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Date : 20221019


Dossier : A-167-22

Référence : 2022 CAF 176

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

FORTIUS FOUNDATION

demanderesse

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 19 octobre 2022.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE RENNIE

 


Date : 20221019


Dossier : A-167-22

Référence : 2022 CAF 176

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

FORTIUS FOUNDATION

demanderesse

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE RENNIE

[1] La demanderesse, Fortius, est un organisme de bienfaisance enregistré aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la LIR).

[2] L’Agence du revenu du Canada (ARC) a établi que la demanderesse ne s’est pas conformée aux exigences de maintien de l’enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance, aux termes de la LIR. Le ministre du Revenu national (le ministre) a donc avisé la demanderesse, par l’intermédiaire de la directrice générale de la Direction des organismes de bienfaisance, de son intention de publier un avis de révocation de l’enregistrement de Fortius dans la Gazette du Canada, aux termes de l’alinéa 168(2)b) de la LIR.

[3] En réponse, Fortius a intenté deux instances devant notre Cour afin d’empêcher le ministre de mettre à exécution sa décision de révocation de son statut d’organisme de bienfaisance.

[4] La première instance est une demande d’ordonnance aux termes de l’alinéa 168(2)b) de la LIR qui empêche le ministre de publier l’avis de révocation tant que Fortius n’a pas eu la possibilité de suivre le processus d’opposition prévu au paragraphe 168(4) de la LIR, ainsi que d’interjeter appel éventuellement de la décision du ministre à notre Cour, aux termes du paragraphe 172(3) de la LIR (la demande). La deuxième instance est une requête en vue d’obtenir une mesure de redressement provisoire aux termes des règles 372 et 373 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, par laquelle elle enjoint au ministre de ne pas publier l’avis de sa révocation dans la Gazette du Canada tant que la demande n’a pas été tranchée.

[5] Le ministre a accepté de reporter la publication de l’avis de révocation tant que la requête en vue d’obtenir une mesure de redressement provisoire n’a pas été tranchée. Cette ordonnance et ses motifs traitent de la requête.

[6] De façon générale, Fortius fait valoir qu’elle subira un préjudice irréparable si le ministre est autorisé à publier l’avis. Premièrement, Fortius affirme que la publication de l’avis de révocation rendrait dans les faits la demande théorique. Fortius indique ensuite que la publication de l’avis de révocation éliminerait prématurément les avantages prévus par la loi dont elle jouit en tant qu’organisme de bienfaisance enregistré et tout gain de cause subséquent obtenu à l’égard de la demande ne pourrait pas réparer les dommages causés. Enfin, Fortius soutient que la publication de l’avis aura pour effet de faire cesser immédiatement le flux de cotisations et de dons vers son organisation, ce qui minerait sa capacité à assumer ses frais à l’égard de ses droits d’opposition et d’appel prévus par la loi relativement à la décision du ministre de révoquer son statut d’organisme de bienfaisance enregistré.

[7] J’ai conclu que ces arguments ne sont pas fondés et que les éléments de preuve présentés à la Cour ne permettent pas d’établir l’existence d’un préjudice irréparable justifiant une mesure de redressement provisoire.

I. Contexte

[8] L’ARC a effectué une vérification des activités de Fortius pour la période comprise entre le 1er octobre 2014 et le 30 septembre 2016. L’ARC a conclu que plusieurs aspects des activités de Fortius n’étaient pas conformes aux exigences de maintien de son enregistrement, prévues par la loi :

  • a)Fortius n’était pas constituée et administrée exclusivement à des fins de bienfaisance;

  • b)Fortius n’a pas consacré des ressources à des activités de bienfaisance qu’elle mène elle-même;

  • c)Fortius n’a pas satisfait au contingent des versements;

  • d)Fortius n’a pas tenu des livres de comptes et des registres adéquats;

  • e)Fortius n’a pas délivré de reçus officiels de dons conformément à la LIR ou au Règlement de l’impôt sur le revenu, C.R.C., ch. 945 (le Règlement);

  • f)Fortius n’a pas déposé de déclaration de renseignements selon les modalités et dans les délais prévus par la LIR ou le Règlement.

[9] Si un organisme de bienfaisance cesse de se conformer à l’une des exigences qui régissent l’enregistrement, le ministre peut l’informer qu’il propose de révoquer son enregistrement, en application du paragraphe 168(1) de la LIR. Dans les 30 jours suivant l’envoi par la poste de cet avis, le ministre peut publier une copie de l’avis dans la Gazette du Canada, en application de l’alinéa 168(2)b) de la LIR, en dépit des droits d’opposition et d’appel d’un organisme de bienfaisance. L’alinéa 168(2)b) établit qu’une révocation entre en vigueur à la date de publication de l’avis.

[10] Le 21 juillet 2022, la Direction des organismes de bienfaisance a envoyé à Fortius un avis d’intention afin de révoquer son enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance. L’avis informait Fortius que son enregistrement serait révoqué immédiatement, 30 jours suivant la date de l’avis, le 20 août 2022.

[11] Le 18 août 2022, Fortius a déposé la demande d’injonction et la requête en vue d’obtenir une mesure de redressement provisoire.

[12] Le 19 août 2022, le ministre a accepté de ne pas publier l’avis de révocation dans la Gazette du Canada avant l’expiration d’un délai de 30 jours, à compter de la date à laquelle la Cour a rendu sa décision concernant la requête.

[13] Fortius n’a pas encore déposé une opposition à l’avis d’intention de révoquer du ministre. La date limite pour le faire est le 19 octobre 2022, soit 90 jours à compter de la date d’envoi par la poste de l’avis, en application du paragraphe 168(4) de la LIR.

II. Question en litige

[14] La question qui se pose à moi est de savoir si Fortius a démontré qu’il serait juste et équitable que la Cour sursoie à la publication par le ministre de l’avis de révocation de l’enregistrement de Fortius, tant que la demande n’a pas été tranchée, en fonction du critère à trois volets bien établi (Google Inc. c. Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34, [2017] 1 R.C.S. 824 [Google] et RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, 1994 CanLII 117 (CSC) [RJR-MacDonald]).

III. Discussion

[15] Le critère dans les arrêts Google et RJR-MacDonald s’applique à la fois aux demandes d’interdiction de publication des avis de révocation, ainsi qu’aux requêtes de sursis provisoires (Ahlul-Bayt Centre, Ottawa c. Canada (Revenu national), 2018 CAF 61, 2018 D.T.C. 5037 au para. 8 [Ahlul-Bayt]). Par conséquent, dans la demande et la requête, la demanderesse doit satisfaire aux trois mêmes exigences : le fait qu’il existe une question sérieuse à juger, le fait que la publication de l’avis causera à Fortius un préjudice irréparable, et le fait que la prépondérance des inconvénients favorise Fortius, et non le ministre. L’évaluation de ces critères dépend du contexte et exige que la Cour établisse si l’octroi de la mesure de redressement est « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire » (Google au para 25). La Cour doit examiner chacun des trois volets du critère en tenant compte du dossier de la preuve dont elle dispose (Ahlul-Bayt au para. 12).

[16] Le ministre reconnaît l’existence d’une question sérieuse à juger. Il a eu raison de le reconnaître. Les exigences minimales à remplir pour établir l’existence d’une question sérieuse ne sont pas élevées (RJR-MacDonald à la p. 337). Pour remplir ce critère, la partie qui présente la requête doit seulement démontrer que l’opposition n’est « ni futile ni vexatoire » d’après un « examen préliminaire du fond de l’affaire » (RJR-MacDonald à la p. 337).

[17] Néanmoins, le ministre affirme que Fortius n’a pas prouvé qu’elle subirait un préjudice irréparable si la Cour n’accueillait pas la requête. Le ministre soutient aussi que la prépondérance des inconvénients favorise le maintien du statu quo.

A. Préjudice irréparable

[18] Pour prouver qu’elle subirait un préjudice irréparable, la demanderesse doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle subira un préjudice dont le type ou la nature « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié » (Ahlul‑Bayt au para. 10). Pour évaluer cette question, la Cour pourrait prendre en considération l’intérêt des personnes qui dépendent de l’organisme de bienfaisance (Glooscap Heritage Society c. Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, [2012] ACF no 1661 (QL) au para. 34 [Glooscap]). Seuls des éléments de preuve clairs et convaincants peuvent satisfaire à ce volet du critère de l’arrêt RJR-MacDonald, étant donné qu’un préjudice irréparable ne peut pas être inféré; cette étape nécessite de produire des « éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Haché c. Canada, 2006 CAF 424, [2006] A.C.F. no 1886 (QL) au para. 11; arrêt Glooscap au para. 31). Cela dit, le fardeau de la preuve pour un demandeur qui cherche à obtenir une mesure de redressement provisoire, comme c’est le cas en l’espèce, ne diffère pas : il demeure la prépondérance des probabilités.

[19] Fortius soulève trois arguments qui, selon elle, établissent l’existence d’un préjudice irréparable qu’elle subira dès la publication de l’avis de révocation.

[20] Premièrement, selon Fortius, si ce sursis provisoire n’est pas accordé, la demande devient théorique et ce résultat, en soi, témoigne d’un préjudice irréparable. Cet argument veut que la Cour établisse si un préjudice irréparable est automatiquement démontré lorsqu’un demandeur a déposé une demande visant à obtenir un report de la publication par le ministre de l’avis de révocation, tant que le processus d’opposition et d’appel n’est pas terminé, ainsi qu’une requête provisoire qui vise à enjoindre au ministre de ne pas publier, tant que la demande n’a pas été tranchée. Je conclus que ces circonstances ne prouvent pas l’existence d’un préjudice irréparable.

[21] La demande vise un sursis à la publication, aux termes de l’alinéa 168(2)b) de la LIR, jusqu’à ce que le processus d’opposition et d’appel soit terminé. La demande de mesure de redressement vise :

[traduction]

[...] une ordonnance qui prolonge le délai qui doit expirer avant que le ministre du Revenu national puisse publier dans la Gazette du Canada une copie de l’avis qui propose de révoquer l’enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance de la demanderesse jusqu’à ce que cette dernière ait terminé le processus d’opposition, aux termes du paragraphe 168(4) de la [LIR] et, au besoin, un appel devant la Cour, aux termes du paragraphe 172(3) de la [LIR].

[22] La requête vise à enjoindre au ministre de ne pas publier jusqu’à ce que la demande ait été tranchée :

[traduction]

Une ordonnance provisoire [...] qui enjoint au ministre du Revenu national de ne pas publier dans la Gazette du Canada une copie de l’avis proposant de révoquer l’enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance de la demanderesse jusqu’à ce que notre Cour ait tranché la demande présentée par la demanderesse, aux termes de l’alinéa 168(2)b) de la [LIR].

[23] Je retiens l’argument du ministre selon lequel la seule différence entre la mesure de redressement demandée dans la requête et la demande est la [traduction] « date d’expiration » de l’interdiction de publier. La date d’expiration relative au sursis qui fait l’objet de la requête correspond à la date à laquelle la demande est tranchée. La date d’expiration relative au sursis qui fait l’objet de la demande correspond à la date à laquelle le processus d’appel est terminé. La mesure de redressement demandée dans les deux processus est simplement le même sursis qui vise différentes périodes selon un échéancier, sans différence importante en termes de contenu. Autrement dit, il n’existe pas de différence de fond entre la mesure de redressement demandée dans la requête et celle sollicitée dans la demande.

[24] En outre, le critère juridique et les critères qui régissent la requête et la demande sont identiques. Que la demande d’un sursis à la publication de l’avis soit présentée dans une demande ou dans une requête, le critère de l’arrêt RJR-MacDonald s’appliquera (Ahlul-Bayt au para. 8). Fortius doit s’acquitter du même fardeau de la preuve qui consiste à convaincre la Cour qu’elle satisfait aux critères de l’arrêt RJR-MacDonald tant dans la requête que dans la demande.

[25] En ce qui concerne plus précisément le dossier dont je suis saisi, la requête est fondée sur l’affidavit d’un des administrateurs de Fortius, souscrit le 17 août 2022. La demande indique qu’il se fondera aussi uniquement sur cet affidavit. Étant donné que la requête et la demande se fondent sur les mêmes éléments de preuve, la Cour ne peut pas conclure que Fortius, privée de l’occasion de présenter des éléments de preuve pour appuyer ses arguments dans la demande, subit un préjudice. Selon ses propres éléments de preuve, Fortius n’est pas mieux placée pour produire des éléments de preuve concernant la demande qu’elle ne l’est actuellement concernant la requête. Tous les éléments de preuve qu’elle juge nécessaires pour appuyer la requête figureront dans la demande. On peut supposer qu’elle a déjà défendu sa cause de la meilleure façon possible.

[26] La publication de l’avis de révocation n’exclut pas non plus les droits d’appel conférés par la loi à Fortius. La LIR permet au ministre de révoquer un enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance « à ce stade, sous réserve, bien sûr, d’une contestation éventuelle » (Glooscap au para. 52). Un demandeur a le droit de déposer auprès du ministre un avis d’opposition en réponse à sa décision de révoquer l’enregistrement de l’organisme de bienfaisance et, si le ministre confirme sa décision, la demanderesse pourra alors interjeter appel devant notre Cour, en application du paragraphe 172(3) de la LIR. À cette étape, la Cour entendra l’appel sur le fond. L’issue de la présente requête n’élimine donc pas la possibilité pour Fortius, en application de la LIR, de contester la décision du ministre de révoquer son enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance.

[27] Enfin, le fait de retenir l’affirmation selon laquelle le rejet d’une requête en vue d’obtenir une mesure de redressement provisoire rend la demande théorique donnerait lieu à une issue prédéterminée dans toutes les affaires analogues. Dans tous les cas, un organisme de bienfaisance enregistré, dont le statut risque d’être révoqué, pourrait effectivement nuire à la capacité du ministre d’exercer les pouvoirs que le paragraphe 168(2) de la LIR lui confère en déposant une demande qui vise à obtenir un sursis à long terme à la révocation et une requête qui vise à obtenir un sursis provisoire.

[28] Deuxièmement, Fortius fait aussi valoir que la perte des avantages que la loi confère aux organismes de bienfaisance enregistrés constitue, en soi, un préjudice irréparable. Je ne suis pas de cet avis.

[29] Notre Cour a rejeté les affirmations générales de préjudice irréparable dans le contexte de la révocation du statut d’organisme de bienfaisance, en tenant compte du fait que, dans tous les cas, un organisme de bienfaisance pourrait affirmer que ses activités seraient gravement compromises par la révocation du ministre et par toute réduction subséquente des dons (Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, [2013] ACF no 514 (QL), par. 14) :

L’acceptation de [ces affirmations générales] comme élément de preuve établissant en soi un préjudice irréparable affaiblirait indûment le pouvoir que le législateur a accordé au ministre, soit celui de protéger l’intérêt public dans les cas pertinents en publiant son avis et en révoquant l’enregistrement même avant que la décision soit rendue au sujet de l’opposition et, plus tard, de l’appel.

[30] On peut établir un parallèle entre l’argument de Fortius concernant la perte de ses avantages conférés par la loi et les arguments concernant le préjudice inhérent à la perte par une personne de son statut d’immigrant. Notre Cour a rejeté les arguments selon lesquels la séparation de la famille et les difficultés émotionnelles qui découlent d’une expulsion du Canada constituent un préjudice irréparable, étant donné que ce sont les conséquences habituelles d’une expulsion (Singh Atwal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CAF 427, [2004] A.C.F. n2118 au para. 16; Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311 au para. 69). Ces conséquences courantes, bien que parfois dramatiques, ne donnent pas lieu à « un préjudice [allant] au-delà de ce qui est inhérent à la notion même [de la perte de statut] » et ne permettent donc pas d’établir l’existence d’un préjudice irréparable découlant du rejet de la demande du demandeur (Melo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 403 (QL), 2000 CanLII 15140 (CF) au para. 21).

[31] En l’absence d’éléments de preuve d’un préjudice ou d’un dommage unique ou particulier, un préjudice irréparable n’englobe pas les conséquences ordinaires qui découlent d’une entité qui perd son statut d’organisme de bienfaisance (comme la perte du statut d’exonération fiscale, l’inadmissibilité à délivrer des reçus officiels de dons et le paiement d’un impôt de révocation en application de l’article 188 de la LIR). Retenir l’argument selon lequel une réduction des dons, par exemple, satisfait invariablement au deuxième volet du critère de l’arrêt RJR-MacDonald dans toutes les circonstances « supprimerait effectivement ce volet du critère dans le cas de toute demande qui serait présentée en vertu de l’alinéa 168(2)b) de la LIR » (Holy Alpha and Omega Church of Toronto c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 265, [2010] 1 C.T.C. 161 au para. 22 [Holy Alpha]).

[32] Décider si un préjudice irréparable a été établi s’inscrit dans les paramètres ou les limites de certains principes qui comprennent le rejet d’éléments de preuve qui sont fondés sur l’hypothèse ou qui ne sont pas suffisamment convaincants pour satisfaire au fardeau de la preuve. Comme cela a été mentionné précédemment, une autre contrainte réside dans le fait qu’en soi, les conséquences normales et prévisibles liées à l’exercice des pouvoirs conférés par la loi au ministre ne donnent pas lieu à un préjudice irréparable.

[33] Établir l’existence d’un préjudice irréparable est un exercice très axé sur les faits. Chaque affaire doit être examinée à la lumière des éléments de preuve et du contexte. Pour ce motif, la Cour exige de produire des éléments de preuve précis et directs qui étayent le préjudice causé aux activités de l’organisme de bienfaisance qui découlerait de la publication par le ministre de l’avis. Les éléments de preuve indiquant qu’une réduction des dons nuirait entièrement à la capacité de l’organisme de bienfaisance de s’acquitter de certaines de ses obligations, par exemple, pourraient satisfaire à ce critère (Holy Alpha au para. 21). De même, dans l’arrêt Cheder Chabad c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 196 aux para. 31, 27 et 30, un préjudice irréparable a été établi lorsque les éléments de preuve ont indiqué que la plupart des étudiants qui fréquentaient l’école du demandeur dépendaient de subventions, qui leur permettaient de s’acquitter de leurs droits de scolarité, qui étaient générées par les efforts de financement consentis par l’organisme de bienfaisance afin de financer leur scolarité.

[34] Troisièmement, Fortius affirme que la révocation de son statut d’organisme de bienfaisance entraînerait son impossibilité de collecter des fonds auprès de donateurs pour financer ses frais juridiques et une obligation de payer un impôt de révocation en application du paragraphe 188(1.1) de la LIR, ce qui le priverait des ressources financières dont elle a besoin pour exercer ses droits d’opposition et d’appel prévus par la loi. Les éléments de preuve présentés à la Cour contredisent cet argument.

[35] Comme le souligne le ministre, dans une lettre du 15 novembre 2021 adressée à l’ARC, l’un des administrateurs de Fortius a affirmé que [traduction] « les fonds sont suffisants pour défendre cette question devant la Cour canadienne de l’impôt si l’ARC allait de l’avant » et que les biens de Fortius, d’une valeur [traduction] « inférieure à un million de dollars », génèrent un revenu que [traduction] « [Fortius] pourrait devoir utiliser [...] afin de retenir les services d’un cabinet d’avocats qui offrirait une représentation juridique plus complexe et technique et représenterait [Fortius] devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour canadienne de l’impôt ».

[36] Même si la Cour a reconnu qu’un organisme de bienfaisance pouvait prouver l’existence d’un préjudice irréparable du fait d’une réduction générale des dons, la production par Fortius des formulaires T3010, de 2014 à 2021, indique qu’en fait, les fonds qu’elle recevait et qui provenaient des dons assortis d’un reçu étaient insignifiants. Les éléments de preuve indiquent que les dons assortis d’un reçu représentaient entre 0,05 % et 1,5 % du revenu total déclaré obtenu par Fortius entre 2015 et 2021.

[37] Compte tenu du caractère insignifiant des dons assortis d’un reçu, par rapport à ses revenus totaux, Fortius ne peut pas prétendre qu’être privée de la capacité de délivrer des reçus officiels de dons nuirait irrémédiablement à sa capacité de financer le recours à ses droits d’appel ainsi que les frais juridiques connexes.

B. Prépondérance des inconvénients

[38] Bien que le fait que Fortius n’ait pas établi l’existence d’un préjudice irréparable suffisant pour rejeter la présente requête, je commenterai néanmoins l’examen final du critère de l’arrêt RJR MacDonald, la prépondérance des inconvénients. La prépondérance des inconvénients favorise le ministre.

[39] Le public a un intérêt légitime à ce que l’ARC accomplisse la mission qui lui a été confiée par la loi pour faire respecter les obligations qui s’appliquent aux organismes de bienfaisance enregistrés en application de la LIR. Dans ce contexte, le poids à accorder à cet intérêt public est important pour l’analyse de la prépondérance des inconvénients faite en lien avec une requête en vue d’obtenir une mesure de redressement provisoire (Glooscap au para. 53). Le respect de ces obligations auquel l’ARC veille, aide à maintenir la confiance du public envers les organismes de bienfaisance enregistrés et protège les donateurs éventuels (International Charity Association Network c. La Reine, 2008 CCI 3, [2008] 4 C.T.C. 2064 aux para. 76 et 77).

[40] L’importance des considérations d’intérêt public s’accentue encore en raison des avantages monétaires considérables dont jouit l’organisme de bienfaisance en raison de son enregistrement en tant que tel (Glooscap au para. 53). Le ministre fait valoir que les sommes en question sont considérables, étant donné que Fortius a obtenu des avantages s’élevant à 2 379 884 $ et à 2 656 657 $ pendant les deux exercices compris dans la vérification par l’ARC de ses activités. Je suis d’accord pour dire que l’importance de ces avantages milite en faveur de l’autorisation de révocation par le ministre de l’enregistrement de Fortius, en tant qu’organisme de bienfaisance, avant que ne soit tranchée la demande.

[41] Le poids que la Cour accordera aux considérations d’intérêt public est accentué si l’organisme de bienfaisance a auparavant refusé de donner suite aux avertissements préalables d’inobservation des obligations que lui impose la loi (Glooscap au para. 53). En l’espèce, le ministre fait valoir que Fortius a violé les engagements pris auparavant envers l’ARC concernant la manière dont elle fonctionnerait, comme l’indique l’entente de conformité. La question de savoir si Fortius a, en fait, violé les conditions de l’entente de conformité et les exigences connexes de la LIR doit être tranchée lors du processus d’opposition et d’appel. À cette étape, toutefois, l’affirmation selon laquelle Fortius a violé les conditions de l’entente n’a pas été suffisamment réfutée en se fondant sur les éléments de preuve.

[42] Fortius insiste beaucoup sur son affirmation selon laquelle l’examen par le ministre de ses pratiques a été motivé par un tiers mécontent qui aurait entrepris une campagne d’envoi de lettres visant à propager des rumeurs et des renseignements erronés concernant ses activités. Cet argument n’est pas pertinent en l’espèce.

[43] Les motifs de la décision du ministre de révoquer l’enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance sont susceptibles de faire l’objet d’un contrôle en appel, en application du paragraphe 172(3) de la LIR. Si Fortius poursuit le processus d’appel, elle pourra alors présenter des éléments de preuve et faire valoir que la décision du ministre a été influencée par un [traduction] « journaliste citoyen » tiers et que cela a une incidence sur la légalité de la décision de révoquer l’enregistrement. À cette étape, toutefois, ces allégations ne sont pas pertinentes pour les considérations relatives au préjudice irréparable et à la prépondérance des inconvénients du critère de l’arrêt RJR-MacDonald. Ces considérations sont axées sur la requête et non sur le processus décisionnel du ministre. Quoi qu’il en soit, le ministre a le droit d’intervenir en se fondant sur des renseignements ou des conseils provenant de tiers. Peu importe le mobile de l’informateur, la question que devait trancher le ministre demeurait celle de savoir si Fortius avait droit, en vertu d’une question d’ordre juridique, au maintien de son enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance, aux termes de la LIR.

IV. Conclusion

[44] Pour les motifs précités, je rejetterais la requête en vue d’obtenir une mesure de redressement provisoire.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-167-22

 

INTITULÉ :

FORTIUS FOUNDATION c. LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

 

DATE DES MOTIFS :

Le 19 octobre 2022

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Greg J. Allen

Pour lA demanderESSE

Lynn Burch

Selena Sit

Yianni Pappas-Acreman

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen / McMillan Litigation Counsel

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour lA demanderESSE

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

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