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Date : 20221205


Dossier : A-314-20

Référence : 2022 CAF 209

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MACTAVISH

 

ENTRE :

MICHÊLE BERGERON

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20221205


Dossier : A-314-20

Référence : 2022 CAF 209

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MACTAVISH

 

ENTRE :

MICHÊLE BERGERON

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE MACTAVISH

[1] Pendant plus d’une décennie, la Commission canadienne des droits de la personne a tenté de traiter par voie sommaire l’une des plaintes de Michêle Bergeron en matière de droits de la personne. En raison de ce que l’avocat de Mme Bergeron appelle une « tragi-comédie d’erreurs » de la part de la Commission, la Cour fédérale a annulé, pour des raisons d’équité procédurale, deux décisions de ne pas traiter la plainte de Mme Bergeron. Toutefois, une troisième décision de rejeter sa plainte au motif que les questions soulevées dans la plainte avaient déjà été traitées dans le cadre de la procédure de règlement des griefs a été confirmée par la Cour fédérale : Bergeron c. Canada (Procureur général), 2020 CF 1090. C’est sur cette décision que porte le présent appel.

[2] Il est en effet troublant qu’il ait fallu tant de temps à la Commission pour traiter équitablement la plainte pour atteinte aux droits de la personne de Mme Bergeron, surtout si l’on considère que cette plainte n’a jamais fait l’objet d’une enquête complète. Toutefois, comme nous l’expliquerons ci-dessous, Mme Bergeron n’a pas réussi à me convaincre que la décision de la Cour fédérale confirmant la dernière décision de la Commission de ne pas traiter sa plainte relative aux droits de la personne était déraisonnable. Par conséquent, je rejetterais son appel.

I. Contexte

[3] Afin de mettre en contexte les questions soulevées par Mme Bergeron, il est important de comprendre quelque peu la longue histoire procédurale de ses différends liés à l’emploi.

[4] Mme Bergeron a travaillé comme avocate au ministère de la Justice jusqu’en mai 2001, date à laquelle elle a pris un congé médical pour une maladie chronique. Elle a tenté de retourner au travail plusieurs années plus tard, mais Mme Bergeron et le ministère n’ont pas réussi à s’entendre sur un plan adéquat de retour au travail. En mai 2008, le ministère a informé Mme Bergeron de son intention de libérer son poste. Cela a conduit Mme Bergeron à déposer une série de griefs et de plaintes pour atteinte aux droits de la personne contre le ministère.

[5] Dans le premier grief que Mme Bergeron a déposé en juillet 2008 (le premier grief), elle a allégué que son employeur n’avait pas pris de mesures d’adaptation à son égard. Deux mois plus tard, elle a déposé une plainte pour atteinte aux droits de la personne, alléguant une discrimination fondée sur le handicap résultant du fait que le ministère n’avait pas pris de mesures d’adaptation pour tenir compte de son handicap et qu’il avait procédé à la dotation de son poste (la première plainte pour atteinte aux droits de la personne).

[6] En mars 2009, Mme Bergeron a déposé un deuxième grief contre le ministère (le grief pour représailles). Dans ce grief, Mme Bergeron a allégué qu’elle avait été victime de représailles de la part de son employeur pour avoir déposé son premier grief. Un mois plus tard, Mme Bergeron a déposé une deuxième plainte pour atteinte aux droits de la personne, alléguant également des représailles de la part de son employeur (la plainte pour représailles). Dans cette plainte, Mme Bergeron a allégué qu’elle avait subi des représailles après avoir déposé sa première plainte relative aux droits de la personne. Elle s’est à nouveau plainte de la décision du ministère de doter son ancien poste, de son refus de lui accorder des prolongations de son congé, du traitement des chèques de pension et d’assurance maladie et de l’offre de retour au travail du ministère.

[7] Dans des décisions rendues par la sous-ministre déléguée (SMD) du ministère en mai et septembre 2009, le ministère a accueilli les deux griefs de Mme Bergeron, en partie. Je discuterai des détails des décisions de la SMD plus loin dans les présents motifs lorsque je comparerai l’objet de la plainte pour représailles de Mme Bergeron avec celui de ses griefs. Dans la mesure où la SMD a rejeté des parties des griefs de Mme Bergeron, ni Mme Bergeron ni son syndicat n’ont renvoyé les griefs à l’arbitrage devant ce qui était alors la Commission des relations de travail dans la fonction publique.

[8] En 2010, le ministère a mis fin à l’emploi de Mme Bergeron pour incapacité médicale.

[9] En 2011, la Commission a examiné les deux plaintes relatives aux droits de la personne de Mme Bergeron aux termes du paragraphe 41(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), c. H-6. Cette disposition permet à la Commission de refuser de traiter des plaintes relatives aux droits de la personne dans diverses circonstances, notamment lorsqu’il semble à la Commission que la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi. Les plaintes vexatoires comprennent les cas où les questions en litige soulevées dans une plainte relative aux droits de la personne ont été traitées de manière adéquate en recourant à un autre processus. Le texte intégral du paragraphe 41(1) de la Loi et des autres dispositions législatives mentionnées dans les présents motifs est joint en annexe à la présente décision.

[10] Dans deux décisions distinctes, la Commission a décidé de ne pas traiter l’une ou l’autre des plaintes relatives aux droits de la personne de Mme Bergeron, au motif que ses allégations de discrimination et de représailles avaient déjà été traitées dans le cadre du processus de règlement des griefs.

[11] La demande de contrôle judiciaire de Mme Bergeron concernant la décision de la Commission à l’égard de sa première plainte relative aux droits de la personne a été rejetée par la Cour fédérale, mais sa demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de ne pas traiter sa plainte pour représailles a été accueillie pour des motifs d’équité procédurale : Bergeron c. Canada (Procureur général), 2013 CF 301.

[12] En accueillant cette demande, la Cour fédérale a noté que la Commission, en rendant sa décision concernant la plainte pour représailles de Mme Bergeron, s’était appuyée sur le rapport d’enquête qui avait été préparé relativement à sa première plainte relative aux droits de la personne pour justifier le rejet de la plainte pour représailles. Étant donné que les questions en litige soulevées dans les deux plaintes étaient différentes, la Cour fédérale a conclu que les motifs de la Commission pour rejeter la plainte pour représailles de Mme Bergeron étaient « dépourvus de pertinence et d’intelligibilité », et ne contenaient aucune analyse pertinente. En conséquence, la Cour fédérale a renvoyé la plainte pour représailles à la Commission pour réexamen.

[13] La Cour a par la suite confirmé la décision de la Cour fédérale en ce qui concerne le rejet de la première plainte pour atteinte aux droits de la personne de Mme Bergeron : Bergeron c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 160 (arrêt Bergeron), et la demande de pourvoi devant la Cour suprême du Canada a été refusée : [2015] C.S.C.R. no 438.

[14] La Commission a rendu sa deuxième décision concernant la plainte pour représailles de Mme Bergeron en 2014, refusant encore une fois de traiter la plainte au motif que les questions soulevées par la plainte avaient déjà été traitées dans le cadre du processus de règlement des griefs. Là encore, Mme Bergeron a demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission et, une fois de plus, la Cour fédérale a accueilli sa demande pour des motifs d’équité procédurale : Bergeron c. Canada (Procureur général), 2017 CF 57.

[15] Cette fois, la Cour fédérale a conclu que la Commission avait sous les yeux le mauvais ensemble d’observations de Mme Bergeron lorsqu’elle a décidé, pour la deuxième fois, de ne pas traiter sa plainte pour représailles. Bien que Mme Bergeron et le ministère aient tous deux attiré l’attention de la Commission sur cette erreur avant qu’elle ne rende sa décision, ce sont les observations de Mme Bergeron relatives à sa première plainte pour atteinte aux droits de la personne qui ont été fournies à la Commission pour examen dans le cadre de sa plainte pour représailles, plutôt que les observations qu’elle avait fournies dans le cadre de sa plainte pour représailles.

[16] La Cour fédérale a conclu que la Commission avait encore là omis de traiter Mme Bergeron de manière équitable, car elle n’a pas tenu compte des observations qu’elle avait présentées quant aux raisons pour lesquelles la Commission devrait traiter sa plainte pour représailles. En conséquence, la Cour fédérale a renvoyé encore une fois à la Commission, pour réexamen, la plainte pour représailles de Mme Bergeron.

[17] La Commission a rendu sa troisième décision à l’égard de la plainte pour représailles de Mme Bergeron en 2019. Là encore, elle a accepté la recommandation d’un enquêteur et a décidé de ne pas donner suite à la plainte en application du paragraphe 41(1) de la Loi, au motif que les questions en litige qu’elle soulevait avaient déjà été traitées de façon adéquate dans le cadre du processus de règlement des griefs.

[18] Mme Bergeron a demandé le contrôle judiciaire de cette décision pour des motifs de fond. Contrairement à ses précédentes demandes de contrôle judiciaire, Mme Bergeron n’a pas fait valoir que des vices de procédure avaient entaché le processus suivi par la Commission pour parvenir à cette décision. Elle a plutôt fait valoir que la décision était déraisonnable.

[19] La Cour fédérale a par la suite jugé que la décision de la Commission était raisonnable et étayée par le dossier et, par conséquent, elle a rejeté la demande de contrôle judiciaire de Mme Bergeron. C’est sur cette décision que porte le présent appel dont nous sommes saisis.

II. Questions en litige

[20] Selon Mme Bergeron, il y a quatre raisons pour lesquelles la décision de la Commission en 2019 concernant sa plainte pour représailles était déraisonnable. Elle fait valoir ce qui suit :

[TRADUCTION]

  • i)La Commission n’a pas pris de décision fondée sur une « chaîne d’analyse rationnelle »;

  • ii)Dans sa décision, la Commission a omis d’examiner les conséquences de l’absence d’indépendance du processus interne de règlement des griefs;

  • iii)La Commission n’a pas tenu compte des conséquences graves que le rejet de la plainte pour représailles en application de l’article 41 de la Loi a eues sur Mme Bergeron; et

  • iv)La décision de la Commission, selon laquelle il n’était pas dans l’intérêt public de traiter la plainte pour représailles de Mme Bergeron, était déraisonnable.

[21] Le rôle de la Cour dans un appel comme en l’espèce est de déterminer si la Cour fédérale a employé la norme de contrôle appropriée – soit la norme de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable – et si elle l’a appliquée correctement : Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42, aux paras. 10 à 12; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paras. 45 à 47. On décrit cette façon de faire comme le fait d’exiger de notre Cour qu’elle « se mette à la place » du juge de la Cour fédérale, et qu’elle se concentre sur la décision administrative d’instance inférieure.

[22] Je conviens avec les parties que la Cour fédérale a correctement défini le caractère raisonnable comme étant la norme de contrôle qu’elle devrait appliquer pour examiner la décision de la Commission en matière de représailles : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, aux paras. 27 à 29. La question à trancher est donc de savoir si la Cour fédérale a appliqué cette norme correctement.

III. La Commission a-t-elle fourni une chaîne d’analyse rationnelle dans sa décision?

[23] Mme Bergeron soutient que la décision de 2019 de la Commission ne répond pas aux exigences d’une décision rationnellement justifiée qui ont été exprimées clairement par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65. Tout en reconnaissant à l’audience qu’il y avait [traduction] « un certain chevauchement » entre l’objet de son grief pour représailles et celui de sa plainte pour représailles, Mme Bergeron soutient que les deux soulevaient des questions juridiques différentes et que les questions soulevées dans la plainte pour représailles n’ont jamais été traitées dans le cadre du processus de règlement des griefs.

[24] Mme Bergeron soutient que la Commission, en décidant de ne pas traiter sa plainte pour représailles, s’est fondée à tort sur un rapport d’enquête qui concluait que ses allégations d’actes de représailles et d’omissions avaient été traitées dans les décisions relatives aux griefs internes. Selon elle, rien ne prouve que les actes de représailles particuliers qu’elle avait recensés dans sa plainte pour représailles aient été analysés ou abordés dans les décisions relatives aux griefs, ou que la SMD se soit penchée sur la question des représailles. Par conséquent, Mme Bergeron soutient qu’il était déraisonnable pour la Commission de conclure que la substance de sa plainte pour représailles avait été traitée dans les décisions de la SMD.

[25] À l’appui de cette observation, Mme Bergeron souligne que la décision de la SMD de mai 2009 portait sur son premier grief, dans lequel elle alléguait que son employeur n’avait pas pris de mesures d’adaptation pour tenir compte de son handicap. À ce titre, Mme Bergeron affirme que la décision ne contient aucune analyse ou conclusion concernant ses nombreuses allégations particulières de représailles de la part du ministère. La décision de la SMD de septembre 2009 indique simplement que les allégations de représailles de Mme Bergeron étaient [traduction] « non fondées », sans fournir d’analyse à l’appui de cette affirmation.

[26] Mme Bergeron soutient en outre qu’aucune des décisions de la SMD n’a abordé le refus du ministère de lui fournir des renseignements relatifs à son emploi ou d’expliquer pourquoi le ministère avait cessé de payer ses cotisations au barreau. Le refus du ministère d’accepter les paiements de Mme Bergeron pour des prestations médicales prolongées et la menace de la placer sur une liste de dotation prioritaire si elle refusait l’offre du ministère de retourner au travail à des conditions qui, selon elle, étaient contraires aux conseils et aux recommandations de ses médecins n’ont pas été abordés dans aucune de ces décisions.

[27] Enfin, Mme Bergeron affirme que les décisions relatives aux griefs de la SMD n’ont pas tenu compte de son allégation selon laquelle elle a fait l’objet d’une [traduction] « interdiction de communiquer » qui l’a empêchée de communiquer avec le personnel des ressources humaines du ministère, ce qui l’a empêchée de prendre des mesures qui s’imposaient à l’égard des actes de représailles et des omissions de son employeur.

[28] Avant d’aborder les observations de Mme Bergeron, il est important de comprendre la fonction exercée par la Commission dans l’examen des plaintes relatives aux droits de la personne en application du paragraphe 41(1) de la Loi. La formulation ouverte de cette disposition confère à la Commission le pouvoir discrétionnaire de ne pas traiter les plaintes relatives aux droits de la personne lorsque, entre autres, il lui semble que la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi. Comme indiqué précédemment, les affaires « vexatoires » comprennent celles où les questions soulevées dans la plainte ont déjà été traitées dans le cadre d’un autre processus.

[29] La Cour a fait remarquer dans l’arrêt Bergeron que le concept du « caractère adéquat » est « dans une large mesure affaire de jugement et de faits ». Il s’inspire, en partie, de la politique selon laquelle « la Commission doit se garder de consacrer les rares ressources disponibles à des affaires qui ont été examinées au fond par une autre instance, ou qui auraient pu l’être », au para. 47.

[30] Comme l’a reconnu la Cour dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ennis, 2021 CAF 95, ce pouvoir discrétionnaire « découle de la reconnaissance judiciaire de l’expertise de la Commission pour s’acquitter de sa fonction de sélection et de son rôle de gardien importants », au para. 56. Voir également l’arrêt Bergeron, au para. 74. Par conséquent, la Commission jouit d’une grande latitude lorsque les cours de révision examinent des décisions comme celle-ci : arrêt Bergeron, précité, au para. 45; arrêt Ennis, précité, au para. 57; Canada (Procureur général) c. Sketchley, 2005 CAF 404, au para. 38.

[31] Dans cette optique, la question à trancher est donc de savoir si la décision de la Commission selon laquelle les questions soulevées par la plainte pour représailles de Mme Bergeron avaient été traitées adéquatement dans le cadre du processus de règlement des griefs était une décision que la Commission pouvait raisonnablement rendre en fonction du dossier dont elle disposait.

[32] Pour répondre à cette question, je dois d’abord tenir compte des lignes directrices fournies par la Cour suprême dans l’arrêt Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52. Dans cet arrêt, la Cour a cerné trois facteurs qui devraient guider une commission des droits de la personne dans sa décision de rejeter une partie ou la totalité d’une plainte au motif qu’elle a été traitée de manière appropriée ou adéquate par un autre décideur administratif. Ces facteurs sont les suivants :

  • §s’il existe une compétence concurrente pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne;

  • §si la question juridique tranchée devant l’autre décideur était essentiellement la même que celle soulevée dans la plainte pour atteinte aux droits de la personne; et

  • §si le plaignant a eu la possibilité de connaître l’élément invoqué contre lui et de la réfuter.

[33] Comme l’a fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Figliola, la question qui se pose en fin de compte est de se demander s’il est logique de consacrer des ressources publiques et privées à la remise en cause de ce qui est essentiellement le même litige : voir l’arrêt Figliola, précité, au paragraphe 37.

[34] Je ne comprends pas qu’il y ait une réelle contestation en ce qui concerne le premier et le troisième facteur énoncés dans l’arrêt Figliola. Mme Bergeron reconnaît que la SMD avait la compétence pour trancher des questions de droits de la personne, et elle n’a pas indiqué qu’elle ne connaissait pas la preuve qu’elle devait réfuter ou qu’elle n’a pas eu la chance de la réfuter. En effet, en plus de donner à Mme Bergeron l’occasion de présenter des observations écrites au sujet de chacun de ses griefs, la SMD a également proposé une rencontre au sujet de chaque grief afin de faire la lumière sur ses préoccupations et de faciliter un dialogue, mais Mme Bergeron a rejeté cette proposition. La question qui divise les parties est donc de savoir si les questions de droit que Mme Bergeron a soulevées dans ses griefs étaient essentiellement les mêmes que celles soulevées dans sa plainte pour représailles.

[35] La décision de la Commission qui nous occupe et la décision de la Commission dont était saisie la Cour dans l’arrêt Bergeron étaient toutes deux fondées sur le rapport d’enquête de 2010. Comme l’a fait remarquer notre Cour dans l’arrêt Bergeron, la Commission a examiné plusieurs questions avant de décider de traiter la première plainte de Mme Bergeron relative aux droits de la personne. Elles comprennent ce qui suit :

  • §La nature de l’autre mécanisme de recours qui a été utilisé;

  • §La question de savoir si Mme Bergeron a eu la possibilité de présenter sa position;

  • §La question de savoir si le décideur était indépendant;

  • §Ce que le décideur a conclu;

  • §Si toutes les questions relatives aux droits de la personne soulevées dans la plainte ont été abordées dans l’autre décision;

  • §La nature des mesures de redressement demandées dans le cadre du processus de règlement des griefs;

  • §La question de savoir si Mme Bergeron a eu gain de cause (en tout ou en partie) dans le cadre de cet autre mécanisme de redressement et, dans l’affirmative, les mesures de redressement qui lui ont été accordées.

[36] Comme notre Cour l’a également fait remarquer dans l’arrêt Bergeron, cette liste est tout à fait conforme aux facteurs énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Figliola, et il s’agit d’un élément qui appuie le caractère raisonnable de la décision de la Commission : au para. 49.

[37] Comme ce fut le cas dans l’arrêt Bergeron, je ne comprends pas que Mme Bergeron conteste en l’espèce le caractère raisonnable de l’utilisation de ces facteurs par la Commission dans son évaluation. Ce qu’elle soutient, c’est plutôt que la conclusion de la Commission, selon laquelle la SMD a abordé dans ses décisions toutes les questions relatives aux droits de la personne soulevées dans sa plainte pour représailles, était déraisonnable.

[38] Mme Bergeron soutient que les questions soulevées dans son grief étaient différentes de celles soulevées dans sa plainte pour représailles. Selon Mme Bergeron, la première décision rendue à la suite du grief ne portait pas sur des actes de représailles. De plus, la SMD a déclaré dans sa décision concernant la plainte pour représailles de Mme Bergeron que ses allégations de représailles étaient [traduction] « non fondées », sans jamais aborder ses allégations selon lesquelles le ministère avait refusé de lui fournir des renseignements liés à son emploi ou d’accepter ses paiements pour des prestations médicales prolongées. La SMD n’a jamais abordé non plus son allégation selon laquelle le ministère avait menacé de la placer sur une liste de dotation prioritaire. Selon Mme Bergeron, un simple refus d’imputer la responsabilité ne peut constituer une réponse adéquate à ses préoccupations.

[39] Traitant d’abord de cette dernière question, Mme Bergeron affirme que les motifs de la SMD à l’égard de ses allégations de représailles étaient dénués de fondement et clairement inadéquats, puisque tout ce que la SMD dit est que ses allégations étaient [traduction] « non fondées ».

[40] Si elle est interprétée de façon isolée, la conclusion de la SMD concernant les allégations de représailles de Mme Bergeron pourrait être considérée comme étant dénuée de fondement et insuffisante. Cependant, nous ne pouvons pas interpréter cette seule déclaration dans la décision de la SMD de septembre 2009 en l’isolant de sa décision antérieure et du dossier dans son ensemble. Les motifs d’un décideur administratif doivent être « interprét[és] de façon globale et contextuelle » « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » : arrêt Vavilov, aux paras. 97 et 103. Les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection : arrêt Vavilov, précité, au para. 91.

[41] L’interprétation de la réponse à la plainte pour représailles de Mme Bergeron à la lumière de la réponse antérieure de la SMD à son premier grief nous éclaire énormément sur la pensée de la SMD. Non seulement cela démontre que la décision prise par la SMD en septembre était raisonnable, mais cela renforce également la conclusion que les questions soulevées dans la plainte pour représailles de Mme Bergeron étaient en grande partie les mêmes que celles qu’elle avait soulevées dans son grief initial.

[42] Le dossier dont nous disposons ne contient pas les formulaires de grief dans lesquels figurent les griefs logés par Mme Bergeron. Nous avons cependant les décisions de la SMD relatives à chacun de ses griefs, qui cernent les questions en litige soulevées par Mme Bergeron dans ses griefs. Bien que Mme Bergeron fasse valoir que la SMD n’a pas traité toutes les questions qu’elle a soulevées, je ne crois pas comprendre qu’elle laisse entendre que les questions soulevées par ses griefs ne ressortent pas clairement dans les décisions de la SMD.

[43] Comme indiqué précédemment, la Commission avait été saisie du rapport d’enquête de 2010 lorsqu’elle a rendu la décision en litige dans le présent appel. Lorsque la Commission adopte la recommandation formulée dans un rapport d’enquête et fournit des motifs limités pour justifier sa décision, on peut considérer alors le rapport d’enquête comme exposant le raisonnement adopté par la Commission aux fins d’une décision rendue en application du paragraphe 41(1) de la Loi. Bien que la Commission ait fourni certains motifs étayant sa décision de ne pas traiter la plainte pour représailles de Mme Bergeron, ces motifs peuvent être complétés par un renvoi au rapport d’enquête : arrêt Sketchley, précité, au para. 37.

[44] Il est noté dans le rapport d’enquête de 2010 que Mme Bergeron avait recensé dans sa plainte pour représailles neuf actes de représailles qui auraient été commis à son égard. Il s’agit notamment de quatre incidents qui auraient eu lieu avant que le ministère ne soit informé du dépôt de la première plainte pour atteinte aux droits de la personne de Mme Bergeron. Par conséquent, l’enquêteur a conclu que ces mesures ne pouvaient pas avoir été prises en représailles du fait que Mme Bergeron avait déposé une plainte pour atteinte aux droits de la personne.

[45] Le rapport d’enquête indique en outre que la SMD avait abordé les cinq autres allégations d’actes de représailles dans sa décision concernant le premier grief de Mme Bergeron, et que la SMD avait accordé une certaine mesure de redressement à Mme Bergeron à cet égard. Ces allégations ont été abordées une deuxième fois dans la décision subséquente de la SMD concernant la plainte pour représailles de Mme Bergeron, et d’autres mesures de redressement lui ont été accordées pour traiter des questions qui étaient des continuations de la conduite décrite dans son premier grief. Par conséquent, il a été conclu dans le rapport d’enquête que toutes les allégations soulevées par Mme Bergeron dans sa plainte pour représailles avaient été traitées par la procédure de règlement des griefs.

[46] En application de l’article 14.1 de la Loi, constitue un acte discriminatoire le fait pour une personne contre laquelle une plainte relative aux droits de la personne a été déposée, ou pour toute personne agissant en son nom, d’exercer des représailles ou de menacer d’exercer des représailles contre la personne qui a déposé la plainte. Par conséquent, il était tout à fait raisonnable pour la Commission de conclure que les mesures qui ont été prises avant que l’employeur n’ait eu connaissance du dépôt d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne ne répondaient pas à la définition de représailles dans la Loi.

[47] Mme Bergeron a également allégué dans sa plainte pour représailles que le ministère avait refusé de prolonger son congé sans solde, de lui permettre de racheter des années de service antérieures et de verser des primes de prestation supplémentaire de décès, ou de lui permettre de cotiser aux régimes d’avantages sociaux sur une base de [traduction] « paiement à l’utilisation ». Mme Bergeron a également allégué avoir été victime d’actes discriminatoires, de mesures disciplinaires et de représailles créant une situation de retour au travail insupportable équivalant à un congédiement déguisé.

[48] Il ressort d’un examen des réponses de la SMD aux griefs de Mme Bergeron que celle-ci a soulevé essentiellement les mêmes questions dans ses griefs que dans sa plainte pour représailles.

[49] En ce qui concerne l’allégation de Mme Bergeron selon laquelle le ministère avait refusé de prolonger son congé sans solde, la Commission a mentionné que la SMD avait abordé cette question dans sa réponse au premier grief de Mme Bergeron. En l’espèce, la SMD a accepté de prolonger son congé sans solde du 6 avril 2009 au 4 septembre 2009 afin de lui donner suffisamment de temps pour s’entendre avec le ministère sur un plan de retour au travail. Lorsque Mme Bergeron a continué à soulever cette question dans sa plainte pour représailles, la SMD a répondu en prolongeant le congé sans solde de Mme Bergeron d’un mois supplémentaire pour lui permettre de discuter avec le représentant du ministère au sujet de son retour au travail.

[50] La première décision de la SMD relative aux griefs renvoyait aussi expressément aux préoccupations de Mme Bergeron concernant ses cotisations à son régime de retraite et à d’autres régimes d’avantages sociaux, le paiement de ses cotisations professionnelles et d’autres questions liées à l’emploi. La SMD a désigné une personne au sein du ministère qui devait servir de personne-ressource avec laquelle Mme Bergeron pouvait traiter et qui pouvait lui fournir de l’aide en ce qui concerne ses questions liées à l’emploi. Mme Bergeron critique le choix de la personne-ressource, car elle n’a pas d’expérience en ressources humaines. Cependant, rien ne prouve que Mme Bergeron ait à quelque moment communiqué avec la personne désignée pour tenter de résoudre ses préoccupations concernant ses avantages sociaux et rien n’indique que la personne-ressource aurait été incapable de le faire.

[51] La SMD a abordé les préoccupations de Mme Bergeron concernant ses avantages sociaux pour une deuxième fois dans sa réponse à la plainte pour représailles de Mme Bergeron. Après avoir examiné l’historique des relations du ministère avec Mme Bergeron à l’égard de ces questions, la SMD a conclu sa décision en déclarant que [traduction] « le ministère acceptera le rachat de vos années de service antérieures et de vos prestations supplémentaires de décès sur une base mensuelle ou trimestrielle jusqu’à ce que vous retourniez au travail ou qu’une décision soit prise à l’égard de votre relation d’emploi ».

[52] Mme Bergeron fait également valoir que les décisions relatives aux griefs de la SMD n’ont pas tenu compte de son allégation selon laquelle elle a fait l’objet d’une [traduction] « interdiction de communiquer » qui l’a empêchée de communiquer avec le personnel des ressources humaines du ministère, ce qui l’a empêchée de prendre des mesures qui s’imposaient à l’égard des actes de représailles et des omissions de son employeur. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, cette préoccupation a été abordée dans la décision relative au premier grief de Mme Bergeron, dans laquelle la SMD a désigné une personne-ressource avec laquelle Mme Bergeron pouvait traiter de ses préoccupations en matière d’emploi. Si Mme Bergeron n’était peut-être pas satisfaite de l’identité de la personne ainsi désignée, cela ne signifie pas que sa préoccupation en matière de communication n’a pas été prise en compte.

[53] Mme Bergeron affirme également que, même si les mesures de redressement qui lui ont été accordées dans le cadre du processus de règlement des griefs ont pu répondre à certaines de ses préoccupations « pour l’avenir », elles n’ont pas répondu à la douleur et à la souffrance qu’elle a endurée aux mains du ministère. Là encore, le fait que Mme Bergeron n’a peut-être pas récupéré tout ce à quoi elle croyait avoir droit par l’intermédiaire du processus de règlement des griefs ne signifie pas que ses préoccupations n’ont pas été prises en compte par ce processus.

[54] Il en ressort clairement que la conclusion de la Commission selon laquelle les questions en litige soulevées par Mme Bergeron dans sa plainte pour représailles avaient été traitées sur le fond dans le cadre du processus de règlement des griefs était une conclusion qu’elle était raisonnablement loisible de tirer compte tenu du dossier dont elle disposait. Pour en arriver à cette conclusion, la Commission a tenu compte des observations des parties, de l’historique des griefs et des plaintes, ainsi que des décisions pertinentes et des rapports préparés pendant l’enquête sur la plainte pour représailles de Mme Bergeron. Elle a déterminé puis appliqué le cadre analytique défini par la Cour suprême dans l’arrêt Figliola, précité, pour refuser de traiter une plainte relative aux droits de la personne au motif que cette plainte avait été traitée de manière adéquate au moyen d’un autre processus.

[55] La décision de la Commission était cohérente sur le plan interne, elle était justifiée par rapport aux faits et au droit qui la contraignaient, et elle était fondée sur une chaîne d’analyse rationnelle. Je conclus donc que la Commission a fourni une chaîne d’analyse rationnelle pour appuyer sa décision de ne pas donner suite à la plainte pour représailles de Mme Bergeron.

IV. La Commission a-t-elle omis d’examiner les conséquences de l’absence d’indépendance dans le processus interne de règlement des griefs?

[56] Mme Bergeron ne conteste pas que le processus de règlement des griefs puisse traiter des questions de droits de la personne. Cependant, elle affirme que la SMD était potentiellement en conflit d’intérêts dans cette affaire, avec une obligation de protéger les droits de la personne des employés du ministère d’une part, et une obligation de promouvoir ou de faire avancer le programme du ministère d’autre part. Dans de telles circonstances, Mme Bergeron affirme que l’on ne peut pas dire que la SMD soit un décideur indépendant.

[57] Selon Mme Bergeron, la Commission aurait dû se pencher explicitement sur les incidences en matière d’équité du fait que le ministère se disculpe en rendant des décisions internes relatives aux griefs. Toutefois, plutôt que de s’attaquer carrément à cette question, Mme Bergeron affirme que la Commission s’est efforcée d’intégrer des parties de la décision de la Cour dans l’arrêt Bergeron dans son analyse, malgré le fait que la présente affaire porte sur une décision différente qui soulève des considérations différentes de la décision sur laquelle portait cet arrêt.

[58] Mme Bergeron soutient qu’une plainte pour représailles en application de l’article 14.1 de la Loi est différente d’une plainte ordinaire pour discrimination. Étant donné que le plaignant cherche à obtenir réparation pour un comportement de mauvaise foi de la part d’un employeur (plutôt que pour un comportement administratif courant ou involontaire), la présente affaire s’apparente davantage à un cas de dénonciation qu’à une plainte ordinaire pour atteinte aux droits de la personne. Par conséquent, Mme Bergeron affirme qu’un niveau supérieur d’arbitrage indépendant était nécessaire pour traiter sa plainte pour représailles.

[59] À l’appui de cette allégation, Mme Bergeron invoque l’arrêt Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11, pour affirmer qu’il existe une exception à la compétence exclusive à l’égard du processus de règlement des griefs dans les cas qui soulèvent un conflit d’intérêts évident pour l’employeur. Mme Bergeron invoque également l’arrêt Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, pour dire que la décision de la Commission de ne pas traiter sa plainte pour représailles permet effectivement au ministère de devenir le juge de sa propre cause et de s’exonérer de toute responsabilité en matière de représailles en application de la Loi.

[60] Je n’accepte pas la proposition de Mme Bergeron selon laquelle une plainte pour représailles est en quelque sorte plus grave qu’une plainte concernant un cas « ordinaire » de discrimination, ou que de telles plaintes donnent ouverture à une exigence accrue en ce qui concerne l’indépendance du décideur ministériel. Une allégation selon laquelle un employeur a enfreint la Loi canadienne sur les droits de la personne en violant les droits de la personne quasi-constitutionnels d’un employé est toujours une question sérieuse – particulièrement dans les cas de discrimination directe – et peut causer un préjudice important à la réputation de l’employeur et des employés concernés par la conduite discriminatoire : voir, par exemple, Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44.

[61] La Cour a abordé la question de l’indépendance dans l’arrêt Bergeron, en notant que la seule preuve que Mme Bergeron avait offerte en ce qui concerne le manque d’indépendance allégué de la SMD était son statut de sous-ministre déléguée. Toutefois, la Cour suprême a statué dans l’arrêt Vaughan, précité, que les décisions rendues par les fonctionnaires du ministère ne sont pas nécessairement viciées du seul fait de leur statut de fonctionnaires du ministère : arrêt Bergeron, précité, au para. 48; arrêt Vaughan, précité, au para. 37.

[62] La Cour a également mentionné dans l’arrêt Bergeron qu’il n’y avait aucune preuve devant la Commission que la SMD était partiale ou qu’elle n’avait pas tranché les griefs de Mme Bergeron de façon impartiale. La Commission a expressément abordé l’argument de l’indépendance de Mme Bergeron en l’espèce, en notant que, comme dans l’arrêt Bergeron, il n’y avait aucune preuve de partialité de la part de la SMD dans le traitement de la plainte pour représailles de Mme Bergeron.

[63] En effet, la SMD a accueilli les deux griefs de Mme Bergeron, en partie, et un certain redressement lui a été accordé relativement à chacun de ses griefs.

[64] La Cour a également mentionné dans l’arrêt Bergeron que, dans la mesure où elle craignait que la SMD ne soit pas suffisamment indépendante parce qu’elle était une haute fonctionnaire du ministère, Mme Bergeron aurait pu avoir accès à un arbitrage indépendant, mais elle a choisi de ne pas poursuivre cette option : arrêt Bergeron, précité, au para. 48. Étant donné qu’elle affirme que les mesures prises par le ministère à son encontre constituent une mesure disciplinaire déguisée, Mme Bergeron aurait également pu tenter de porter son grief pour représailles en arbitrage, malgré l’affirmation du ministère selon laquelle son grief n’était pas susceptible d’être arbitré, mais là encore, elle a choisi de ne pas le faire.

[65] Le manque d’indépendance de la SMD allégué n’était d’ailleurs qu’un des nombreux facteurs que la Commission devait évaluer, mettre en balance et peser. En l’absence d’un facteur inhabituel quelconque, les cours de révision feront généralement preuve de retenue à l’égard des évaluations factuelles des décideurs administratifs : arrêt Bergeron, précité, au para. 48.

[66] Là encore, comme c’était le cas dans l’arrêt Bergeron, les lacunes dans le processus décisionnel identifiées par Mme Bergeron en l’espèce sont spéculatives et ne suffisent pas à rendre la décision de la Commission déraisonnable étant donné que la plupart, sinon la totalité, des autres facteurs militaient en faveur du rejet de la plainte.

V. Le défaut de la Commission de tenir compte des conséquences graves pour Mme Bergeron en décidant de ne pas traiter sa plainte en application du paragraphe 41(1) de la Loi

[67] Mme Bergeron soutient également que la décision de ne pas traiter sa plainte pour représailles était déraisonnable en raison du fait que la Commission n’a pas tenu compte des conséquences graves que sa décision a eues pour elle. Elle fait remarquer que, dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a conclu que, lorsque l’incidence d’une décision administrative a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter les enjeux. La Cour suprême a fait remarquer de plus que « le décideur [doit] explique[r] pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné » : arrêt Vavilov, précité, au para. 133. Il s’agit notamment des cas où le moyen de subsistance d’un individu est menacé : arrêt Vavilov, précité, au para. 133.

[68] La Cour suprême a poursuivi dans l’arrêt Vavilov en faisant remarquer que les préoccupations relatives à l’arbitraire sont plus prononcées dans les cas où la décision a des conséquences particulièrement graves ou sévères pour la personne concernée, et le défaut de traiter de ces conséquences peut fort bien se révéler déraisonnable : arrêt Vavilov, précité, au para. 134. En conséquence, les décideurs administratifs doivent s’assurer que leurs motifs démontrent qu’ils ont tenu compte des conséquences d’une décision et que ces conséquences sont justifiées au regard des faits et du droit : arrêt Vavilov, précité, au para. 135.

[69] Cependant, l’arrêt Vavilov n’exige pas que chaque décision administrative fasse explicitement référence aux conséquences de la décision pour la personne concernée. En effet, comme l’a fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, les motifs du décideur administratif n’ont pas à aborder toutes les questions soulevées devant lui.

[70] Les rapports sur lesquels la Commission s’est appuyée en l’espèce décrivent longuement l’historique des relations de Mme Bergeron avec le ministère, y compris les renvois à son handicap, ses besoins d’adaptation et la cessation de son emploi. La Commission était donc pleinement consciente du long et difficile dossier de la présente affaire, et de l’incidence que ces événements ont eue pour Mme Bergeron et sa carrière. Le fait que la Commission n’ait pas expressément abordé ce que Mme Bergeron appelle les [traduction] « conséquences sévères » de sa décision pour cette dernière ne rend pas, à mon avis, sa décision déraisonnable.

VI. La décision de la Commission selon laquelle il n’était pas dans l’intérêt public de traiter la plainte pour représailles était-elle déraisonnable?

[71] La dernière observation de Mme Bergeron veut que la décision de la Commission selon laquelle il n’était pas dans l’intérêt public de traiter la plainte pour représailles de Mme Bergeron ait été déraisonnable. Plus précisément, elle affirme que la Commission ne s’est pas demandé si le processus de règlement des griefs était adapté pour traiter les plaintes pour représailles qui, comme nous l’avons déjà mentionné, s’apparentent, selon Mme Bergeron, à des cas de dénonciation. Mme Bergeron affirme en outre qu’il est contraire à l’intérêt public d’exiger d’un plaignant qu’il trouve son chemin dans le système de révision judiciaire et d’appel des Cours fédérales pendant plus d’une décennie afin de forcer la Commission à remplir correctement sa fonction d’examen préalable.

[72] Mme Bergeron fait valoir de plus que la Commission n’a pas expliqué pourquoi il n’était pas dans l’intérêt public de mener une enquête approfondie sur sa plainte, étant donné le manque d’indépendance relevé dans le processus de règlement des griefs.

[73] Comme l’a fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Figliola, les facteurs liés à l’intérêt public visés par des dispositions législatives telles que l’alinéa 41(1)d) de la Loi sont le devoir d’éviter les remises en cause, le devoir de conserver les ressources pour les affaires qui n’ont pas autrement été traitées et l’importance du caractère définitif des décisions.

[74] La plainte pour représailles de Mme Bergeron est sans aucun doute très importante pour elle. Cependant, le fait est qu’il s’agit d’une plainte individuelle. Rien n’indique que la plainte ait des conséquences systémiques, ni qu’elle soulève des questions d’intérêt public générales. Les allégations contenues dans la plainte pour représailles de Mme Bergeron sont limitées aux circonstances précises de son handicap et de son emploi.

[75] Ayant déterminé que les questions soulevées dans la plainte pour représailles de Mme Bergeron avaient été traitées adéquatement au moyen du processus de règlement des griefs, la conclusion de la Commission selon laquelle il n’était pas dans l’intérêt public de traiter sa plainte pour représailles était donc raisonnable.

VII. Conclusion

[76] La Commission a fait preuve d’une compréhension claire du long historique de la présente instance et a abordé cette question avec prudence. Elle a appliqué le cadre d’analyse élaboré dans l’arrêt Figliola et a tenu compte des contraintes factuelles et juridiques pertinentes, des observations des parties et des orientations fournies par la Cour et la Cour fédérale en ce qui concerne les deux plaintes en matière de droits de la personne et les deux griefs de Mme Bergeron. La Commission a fourni des motifs clairs et convaincants pour justifier sa décision de ne pas traiter la plainte pour représailles de Mme Bergeron et, considérée dans son ensemble, dans le contexte du dossier dont elle disposait, sa décision était raisonnable.

[77] Par conséquent, je rejetterais l’appel. Conformément à l’entente intervenue entre les parties, des dépens de 3 500 $ sont adjugés à l’intimé.

« Anne L. Mactavish »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

J.B. Laskin, j.c.a. »


ANNEXE

Loi canadienne sur les droits de la personne

Canadian Human Rights Act

L.R.C., 1985, ch. H-6

R.S.C., 1985, c. H-6, s. 3

[...]

...

Représailles

Retaliation

14.1 Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée.

14.1 It is a discriminatory practice for a person against whom a complaint has been filed under Part III, or any person acting on their behalf, to retaliate or threaten retaliation against the individual who filed the complaint or the alleged victim.

[...]

...

Irrecevabilité

Commission to deal with complaint

41 (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-314-20

 

INTITULÉ :

MICHÊLE BERGERON c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 novembre 2022

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LASKIN

DATE DES MOTIFS :

Le 5 décembre 2022

COMPARUTIONS :

Yavar Hameed

Pour l’appelante

Helen Gray

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hameed Law

Ottawa (Ontario)

Pour l’appelante

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l’intimé

 

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