’applique (arrêt Jarvis, para. 96).

[58] Les appelantes n’ont pas été en mesure d’expliquer précisément dans quelle mesure le critère de l’objet prédominant établi dans l’arrêt Jarvis pouvait s’appliquer aux dispositions contestées. Les appelantes n’ayant pas expliqué clairement dans quelle mesure le critère de l’objet prédominant est pertinent dans le présent appel, l’observation ne fera pas l’objet d’une étude plus poussée.

[59] Par conséquent, je conclus que les dispositions contestées ne portent pas considérablement atteinte aux droits à la vie privée des personnes touchées, simplement pour le motif que les renseignements pourraient éventuellement être utilisés aux fins de poursuites criminelles.

G. Les dispositions contestées sont-elles strictes et contraignantes?

[60] Les appelantes affirment que les dispositions contestées sont strictes ou contraignantes. Certaines de leurs préoccupations sont énumérées ci-dessous.

Les personnes touchées pourraient avoir très peu de liens avec les États-Unis et, abstraction faite de ces liens, les États-Unis pourraient bien ignorer qu’elles existent.

Des renseignements seront communiqués au sujet de personnes n’ayant aucun lien personnel avec les États-Unis. L’exemple d’un conjoint d’un citoyen américain résidant au Canada a été donné.

Les personnes touchées sont tenues de fournir des renseignements aux institutions financières canadiennes.

Il est difficile et onéreux de renoncer à la citoyenneté américaine.

Les dispositions sont trop strictes comparativement à l’approche administrative souple de programmes de divulgation volontaire gérés par l’IRS.

[61] Dans ses motifs détaillés, la Cour fédérale a examiné plusieurs préoccupations de cette nature. Je suis d’accord avec la Cour sur cette question, essentiellement pour les mêmes motifs.

[62] Les dispositions contestées sont tout simplement un exemple de coopération internationale dans le cadre de l’administration des lois relatives à l’impôt sur le revenu. Le dossier indique que cette coopération est largement acceptée et qu’elle s’est renforcée ces dernières années.

[63] De plus, les appelantes n’ont pas démontré que les dispositions contestées sont plus intrusives que ce qui est nécessaire pour qu’elles soient efficaces ou que le Canada aurait pu obtenir un résultat plus favorable pour les personnes touchées.

[64] Enfin, j’aimerais formuler de brefs commentaires concernant la préoccupation des appelantes selon laquelle les institutions financières sont tenues d’obtenir des renseignements auprès des personnes touchées. Il semble que cette préoccupation n’ait pas été soulevée devant l’instance inférieure, et ce, à juste titre.

[65] En fait, les dispositions contestées imposent cette exigence. Cependant, comme cela a été examiné dans les motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 95, cette exigence a été imposée unilatéralement par le Canada afin d’aider les personnes touchées en facilitant l’accès aux exceptions qui leur sont offertes. Cette question n’est d’aucune aide pour les appelantes dans le présent appel.

V. Conclusion

[66] Je conclus que les questions soulevées par les appelantes dans le présent appel ne modifient en rien la conclusion tirée par la Cour fédérale. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant que les dispositions contestées ne contreviennent pas à l’article 8 de la Charte.

[67] Je rejetterais l’appel. Étant donné que la Couronne ne demande pas des dépens, je ne rendrai aucune ordonnance quant aux dépens.

« Judith Woods »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Eleanor R. Dawson, j.s.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

a-370-19

 

INTITULÉ :

GWENDOLYN LOUISE DEEGAN et KAZIA HIGHTON c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 mars 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE WOODS

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE SUPPLÉANTE DAWSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 septembre 2022

COMPARUTIONS :

Gregory P. DelBigio, c.r.

 

POUR LES APPELANTES

 

Michael Taylor

Whitney Dunn

Adrienne Copithorne

 

POUR LES INTIMÉS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thorsteinssons LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES APPELANTES

 

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

POUR LES INTIMÉS

 

 

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