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Date : 20221201


Dossier : A-97-21

Référence : 2022 CAF 204

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

L’ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

défenderesse

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 8 septembre 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LASKIN

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20221201


Dossier : A-97-21

Référence : 2022 CAF 204

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

L’ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LASKIN

[1] Le procureur général du Canada demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (2021 CRTESPF 24). Dans cette décision, une formation constituée d’une seule commissaire a rejeté une demande présentée par l’employeur, le Conseil du Trésor, afin que soit rendue une ordonnance excluant cinq postes de conseillers en santé et sécurité au travail (SST) de l’unité de négociation représentée par la défenderesse, l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC).

[2] La demande avait été déposée auprès de la Commission en application des alinéas 59(1)g) et h) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (la Loi). L’alinéa 59(1)g) autorise la Commission à rendre une ordonnance déclarant qu’un poste est un poste de direction ou de confiance – et qu’il ne fait donc pas partie de l’unité de négociation – s’il s’agit d’un « poste dont le titulaire, bien que ses attributions ne soient pas mentionnées au […] paragraphe [59(1)], ne doit pas faire partie d’une unité de négociation pour des raisons de conflits d’intérêts ou en raison de ses fonctions auprès de l’employeur ». L’alinéa 59(1)h) autorise qu’une ordonnance soit rendue aux mêmes fins dans le cas d’un « poste de confiance occupé, en matière de relations de travail, auprès des titulaires des postes visés » à certains autres alinéas du paragraphe 59(1).

[3] Selon le paragraphe 62(3) de la Loi, il revient à l’employeur d’établir qu’un poste est visé à l’un ou l’autre des alinéas 59(1)g) ou h).

[4] Dans sa demande présentée à la Commission, l’employeur a résumé comme suit les responsabilités des conseillers en SST (dossier du demandeur à la p. 174) :

[traduction]

Le titulaire d’un poste AS-04 – conseiller en santé et sécurité au travail (SST) – dispense, dans une région donnée, des conseils et des orientations stratégiques aux comités de SST ainsi qu’à tous les échelons de la direction sur des questions de SST portant notamment sur la prévention des risques, l’ergonomie, les incidents et accidents de travail, le retour au travail à la suite d’un congé pour accident du travail, le refus de travailler, ainsi que les questions et plaintes liées à la violence en milieu de travail. Le conseiller en SST a également un rôle à jouer dans la surveillance visant à assurer la conformité, ainsi qu’un rôle de soutien auprès de la direction relativement aux responsabilités qui lui incombent aux termes de la partie II du Code canadien du travail (L.R.C. 1985, ch. L-2; le Code ou le CCT) intitulée « Santé et sécurité au travail », et de ses règlements.

[5] Suivant les directives de la Commission, la demande a été tranchée uniquement sur la base des observations écrites. L’article 22 de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral, L.C. 2013, ch. 40, art. 365, autorise la Commission à trancher toute affaire dont elle est saisie sans tenir d’audience.

[6] Outre l’ordonnance officielle, la décision de la Commission comprend un bref résumé de la demande, un résumé de la preuve (qui porte essentiellement sur les fonctions et les activités des conseillers en SST), ainsi qu’un résumé détaillé de l’argumentation de chaque partie (y compris la jurisprudence invoquée par chacune), lesquelles sections sont suivies d’une discussion relativement brève présentée sous la rubrique intitulée « Motifs ». La Commission a conclu que l’employeur ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombe, tant aux termes de l’alinéa 59(1)g) que de l’alinéa 59(1)h).

[7] Dans la présente demande, le procureur général conteste uniquement le volet de la décision de la Commission qui porte sur le critère des conflits d’intérêts prévu à l’alinéa 59(1)g). Les motifs que la Commission invoque dans sa décision relativement à l’alinéa 59(1)g) sont énoncés dans deux paragraphes, qui sont rédigés comme suit :

[97] À mon avis, l’argument du demandeur selon lequel les conseillers en SST sont en conflit d’intérêts en raison de l’importance que l’AFPC accorde à la sécurité au travail est erroné, de deux points de vue. En premier lieu, la sécurité en milieu de travail devrait être la principale préoccupation de toutes les parties concernées, y compris le demandeur. Le fait qu’un agent négociateur a déclaré qu’il s’agit d’une priorité ne signifie pas qu’un de ses membres ne peut pas s’acquitter fidèlement de ses obligations de conseiller le demandeur quant à la bonne application du CCT. En deuxième lieu, la proposition du demandeur fait référence à la loyauté des employés, ce qui n’est pas le but d’une exclusion. La SST est une obligation bipartisane. On ne doit pas présupposer un conflit d’intérêts simplement en raison de l’adhésion à un groupe ou à un autre. De plus, les conseillers en SST travaillent dans un environnement mixte et fournissent des services liés à toutes les catégories d’employés, y compris ceux qui appartiennent à différentes unités de négociation, ceux qui ne sont pas membres d’une unité de négociation, les employés exclus et la direction, où un conflit d’intérêts perçu n’est pas susceptible de survenir.

[98] Je souscris à la conclusion tirée dans le cas AJJ [Conseil du Trésor c. Association des juristes de justice, 2020 CRTESPF 3, confirmé par Canada (Procureur général) c. Association des juristes de justice, 2021 CAF 37], au par. 60, en ce que je ne constate aucun élément des relations de travail dans ce type de conseil. Je crois comprendre que les conseils portent sur les obligations exclusives du demandeur en ce qui concerne la santé et la sécurité en vertu des articles de 124 à 125.3 du CCT.

[8] Comme l’a souligné notre Cour, « le libellé de l’alinéa 59(1)g) […] n’est pas circonscrit, ce qui laisse à la [Commission] une latitude considérable pour dégager le sens de cette disposition […] ». Par conséquent, cette disposition « confère à la [Commission] un pouvoir discrétionnaire très large pour exclure un employé sur la base d’aspects de ses fonctions et de ses responsabilités » (Association des juristes de justice c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 87 au para. 9). Chaque demande présentée en application de l’alinéa 59(1)g) doit être tranchée « en fonction de ses propres circonstances en se reportant à la jurisprudence qui s’est établie » (Conseil du Trésor c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2000 CRTFP 46 au para. 31).

[9] Les parties conviennent que, conformément au cadre relatif au contrôle judiciaire exposé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable. Une décision raisonnable, selon l’arrêt Vavilov, « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti ». La cour de révision doit faire preuve de déférence envers une décision qui possède de tels attributs (Vavilov au para. 85). Le cadre défini dans l’arrêt Vavilov dispose qu’« [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov au para. 100).

[10] Ainsi qu’il est expliqué plus en détail aux paragraphes 127 et 128 de l’arrêt Vavilov (renvois omis), les motifs invoqués par les décideurs administratifs doivent être adaptés : ils doivent « s’attaquer de façon significative » aux points clés que les parties leur ont exposés. Bien qu’on ne puisse s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse », « [l]es principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties ». Il est important que les motifs soient adaptés afin de faire la preuve que les décideurs ont « effectivement écouté les parties » (italiques dans l’original). C’est également important pour permettre aux plaideurs de comprendre pourquoi ils ont eu gain de cause ou pourquoi ils ont été déboutés (Administration de l’aéroport international de Vancouver c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CAF 158 aux para. 8 et 20). Notre Cour a déclaré que « [l]e fait de ne pas tenir compte d’un argument important avancé par une partie rendra généralement une décision administrative déraisonnable » (Barrs c. Canada (Revenu national), 2022 CAF 147 au para. 38).

[11] Selon le procureur général, la décision de la Commission est déraisonnable principalement à deux égards. Il fait valoir premièrement que, dans son analyse des conflits d’intérêts, la Commission a omis de tenir compte du principal argument que le demandeur lui a exposé. Deuxièmement, il fait valoir que la Commission a mal appliqué les valeurs protégées par la Charte pour rejeter la jurisprudence pertinente.

[12] Je souscris à la première observation. Je reconnais bien sûr qu’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable commande généralement la déférence envers les décisions de la Commission, ainsi qu’une prise en compte de l’expertise de la Commission (un facteur qui demeure pertinent pour déterminer le caractère raisonnable selon le cadre défini dans l’arrêt Vavilov (Vavilov au para. 31)). Je reconnais également que les motifs invoqués par le décideur administratif doivent être interprétés de façon globale et contextuelle (Vavilov au para. 97). Je suis toutefois d’avis que les motifs de la Commission ne s’attaquent pas « de façon significative » aux questions centrales qui lui ont été exposées. Cela rend la décision de la Commission déraisonnable.

[13] Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas à examiner la deuxième observation du procureur général portant sur les valeurs protégées par la Charte, si ce n’est que pour mentionner que, dans sa plaidoirie, le procureur général a reconnu qu’il n’était pas clair que la manière dont la Commission a traité la question des valeurs protégées par la Charte avait eu quelque incidence sur sa décision.

[14] L’examen des observations écrites que le demandeur a présentées à la Commission (dossier du demandeur aux pp. 62 à 86), ainsi que du résumé qu’en a fait la Commission (décision de la Commission aux para. 23 à 46), confirme l’observation que le procureur général a fait valoir auprès de notre Cour, à savoir que la Commission a omis de tenir compte du principal argument du demandeur : les questions de santé et de sécurité au travail sont souvent contradictoires et elles donnent régulièrement lieu à des contentieux dans lesquels les intérêts du demandeur et de l’AFPC s’opposent.

[15] Dans ses observations à la Commission (dossier du demandeur aux pp. 68 et 69), le demandeur énumère et décrit de nombreux exemples d’affaires dans lesquelles la Commission a conclu à l’existence d’un conflit d’intérêts aux termes de l’alinéa 59(1)g), dans des circonstances qui, selon le demandeur, sont analogues à celles de l’espèce. Il examine également (dossier du demandeur à la p. 70) la structure de la partie II du Code canadien du travail qui, allègue-t-il, reconnaît implicitement [traduction] « un ensemble d’intérêts différent [comme entre les employeurs et les employés ou agents négociateurs] en ce qui concerne la détermination, l’enquête et le règlement des questions en matière de santé et de sécurité ». Il en résulte que ces parties [traduction] « sont lié[e]s dans un environnement souvent conflictuel », qui est examiné et pris en compte en regard des contrôles et contrepoids prévus dans le Code.

[16] Le demandeur décrit ensuite (dossier du demandeur à la p. 72) ce qu’il soutient être, dans le contexte de la santé et de la sécurité au travail, le « rôle clé » joué par l’AFPC dans la défense des intérêts de ses membres. Il cite (dossier du demandeur à la p. 72) un ancien président de l’AFPC qui a déclaré que [traduction] « l’action en justice est un autre recours que nous utilisons pour promouvoir la santé et la sécurité ». Il présente huit exemples de litiges découlant de décisions en matière de SST qui opposaient l’employeur et l’AFPC, l’un contestant et l’autre appuyant la décision (dossier du demandeur aux pp. 73 à 76). Il en mentionne cinq autres dans les notes en bas de page. Parmi les exemples invoqués, mentionnons la décision Fauceglia c. Agence des services frontaliers du Canada, 2017 TSSTC 22, un appel interjeté en application du paragraphe 129(7) du Code à l’encontre d’une décision d’un agent de santé et sécurité qui a conclu à l’absence de danger en milieu de travail qui justifierait un refus de travailler. Dans ce litige, un membre de l’AFPC représentait les appelants et l’intimée était représentée par une avocate du ministère de la Justice.

[17] Les motifs invoqués par la Commission pour refuser de rendre une ordonnance en application de l’alinéa 59(1)g) se limitent toutefois aux deux paragraphes qui ont été exposés précédemment au paragraphe 7 : ils ne font nullement mention des exemples présentés par le demandeur. Certes, les motifs renvoient à l’une des observations du demandeur, celle portant sur la déclaration d’un ancien président de l’AFPC, mais ils passent autrement sous silence les autres observations du demandeur que j’ai résumées précédemment.

[18] Tout comme le demandeur, l’AFPC renvoie elle aussi, dans ses observations à la Commission, à une jurisprudence qui, selon elle, corrobore la conclusion de la Commission relativement à la question soulevée par l’alinéa 59(1)g) (dossier du demandeur aux pp. 100 à 111). Bien que la Commission ait résumé la jurisprudence invoquée par les parties dans la portion de sa décision intitulée « Résumé de l’argumentation », elle ne renvoie, dans la portion intitulée « Motifs » portant sur l’alinéa 59(1)g), qu’à une seule décision – une décision qui ne traite pas de l’observation principale du demandeur.

[19] Dans sa plaidoirie devant notre Cour, l’AFPC a fait valoir que la Commission a sans doute simplement reconnu que la jurisprudence de l’ASPC était plus convaincante que celle invoquée par le demandeur et, donc, qu’aucune autre justification adaptée n’était nécessaire.

[20] Cependant, lorsque les parties invoquent des jurisprudences contradictoires, comme c’est le cas en l’espèce, et que la Commission reste silencieuse sur les raisons pour lesquelles, le cas échéant, elle opte pour une jurisprudence plutôt que pour une autre, on ne peut conclure que la Commission s’est acquittée de ses obligations de fournir des motifs adaptés. Pour que la décision de la Commission soit convenablement justifiée au regard du droit qui s’applique, il aurait plutôt fallu que la Commission explique pourquoi elle a conclu que la jurisprudence invoquée par le demandeur n’était pas suffisamment convaincante (Vavilov au para. 102). On ne doit pas confondre un simple résumé impartial, comme celui que la Commission a présenté, avec un motif valable.

[21] Enfin, lorsque la Commission renvoie, ailleurs dans ses motifs (aux paragraphes 94 et 95), à l’absence de preuve suffisante pour justifier une exclusion, ces renvois semblent tous porter exclusivement sur des questions en litige qui relèvent de l’alinéa 59(1)h), notamment les questions de savoir si le fait de fournir des conseils en SST équivaut à la prestation de conseils en relations de travail et si l’accès que les conseillers en SST ont à des renseignements justifie une exclusion aux termes de cette disposition.

[22] Compte tenu des observations présentées à la Commission et de la nature des motifs invoqués par la Commission, je suis d’avis qu’on peut comprendre pourquoi le procureur général soutient auprès de notre Cour qu’il ne sait pas pourquoi le demandeur n’a pas obtenu gain de cause sur la portion de sa demande portant sur l’alinéa 59(1)g).

[23] Pour ces motifs, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire, j’annulerais la partie de la décision de la Commission portant sur la demande présentée par le Conseil du Trésor en application de l’alinéa 59(1)g), en allouant les dépens convenus de 2 500 $, tout compris, et je renverrais à la Commission aux fins de réexamen le volet de la demande du Conseil du Trésor qui porte sur l’alinéa 59(1)g). Nous avons été informés que le mandat de la commissaire qui a tranché la présente affaire a pris fin. Par conséquent, le réexamen devra être fait par une formation différemment constituée de la Commission.

« J.B. Laskin »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

David Stratas, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-97-21

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 septembre 2022

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LASKIN

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

DATE DES MOTIFS :

Le 1er décembre 2022

COMPARUTIONS :

Richard Fader

Elizabeth Matheson

Pour le demandeur

Morgan Rowe

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour le DEMANDEUR

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour la défenderesse

 

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