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Date : 20221206


Dossier : A-311-19

Référence : 2022 CAF 211

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

INTERNATIONAL AIR TRANSPORT ASSOCIATION,

AIR TRANSPORTATION ASSOCIATION OF AMERICA faisant affaire sous le nom de

AIRLINES FOR AMERICA, DEUTSCHE LUFTHANSA AG,

SOCIÉTÉ AIR FRANCE, S.A., BRITISH AIRWAYS PLC,

AIR CHINA LIMITED, ALL NIPPON AIRWAYS CO., LTD.,

CATHAY PACIFIC AIRWAYS LIMITED,

SWISS INTERNATIONAL AIRLINES LTD.,

QATAR AIRWAYS GROUP Q.C.S.C., AIR CANADA,

PORTER AIRLINES INC., AMERICAN AIRLINES INC.,

UNITED AIRLINES INC., DELTA AIR LINES INC.,

ALASKA AIRLINES INC., HAWAIIAN AIRLINES, INC. et

JETBLUE AIRWAYS CORPORATION

appelantes

et

L’OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

et

GÁBOR LUKÁCS

intervenant

Audience tenue à Ottawa (Ontario), les 6 et 7 avril 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 décembre 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20221206


Dossier : A-311-19

Référence : 2022 CAF 211

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

INTERNATIONAL AIR TRANSPORT ASSOCIATION,

AIR TRANSPORTATION ASSOCIATION OF AMERICA faisant affaire sous le nom de

AIRLINES FOR AMERICA, DEUTSCHE LUFTHANSA AG,

SOCIÉTÉ AIR FRANCE, S.A., BRITISH AIRWAYS PLC,

AIR CHINA LIMITED, ALL NIPPON AIRWAYS CO., LTD.,

CATHAY PACIFIC AIRWAYS LIMITED,

SWISS INTERNATIONAL AIRLINES LTD.,

QATAR AIRWAYS GROUP Q.C.S.C., AIR CANADA,

PORTER AIRLINES INC., AMERICAN AIRLINES INC.,

UNITED AIRLINES INC., DELTA AIR LINES INC.,

ALASKA AIRLINES INC., HAWAIIAN AIRLINES, INC. et

JETBLUE AIRWAYS CORPORATION

appelantes

et

L’OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

intimés

et

GÁBOR LUKÁCS

intervenant

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] Dans le présent appel, notre Cour est saisie d’une contestation de la validité du règlement adopté par l’Office des transports du Canada (Office) pour indemniser les passagers aériens de divers retards, pertes et inconvénients subis lors de voyages aériens internationaux.

[2] En mai 2018, le Parlement a adopté la Loi sur la modernisation des transports (LMT), L.C. 2018, ch. 10, qui modifiait la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (LTC) en créant l’article 86.11. Cette nouvelle disposition oblige l’Office, après consultation avec le ministre des Transports (ministre), de prendre des règlements imposant certaines obligations aux transporteurs aériens, notamment en ce qui concerne les retards et les annulations de vols, les refus d’embarquement et la perte ou l’endommagement des bagages. En avril 2019, en vertu du paragraphe 86.11(2) de la LTC, le ministre a donné la Directive concernant les retards de trois heures ou moins sur l’aire de trafic, DORS/2019-110 (Directive), ordonnant ainsi à l’Office d’adopter un règlement obligeant les transporteurs aériens à fournir des renseignements et de l’assistance en temps opportun en cas de retard de trois heures ou moins sur l’aire de trafic.

[3] À peu près au même moment, l’Office a adopté le Règlement sur la protection des passagers aériens, DORS/2019-150 (Règlement), imposant aux transporteurs aériens des obligations – y compris une responsabilité – en ce qui concerne les retards sur l’aire de trafic, les retards et les annulations de vol, les refus d’embarquement et la perte ou l’endommagement des bagages dans le contexte des voyages aériens intérieurs et internationaux. Par souci de commodité, je reproduis le Règlement à l’annexe A des présents motifs.

[4] Les appelantes contestent plusieurs dispositions du nouveau Règlement pour le motif qu’elles outrepassent les pouvoirs conférés à l’Office aux termes de la LTC. Elles affirment que ces dispositions contreviennent aux obligations internationales du Canada en application de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, 12 octobre 1929, 137 R.T.S.N. 11 (Convention de Varsovie), remplacée par la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, 28 mai 1999, 2242 R.T.N.U. 309 (Convention de Montréal), et de la Loi sur le transport aérien, L.R.C. (1985), ch. C-26 (LTA). Elles allèguent également que de nombreuses dispositions constituent un excès de pouvoir en raison d’effets extraterritoriaux inadmissibles allant à l’encontre de notions fondamentales du droit international. Enfin, les appelantes contestent la Directive pour le motif qu’elle dépasse les limites fixées par la loi habilitante.

[5] Pour les motifs exposés ci-dessous, je rejetterais l’appel, sauf pour ce qui du paragraphe 23(2) du Règlement, qui excède les pouvoirs conférés par la LTC.

I. Contexte

[6] L’International Air Transport Association (IATA), l’une des appelantes, est une association commerciale regroupant 290 compagnies aériennes de 120 pays qui réalisent environ 82 pour cent du trafic aérien mondial. L’Air Transportation Association of America, faisant affaire sous le nom de Airlines for America, une autre des appelantes, est une association commerciale dont les membres sont des compagnies aériennes de transport de passagers et de marchandises établies aux États-Unis et qui réalisent plus de 90 pour cent du transport aérien de passagers et de marchandises aux États-Unis. Les autres appelantes sont des transporteurs aériens desservant un grand nombre d’aéroports au Canada et dans le monde. Toutes les autres appelantes sont des transporteurs aériens étrangers, à l’exception d’Air Canada et de Porter, dont le siège social est situé au Canada.

[7] L’Office est un organisme de réglementation et un tribunal quasi judiciaire. Sa loi habilitante, la LTC, lui confère le pouvoir d’élaborer et d’appliquer des règles établissant les droits et responsabilités des fournisseurs et des utilisateurs de services de transport. Dans le cadre de sa fonction de réglementation, l’Office rend des décisions sur des questions telles que la délivrance de licences, de permis et d’exemptions, s’il y a lieu, conformément aux pouvoirs qui lui sont conférés par le législateur. L’Office est également habilité à imposer des sanctions administratives pécuniaires pour toute infraction à la LTC ou à ses règlements, ainsi qu’à prendre des mesures d’exécution par l’intermédiaire d’agents d’exécution désignés. À titre de tribunal quasi judiciaire, l’Office est chargé de régler les différends liés au transport commercial et au transport des passagers et de trancher les questions d’accessibilité pour les personnes handicapées.

[8] M. Lukács se présente comme un [traduction] « défenseur des droits des passagers aériens ». Il a comparu devant notre Cour à titre d’intervenant à plusieurs occasions. Le statut d’intervenant lui a été accordé dans une ordonnance de la Cour datée du 3 mars 2020.

[9] En 2014, le ministre a entrepris un examen de la LTC afin d’examiner les enjeux actuels dans le secteur du transport et de définir les priorités et les mesures éventuelles dans le secteur afin d’appuyer la prospérité économique à long terme du Canada. L’examen, étayé par de vastes consultations menées auprès des intervenants canadiens des secteurs du transport et du commerce et auprès des particuliers canadiens, a montré que ces derniers n’étaient pas satisfaits de leurs déplacements en avion, y compris en ce qui concerne les régimes de protection des consommateurs actuellement en place. Le 25 février 2016, le ministre des Transports a déposé son rapport devant le Parlement (rapport d’examen de la Loi sur les transports au Canada, Parcours : Brancher le système de transport du Canada au reste du monde, Tome 1 [Ottawa : ministère des Transports, 2015]). Ce rapport indiquait que le système actuel produit « des résultats sous-optimaux et fragmentaires pour l’industrie, les consommateurs et l’organisme de réglementation » (p. 203) et recommandait au gouvernement de renforcer les droits des passagers aériens.

[10] En réaction au rapport, le ministre a déposé en mai 2017 le projet de loi C-49 qui obligeait l’Office à élaborer de nouveaux règlements renforçant les droits des passagers aériens au Canada. Le 23 mai 2018, le législateur a adopté la LMT, qui modifiait la LTC afin d’y ajouter l’article 86.11. Cette nouvelle disposition obligeait l’Office, après consultation avec le ministre, à prendre des règlements relatifs « aux vols à destination, en provenance et à l’intérieur du Canada, y compris les vols de correspondance », en particulier en ce qui concerne les obligations du transporteur dans les cas de retard et d’annulation de vols et de refus d’embarquement, y compris les normes minimales relatives au traitement et les indemnités minimales à verser, dans certaines situations, ainsi qu’en cas de perte ou d’endommagement de bagage.

[11] L’Office a ensuite lancé un processus de consultation afin de paver la voie à l’élaboration du nouveau règlement sur la protection des passagers aériens (Office des transports du Canada, Consultation à propos du règlement sur la protection des passagers aériens – Ce que nous avons entendu (Ottawa : Office des transports du Canada, 2018 [Consultation à propos du règlement sur la protection des passagers aériens]). Les voyageurs et les défenseurs des consommateurs étaient généralement favorables à la création d’un régime d’indemnisation juste tenant compte des inconvénients et des pertes subis par les passagers, y compris la perte de temps. Certaines compagnies aériennes ont opposé une résistance à cette proposition et ont averti que l’imposition d’une indemnité minimale pour les retards dans le cas des voyages internationaux était susceptible de contrevenir à la Convention de Montréal (dossier d’appel, vol. 22, onglet 14, p. 369 et 370). L’Office a également tenu compte des pratiques exemplaires et des leçons tirées dans le cadre des régimes de protection des passagers aériens adoptés par d’autres administrations, notamment l’Union européenne et les États-Unis, ainsi que de la Convention de Montréal (Consultation à propos du règlement sur la protection des passagers aériens, p. 2).

[12] Le projet de règlement a été publié en décembre 2018 dans la partie I de la Gazette du Canada et a été approuvé par le gouverneur en conseil le 21 mai 2019. Le Règlement modifiait les droits et les obligations des passagers et des transporteurs aériens et définissait les obligations minimales des compagnies aériennes envers les passagers en ce qui concerne :

  • la communication des droits des passagers et les recours possibles (articles 5 à 7);

  • les retards et les annulations de vols, ainsi que le refus d’embarquement (articles 10 à 21);

  • les retards de plus de trois heures sur l’aire de trafic (articles 8 et 9);

  • l’attribution de sièges aux enfants de moins de 14 ans (article 22);

  • l’établissement de conditions applicables au transport d’instruments de musique (article 24).

[13] Peu avant l’adoption du Règlement (vers le 26 avril 2019), le ministre a également donné la Directive, apparemment en s’appuyant sur le paragraphe 86.11(2) de la LTC. Comme nous le verrons plus loin, les appelantes prétendent que la Directive vise à accroître le pouvoir de réglementation de l’Office, dans la mesure où l’alinéa 86.11(1)f) n’autorise l’imposition d’obligations que pour les retards de plus de trois (3) heures sur l’aire de trafic.

[14] En ce qui concerne les retards et les annulations de vols, ainsi que le refus d’embarquement, le Règlement établit les obligations pour ce qui est de fournir des renseignements (article 13) et de l’aide (articles 14 et 16) aux passagers et oblige les transporteurs à fournir des arrangements de voyage alternatifs et, dans certaines situations, à rembourser le titre de transport ou les portions inutilisées du titre de transport. De plus, le Règlement a imposé un montant minimal normalisé d’indemnité pour les passagers dont les retards et les annulations de vols ou les refus d’embarquement sont « attribuable[s] » au transporteur, mais ne sont pas dus à des raisons de sécurité. Le montant de l’indemnité va de 125 $ à 2 400 $, selon la taille du transporteur (petit ou gros) et le délai entre l’heure d’arrivée prévue et l’heure d’arrivée réelle (articles 12, 19 et 20).

[15] Le paragraphe 86.11(4) de la LTC dispose que les nouvelles obligations découlant du Règlement sont « réputées figurer au tarif du transporteur » dans la mesure où elles sont plus avantageuses que les conditions de transport déjà prévues dans le tarif du transporteur. Lorsqu’un transporteur ne respecte pas ces obligations, les passagers peuvent déposer une plainte auprès de l’Office, qui décidera si le transporteur n’a pas appliqué ses tarifs. L’Office, s’il conclut qu’un transporteur n’a pas appliqué les tarifs, pourrait imposer à ce dernier des « mesures correctives », notamment l’obliger à verser les indemnités prévues par le Règlement et à s’acquitter des sanctions administratives pécuniaires en application de l’article 32.

[16] Le Règlement est entré en vigueur le 15 juillet 2019, à l’exception des articles 14, 19, 22, 35 et 36 qui sont entrés en vigueur le 15 décembre 2019.

[17] Le 28 juin 2019, les appelantes ont déposé devant notre Cour une requête au titre de l’article 41 de la LTC afin d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel relativement au Règlement. Notre Cour a donné son autorisation le 15 août 2019.

[18] Le 2 décembre 2019, le procureur général du Canada a déposé une requête en vue d’obtenir l’autorisation de présenter des témoignages d’expert quant au droit étranger, plus précisément quant aux droits des passagers aériens dans les États parties à la Convention de Montréal. Le procureur général a affirmé que ces éléments de preuve étaient pertinents en l’espèce, parce que la pratique suivie par les États parties, y compris leur législation interne et leurs décisions judiciaires, est un moyen reconnu servant à interpréter un traité comme la Convention de Montréal. Notre Cour (sous la plume du juge Rennie) a donné son autorisation le 27 janvier 2020. En juillet 2020, le procureur général a déposé l’affidavit de M. Vincent Correia, qui avait pour objet d’exposer l’état du droit concernant les droits des passagers dans 73 États.

[19] En réponse, le 3 juillet 2020, les appelantes ont déposé les affidavits de MM. Pablo Mendes de Leon et Paul S. Dempsey. Dans ces affidavits, les témoins experts ont présenté l’état du droit à l’étranger et ont donné leur opinion quant à l’interprétation de la Convention de Montréal et à sa compatibilité avec les régimes de droit étrangers. Le 30 juillet 2020, le procureur général a déposé une requête en vue de faire radier certains passages de ces affidavits. Notre Cour (sous la plume de la juge Mactavish) a conclu que la jurisprudence quant à la nécessité et à la recevabilité des témoignages d’experts concernant le droit international était ambiguë et a rejeté la requête le 19 octobre 2020, laissant la question à la discrétion de la formation saisie de l’appel.

[20] Le 7 janvier 2021, notre Cour (sous la plume de la juge Mactavish) a autorisé le procureur général à déposer des témoignages d’expert en réponse relativement à l’interprétation de la Convention de Montréal, sous réserve de la décision de notre Cour quant à la recevabilité des éléments de preuve contestés fournis par MM. Mendes de Leon et Dempsey. Le 26 février 2021, le procureur général a déposé l’affidavit d’Elma Giemulla concernant l’interprétation de la Convention de Montréal et sa compatibilité avec le régime de l’Union européenne relativement aux droits des passagers aériens.

II. Questions en litige

[21] Le présent appel soulève d’importantes interrogations quant à l’application de la Convention de Montréal au Canada et, plus largement, quant à la capacité du législateur d’assurer la réglementation des droits des passagers aériens dans le contexte des voyages internationaux. Pour y répondre, il faut examiner trois grandes questions :

  1. L’indemnisation minimale des passagers prévue par le Règlement en cas de retard, d’annulation de refus d’embarquement ou de perte ou d’endommagement de bagages, lorsqu’on l’applique au transport aérien international, est-elle autorisée par le sous-alinéa 86.11(b)(i) de la LTC et est-elle compatible avec la Convention de Montréal?

  2. L’un ou l’autre des articles 5 à 8, 13 à 18, 23 ou 24 ou des paragraphes 10(3), 11(3) à 11(5) ou 12(2) à 12(4) du Règlement outrepassent-ils les pouvoirs conférés par la LTC dans la mesure où ils s’appliquent aux services internationaux en raison d’une application extraterritoriale non permise?

  3. La Directive est-elle conforme aux pouvoirs que le paragraphe 86.11(2) de la LTC confère au ministre?

[22] Il faut cependant, avant d’étudier ces questions, régler deux points préliminaires. Le premier concerne la compétence de la Cour pour invalider la Directive. Dans ses observations, l’intervenant prétend que notre Cour n’a pas compétence pour entendre la contestation de la Directive du ministre – ce qui est le seul fondement de la contestation de l’article 8 du Règlement – parce que la Directive n’est pas « [une] décision, [un] arrêté, [une] règle ou [un] règlement » de l’Office au sens de l’article 41 de la LTC. La Directive émane plutôt du ministre et constitue donc une décision d’un « office fédéral » au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, qui échappe à la compétence de notre Cour aux termes de l’article 28. Selon cet argument, le pouvoir d’examiner la Directive du ministre relève de la compétence exclusive de la Cour fédérale, conformément à l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales.

[23] Le deuxième point préliminaire à régler concerne la recevabilité des témoignages d’experts fournis par les appelantes. Comme nous l’avons déjà mentionné, le procureur général a déposé une requête en vue de faire radier certains passages des affidavits de MM. Mendes de Leon et Dempsey parce qu’ils contenaient des avis juridiques irrecevables quant à l’interprétation de la Convention de Montréal. À la suite d’une directive de notre Cour, les parties ont traité ce point dans leurs observations générales sur le fond. Étant donné qu’il est essentiel d’établir les passages de ces opinions qui peuvent être invoqués pour trancher les questions de fond dont notre Cour est saisie, je traiterai également de cette question de façon préliminaire.

III. Questions préliminaires

A. La question de la compétence

[24] Si les appelantes contestaient la Directive du ministre et sollicitaient une ordonnance annulant cette Directive séparément, il ne fait aucun doute selon moi qu’elles auraient dû présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale. L’intervenant a raison de soutenir que l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour fédérale une compétence de première instance exclusive pour entendre toute demande de contrôle judiciaire des décisions du ministre.

[25] Toutefois, en l’espèce, ce n’est pas ce que recherchent les appelantes. Comme le montrent clairement l’avis d’appel et la réparation demandée au paragraphe 154 de leur mémoire des faits et du droit, les appelantes contestent la validité des dispositions contestées du Règlement (et, plus précisément, de l’article 8 de ce Règlement). C’est dans le cadre de cette contestation qu’elles remettent en question la validité de la Directive, parce que la Directive est déterminante pour la validité de l’article 8 du Règlement, du moins en ce qui a trait aux retards de trois heures ou moins sur l’aire de trafic.

[26] Comme l’a clairement indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54 (par. 25 et 26), il est nécessaire de déterminer « la nature ou le caractère essentiel » d’une demande pour décider si la Cour fédérale (ou la Cour d’appel fédérale) a compétence à cet égard. Citant l’arrêt Canada c. Domtar Inc., 2009 CAF 218 (par. 28), la Cour suprême a ajouté qu’il fallait dégager la nature essentielle de la demande selon « une appréciation réaliste du résultat concret visé par le demandeur ».

[27] Le procureur général reconnaît à juste titre que notre Cour doit avoir compétence pour examiner la légalité de la directive puisque celle-ci est pertinente (j’oserais dire qu’elle est essentielle) à son analyse de la validité de l’article 8 du Règlement. Il serait très peu commode et contraire au principe de l’accès à la justice de demander aux appelantes de commencer par contester la Directive devant la Cour fédérale en présentant une demande de contrôle judiciaire avant de contester l’article 8 du Règlement dans un appel parallèle en application de l’article 41 de la LTC. Notre Cour, en tant que cour supérieure, doit avoir compétence absolue pour trancher toute question de droit qui découle de sa compétence en première instance : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, par. 36; Deegan c. Canada (Procureur général), 2019 CF 960, par. 227; Bilodeau-Massé c. Canada (Procureur général), 2017 CF 604, par. 74, 80, 82 et 83.

[28] L’argument de l’intervenant au sujet de la compétence doit donc être rejeté. Il ne fait aucun doute que notre Cour a le pouvoir de se prononcer sur la validité de l’article 8 du Règlement et doit donc pouvoir décider si la Directive sur laquelle il se fonde est conforme au pouvoir conféré par l’article 86.11 de la LTC.

B. La question de la recevabilité

[29] Comme nous l’avons déjà mentionné, le procureur général a déposé une requête écrite en application de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, afin d’obtenir une ordonnance radiant certains passages des deux affidavits déposés par les appelantes, à savoir l’affidavit de M. Mendes de Leon, daté du 2 juin 2020, et l’affidavit de M. Dempsey, daté du 30 mars 2020. Plus précisément, le procureur général a demandé à notre Cour de radier les paragraphes 47, 59 à 91 et 115 de l’affidavit de M. Mendes de Leon et les paragraphes 28 à 41 de l’affidavit de M. Dempsey. En résumé, le procureur général affirme que ces paragraphes des deux affidavits sont irrecevables parce qu’ils contiennent des avis juridiques quant à l’interprétation de la Convention de Montréal, une question qui est au cœur même du présent appel. De plus, de l’avis du procureur général, ces avis juridiques portent sur des questions de droit international qui ne sont pas des questions de fait, mais plutôt des questions de droit dont les juges canadiens peuvent prendre connaissance d’office.

[30] À la lecture de la jurisprudence et de la documentation à ce sujet présentée par les parties, la juge Mactavish a conclu que « [l]e droit semble cependant quelque peu incertain » lorsqu’il s’agit de la nécessité de recourir à une preuve d’expert au moment de traiter de questions de droit international, par opposition à des questions de droit étranger : International Air Transport Association c. Canada (Office des transports), 2020 CAF 172, par. 14. Elle a donc jugé préférable de laisser cette question à la discrétion de la formation chargée d’entendre l’appel sur le fond.

[31] Avant de se prononcer sur cette requête, il convient de se rappeler que le procureur général avait déjà obtenu l’autorisation de présenter des témoignages d’experts au sujet du droit et des pratiques applicables dans certains pays en ce qui concerne les droits des passagers aériens. Le procureur général avait affirmé que ces éléments de preuve étaient pertinents parce que la pratique suivie par les États parties est un moyen reconnu d’interpréter un traité tel que la Convention de Montréal. Le juge Rennie s’est dit d’accord avec le procureur général, reconnaissant que les témoignages d’experts sont le seul moyen permissible de déposer des éléments de preuve concernant le droit et les pratiques étrangers.

[32] Dans la section II de son affidavit, M. Mendes de Leon présente les lois pertinentes de l’Union européenne et de ses États membres, des États membres de l’Association européenne de libre-échange et des États membres de l’Espace européen aérien commun en ce qui concerne la responsabilité des transporteurs aériens envers les passagers quant aux retards et aux annulations de vols ainsi qu’aux refus d’embarquement. Cette section n’est pas contestée puisqu’il s’agit manifestement d’éléments de preuve concernant le droit étranger. Le seul paragraphe de cette section auquel s’oppose le procureur général est le paragraphe 47, où M. Mendes de Leon évoque les nombreuses critiques soulevées par une décision de la Cour européenne de justice (Sturgeon c. Condor; Böck et Lepuschitz c. Air France, affaires jointes C-402/07 et C-432/07, [2009] Rec. CE I-10954 [Sturgeon]) parce que cette cour, dans cette décision, s’est écartée de son rôle judiciaire et a en fait modifié le Règlement (CE) no 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le règlement (CEE) no 295/91, [2004] JO L 46/1 (Règlement no 261/2004) en créant un droit à des paiements non compensatoires pour les retards de vols. Je reviendrai sur cette décision lorsque j’examinerai le fond des arguments des parties.

[33] Les sections III et IV de l’affidavit de M. Mendes de Leon sont les éléments les plus litigieux. La section III (par. 59 à 75), intitulée [traduction] « Le Règlement 261 de l’Union européenne est-il établi “dans l’application” de la Convention de Montréal? », nécessite (pour reprendre ses propres mots) qu’il [traduction] « se prononce sur la question de savoir si le Règlement 261 vise à donner effet aux obligations découlant de traités de l’UE en application de la Convention de Montréal » (par. 59). Ayant rappelé le contexte de l’adoption du Règlement no 261/2004 et examiné ce règlement, M. Mendes de Leon formule les conclusions suivantes :

[traduction]

71. À mon avis, le Règlement 261 avait clairement pour but de traiter de questions non régies par la Convention de Montréal (1999), et n’a donc pas été adopté pour donner effet aux obligations découlant de traités de l’UE s’y rapportant. Comme je l’ai expliqué plus haut dans le présent affidavit, dans la décision Sturgeon, la Cour européenne de justice a, de façon contestable, étendu aux retards de vols l’obligation d’indemnisation imposée aux transporteurs aériens par le Règlement 261. Fait important, les motifs de la Cour européenne de justice pour étendre l’indemnisation afin qu’elle ne se limite plus aux refus d’embarquement et aux annulations de vols ne s’appuient absolument pas sur la Convention de Montréal (1999), qui n’est pas analysée dans la décision et qui n’y est même pas mentionnée.

72. À mon avis, on ne peut considérer que la décision Sturgeon, en étendant aux retards de vols l’indemnisation prévue à l’article 7 du Règlement 261, « donne effet » aux obligations découlant de traités de l’UE en application de la Convention de Montréal (1999).

[34] À la section IV de son affidavit (par. 76 à 91), M. Mendes de Leon donne son opinion sur la question de savoir si le régime de l’Union européenne régissant l’indemnisation des passagers, et plus précisément le Règlement no 261/2004, cadre avec la Convention de Montréal. Après avoir exposé de manière générale la Convention de Montréal et formulé des commentaires critiques quant au fait que la jurisprudence de la Cour européenne de justice portant sur l’interprétation du Règlement no 261/2004 ne contrevient pas à la Convention de Montréal, M. Mendes de Leon donne son interprétation du principe d’exclusivité énoncé à l’article 29 de la Convention :

[traduction]

89. Le libellé de l’article 29 de la Convention de Montréal (1999) est, à mon avis, clair et précis. Conformément à la première méthode d’interprétation d’un traité, qui est aussi la principale méthode, une disposition de traité doit être interprétée de bonne foi, conformément au sens ordinaire qui doit être donné aux modalités du traité dans leur contexte et compte tenu de son objet ainsi que de l’intention qui le sous-tend, ce qui, dans le cas de la Convention de Montréal (1999), est l’établissement des règles uniformes pour le transport aérien international. L’article 29, et partant, la Convention de Montréal (1999), exclut ainsi clairement les demandes de dommages-intérêts de passagers contre les transporteurs aériens en cas d’inconvénients causés par les retards de vols en ce qui concerne le transport aérien international.

[35] Les sections V et VI de son affidavit ne font pas l’objet de contestations puisqu’il y est question de l’indemnisation des passagers aériens dans d’autres pays et que ces sections concernent donc, à proprement parler, le droit étranger.

[36] L’affidavit de M. Dempsey porte sur le droit américain sur la responsabilité des transporteurs aériens envers les passagers. Dans la section II de son affidavit (par. 14 à 22), il examine le régime juridique en ce qui concerne les cas de retard ou d’annulation de vols, de refus d’embarquement ou de perte ou d’endommagement des bagages. La section III (par. 23 à 46) concerne la compatibilité du droit américain avec la Convention de Montréal. En guise d’introduction, M. Dempsey explique que les États-Unis sont une juridiction [traduction] « moniste » puisque la Constitution américaine dispose que les traités internationaux ont force de loi. Il n’y a pas de distinction entre le droit international et le droit américain étant donné que les traités internationaux sont automatiquement exécutoires, sans qu’il soit nécessaire de promulguer officiellement des lois; ainsi, la Convention de Montréal constitue le droit américain en matière d’indemnisation des passagers dans le secteur des voyages aériens internationaux. Une opinion sur la Convention de Montréal est donc une opinion sur le droit américain, ce qui fait en sorte que cette opinion devrait être recevable en droit canadien puisqu’elle constitue un témoignage d’expert concernant le droit étranger.

[37] M. Dempsey fait ensuite une brève présentation de la Convention de Montréal et donne son opinion sur la portée du principe d’exclusivité énoncé à l’article 29 de cette convention :

[traduction]

30. Comme je l’ai indiqué précédemment, la Convention de Montréal dispose que le transporteur est responsable du préjudice subi en cas de destruction, de perte ou d’endommagement de bagages, ainsi qu’en cas de retard des passagers ou des bagages. Étant donné le principe d’exclusivité énoncé à l’article 29 que nous avons déjà mentionné, tout régime qui prévoit l’indemnisation minimale automatique en cas de retards des passagers ou en cas de perte, de retard ou d’endommagement de bagages contreviendrait à la Convention de Montréal. La Convention prévoit une indemnisation pour les dommages prouvables jusqu’à concurrence d’une certaine somme et prescrit expressément le recours exclusif pour les demandes présentées dans le contexte du transport aérien international.

31. La Convention ne prévoit aucun recours en cas de retard s’il n’y a pas de preuve de perte; de plus, un tel recours serait non compensatoire, ce qui est exclu par l’article 29.

[38] Aux paragraphes 32 à 36 de son affidavit, M. Dempsey traite de la question de savoir s’il y a incompatibilité entre le droit américain et le droit international sur les questions de retards de passagers ou de perte, de retard ou d’endommagement de bagages. Sur la plupart des sujets, il ne peut y avoir d’incompatibilité puisque le ministère des Transports des États-Unis demande aux clients qui font des réclamations contre les compagnies aériennes au sujet de vols internationaux de s’en remettre à la Convention de Montréal. Le seul domaine dans lequel la réglementation américaine traite de la responsabilité des transporteurs aériens et impose des obligations d’indemnisation des passagers est celui de l’indemnisation pour refus d’embarquement à cause de surréservation, ce qui, selon M. Dempsey, ne relève pas de la Convention de Montréal. Cette fois encore, c’est son interprétation de la Convention de Montréal qui l’amène à tirer cette conclusion :

[traduction]

35. [...] La non-exécution du contrat de transport ne relève pas de la Convention puisque celle-ci s’applique aux contrats de transport internationaux pour lesquels le départ et l’arrivée du vol ont lieu dans un État signataire. Si la défaillance du transporteur est considérée comme une non-exécution du contrat de transport, le différend échappe alors complètement à la portée des conventions de Varsovie et de Montréal; le passager lésé peut alors exercer les recours prévus par le droit national, et ce, sans plafonnement des dommages-intérêts.

[39] Il est intéressant de constater que M. Dempsey, pour cet argument, s’appuie sur plusieurs décisions et analyses juridiques, y compris parfois sur ses propres publications.

[40] Enfin, M. Dempsey, dans la section IV de son affidavit (par. 37 à 41), se dit d’avis que les lois des États-Unis ont été adoptées dans l’application de la Convention de Montréal. Il tire cette conclusion du fait que les États-Unis sont un pays moniste, que la jurisprudence américaine concernant les retards applique la Convention de Montréal et que le gouvernement des États-Unis s’est abstenu de prendre des règlements en matière d’aviation relativement à la responsabilité des transporteurs aériens dans le contexte du transport aérien international étant donné la disposition d’exclusivité et de préemption de la Convention de Montréal.

[41] Le procureur général allègue qu’il convient de radier une grande partie des sections III et IV de l’affidavit de M. Mendes de Leon et des sections III et IV de l’affidavit de M. Dempsey, qui se prononcent sur la question de savoir si les lois de l’Union européenne et des États-Unis ont été adoptées dans l’application de la Convention de Montréal et y sont conformes. Selon le procureur général, ces passages des deux affidavits, ainsi que la critique de M. Mendes de Leon au sujet de la décision Sturgeon rendue par la Cour européenne de justice (par. 47) et un paragraphe concernant l’application de la Convention de Montréal en Nouvelle-Zélande (par. 115), constituent tout simplement des opinions juridiques quant à l’interprétation d’une convention internationale qui est au cœur de la question juridique de fond que doit trancher notre Cour. Le procureur général affirme que ces éléments de preuve visent uniquement à donner à la thèse juridique avancée par les appelantes un poids plus important que si elle avait simplement été soutenue par les avocats.

[42] La Convention de Montréal, adoptée le 28 mai 1999 à Montréal, ratifiée par le Canada et incorporée dans son droit interne au moyen de modifications apportées à la LTA (par. 2(2.1)), est indubitablement au cœur du présent appel. Les appelantes ont fait valoir plusieurs arguments à l’appui de leur thèse selon laquelle le Règlement outrepasse les pouvoirs conférés par la LTC. Elles ont affirmé qu’il faut présumer que le législateur, en édictant l’article 86.11 de la LTC, n’a pas autorisé l’adoption d’une législation déléguée qui ne cadrerait pas avec la Convention de Montréal telle qu’elle est incorporée dans le droit canadien. De façon similaire, elles ont prétendu que l’article 86.11 doit être interprété comme n’autorisant pas l’adoption de règlements qui ne cadreraient pas avec la Convention de Montréal, puisqu’il faut présumer que le législateur légifère conformément aux obligations internationales du Canada. Les appelantes ne contestent pas le fait que la Convention de Montréal est au cœur de ces deux arguments.

[43] Pour avoir gain de cause, les appelantes doivent convaincre notre Cour que les dommages-intérêts non compensatoires prévus dans le Règlement pour les retards et les annulations de vols, les refus d’embarquement et la perte ou l’endommagement des bagages sont interdits par la Convention de Montréal, dépassent la limite de responsabilité fixée dans la Convention et ne tiennent pas compte de l’exclusion de responsabilité de la Convention. S’il n’y a pas d’incompatibilité, le Règlement ne constitue pas un excès de pouvoir puisqu’il entre alors dans le cadre du pouvoir de réglementation prévu par l’article 86.11 de la LTC. Les parties s’entendent au moins sur ce point.

[44] Il est bien établi dans le droit de la preuve au Canada que les faits doivent être plaidés et établis, alors que la loi n’a pas à être prouvée et que les tribunaux en prendront connaissance d’office. Les opinions quant aux questions de droit ne sont donc pas recevables puisqu’il appartient à la Cour de trancher ce type de question. Bien que les éléments de preuve contenus dans les affidavits doivent généralement se limiter aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle (paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales), on pourra permettre à une partie, à titre exceptionnel, de produire un avis d’expert sur des questions de fait lorsque cet avis répond à certaines exigences.

[45] Le droit étranger est, depuis longtemps, caractérisé comme un énoncé de fait aux fins du droit de la preuve. Il doit être plaidé et prouvé à la satisfaction du tribunal, à moins de dispositions contraires de la loi. Dans la plupart des cas, cela passera par des témoignages d’experts : R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, par. 120 [Hape]; Asad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 141, par. 24; JPMorgan Chase Bank c. Lanner (Le), 2008 CAF 399, [2009] 4 R.C.F. 109, par. 18, 35 et 57; Friedl v. Friedl, 2009 BCCA 314, par. 20.

[46] Sur ce fondement, le droit international doit-il être traité comme une question de fait? Cette question controversée, à laquelle il n’est pas possible de répondre aisément en droit canadien, a été traitée de diverses façons dans la jurisprudence. Les appelantes affirment qu’il n’existe aucune règle voulant que les témoignages d’experts quant au droit international soient automatiquement irrecevables. Les tribunaux peuvent prendre d’office connaissance du droit international incorporé dans le droit canadien, mais il est allégué que les tribunaux peuvent également recevoir des témoignages d’experts concernant le droit international et s’appuyer sur ces témoignages lorsque le contenu normatif des principes de droit international en litige est [traduction] « incertain, controversé ou nouveau » (observations écrites des appelantes en réponse à la requête du procureur général en vue de faire radier certains passages des affidavits des appelantes, par. 41 [observations écrites en réponse des appelantes]). Le procureur général, en revanche, soutient vigoureusement que le droit international est une question de droit, que les tribunaux canadiens doivent en prendre connaissance d’office et que les éléments de preuve visant à donner une opinion juridique sur l’interprétation ou l’application d’une convention internationale sont irrecevables, [traduction] « en particulier lorsqu’il s’agit d’une question centrale que la Cour doit trancher pour statuer sur un litige » (observations écrites du procureur général à l’appui de la requête pour faire radier certains passages des affidavits des appelantes, par. 55).

[47] À mon sens, on doit privilégier ce dernier avis, du moins en ce qui concerne le droit international coutumier et les traités internationaux qui ont été incorporés dans le droit canadien. Je laisse de côté, aux fins de cette analyse, les conventions et traités internationaux qui n’ont pas été mis en application dans les lois canadiennes (fédérales ou provinciales) puisqu’ils ne font pas partie du droit canadien. Il n’est pas nécessaire d’examiner la façon dont un instrument international que le Canada a ratifié sans l’avoir mis en application devrait être mis en preuve étant donné que la Convention de Montréal a été incorporée dans le droit canadien au moyen de la LTA.

[48] Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les tribunaux canadiens doivent prendre d’office connaissance du droit international sans qu’il soit nécessaire de recourir aux opinions d’experts. Premièrement, le droit international constitue, à plusieurs égards, le droit interne. Je suis conscient que le Canada, contrairement à d’autres régimes juridiques tels que celui des États-Unis, est un système dualiste en ce sens que les règles de droit international doivent être incorporées ou adoptées dans l’ordre juridique interne afin d’être appliquées par les tribunaux nationaux. Cependant, ceci n’est vrai que dans le cas des traités internationaux. Conformément à la règle d’adoption prévue par la common law, il est reconnu depuis longtemps que les règles prohibitives du droit international coutumier font partie du droit canadien à condition qu’aucune disposition législative n’entre en conflit avec elles : voir l’arrêt Hape, par. 36 à 39, et les décisions mentionnées. Une fois incorporés, les traités font pour ainsi dire partie du droit canadien. Ainsi, le dualisme juridique canadien ne doit pas être exagéré et n’est pas déterminant pour trancher la question dont nous sommes saisis.

[49] Deuxièmement, de façon connexe, le droit international devrait être assujetti aux mêmes règles de preuve que le droit canadien parce que l’on présume que le droit interne sera interprété d’une manière conforme aux obligations internationales du Canada. Comme l’a indiqué Gibran van Ert (« The Admissibility of International Legal Evidence » (2005) 84 C.B.R. 31, p. 38 [van Ert]), il n’existe aucune présomption que le droit canadien respecte les exigences du droit des pays étrangers puisque les lois étrangères ne lient pas le Canada. En revanche, le droit international coutumier et les traités qui ont été ratifiés par le gouvernement canadien ont force obligatoire et les violations donneront naissance à une responsabilité internationale.

[50] La troisième raison pour laquelle les tribunaux prennent d’office connaissance du droit international découle du droit relatif à la recevabilité des témoignages d’opinion d’experts. L’arrêt de principe sur cette question est l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, (p. 20) [Mohan] de la Cour suprême du Canada. Dans cet arrêt, la Cour a énoncé quatre critères concernant la recevabilité de la preuve d’expert : la pertinence, la nécessité d’aider le juge des faits, l’absence de toute règle d’exclusion et la qualification suffisante de l’expert. Dans un arrêt subséquent, la Cour a ajouté une deuxième étape, consistant à soupeser les risques et les avantages éventuels que présente l’admission du témoignage, afin de décider si les premiers l’emportent sur les seconds : White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] R.C.S. 182, par. 24 [White Burgess]; voir également : R. c. Bingley, 2017 CSC 12, [2017] 1 R.C.S. 170, par. 16 et 17.

[51] Avant d’examiner l’application de ces critères, il faut tenir compte du fait, comme l’a souligné van Ert, que les arrêts Mohan et White Burgess traitaient de l’opinion d’experts non pas sur des questions de droit, mais plutôt sur des questions de fait. On pourrait donc soutenir que les critères énoncés dans ces arrêts n’étaient pas censés s’appliquer aux opinions d’experts sur des questions de droit et qu’ils ne peuvent donc pas être invoqués pour justifier la production en preuve de telles opinions.

[52] Quoi qu’il en soit, étant donné l’expertise de la Cour quant aux questions de droit, je conviens avec le procureur général que l’on peut difficilement prétendre que les opinions d’experts sur ce type de question sont nécessaires. Même s’il ne faut pas juger de la nécessité « selon une norme trop stricte » (Mohan, p. 23), l’opinion d’expert doit tout de même apporter une expertise dépassant la portée des compétences et des connaissances du juge. C’est évident lorsque l’application du droit se fonde sur une bonne compréhension de questions scientifiques et techniques, comme c’est souvent le cas en droit des brevets. Mais il y a une distinction à faire dans les cas où la question juridique, bien que nouvelle ou complexe, ne nécessite aucune expertise particulière au-delà de celle à laquelle on s’attend de la part d’un juge. Dans ces cas, le juge peut tirer ses propres conclusions sans avoir recours aux opinions d’experts. Comme l’a indiqué notre Cour dans l’arrêt Canada (Bureau de régie interne) c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 43 (par. 18) [Bureau de régie interne], « [c]’est précisément pourquoi les tribunaux judiciaires n’accepteront pas de preuve d’opinion sur les questions de droit interne (par opposition au droit étranger). En effet, de telles questions appartiennent manifestement au champ d’expertise du tribunal judiciaire, et l’admission d’une preuve d’opinion y afférente empiéterait sur le rôle du tribunal en tant qu’expert en matière de droit [...] »; voir également : Es-Sayyid c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59, par. 41; Brandon (Ville) c. Canada, 2010 CAF 244, par. 27; Dywidag Systems International, Canada, Ltd. c. Garford PTY Ltd., 2010 CAF 223, par. 10 et 11; et Sopinka J., S.N. Lederman et A.W. Bryant : The Law of Evidence in Canada, 4e éd. (Markham, Ontario : LexisNexis, 2014), par. 12.155 et 12.156.

[53] Je ne trouve pas du tout convaincant l’argument de l’IATA voulant que des témoignages d’experts puissent être présentés lorsque des principes de droit international sont incertains, controversés ou nouveaux. L’acceptation de témoignages d’experts n’a jamais été soumise à ce critère et l’IATA n’invoque effectivement aucun précédent à l’appui de ce nouveau principe. Un désaccord entre les parties quant à l’interprétation correcte du droit (qu’il s’agisse du droit constitutionnel, du droit civil, du droit pénal ou du droit international) ne saurait être le critère utilisé pour décider de la recevabilité de témoignages d’opinion d’experts. On usurperait le rôle du juge en procédant ainsi. Comme l’a souligné avec justesse van Ert dans son article précité :

[traduction]

Bien qu’il ne fasse aucun doute qu’un chercheur qui a étudié pendant longtemps une question de droit précise puisse être mieux informé à ce sujet qu’un juge de première instance au début d’une audience, notre système judiciaire accusatoire repose sur la conviction qu’un juge qualifié, avec le concours de savants avocats présentant des points de vue opposés et représentant des parties ayant un réel intérêt dans l’issue du procès, et protégé (en dernier ressort) par la possibilité d’une annulation en appel, est capable de résoudre correctement tout litige. Si nous commençons à douter de cette prémisse pour le droit international, au motif que beaucoup de juges pourraient mal connaître ce domaine, qu’est-ce qui nous empêche d’en douter pour d’autres domaines moins connus du droit? (p. 41)

[54] La jurisprudence n’est ni uniforme ni exempte d’ambiguïtés quant au traitement de l’opinion d’expert en ce qui concerne le droit international. Dans l’ensemble, cependant, je crois qu’il est raisonnable de dire que la jurisprudence a évolué vers l’exclusion de tels éléments de preuve. Il convient de noter que les appelantes, bien qu’elles fassent remarquer que les tribunaux canadiens ont [traduction] « à de nombreuses reprises » (observations écrites en réponse des appelantes, par. 41) entendu et invoqué des témoignages d’experts concernant le droit international, n’ont pu citer que deux décisions dans lesquelles les témoignages d’experts sur des questions de droit international ont été explicitement déclarés recevables : voir Holding Tusculum B.V. c. S.A. Louis Dreyfus & Cie, 2006 QCCS 2827, par. 16; Fédération des travailleurs du Québec (FTQ – Construction) c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCS 4548, par. 20. La Cour supérieure du Québec, dans ces deux décisions rendues en première instance, n’a pas examiné la question de manière approfondie et c’est cette même cour qui, récemment, a expressément refusé de suivre la deuxième de ces décisions : Fédération des policiers et policières municipaux du Québec c. Procureure générale du Québec, 2020 QCCS 2496, par. 22.

[55] Les appelantes ont également renvoyé la Cour à quelques décisions dans lesquelles des témoignages d’experts concernant le droit international ont été produits : voir Romania (State) v. Cheng, 1997 CanLII 9914 (NS SC), conf. par 1997 CanLII 1949 (NS CA); Amaratunga v. Northwest Atlantic Fisheries Organization, 2010 NSSC 346; 2011 NSCA 73; Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2012 SKQB 62; 2013 SKCA 43; 2015 CSC 4; [2015] 1 R.C.S. 245 [Saskatchewan Federation of Labour]; Najafi c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 876; 2014 CAF 262; [2015] 4 R.C.F. 162; Tracy v. The Iranian Ministry of Information and Security, 2016 ONSC 3759. La recevabilité des témoignages d’experts n’a été examinée dans aucune de ces décisions. De plus, dans toutes ces décisions, les témoignages d’experts n’ont été que brièvement mentionnés, parfois simplement pour prendre acte de leur présentation; en ce qui concerne les deux affaires qui se sont rendues devant la Cour suprême, l’affidavit d’expert n’a pas du tout été mentionné dans l’une des décisions et a fait l’objet d’une simple parenthèse (« voir également l’affidavit du [...] ») dans l’autre (Saskatchewan Federation of Labour, par. 65). Il va sans dire que les choix concernant le dépôt de certains éléments de preuve pour contester la recevabilité des éléments de preuve de la partie adverse sont souvent tactiques et faits au cas par cas, et ne constituent pas des décisions quant à l’admissibilité de tels éléments de preuve. Il est bien établi que les tribunaux n’ont pas l’habitude de soulever de leur propre initiative une objection à la recevabilité des éléments de preuve : Café Cimo inc. c. Abruzzo Italian Imports inc., 2014 CF 810, par. 6; Mallet v. Administrator of the Motor Vehicle Accident Claims Act, 2002 ABCA 297, par. 57 et 58.

[56] En revanche, il est déjà arrivé à notre Cour et à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique de rejeter des témoignages d’experts concernant le droit international. Dans l’arrêt Bureau de régie interne, notre Cour a radié l’affidavit d’un professeur de droit visant à montrer que les dépenses parlementaires sont considérées comme extérieures à la sphère du privilège parlementaire. À l’appui de cette thèse, le professeur de droit a cité l’expérience d’autres pays du Commonwealth, qui montrait selon lui que l’administration des dépenses parlementaires n’entre pas dans le concept de common law du privilège parlementaire. Comme l’ont souligné les appelants dans cet arrêt, même s’il était clair que la question de la recevabilité des témoignages d’experts concernant le droit international n’avait pas été directement abordée, il demeurait que l’affidavit était truffé d’opinions concernant une prétendue « norme mondiale de droit constitutionnel » (Bureau de régie interne, par. 6 et 21). La Cour a conclu que l’affidavit n’était pas un simple exposé des faits offrant des renseignements neutres sur le droit comparé et le droit étranger, comme l’affirmaient les appelants dans cet arrêt, mais qu’il s’agissait plutôt d’un avis juridique en faveur d’une interprétation restrictive du privilège parlementaire invoqué par les appelants. La Cour a déclaré ce qui suit :

[23] On ne saurait prétendre que l’affidavit de M. St‐Hilaire constitue un exposé des faits offrant des renseignements neutres sur l’évolution historique du privilège parlementaire ainsi que sur le droit comparé et le droit étranger. Il serait plutôt assimilable à un avis juridique, tirant d’éléments puisés à des sources canadiennes et étrangères une conclusion qui se trouve à appuyer la thèse des députés intimés. [...]

[57] Cet arrêt est compatible avec l’idée qu’un expert ne peut pas donner son avis sur une question de droit (ce qui doit obligatoirement inclure les questions de droit international) que doit trancher la Cour, en particulier lorsque cette question est au cœur de la décision à prendre pour régler le différend entre les parties : voir la jurisprudence citée dans l’arrêt Bureau de régie interne, par. 18. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique l’a confirmé lorsqu’elle a été appelée à se prononcer explicitement sur des témoignages d’experts concernant le droit international. Voici ce qu’elle a déclaré dans l’arrêt R. v. Appulonappa, 2014 BCCA 163 (par. 62) :

[traduction]

Enfin, en ce qui concerne les témoignages d’experts, les intimés ont appelé le professeur Dauvergne à témoigner concernant des questions de droit et de politique relativement aux réfugiés. La Couronne a quant à elle appelé M. Dandurand à témoigner à titre d’expert en passage de clandestins en tant que crime transnational. Je conviens avec les intimés que, puisque les deux experts se sont égarés en formulant des opinions sur l’interprétation et l’application du droit international et de l’article 117 de la LIPR, leur témoignage n’était pas recevable étant donné qu’il s’agissait de questions de droit qu’il appartenait à la Cour de trancher. Par conséquent, mon examen de leur témoignage ne portera que sur les questions factuelles.

[58] Plus récemment, notre Cour à la majorité a fait remarquer de façon incidente qu’il n’est pas nécessaire pour les parties de déposer des rapports d’expertise pour faire la preuve du droit international puisque la Cour peut prendre connaissance judiciaire de ce droit : Turp c. Canada (Affaires étrangères), 2018 CAF 133, par. 82. Pour arriver à cette conclusion, la Cour s’est appuyée sur l’arrêt R. v. The Ship “North”, 37 R.C.S. 385; 1906 CanLII 80 (SCC) (arrêt inédit en français), sur la décision Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général) (1re inst.), [1997] 2 C.F. 84 [Jose Pereira], ainsi que sur la décision Lord Advocate’s Reference No. 1, [2001] ScotHC 15, rendue par la Haute Cour de Justice de l’Écosse.

[59] Certes, les cas dans lesquels des tribunaux canadiens ont indiqué de façon explicite qu’ils pouvaient prendre d’office connaissance du droit international sont peu nombreux. Il existe cependant plusieurs arrêts dans lesquels la Cour suprême a pris en compte des normes coutumières et conventionnelles internationales sans se reporter à des témoignages d’experts à l’appui. À mon avis, cela montre bien qu’il est approprié de procéder ainsi : voir, par exemple, R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, [2003] 3 R.C.S. 571; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3 [Suresh]; États-Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283; Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437; Re Code canadien du travail, [1992] 2 R.C.S. 50; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401; Renvoi relatif au plateau continental de Terre-Neuve, [1984] 1 R.C.S. 86; Reference Re: Offshore Mineral Rights, [1967] R.C.S. 792; The Municipality of the City and County of Saint-John et al. v. Fraser-Brace Overseas Corporation et al., [1958] R.C.S. 263.

[60] Mais ce qui est encore plus important, ce sont les cas dans lesquels les tribunaux canadiens ont interprété, sans avoir recours à des témoignages d’experts, diverses dispositions de traités internationaux ratifiés et mis en application par le Canada. Par exemple, dans l’arrêt Pan American World Airways Inc. c. La Reine, [1979] 2 C.F. 34; 1979 CanLII 4179 (CF), p. 274 et 275, conf. par 1980 CanLII 2610 (CAF) et 1981 CanLII 215 (CSC), la Cour fédérale a conclu que les témoignages d’experts quant à l’interprétation correcte de la Convention relative à l’aviation civile internationale, 7 décembre 1944, 15 R.T.N.U. 295 (Convention de Chicago), n’étaient pas recevables. Il est intéressant de constater que la Cour a néanmoins accepté d’examiner ces témoignages en tenant pour acquis que les avocats s’en seraient servi comme arguments. De même, la Cour suprême a appliqué deux dispositions de la Convention de Vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, 1155 R.T.N.U. 331 [Convention de Vienne], sans avoir recours à des témoignages d’expert : voir Yugraneft Corp. c. Rexx Management Corp., 2010 CSC 19, [2010] 1 R.C.S. 649, par. 19 et 21 [Yugraneft]; Bureau de l’avocat des enfants c. Balev, [2018] 1 R.C.S. 398, par. 35. L’arrêt Thibodeau c. Air Canada, [2014] 3 R.C.S. 340 [Thibodeau], de la Cour suprême est particulièrement pertinent puisque l’article 29 et d’autres dispositions de la Convention de Montréal y ont été interprétés sans qu’il ait été nécessaire de recourir à des témoignages d’experts.

[61] Les avocats des appelantes ont fait valoir que le procureur général avait produit des témoignages d’experts dans de nombreux dossiers et que l’on devrait donc l’empêcher d’affirmer que les témoignages d’experts concernant le droit international ne sont pas recevables. À l’appui de leur argument, ils ont attiré l’attention de la Cour sur plusieurs affaires dans lesquelles des experts en droit international ont été appelés à témoigner par le procureur général, de sa propre initiative ou autrement, afin de fournir des rapports ou des éléments de preuve par affidavit concernant diverses questions de droit international. Je conviens bien sûr avec les appelantes que le procureur général devrait tâcher d’être cohérent quant à l’interprétation des lois sur lesquelles il s’appuie pour s’acquitter de ses responsabilités devant les divers tribunaux canadiens.

[62] En somme, selon l’argument avancé par les appelantes, le procureur général devrait être empêché de s’opposer à la production d’éléments de preuve similaires par d’autres parties. Je conviens que le procureur général occupe une situation particulière devant les tribunaux, mais il est pratiquement impossible de faire la comparaison entre les stratégies adoptées par le procureur général dans d’autres affaires et celles qu’il adopte en l’espèce, devant la Cour. Les avocats prennent, en ce qui concerne la preuve, des décisions selon les faits dont les affaires dépendent. Il n’appartient pas à la Cour de recenser les faits de chaque affaire où une telle question aurait été soulevée pour déterminer si le procureur général a traité la question de la même façon chaque fois.

[63] De plus, même si l’usage était pertinent, les décisions de produire des éléments de preuve et de soulever des objections quant à la recevabilité des éléments de preuve sont prises au cas par cas et, très souvent, à des fins tactiques. Chaque affaire soulève des questions différentes et oblige les juges à se prononcer de façon différente sur toutes sortes de questions, y compris sur le type d’éléments de preuve à admettre. Dans certains cas, par exemple, les éléments de preuve étaient de nature historique (R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, p. 795), concernaient les travaux préliminaires à une convention internationale (Québec (Ministre de la Justice) c. Canada (Ministre de la Justice), 2003 CanLII 52182 (QC CA)) ou consistaient en des rapports d’expertise annexés à un mémoire dans un renvoi (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217). Un échantillon d’une dizaine de décisions rendues au cours des trente dernières années ne permet certainement pas d’établir un quelconque usage, surtout compte tenu des nombreux cas dans lesquels le procureur général a choisi de ne pas faire entendre des experts sur le droit international : voir, par exemple, Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, [2014] 3 R.C.S. 176; Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431 [Febles]; Hape; Suresh.

[64] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que les tribunaux doivent prendre d’office connaissance du droit international coutumier et des traités qui ont été ratifiés et mis en application en droit canadien. Comme l’a reconnu la Cour suprême dans l’arrêt Nevsun Resources Ltd. c. Araya, 2020 CSC 5 (par. 94 à 98), le droit international coutumier doit être considéré comme du droit canadien et, en tant que tel, doit faire l’objet d’une connaissance d’office sans qu’aucune preuve d’expert ne soit nécessaire. Je ne vois aucune raison, fondée sur des principes ou sur la logique, de faire une distinction entre le droit international coutumier et les traités qui ont été mis en application dans le droit canadien. En effet, les deux sont incorporés dans le droit canadien et les juges sont censés les traiter comme du droit, et non comme des faits. La tendance de la jurisprudence à laquelle j’ai renvoyé dans les paragraphes précédents va clairement dans ce sens. Cette tendance remonte à la décision Jose Pereira de la Cour fédérale, où l’un des arguments avancés par les demandeurs était que le règlement adopté en vertu de la Loi sur la protection des pêches côtières, L.R.C. (1985), ch. C‐33, outrepassait la compétence du gouverneur en conseil. Se prononçant sur une requête en radiation de passages des déclarations déposées par les défendeurs, le juge MacKay a commencé par résumer les principes d’application du droit international devant nos tribunaux, avant d’examiner la question de la déclaration en ce qui a trait au droit international :

Cette question [la légalité du Règlement], peut être soulevée sans qu’il soit nécessaire de mentionner dans la déclaration ou dans les précisions des traités ou des conventions internationaux spécifiques qui, dans la mesure où ils sont considérés comme une source de droit, seront appliqués dans l’action uniquement s’ils sont intégrés dans les règles de droit interne du Canada aux termes d’une disposition législative explicite. Dans la mesure où les conventions ou traités internationaux sont considérés comme une source des principes de droit international, il n’est pas nécessaire de les plaider de façon spécifique, de la même façon qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer d’autres sources, savoir des jugements ou des lois, et cette allégation ne concerne pas des faits, mais des points de droit, qui ne doivent pas être plaidés. (p. 101) [Non souligné dans l’original.]

[65] Tout comme les témoignages d’experts sur les questions de droit interne, les témoignages d’experts concernant le droit international ne devraient pas être acceptés. Les avocats devraient formuler eux-mêmes des observations sur le droit international, sans avoir recours à un témoin expert pour ajouter de la crédibilité à leurs arguments. Bien sûr, un article de doctrine qui exposerait les opinions d’experts sur des questions juridiques pourrait, s’il est publié, être présenté à la Cour au même titre que la jurisprudence et d’autres types de sources juridiques. Cependant, le droit international ne devrait certainement pas être invoqué comme un simple fait, à établir au moyen d’un affidavit ou de preuve testimoniale, tout particulièrement si le but est de présenter des conclusions juridiques sur la question qui est précisément au cœur du litige entre les parties.

[66] Compte tenu de ce principe, je conviens avec le procureur général qu’il faut radier les paragraphes 47, 59 à 91 et 115 de l’affidavit de M. Mendes de Leon, ainsi que les paragraphes 28 à 41 de l’affidavit de M. Dempsey. Contrairement à ce qu’affirment les appelantes, ces paragraphes abordent des questions à débattre que le juge doit trancher, et non des questions de fait. Le contenu normatif du droit international relève de la compétence exclusive de la Cour.

[67] C’est une chose que de présenter des éléments de preuve concernant le droit et les décisions d’autres pays comme le fait M. Correia dans son affidavit, mais c’en est une autre que de donner son avis quant à la compatibilité de ce droit étranger avec la Convention de Montréal, interprétant ainsi, du moins indirectement, la portée de la Convention et du principe d’exclusivité qui y est prévu. En franchissant cette ligne, MM. Mendes de Leon et Dempsey s’approprient le rôle de la Cour puisqu’il s’agit précisément de la question que les parties nous demandent de trancher. Au bout du compte, il revient à la Cour de décider si la pratique suivie par les États présentée par les parties par l’entremise de leurs témoins experts est ou non conforme à la Convention de Montréal, en fonction de sa propre interprétation du champ régi par cette convention et de son article 29.

[68] De toute évidence, les éléments de preuve concernant le droit étranger présentés par M. Correia ne dispenseront pas le procureur général de l’obligation d’établir qu’il s’agit d’une « pratique des États » aux termes de la Convention de Vienne. Conformément à l’article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice (26 juin 1945, R.T. Can. 1945 no 7), les principales sources de droit international sont les conventions internationales, la coutume internationale, les principes généraux de droit et, comme moyen auxiliaire de détermination des règles de droit, les décisions judiciaires et les écrits de sommités dans le domaine. La pratique des États n’est pas une source de droit international et ne crée pas, en tant que telle, d’obligations en droit international. Cette pratique est plutôt factuelle et peut être utilisée pour faciliter l’interprétation d’un traité, conformément à l’alinéa 31(3)b) de la Convention de Vienne sur le droit des traités (23 mai 1969, R.T. Can. 1980 no 37). Toutefois, pour être qualifiée de « pratique [d’un] [État] », le droit étranger invoqué doit être « dans l’application » du traité auquel il se rapporte et « conformément à » ses dispositions. Si l’intention du procureur général est de montrer que les États parties à la Convention de Montréal ne considèrent pas que cette convention les empêche de mettre en place des dispositions de protection des passagers aériens semblables à celles que contient le régime canadien, il devra faire la preuve que le droit étranger (un fait) est conforme à cette convention et dans l’application de cette dernière, ce qui est une question d’argumentation juridique.

[69] Enfin, de la même manière, il convient de rejeter l’argument des appelantes selon lequel elles ont le droit de contester le fait qu’une partie ou l’ensemble du droit étranger sur lequel le procureur général souhaite s’appuyer constitue une pratique pertinente des États qui peut servir à interpréter la Convention de Montréal. Tout d’abord, les appelantes sont bien évidemment libres de formuler ce contre-argument, mais il s’agit d’une question de droit et non d’une question de fait. Cet argument devrait être avancé par les avocats et non exposé par l’intermédiaire de la preuve d’experts présentée par voie d’affidavit. De plus, il s’agit d’une observation quelque peu tautologique. Ce n’est qu’une fois qu’une convention a été interprétée qu’il est possible de dire que la pratique d’un État est compatible ou non avec cette convention. Il est impossible de contourner ce raisonnement logique en donnant dès le départ un avis selon lequel le droit étranger est ou n’est pas établi dans l’application de la Convention ou conformément à celle-ci. Ce faisant, les témoins experts des appelantes se prononcent sur la compatibilité du droit étranger avec la Convention de Montréal en se fondant sur leur propre interprétation de cette convention, ce qui est précisément ce qu’il faut établir. Encore une fois, il s’agit d’une question de droit que notre Cour doit trancher; il ne s’agit pas d’une question de fait pour laquelle des témoignages d’experts sont nécessaires.

[70] Je poursuivrai donc sans tenir compte des paragraphes mentionnés ci-dessus des affidavits MM. Dempsey et Mendes de Leon. La preuve d’expert soumise par M. Elmar M. Giemulla pour le procureur général, qui a été présentée en réponse directe aux affidavits d’expert de MM. Dempsey et Mendes de Leon, sera également écartée. Je m’empresse d’ajouter toutefois que les avocats étaient libres de présenter des arguments semblables dans leurs observations orales et que la Cour a tenu compte de tous les arguments juridiques comme tels.

IV. Norme de contrôle

[71] Les appelantes ne remettent pas en cause la validité de l’article 86.11 de la LTC, ni aucune autre disposition de cette loi. Le fond de leurs contestations est le fait que le régime d’indemnisation minimale prévu dans le Règlement, dans la mesure où il s’applique au transport international, outrepasse les pouvoirs conférés par la disposition habilitante prévue à l’article 86.11. La contestation de la légalité d’un règlement est certainement une question de droit. En effet, l’article 41 de la LTC prévoit qu’il est possible de faire appel d’une décision de l’Office devant notre Cour, avec l’autorisation de cette dernière, uniquement pour les questions de droit ou de compétence.

[72] Un droit d’appel dénote l’intention du législateur que les cours de justice recourent aux normes applicables en appel, réfutant ainsi la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 17 [Vavilov]. Lors d’un appel, les questions de droit doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte : Vavilov, par. 36 et 37; Bell Canada c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 66, [2019] 4 R.C.S. 845, par. 35; Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43, [2021] A.C.S. no 43 (QL), par. 24; Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c. Canada (Office des transports), 2021 CAF 69, par. 41. Il faut donc interpréter l’article 86.11 de la LTC pour déterminer l’étendue des pouvoirs que le législateur avait l’intention de conférer à l’Office, puis pour interpréter le texte, le contexte et l’objet des dispositions contestées du Règlement afin de savoir si elles sont du domaine de ce que le législateur a autorisé lorsqu’il a adopté l’article 86.11.

V. Analyse

A. L’indemnisation minimale des passagers prévue par le Règlement en cas de retard, d’annulation de refus d’embarquement ou de perte ou d’endommagement de bagages, lorsqu’on l’applique au transport aérien international, est-elle autorisée par le sous-alinéa 86.11(b)(i) de la LTC et est-elle compatible avec la Convention de Montréal?

[73] Se fondant sur les présomptions de conformité au droit international et de cohérence législative, les appelantes prétendent que l’article 86.11 peut et doit être interprété comme autorisant uniquement les règlements qui cadrent avec l’obligation du Canada aux termes du droit international.

[74] Il faut incontestablement présumer que le législateur n’avait pas l’intention d’adopter une législation ne cadrant pas avec les obligations internationales du Canada aux termes du droit international coutumier ou conventionnel : voir, par exemple, R. c. Appulonappa, [2015] 3 R.C.S. 754, 2015 CSC 59 (CanLII), par. 40; Hape, par. 53 et 54; R. Sullivan, The Construction of Statutes, 6e éd. (Markham, Ontario : LexisNexis, 2014), par. 18.5 à 18.7 (Sullivan). La Cour suprême a rappelé ce principe de façon explicite dans le contexte de la Convention de Montréal : voir Thibodeau, par. 6 et 113. À défaut d’une disposition contraire claire, une loi doit être interprétée comme n’autorisant que les mesures législatives subordonnées qui respectent les obligations internationales du Canada.

[75] Les appelantes prétendent également que la présomption de cohérence législative réduit encore plus le pouvoir de réglementation de l’Office aux termes de l’article 86.11 de la LTC. Conformément à cette présomption bien reconnue, si des dispositions de différentes lois se chevauchent, leur interprétation doit faire en sorte d’éviter les contradictions, dans la mesure du possible : Thibodeau, par. 89, 93 et 99; Barreau du Québec c. Québec (Procureure générale), 2017 CSC 56, [2017] 2 R.C.S. 488, par. 73; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, 1992 CanLII 110 (CSC), p. 38 [Oldman River]; Pierre-André Côté, Interprétation des lois, 4e éd, Montréal, Thémis, 2009 à la p. 395. Ce qui est vrai pour les lois l’est également pour la législation déléguée : les règlements ne peuvent être incompatibles ni avec leurs lois habilitantes, ni avec toute autre loi de la législature : Oldman River, p. 38; D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (Toronto : Thomson Reuters, 2022), par. 15:61. La Convention de Montréal ayant force de loi au Canada puisque ses dispositions ont été incorporées dans le droit canadien par le paragraphe 2(2.2) de la LTA, les appelantes affirment qu’il faut présumer que le législateur n’a pas autorisé l’adoption d’une législation déléguée, conformément à l’article 86.11, qui ne cadrerait pas avec la Convention de Montréal.

[76] Les appelantes se fondent sur ces deux hypothèses pour soutenir que l’article 86.11 de la LTC peut et doit être interprété d’une manière conforme à la Convention de Montréal, et que les règlements concernant l’indemnisation ne doivent s’appliquer qu’aux voyages au Canada. Les appelantes estiment que l’Office, en adoptant les dispositions contestées du Règlement, qui définissent les obligations minimales des transporteurs aériens envers les passagers en ce qui concerne les vols intérieurs et internationaux, a excédé les limites du pouvoir conféré par l’article 86.11, lorsqu’il est correctement interprété compte tenu des hypothèses ci-dessus.

[77] Le procureur général rétorque que les présomptions d’interprétation ne sont d’aucune utilité aux appelantes puisqu’elles ne peuvent pas être utilisées pour modifier le libellé clair de l’article 86.11 qui oblige l’Office à prendre un règlement fixant une indemnité minimale pour les inconvénients subis en cas de retard, d’annulation de vol et de refus d’embarquement pour les vols intérieurs et les vols internationaux. Dans la mesure où il existe une incompatibilité entre le Règlement, conformément au sous-alinéa 86.11(1)b)(i) de la LTC, et le paragraphe 2(2.1) de la LTA, qui tient compte de la Convention de Montréal, c’est donc l’article 86.11 qui doit l’emporter.

[78] À ce stade et avant d’examiner le fond de ces arguments, il convient de reproduire intégralement l’article 86.11 :

Règlements — obligations des transporteurs aériens envers les passagers

Regulations — carrier’s obligations towards passengers

86.11 (1) L’Office prend, après consultation du ministre, des règlements relatifs aux vols à destination, en provenance et à l’intérieur du Canada, y compris les vols de correspondance, pour :

86.11 (1) The Agency shall, after consulting with the Minister, make regulations in relation to flights to, from and within Canada, including connecting flights,

a) régir l’obligation, pour le transporteur, de rendre facilement accessibles aux passagers en langage simple, clair et concis les conditions de transport — et les renseignements sur les recours possibles contre le transporteur — qui sont précisés par règlements;

(a) respecting the carrier’s obligation to make terms and conditions of carriage and information regarding any recourse available against the carrier, as specified in the regulations, readily available to passengers in language that is simple, clear and concise;

b) régir les obligations du transporteur dans les cas de retard et d’annulation de vols et de refus d’embarquement, notamment :

(b) respecting the carrier’s obligations in the case of flight delay, flight cancellation or denial of boarding, including

(i) les normes minimales à respecter quant au traitement des passagers et les indemnités minimales qu’il doit verser aux passagers pour les inconvénients qu’ils ont subis, lorsque le retard, l’annulation ou le refus d’embarquement lui est attribuable,

(i) the minimum standards of treatment of passengers that the carrier is required to meet and the minimum compensation the carrier is required to pay for inconvenience when the delay, cancellation or denial of boarding is within the carrier’s control,

(ii) les normes minimales relatives au traitement des passagers que doit respecter le transporteur lorsque le retard, l’annulation ou le refus d’embarquement lui est attribuable, mais est nécessaire par souci de sécurité, notamment en cas de défaillance mécanique,

(ii) the minimum standards of treatment of passengers that the carrier is required to meet when the delay, cancellation or denial of boarding is within the carrier’s control, but is required for safety purposes, including in situations of mechanical malfunctions,

(iii) l’obligation, pour le transporteur, de faire en sorte que les passagers puissent effectuer l’itinéraire prévu lorsque le retard, l’annulation ou le refus d’embarquement est attribuable à une situation indépendante de sa volonté, notamment un phénomène naturel ou un événement lié à la sécurité,

(iii) the carrier’s obligation to ensure that passengers complete their itinerary when the delay, cancellation or denial of boarding is due to situations outside the carrier’s control, such as natural phenomena and security events, and

(iv) l’obligation, pour le transporteur, de fournir des renseignements et de l’assistance en temps opportun aux passagers;

(iv) the carrier’s obligation to provide timely information and assistance to passengers;

c) prévoir les indemnités minimales à verser par le transporteur aux passagers en cas de perte ou d’endommagement de bagage;

(c) prescribing the minimum compensation for lost or damaged baggage that the carrier is required to pay;

d) régir l’obligation, pour le transporteur, de faciliter l’attribution, aux enfants de moins de quatorze ans, de sièges à proximité d’un parent ou d’un tuteur sans frais supplémentaires et de rendre facilement accessibles aux passagers ses conditions de transport et pratiques à cet égard;

(d) respecting the carrier’s obligation to facilitate the assignment of seats to children under the age of 14 years in close proximity to a parent, guardian or tutor at no additional cost and to make the carrier’s terms and conditions and practices in this respect readily available to passengers;

e) exiger du transporteur qu’il élabore des conditions de transport applicables au transport d’instruments de musique;

(e) requiring the carrier to establish terms and conditions of carriage with regard to the transportation of musical instruments;

f) régir les obligations du transporteur en cas de retard de plus de trois heures sur l’aire de trafic, notamment celle de fournir des renseignements et de l’assistance en temps opportun aux passagers et les normes minimales à respecter quant au traitement des passagers;

(f) respecting the carrier’s obligations in the case of tarmac delays over three hours, including the obligation to provide timely information and assistance to passengers, as well as the minimum standards of treatment of passengers that the carrier is required to meet; and

g) régir toute autre obligation du transporteur sur directives du ministre données en vertu du paragraphe (2).

(g) respecting any of the carrier’s other obligations that the Minister may issue directions on under subsection (2).

Directives ministérielles

Ministerial directions

(2) Le ministre peut donner des directives à l’Office lui demandant de régir par un règlement pris en vertu de l’alinéa (1)g) toute autre obligation du transporteur envers les passagers. L’Office est tenu de se conformer à ces directives.

(2) The Minister may issue directions to the Agency to make a regulation under paragraph (1)(g) respecting any of the carrier’s other obligations towards passengers. The Agency shall comply with these directions.

Restriction

Restriction

(3) Nul ne peut obtenir du transporteur une indemnité au titre d’un règlement pris en vertu du paragraphe (1) dans le cas où il a déjà été indemnisé pour le même événement dans le cadre d’un autre régime de droits des passagers que celui prévu par la présente loi.

(3) A person shall not receive compensation from a carrier under regulations made under subsection (1) if that person has already received compensation for the same event under a different passenger rights regime than the one provided for under this Act.

Obligations réputées figurer au tarif

Obligations deemed to be in tariffs

(4) Les obligations du transporteur prévues par un règlement pris en vertu du paragraphe (1) sont réputées figurer au tarif du transporteur dans la mesure où le tarif ne prévoit pas des conditions de transport plus avantageuses que ces obligations.

(4) The carrier’s obligations established by a regulation made under subsection (1) are deemed to form part of the terms and conditions set out in the carrier’s tariffs in so far as the carrier’s tariffs do not provide more advantageous terms and conditions of carriage than those obligations.

[79] Le procureur général affirme que les incompatibilités entre la législation subordonnée, comme le Règlement, et une autre loi (c.-à-d. une loi autre que la loi habilitante) doivent être résolues au moyen des règles de résolution des conflits entre lois. L’article 86.11 de la LTC devrait l’emporter en cas d’incompatibilité puisqu’il est plus précis et plus récent que le paragraphe 2(2.1) de la LTA. À mon avis, cette analogie n’est pas tout à fait pertinente.

[80] Certes, le paragraphe 2(2.1) de la LTA, qui intègre de façon générale les dispositions de la Convention de Montréal relativement « aux droits et responsabilités » de divers acteurs du transport aérien, est à première vue moins précis que l’article 86.11 de la LTC où figurent les indemnités et obligations détaillées. Le paragraphe 2(2.1) de la LTA n’est qu’un résumé des diverses dispositions de la Convention de Montréal relativement aux droits et aux responsabilités des transporteurs, des passagers et d’autres personnes qu’elle vise, et non une description complète de ces droits et responsabilités. C’est la Convention de Montréal qu’il faut consulter pour avoir une description complète et on peut difficilement affirmer qu’elle est moins précise que la LTC.

[81] Plus important encore, la forme ne doit pas l’emporter sur le fond. L’enjeu en l’espèce n’est pas simplement une incompatibilité entre un règlement (et, par extension, sa loi habilitante) et n’importe quelle autre loi, comme le prétend le procureur général, mais entre une réglementation nationale et un traité international qui a été ratifié et intégré dans le droit interne. C’est sur le traité lui-même, et non sur la législation de mise en œuvre, que doit porter l’analyse. Il ne s’agit manifestement pas d’un cas d’incompatibilité entre une loi habilitante et une autre loi.

[82] La vraie question à résoudre est donc de savoir si le libellé du Règlement est suffisamment clair pour l’emporter sur la Convention de Montréal en cas d’incompatibilité entre ces deux instruments juridiques. Pour répondre à cette question, il est impossible de recourir aux règles ordinaires de résolution des conflits entre lois.

[83] Comme nous l’avons mentionné précédemment, il est bien établi en matière d’interprétation législative que les lois sont réputées conformes aux obligations internationales du Canada aux termes du droit international coutumier ou conventionnel. Les tribunaux s’efforceront donc d’éviter des interprétations du droit interne qui donneraient lieu à un manquement à ces obligations, à moins que cela ne soit inévitable. Pour en venir à cette conclusion, la loi doit exprimer « l’intention non équivoque du législateur de manquer à une obligation internationale » : Hape, par. 53.

[84] La Cour suprême a précisé la notion d’incompatibilité des textes législatifs dans l’arrêt Thibodeau, précisément dans un contexte mettant en cause la Convention de Montréal. Dans cet arrêt, la Cour suprême a clairement indiqué qu’il existe un conflit lorsque deux dispositions « ne peuvent coexister », et que « l’application d’une loi exclut celle de l’autre » : Thibodeau, par. 94 et 96. La Cour a ensuite déclaré que des dispositions qui se chevauchent ne sont pas nécessairement en conflit, pourvu qu’elles puissent toutes deux s’appliquer, à moins qu’il n’y ait une preuve qu’une des dispositions visait à énoncer de manière exhaustive le droit applicable : Thibodeau, par. 98. Étant donné que les interprétations qui donnent lieu à un conflit devraient être évitées dans la mesure du possible, les tribunaux « hésitent [...] à juger que des dispositions de portée générale sont censées énoncer de manière exhaustive le droit applicable si cette conclusion a pour effet de créer un conflit plutôt que de l’éviter » : Thibodeau, par. 99.

[85] En appliquant ces principes, les juges majoritaires dans l’arrêt Thibodeau ont conclu que la Convention de Montréal ne permet pas d’accorder des dommages-intérêts en cas de violation de droits linguistiques lors d’un transport aérien international, et que le fait de tirer la conclusion contraire irait à l’encontre du libellé et de l’objet de cette convention, et n’irait pas dans le sens d’un « solide consensus international » sur sa portée et ses effets : Thibodeau, par. 6. Les juges majoritaires ont donc interprété le pouvoir de réparation conféré par le paragraphe 77(4) de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), ch. 31 (LLO), comme ne permettant pas l’octroi de dommages-intérêts afin d’éviter un conflit qui n’était pas incontournable. La Cour suprême a ainsi confirmé la décision de notre Cour selon laquelle il n’existe pas de conflit entre les deux régimes, puisqu’une cour ne doit pas octroyer de dommages-intérêts dans les cas où la Convention de Montréal s’applique, au moment de décider si une réparation est « convenable et juste » en application du paragraphe 77(4) de la LLO.

[86] Les appelantes font valoir que le même raisonnement devrait être suivi en l’espèce et que le Règlement devrait être interprété de façon à ne pas s’appliquer aux vols internationaux, ce qui éviterait tout conflit avec les règles régissant la responsabilité des transporteurs internationaux quant aux dommages-intérêts en application de la Convention de Montréal. Le procureur général conteste cette thèse et allègue qu’elle n’est pas applicable dans le contexte de l’espèce parce que le libellé du paragraphe 86.11(1) est prescriptif et précis et parce qu’il ne permet pas une interprétation qui éviterait un conflit s’il y a effectivement une divergence entre la Convention de Montréal et le Règlement. Le procureur général affirme que le législateur n’aurait pas pu indiquer plus clairement son intention (en utilisant le mot « shall » en anglais et le temps présent en français) lorsqu’il a obligé l’Office à prendre un règlement fixant une indemnité minimale pour les inconvénients subis en cas de retard, d’annulation de vol et de refus d’embarquement pour les vols intérieurs et les vols internationaux : article 86.11 de la LTC; mémoire des faits et du droit du procureur général, par. 40. Il est donc impossible, selon lui, d’interpréter l’article 86.11 de la manière proposée par les appelantes.

[87] Je ne trouve pas cet argument tout à fait convaincant. On présume que le législateur n’a pas l’intention de légiférer en manquant aux obligations du Canada aux termes du droit international; cette présomption ne sera écartée qu’au moyen d’un libellé clair et non équivoque. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Bien au contraire, le paragraphe 78(1) de la LTC dispose que « l’exercice des attributions conférées à l’Office par la présente partie [partie II – Transport aérien] est assujetti aux ententes, conventions ou accords internationaux, relatifs à l’aviation civile, dont le Canada est signataire ». Cette disposition semble avoir transformé une présomption d’interprétation législative en une contrainte législative explicite, et elle s’applique manifestement aux nouveaux pouvoirs de réglementation conférés à l’Office par l’article 86.11, qui relève également de la partie II de la LTC. Le fait que les règlements adoptés en application de cet article le soient après consultation du ministre ne change rien au fait qu’ils sont adoptés en vertu des pouvoirs conférés à l’Office par la LTC. Quoi qu’il en soit, tout règlement pris par l’Office en vertu de la LTC est subordonné à l’agrément du gouverneur en conseil : paragraphe 36(1) de la LTC. Si le législateur avait eu l’intention de permettre à l’Office d’adopter des règlements allant à l’encontre de la Convention de Montréal, l’article 86.11 aurait pu exempter explicitement l’Office de la contrainte fixée par l’article 78.

[88] L’Office semble aussi d’avis que le Règlement se veut conforme aux obligations internationales du Canada. L’affirmation suivante concernant les bagages perdus ou endommagés figure dans le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (2018) Gaz C 1 [REIR] qui accompagne le Règlement :

Dans ce régime, les limites de responsabilité établies pour les vols internationaux en vertu de la Convention de Montréal seraient aussi appliquées aux vols intérieurs, ce qui assurerait une uniformité pour les voyageurs. Cette approche tient aussi compte du fait que le régime ne peut être en contradiction avec la Convention de Montréal qui définit un régime exclusif pour les voyages internationaux; un point mis de l’avant par la plupart des intervenants. [...]

[89] Étonnamment, aucune déclaration équivalente ne figure dans les sections du REIR portant sur les niveaux d’indemnisation minimaux pour les retards et les annulations de vols, les refus d’embarquement et les retards sur l’aire de trafic. On serait pourtant en droit de penser que si le Canada ne peut pas déroger à la Convention de Montréal en ce qui concerne les bagages perdus ou endommagés, il devrait en aller de même pour le reste du régime de responsabilité instauré par le Règlement. On constate cependant que les normes de traitement et les indemnités minimales pour les retards et les annulations sont comparables à celles établies dans le régime de l’Union européenne et cadrent généralement avec les commentaires fournis par le public et les défenseurs des consommateurs (dossier d’appel, vol. 2, p. 420 et 421).

[90] Enfin, le procureur général affirme que si l’Office avait uniquement obligé les transporteurs à verser l’indemnité prévue par la Convention de Montréal pour les vols internationaux, limitant ainsi aux vols intérieurs l’indemnité minimale figurant dans le Règlement, comme le proposent les appelantes, le législateur aurait simplement obligé l’Office à prendre un règlement faisant double emploi avec la LTA. Je ne suis pas convaincu que le principe d’interprétation législative voulant qu’une disposition législative ne doive jamais être interprétée de façon telle qu’elle devienne superfétatoire (R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 28) pèse plus que la forte présomption de conformité au droit international. La jurisprudence regorge de déclarations claires selon lesquelles, au moment de choisir parmi les interprétations possibles, les tribunaux doivent éviter une interprétation qui ferait en sorte que le Canada manque à ses obligations internationales : voir Sullivan, par. 18.6, et la jurisprudence mentionnée.

[91] Quoi qu’il en soit, l’alinéa 23(1)b) du Règlement montre de quelle façon l’Office aurait pu exercer son pouvoir d’une manière conforme à la Convention de Montréal en établissant une distinction entre les vols internationaux et les vols intérieurs. Conformément à cet alinéa, l’indemnité que le transporteur doit verser pour les bagages perdus ou endommagés est, « dans le cas où la Loi sur le transport aérien [c.-à-d. la Convention de Montréal] s’applique, le montant de l’indemnité payable conformément à cette loi ». L’Office aurait pu faire la même chose dans le cas des annulations de vols, des refus d’embarquement et des retards dépassant trois heures. Il convient de souligner que les alinéas 86.11(1)b) et c) sont formulés de la même manière en ce qui concerne les retards, les annulations, les refus d’embarquement ainsi que les bagages perdus ou endommagés; dans tous les cas, l’Office doit prévoir les indemnités minimales à verser par le transporteur aux passagers.

[92] Il n’est pas tout à fait exact d’affirmer que l’interprétation proposée par les appelantes rendrait l’article 86.11 superflu, du moins en ce qui concerne le transport aérien international. L’Office jouit de divers pouvoirs d’exécution et de surveillance en ce qui concerne ses règlements (voir l’art. 25 et les par. 33(1) et (4)) et peut également imposer des sanctions en cas de contravention à ses règlements, au moyen de sanctions administratives pécuniaires (voir l’art. 177 de la LTC). Ces pouvoirs ne sont pas prévus par la Loi sur le transport aérien.

[93] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis qu’en cas d’incompatibilité entre le Règlement et la Convention de Montréal, il faudrait interpréter le Règlement d’une manière compatible avec la Convention de Montréal. À mon avis, rien dans l’article 86.11 ou dans son contexte général n’indique une intention du législateur d’exiger ou de permettre la prise de règlements incompatibles avec les obligations internationales du Canada.

(1) La Convention de Montréal

[94] La Convention de Montréal étant au cœur du présent appel, il est essentiel de l’examiner de façon assez détaillée. Ma tâche est facilitée par le fait que la Cour suprême a examiné cette convention de façon approfondie et a exposé certaines considérations d’interprétation il y a moins de dix ans, dans l’arrêt Thibodeau. Je m’appuierai donc fortement sur cet arrêt dans les prochains paragraphes des présents motifs.

[95] La Convention de Montréal a été adoptée en 1999; elle s’applique à l’ensemble du transport aérien international, qu’il s’agisse de personnes, de bagages ou de marchandises. L’expression « transport international » est définie au paragraphe 1(2) et englobe essentiellement tout vol ou combinaison de vols constituant le parcours de transport aérien d’un passager (ce qui peut inclure des vols entre deux points au Canada, lorsqu’ils sont combinés à des vols en provenance ou à destination du Canada) qui est censé partir du Canada, y arriver ou s’y arrêter, et partir d’un autre État partie, y arriver ou s’y arrêter (ou s’arrêter dans tout autre pays, si le Canada est la provenance ou la destination du vol).

[96] La Convention de Montréal visait à « moderniser » et à remplacer la Convention de Varsovie, signée en 1929 (voir le préambule de la Convention de Montréal). Tout comme la Convention de Varsovie, son objectif ultime était de veiller au bon déroulement des activités de transport aérien international et à la circulation fluide des passagers, des bagages et des marchandises. Il est intéressant de noter que la Convention de Montréal, dans son préambule, a également reconnu « l’importance d’assurer la protection des intérêts des consommateurs dans le transport aérien international et la nécessité d’une indemnisation équitable fondée sur le principe de réparation ». Cette nouvelle approche de protection des consommateurs se traduit notamment par l’abandon des limites de responsabilité en cas de mort ou de lésion corporelle ainsi que par des restrictions quant aux possibilités d’exonération du transporteur.

[97] Comme la Cour suprême l’a constaté dans l’arrêt Thibodeau, la Convention de Montréal a maintenu le compromis entre la limitation de la responsabilité des transporteurs aériens et la facilitation des recours des consommateurs que l’on retrouvait dans la Convention de Varsovie. En résumé, ces conventions imposent aux transporteurs un régime de responsabilité strict pour les accidents entraînant des lésions corporelles ou des décès de passagers, pour les retards de passagers, ainsi que pour les cas de retard, de perte ou d’endommagement de bagages. Aux termes de ces régimes, les passagers n’ont pas le fardeau de prouver la faute pour établir la responsabilité des transporteurs aériens. En contrepartie, des limites sont fixées quant aux indemnités que les transporteurs aériens doivent verser.

[98] Il convient, à ce stade, de reproduire les motifs des juges majoritaires dans l’arrêt Thibodeau en ce qui concerne les trois objectifs de la Convention de Montréal :

[41] La Convention de Varsovie (et par le fait même la Convention de Montréal qui lui a succédé) avait trois principaux objectifs : instaurer des règles uniformes applicables aux réclamations découlant du transport aérien international; protéger le secteur du transport aérien international en limitant la responsabilité du transporteur; et assurer l’équilibre entre cet objectif de protection et l’intérêt des passagers et des autres qui cherchent à obtenir réparation. Ces objectifs répondaient aux craintes que plusieurs régimes juridiques s’appliquent au transport aérien international, ce qui pourrait se traduire par une absence d’uniformité ou de prévisibilité quant à la responsabilité du transporteur ou aux droits des passagers et des autres utilisateurs du service. Tant les passagers que les transporteurs risquaient de subir les conséquences de ce manque d’uniformité. On croyait également que l’industrie naissante du transport aérien international avait besoin d’être protégée des litiges potentiellement ruineux entre plusieurs États et d’une responsabilité pratiquement illimitée.

[99] Les grands objectifs restaient donc les mêmes et la Convention de Montréal reprenait également la structure de base et les éléments constitutifs de la Convention de Varsovie. Il est donc pertinent, lorsque l’on interprète la Convention de Montréal, de mentionner les décisions judiciaires et commentaires portant sur la Convention de Varsovie (Thibodeau, par. 31).

[100] Comme nous l’avons déjà indiqué, la Convention de Montréal a été ratifiée par le Canada en 2002 et est entrée en vigueur en 2003. Elle a été incorporée dans le droit canadien par l’article 2 de la LTA et son texte figure à l’annexe VI de cette loi. Le fait que la Convention de Montréal, tout comme la Convention de Varsovie, ne comprend que « certaines règles » concernant le transport aérien international, comme son titre l’indique d’ailleurs (Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international), revêt une importance cruciale pour le débat porté devant nous. Les dispositions les plus pertinentes de la Convention de Montréal aux fins du présent appel sont les suivantes : 1) les articles 17 à 19, qui précisent les types d’événements où la responsabilité du transporteur est engagée en cas de préjudice (mort ou lésion subie par un passager et dommage causé aux bagages à l’article 17, dommage causé à la marchandise à l’article 18, et dommage résultant d’un retard à l’article 19); 2) les articles 21 et 22, qui fixent les limites de responsabilité du transporteur concernant les réclamations visées aux articles 17 à 19; et 3) l’article 29, communément appelé la clause d’exclusivité. Voici les passages pertinents de ces dispositions :

Article 17(2) – Mort ou lésion subie par le passager — Dommage causé aux bagages

Article 17(2) – Death and injury of passengers — damage to baggage

Le transporteur est responsable du dommage survenu en cas de destruction, perte ou avarie de bagages enregistrés, par cela seul que le fait qui a causé la destruction, la perte ou l’avarie s’est produit à bord de l’aéronef ou au cours de toute période durant laquelle le transporteur avait la garde des bagages enregistrés. Toutefois, le transporteur n’est pas responsable si et dans la mesure où le dommage résulte de la nature ou du vice propre des bagages. Dans le cas des bagages non enregistrés, notamment des effets personnels, le transporteur est responsable si le dommage résulte de sa faute ou de celle de ses préposés ou mandataires.

The carrier is liable for damage sustained in case of destruction or loss of, or of damage to, checked baggage upon condition only that the event which caused the destruction, loss or damage took place on board the aircraft or during any period within which the checked baggage was in the charge of the carrier. However, the carrier is not liable if and to the extent that the damage resulted from the inherent defect, quality or vice of the baggage. In the case of unchecked baggage, including personal items, the carrier is liable if the damage resulted from its fault or that of its servants or agents.

Article 19 – Retard

Article 19 – Delay

Le transporteur est responsable du dommage résultant d’un retard dans le transport aérien de passagers, de bagages ou de marchandises. Cependant, le transporteur n’est pas responsable du dommage causé par un retard s’il prouve que lui, ses préposés et mandataires ont pris toutes les mesures qui pouvaient raisonnablement s’imposer pour éviter le dommage, ou qu’il leur était impossible de les prendre.

The carrier is liable for damage occasioned by delay in the carriage by air of passengers, baggage or cargo. Nevertheless, the carrier shall not be liable for damage occasioned by delay if it proves that it and its servants and agents took all measures that could reasonably be required to avoid the damage or that it was impossible for it or them to take such measures.

Article 22(2) – Limites de responsabilité relatives aux retards, aux bagages et aux marchandises

Article 22(2) – Limits of liability in relation to delay, baggage and cargo

Dans le transport de bagages, la responsabilité du transporteur en cas de destruction, perte, avarie ou retard est limitée à la somme de 1 000 droits de tirage spéciaux par passager, sauf déclaration spéciale d’intérêt à la livraison faite par le passager au moment de la remise des bagages enregistrés au transporteur et moyennant le paiement éventuel d’une somme supplémentaire. Dans ce cas, le transporteur sera tenu de payer jusqu’à concurrence de la somme déclarée, à moins qu’il prouve qu’elle est supérieure à l’intérêt réel du passager à la livraison.

In the carriage of baggage, the liability of the carrier in the case of destruction, loss, damage or delay is limited to 1 000 Special Drawing Rights for each passenger unless the passenger has made, at the time when the checked baggage was handed over to the carrier, a special declaration of interest in delivery at destination and has paid a supplementary sum if the case so requires. In that case the carrier will be liable to pay a sum not exceeding the declared sum, unless it proves that the sum is greater than the passenger’s actual interest in delivery at destination.

Article 29 – Principe des recours

Article 29 – Basis of claims

Dans le transport de passagers, de bagages et de marchandises, toute action en dommages-intérêts, à quelque titre que ce soit, en vertu de la présente convention, en raison d’un contrat ou d’un acte illicite ou pour toute autre cause, ne peut être exercée que dans les conditions et limites de responsabilité prévues par la présente convention, sans préjudice de la détermination des personnes qui ont le droit d’agir et de leurs droits respectifs. Dans toute action de ce genre, on ne pourra pas obtenir de dommages-intérêts punitifs ou exemplaires ni de dommages à un titre autre que la réparation.

In the carriage of passengers, baggage and cargo, any action for damages, however founded, whether under this Convention or in contract or in tort or otherwise, can only be brought subject to the conditions and such limits of liability as are set out in this Convention without prejudice to the question as to who are the persons who have the right to bring suit and what are their respective rights. In any such action, punitive, exemplary or any other non-compensatory damages shall not be recoverable.

[101] Il va sans dire que l’article 29 est d’une importance capitale pour évaluer l’allégation des appelantes selon laquelle le régime de responsabilité créé par le Règlement est incompatible avec la Convention de Montréal, comme il l’était pour décider si la demande de dommages-intérêts présentée par les Thibodeau aux termes de la LLO était irrecevable par application de la Convention de Montréal. Il est également essentiel à l’esprit général de la Convention de Montréal.

[102] La Cour suprême a offert une interprétation large de l’article 29 après avoir examiné le texte et l’objet de cette disposition ainsi que la jurisprudence internationale. Elle a commencé par indiquer que « toute action en dommages-intérêts » découlant du transport de passagers, de bagages et de marchandises est assujettie aux conditions et limites de responsabilité prévues par la Convention de Montréal. La Cour suprême a affirmé, dans ses motifs, que « [l]a disposition pourrait difficilement être rédigée en des termes plus larges; elle s’applique à “toute action en dommages-intérêts, à quelque titre que ce soit” » (Thibodeau, par. 37, souligné dans l’original). Elle a également souligné que le libellé de cet article, encore plus général que celui de l’article équivalent de la Convention de Varsovie, signifie l’intention des États signataires d’exclure toute action non expressément prévue aux articles 17 à 19. Elle aurait également pu ajouter que l’article 29 exclut expressément (en fin de compte) toute action en dommages-intérêts punitifs ou exemplaires ou en dommages à un titre autre que la réparation.

[103] En ce qui concerne les objectifs, la Cour suprême a conclu que deux des principaux objectifs de la Convention de Montréal, à savoir établir un ensemble de règles uniforme encadrant la responsabilité des transporteurs dans le contexte des itinéraires internationaux et limiter cette responsabilité, ne peuvent être atteints sans prévoir que l’ensemble des règles applicables aux matières visées sont exclusives et interdisent tout autre recours en responsabilité : Thibodeau, par. 47. Bien que la Convention de Montréal n’ait pas pour but d’être exhaustive et de traiter de tous les aspects du transport aérien international, elle est néanmoins exclusive dans les limites des matières qu’elle vise.

[104] Enfin, la Cour suprême a procédé à un examen approfondi de la jurisprudence internationale et a conclu que celle-ci confirmait globalement son interprétation antérieure du principe d’exclusivité. Elle a ensuite résumé sa conclusion concernant la Convention de Montréal et l’article 29 de cette dernière :

Pour résumer, le texte et l’objet de la Convention de Montréal, de même qu’un fort courant jurisprudentiel international, montrent que les actions en dommages-intérêts liées à des matières qui relèvent de cette convention ne peuvent être exercées que si elles sont expressément autorisées par les dispositions de celle-ci. Comme l’a dit tout récemment la Cour suprême du Royaume-Uni, [traduction] « [l]a Convention est censée traiter exhaustivement de la responsabilité du transporteur à l’égard de tout ce qui peut arriver physiquement au passager entre le moment de l’embarquement et celui du débarquement [...] ».

Thibodeau, par. 57

[105] Aussi important que puisse être le principe d’exclusivité, il ne faut pas oublier qu’il ne s’applique qu’aux situations prévues par les articles 17 à 19, étant donné que l’article 29 fait partie du chapitre III (« Responsabilité du transporteur et étendue de l’indemnisation du préjudice »), où se trouvent les articles 17 à 19. Le principe d’exclusivité ne s’applique pas aux questions ne relevant pas de ce chapitre, ni d’ailleurs aux questions ne relevant pas de la Convention de Montréal, comme les vols intérieurs, les réclamations déposées par des employés, des sous-traitants ou des fournisseurs, ou, ce qui revêt une importance déterminante, les réclamations non visées par les circonstances prévues aux termes des articles 17 à 19. C’est dans ces limites que s’applique le principe d’exclusivité. Ainsi que l’ont déclaré les juges majoritaires dans l’arrêt Thibodeau, « [l]a Convention de Montréal ne touche évidemment pas tous les aspects du transport aérien international : elle n’est pas exhaustive. Mais dans les limites des matières qu’elle aborde, elle est exclusive en ce qu’elle interdit tout autre recours en responsabilité [...] » (par. 47).

[106] À cet égard, l’arrêt Thibodeau rendu par la Cour suprême est révélateur. L’affaire portait sur des recours en dommages-intérêts pour non-respect, par la compagnie aérienne, du droit des Thibodeau d’être servis en français. Ces demandes ont été déposées en application de l’article 77 de la LLO qui permet à la Cour fédérale, si elle conclut qu’une institution fédérale n’a pas respecté la LLO, d’« accorder la réparation qu’[elle] estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». Le transporteur aérien a contesté les demandes de dommages-intérêts en invoquant la limite de la responsabilité à l’égard des dommages prescrite par la Convention de Montréal. Les juges majoritaires ont finalement conclu que la Convention de Montréal ne permettait pas d’accorder des dommages-intérêts en cas de violation de droits linguistiques lors d’un transport aérien international et que le pouvoir général que confère la LLO d’accorder une réparation juste et convenable ne pouvait pas être interprété comme autorisant les tribunaux canadiens à déroger à la Convention de Montréal. En venant à cette conclusion, les juges majoritaires ont fourni, concernant l’interprétation à donner au principe d’exclusivité, de précieux indices qui sont très pertinents en l’espèce.

[107] En réponse à la défense du procureur général voulant que la Convention de Montréal rende irrecevables leurs demandes en dommages-intérêts, les appelants ont affirmé que ces demandes n’entraient pas dans la catégorie d’« action[s] en dommages-intérêts » visée à l’article 29 de la Convention de Montréal. À l’appui de cet argument, les appelants ont essentiellement soutenu que la violation des droits linguistiques n’était pas un risque inhérent au transport aérien visé par l’article 17 et que la Convention de Montréal n’était pas censée régir les recours légaux fondés sur des droits fondamentaux ni les dommages-intérêts de droit public auxquels ils peuvent donner lieu.

[108] La Cour suprême a fait fi de cet argument. Tout d’abord, elle a conclu qu’il ne se dégageait de l’article 29 aucune intention de soustraire certains types de demandes de dommages-intérêts selon leur fondement légal. Les termes « action » et « dommages-intérêts » devaient recevoir une interprétation large, et leur donner une interprétation étroite aurait pour effet de limiter indûment le champ d’application de la Convention de Montréal (Thibodeau, par. 60). La Cour suprême a conclu que les appelants sollicitaient en fait « des dommages-intérêts pour préjudice moral, troubles et inconvénients et perte de jouissance de leurs vacances », et que :

Permettre l’exercice d’une action en dommages-intérêts visant l’indemnisation du « préjudice moral, des troubles et inconvénients et [de] la perte de jouissance [des] vacances [du passager] », action qui ne respecte pas par ailleurs les conditions de l’article 17 de la Convention de Montréal (parce qu’elle ne découle pas de la mort ou d’une lésion corporelle), serait contraire à l’article 29. Autoriser une action de ce genre compromettrait aussi l’un des principaux objectifs de la Convention de Montréal, qui est d’assurer l’uniformité entre les pays quant aux types de recours en dommages-intérêts pouvant être exercés contre les transporteurs internationaux pour les dommages subis au cours du transport de passagers, de bagages et de marchandises, et quant aux plafonds applicables à ces recours. Comme l’indique clairement la jurisprudence internationale, l’application de la Convention de Montréal s’attache aux faits qui entourent la réclamation pécuniaire, non au fondement juridique de cette réclamation. Conclure autrement reviendrait à permettre que d’habiles plaidoiries définissent la portée de la Convention de Montréal.

Thibodeau, par. 64

[109] La Cour suprême, ayant également examiné la jurisprudence internationale, a estimé que le fait d’accepter la thèse des appelants irait à l’encontre de l’interprétation donnée au principe d’exclusivité par les tribunaux étrangers (Thibodeau, par. 65 à 79). Elle a noté que les cours américaines de district et d’appel avaient rejeté la validité des recours contre les transporteurs aériens fondés sur des droits fondamentaux aux termes de la Convention de Varsovie, tout en reconnaissant la différence substantielle entre les recours en responsabilité délictuelle et les recours pour discrimination. Elle a également noté qu’une décision récente de la Cour suprême du Royaume-Uni appuyait l’opinion selon laquelle l’application de l’exclusion prévue par la Convention de Montréal dépendait de la question de savoir si le recours en cause « se rapport[ait] aux circonstances envisagées par la Convention de Montréal, et non de la prétendue source de l’obligation de verser de tels dommages-intérêts » (Thibodeau, par. 71).

[110] Après avoir rejeté l’argument des appelants selon lequel les recours exercés en vertu de la loi pour atteinte à des droits quasi constitutionnels ne sont pas visés par la Convention de Montréal, la Cour suprême s’est penchée sur l’affirmation du commissaire voulant que la Convention de Montréal ne s’applique pas aux demandes reposant sur un droit reconnu par la loi, qui s’apparentent davantage à une plainte administrative qu’à une affaire de droit privé. La Cour suprême a également rejeté rapidement cet argument, pour le motif que la question pertinente était celle de la nature du recours, et non celle du fondement du recours. Elle a également rejeté l’argument connexe de la distinction entre les dommages-intérêts de droit public et ceux de droit privé.

[111] Cependant, il est encore plus important de noter que la Cour suprême a expressément refusé de se pencher sur la question de savoir si la Convention de Montréal excluait les dommages-intérêts uniquement pour les « préjudices individuels » ou si elle les excluait également pour les « préjudices appelant des réparations standardisées ». S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne de justice, sur laquelle je reviendrai plus loin, les Thibodeau ont soutenu que la Convention de Montréal ne visait pas les préjudices qui sont quasiment identiques pour tous les passagers et dont la réparation peut consister en des dommages-intérêts uniformes. La Cour a refusé de traiter cette question parce qu’il était clair que les appelants demandaient des dommages-intérêts à titre individuel (Thibodeau, par. 81).

[112] C’est dans cette perspective que j’aborde à présent les arguments des appelantes selon lesquels les dispositions contestées du Règlement en matière de responsabilité, à savoir les alinéas 12(2)d), 12(3)d) et 12(4)d), ainsi que les articles 19, 20 et 23, ne respectent pas la Convention de Montréal.

(2) Indemnité minimale en cas de retard (alinéa 12(2)d) et article 19 du Règlement)

[113] Selon les observations des appelantes, les retards dans le transport aérien relèvent clairement de l’article 19 de la Convention de Montréal et l’article 22 dispose que la responsabilité en cas de retard de passagers est limitée à 5 346 droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international (environ 9 350 dollars canadiens) par passager. Bien que la démonstration d’une faute ne soit pas requise, le passager doit prouver que le retard qu’il a subi lors d’un voyage international a causé un préjudice indemnisable, comme l’indiquent les termes « dommage résultant d’un retard » employés à l’article 19 et le fait que l’article 29 exclut expressément la responsabilité pour toutes les formes de dommages à un titre autre que la réparation.

[114] Cependant, le Règlement, à l’alinéa 12(2)d) et au paragraphe 19(1), impose une responsabilité automatique fixe aux transporteurs dès que le retard dépasse trois heures, sans exiger de preuve de perte indemnisable. Les appelantes affirment que, puisque ces dispositions créent une présomption de faute, de préjudice et de lien de causalité, elles contreviennent aux articles 19 et 22 de la Convention de Montréal et à l’exigence d’uniformité du droit régissant la responsabilité en matière de transport aérien international. De plus, l’imposition d’une indemnité fixe en cas de retard sans tenir compte de la situation individuelle du passager va à l’encontre du paragraphe 22(1) de la Convention de Montréal, qui définit la responsabilité d’un transporteur aérien en cas de retard en fonction du dommage réellement subi par le passager. Les appelantes ajoutent que les obligations imposées par l’alinéa 12(2)d) et le paragraphe 19(1) du Règlement ne sont pas réellement compensatoires puisqu’elles sont fixes et automatiques et ne tiennent pas compte du préjudice réel subi ni de la durée réelle du retard, et puisqu’elles varient selon que le transporteur aérien concerné est qualifié de « gros » ou de « petit » transporteur. Ces obligations contredisent donc l’article 29 qui dispose qu’« on ne pourra obtenir de dommages-intérêts punitifs ou exemplaires ni de dommages à un titre autre que la réparation ».

[115] En outre, les appelantes prétendent que le régime de responsabilité prévu par le Règlement empêche les transporteurs aériens d’invoquer la défense de « diligence raisonnable » prévue dans la Convention de Montréal. Ce moyen de défense prévoit qu’un transporteur peut échapper à sa responsabilité pour tout préjudice en prouvant qu’il a pris toutes les mesures que l’on pourrait raisonnablement exiger pour éviter le préjudice ou qu’il était impossible de prendre de telles mesures. Le Règlement prévoit que le transporteur est responsable en cas de retard lorsque ce retard est attribuable au transporteur, mais n’est pas nécessaire par souci de sécurité, imposant ainsi une responsabilité dans des situations où le transporteur en serait exonéré aux termes de la Convention de Montréal.

[116] Pour illustrer ce qui précède, les appelantes ont donné l’exemple d’un retard découlant d’une défaillance mécanique. Le Règlement (au paragraphe 1(1)) exclut de la définition de « défaillance mécanique » les problèmes mécaniques qui réduisent la sécurité des passagers, mais qui ont été « découvert[s] lors de la maintenance planifiée effectuée conformément aux exigences légales ». Ces problèmes ne sont pas considérés comme étant « indépendant[s] de la volonté du transporteur » ni « nécessaires par souci de sécurité », et la responsabilité du transporteur serait donc engagée aux termes de l’alinéa 12(2)d) du Règlement si ces problèmes provoquaient un retard, même si le transporteur avait un moyen de défense valable et avait pris toutes les mesures raisonnables pour éviter d’être tenu responsable en cas de retard. Bien entendu, tous les arguments qui précèdent s’appliquent à la responsabilité imposée par les paragraphes 19(1) et (2) du Règlement.

[117] Le procureur général répond que les dispositions contestées du Règlement ne sont pas incompatibles avec la Convention de Montréal parce que ni la LTC ni le Règlement ne prévoient d’action en cas de préjudice et parce que, quoi qu’il en soit, l’indemnité minimale prévue par le Règlement ne relève pas du champ d’application de l’article 19 de la Convention de Montréal. Le procureur général ajoute que la pratique des États confirme cette interprétation de la Convention de Montréal. Je me pencherai d’abord sur la véritable nature du régime d’indemnisation établi par la LTC et le Règlement, puis sur l’argument de la pratique des États.

(3) La véritable nature du régime d’indemnisation

[118] Conformément aux règles d’interprétation des traités établies dans la Convention de Vienne, il faut commencer par lire le libellé de l’article 29 et la Convention de Montréal dans son ensemble pour comprendre la portée du principe d’exclusivité. Il est question, à l’article 29, de « toute action en dommages-intérêts, à quelque titre que ce soit, en vertu de la présente convention, en raison d’un contrat ou d’un acte illicite ou pour toute autre cause »; on y emploie également des termes qui se rapportent aux procédures judiciaires, par exemple en mentionnant les personnes « qui ont le droit d’agir » et « toute action de ce genre ». De la même façon, le paragraphe 33(1) indique que « [l’]action en responsabilité devra être portée [...] soit devant le tribunal du domicile du transporteur [...] soit devant le tribunal du lieu de destination ». Le paragraphe 35(1) précise que l’« action en responsabilité doit être intentée, sous peine de déchéance, dans le délai de deux ans » et on peut lire au paragraphe 35(2) que le mode de calcul du délai « est déterminé par la loi du tribunal saisi ». Enfin, le paragraphe 22(6) indique que les limites fixées « n’ont pas pour effet d’enlever au tribunal la faculté d’allouer [...] des dépens et autres frais de procès ».

[119] Il est certain que l’expression « action en dommages-intérêts » employée à l’article 29 de la Convention de Montréal doit être prise dans un sens large. La notion de dommages-intérêts, plus précisément, ne peut être soumise aux caprices du droit interne; comme l’a indiqué la Cour suprême dans l’arrêt Thibodeau, « la portée du principe d’exclusivité énoncé dans la Convention de Montréal ne peut être fonction de la définition des dommages-intérêts en droit interne » (par. 77). C’est également pour cette raison que la Cour suprême a rappelé que l’examen doit être axé sur les faits à l’origine du recours, non sur le fondement juridique de celui-ci (Thibodeau, par. 66, 71 et 75). Voilà précisément pourquoi la Cour suprême n’a pas retenu l’argument des Thibodeau selon lequel il existait une distinction entre les dommages-intérêts de droit public et ceux de droit privé. Par conséquent, la Cour a rejeté leur allégation de violation d’une loi quasi constitutionnelle parce qu’elle ne relevait pas de la Convention de Montréal.

[120] Même si nous devons nous efforcer de donner l’interprétation la plus large possible à l’article 29, conformément aux termes généraux dans lesquels il a été rédigé, et ainsi d’éviter « que d’habiles plaidoiries définissent la portée de la Convention de Montréal » (Thibodeau, par. 64), le procureur général prétend que la Convention de Montréal visait seulement à réglementer les poursuites judiciaires. Le procureur général affirme qu’il faut quand même tenir compte de l’utilisation des termes « action » et « dommages-intérêts » dans la Convention de Montréal et s’appuie sur les définitions données dans le Black’s Law Dictionary (Brian A. Garner, directeur de la rédaction, Black’s Law Dictionary, 11e éd. (St. Paul, Minnesota : Thomson Reuters, 2019), et plus précisément sur la définition des termes « action » (à savoir [traduction] « toute procédure judiciaire qui, si elle débouche sur une décision, donnera lieu à un jugement ou à une ordonnance ») et « dommages-intérêts » (à savoir [traduction] « une somme qu’une personne réclame ou doit payer à titre de dédommagement pour une perte ou un préjudice »).

[121] Cette interprétation de l’article 29 semble confirmée par les Travaux Préparatoires qui ont mené à la Convention de Montréal. Lorsque le délégué du Sri Lanka lui a demandé de préciser la portée de cette disposition, le président a déclaré que [traduction] « la portée de la Convention régirait la réglementation des types d’actions susceptibles d’être intentées en justice ». Il a ajouté ce qui suit :

[traduction]

L’objet de l’article 28 [devenu l’article 29 dans la version définitive] était de s’assurer que, lorsque la Convention de Montréal s’appliquait, il était impossible de se soustraire à ses dispositions et d’exercer une action en dommages-intérêts dans le transport de passagers, de bagages et de marchandises, en raison d’un acte illicite ou pour toute autre cause. Dès lors que la Convention de Montréal s’appliquait, les conditions et les limites qu’elle fixe s’appliquaient. [Non souligné dans l’original.]

OACI, International Conference on Air Law, Montréal, du 10 au 28 mai 1999, vol. 1, Minutes, 9775-DC/2, p. 235

[122] Il est possible que dans certains systèmes juridiques, une action pour préjudice n’entraîne pas nécessairement de procédures judiciaires à la demande d’un plaideur. En effet, l’article 33(4) semble laisser au droit interne les questions de procédure. Cependant, en common law comme en droit civil, les tribunaux sont traditionnellement appelés à se prononcer sur ce type de recours. Quoi qu’il en soit, et peu importe si les procédures judiciaires sont une composante essentielle de l’article 29, il faut se concentrer sur l’objectif du recours ou ce qu’il vise à corriger, et non sur son fondement juridique ou la façon dont il est présenté. À mon avis, c’est là que le régime de la LTC et du Règlement s’écarte de l’action en dommages-intérêts prévue par la Convention de Montréal.

[123] Le régime du Règlement en ce qui concerne la responsabilité du transporteur aérien est d’une nature très différente de ce qui avait été envisagé par la Convention de Montréal. Tout d’abord, ce qui est le plus important, la responsabilité du transporteur en cas de retard, conformément à l’article 19 de la Convention de Montréal, est censée régler la question des dommages-intérêts individuels. Même s’il n’incombe pas au passager de prouver la faute ou le lien de causalité pour établir la responsabilité du transporteur aérien en application de la Convention de Montréal, un préjudice individuel doit tout de même être prouvé pour qu’un transporteur aérien soit tenu de verser une indemnité. Le Règlement prévoit que le montant de l’indemnité à laquelle un passager a droit est prescrit par le Règlement, est le même pour tous les passagers d’un vol donné et est dû dès que certaines conditions objectives sont respectées. Le but est de dédommager les passagers pour les inconvénients causés par le retard, en tant que tel et indépendamment de toute perte démontrable découlant d’une situation donnée. Contrairement à la Convention de Montréal, qui s’applique à la période suivant l’heure d’arrivée en retard, le Règlement vise la période précédant l’heure d’arrivée en retard.

[124] Le fait que le montant de l’indemnité établi par le Règlement ne soit pas lié au prix d’achat du billet et qu’il ne dépende pas non plus de la raison pour laquelle le passager voyage (voyage d’affaires ou voyage à titre personnel) en dit long. À cet égard, on se rapproche davantage d’un régime de protection des consommateurs que d’une action pour préjudice. En effet, le REIR indique clairement que l’objectif du Règlement est d’« uniformiser la norme minimale pour tous les transporteurs qui mènent leurs activités au Canada, afin que les obligations qui leur reviennent soient claires, concises et faciles à comprendre, autant pour eux-mêmes que pour les passagers » (REIR, p. 4893).

[125] Avant l’entrée en vigueur du Règlement, le Règlement sur les transports aériens (DORS/88-58) imposait les éléments que les transporteurs devaient aborder dans leurs conditions en application de l’alinéa 86(1)h) de la LTC, sans toutefois indiquer le contenu de ces dispositions. L’Office était chargé d’étudier le contenu des conditions. L’examen de ces dispositions se faisait donc au cas par cas pour chaque transporteur et chaque tarif.

[126] L’entrée en vigueur du Règlement a permis d’uniformiser et de normaliser le contenu des modalités devant être incluses dans les tarifs de l’ensemble des transporteurs. Plutôt que de laisser chaque transporteur décider de l’indemnité pour perturbation de vol attribuable au transporteur selon des critères exposés dans son tarif ou à sa discrétion, le Règlement fixe des indemnités minimales afin d’apporter de la clarté et de mieux protéger les passagers. Ces obligations minimales concernent non seulement les retards, mais aussi les refus d’embarquement, les bagages perdus ou endommagés, le transport d’instruments de musique, l’attribution de sièges aux enfants de moins de 14 ans ainsi que les mineurs non accompagnés.

[127] Le mécanisme d’application du Règlement est l’autre caractéristique importante qui le distingue d’une action en dommages-intérêts. L’Office a recours à des mesures administratives pour faire respecter les obligations quant à l’indemnité minimale prévue par le Règlement. Il convient de souligner que même avant l’adoption du tarif minimal normalisé mis en place par le Règlement, l’Office avait le pouvoir d’examiner les conditions de transport établies par les différents transporteurs aériens, principalement en raison de plaintes déposées par des personnes, pour s’assurer que ces conditions étaient claires, justes et raisonnables (art. 111 du Règlement sur les transports aériens).

[128] Conformément à l’article 85.1 de la LTC, l’Office examine toute plainte déposée par une personne quant à toute question traitée dans cette partie de la LTC (ce qui, évidemment, comprend les conditions établies dans les tarifs). Si un transporteur aérien refuse d’indemniser un passager conformément au Règlement, par exemple, l’Office peut tenter de régler l’affaire. Habituellement, les plaintes relatives au transport aérien suivent un autre processus de règlement dans le cadre duquel le personnel de l’Office tente de résoudre la plainte en apportant son aide ou grâce à la médiation.

[129] Si l’affaire n’est pas réglée à la satisfaction du plaignant, celui-ci peut demander qu’une décision doit rendue par un tribunal composé de membres de l’Office (art. 37 et par. 85.1(3) de la LTC). Ce pouvoir cadre avec la compétence de l’Office (et, en fait, y trouve sa source) pour décider si un transporteur a appliqué les conditions figurant dans son tarif (voir l’art. 67.1 de la LTC pour les services intérieurs et l’art. 113.1 pour les services internationaux). Il ne faut pas oublier que le législateur a estimé que les obligations imposées par le Règlement en application du paragraphe 86.11(1) font partie des conditions établies dans les tarifs du transporteur (par. 86.11(4)) et que le Règlement a été ainsi promulgué (voir également l’art. 122 du Règlement sur les transports aériens).

[130] L’Office, s’il conclut qu’un transporteur n’a pas appliqué son tarif, peut ordonner au transporteur de prendre les mesures correctives qu’il estime indiquées, ce qui peut comprendre le paiement de la somme applicable établie dans le Règlement, ainsi qu’une indemnité pour les dépenses supportées par le passager (art. 113.1 du Règlement sur les transports aériens et sous-al. 86(1)h)(iii) de la LTC). Il est intéressant de noter que l’Office s’est également vu accorder le pouvoir discrétionnaire de rendre ses décisions applicables à une partie ou à l’ensemble des passagers d’un vol faisant l’objet d’une plainte visant les dispositions en matière de retard, d’annulation ou de refus d’embarquement du Règlement (sous-al. 86(1)h)(iii.1)).

[131] En plus de son rôle de surveillance de l’application des dispositions tarifaires, l’Office peut également faire appliquer le Règlement au moyen de sanctions administratives pécuniaires. Conformément au paragraphe 177(1) de la LTC, l’Office peut désigner toute disposition de la LTC ou de ses textes d’application comme un texte dont la contravention constitue une violation de la LTC. L’Office a exercé ce pouvoir à l’article 32 du Règlement en désignant des parties importantes, y compris les dispositions relatives aux indemnités en cause dans le présent appel, comme faisant l’objet de sanctions administratives pécuniaires (voir l’annexe du Règlement). Les sanctions administratives pécuniaires sont imposées par des agents d’application désignés nommés en application de la LTC (art. 178), et les procès-verbaux peuvent être révisés devant le Tribunal d’appel des transports du Canada (art. 180.3 à 180.6).

[132] Il me semble donc que le régime d’indemnisation minimale établi dans la LTC et le Règlement soit très différent d’une action en dommages-intérêts. Il repose non seulement sur une forme d’indemnité standardisée et uniforme visant à donner aux passagers des renseignements et une protection clairs et transparents, et à éviter l’application désordonnée des divers tarifs applicables aux transporteurs, mais il est également appliqué grâce à un mécanisme administratif plutôt que par voie d’action en dommages-intérêts : voir, à titre de comparaison, Brake v. PJ-M2R Restaurant Inc., 2017 ONCA 402, 413 D.L.R. (4th) 284, par. 109 à 119. Un tel régime confère des avantages à certaines personnes sous réserve de conditions objectives indépendantes de toute cause d’action qu’une personne pourrait avoir. Ces avantages n’ont pas pour but d’enlever quoi que ce soit à la demande de dommages-intérêts d’une personne lésée; les principes habituels de causalité, d’éloignement et de limitation s’appliqueront à une telle demande.

[133] Bien que la LTC n’exclue pas la possibilité d’introduire une action en justice pour recouvrer la somme prévue dans le Règlement, il reste que, dans la plupart des cas, le Règlement sera mis en œuvre au moyen d’un processus administratif, et ce, pour des raisons évidentes (coûts, délais, simplicité des procédures). Quoi qu’il en soit, même dans les rares cas où un passager pourrait souhaiter intenter une action en justice, il ne s’agirait tout de même pas d’une action en dommages-intérêts puisque l’indemnité est fixe et n’est pas liée au préjudice réel subi, mais repose plutôt sur le respect de certaines conditions.

[134] C’est précisément ce qui distingue l’espèce de l’action intentée par les Thibodeau devant la Cour fédérale. Comme l’a indiqué la Cour suprême, les demandes des Thibodeau constituaient clairement une action en dommages-intérêts au sens de l’article 29 de la Convention de Montréal, puisqu’ils réclamaient des dommages-intérêts pour le préjudice subi au cours d’un vol international (Thibodeau, par. 61). Il était en effet indiqué, dans leurs actes de procédure, qu’ils sollicitaient 25 000 $ en dommages-intérêts et 250 000 $ en dommages punitifs et exemplaires. À ce titre, leur demande ne respectait pas les conditions et les limites fixées par l’article 17 de la Convention de Montréal et était donc irrecevable par application de l’article 29. Comme l’a clairement indiqué la Cour suprême, une décision contraire compromettrait l’un des principaux objectifs de la Convention de Montréal, « qui est d’assurer l’uniformité entre les pays quant aux types de recours en dommages-intérêts pouvant être exercés contre les transporteurs internationaux pour des dommages subis au cours du transport de passagers, de bagages et de marchandises » (Thibodeau, par. 64; non souligné dans l’original). Comme je l’ai mentionné précédemment, la Cour suprême a bien pris soin de ne pas se prononcer sur l’autre argument des Thibodeau selon lequel la Convention de Montréal exclut les dommages-intérêts uniquement pour les préjudices individuels et non pour les préjudices appelant des réparations standardisées, parce que cet argument n’était pas pertinent quant à la question dont la Cour suprême était saisie. Rappelons que les demandes des Thibodeau portaient sur des préjudices individuels et que leur argument fondé sur les préjudices appelant des réparations standardisées ne pouvait pas les aider.

[135] J’en viens maintenant à la jurisprudence internationale et plus particulièrement à celle de la Cour européenne de justice, à laquelle la Cour suprême a renvoyé sans la commenter. La jurisprudence relative à l’interprétation de l’article 19 de la Convention de Montréal, dans le contexte de son article 29, provient principalement de la Cour européenne de justice du simple fait que l’Union européenne a été la première à promulguer plusieurs règlements axés sur la protection des consommateurs et visant diverses questions concernant les passagers aériens (p. ex. retards de vols, annulations et refus d’embarquement). Le premier de ces règlements ayant justifié un examen judiciaire a été le Règlement no 261/2004, qui oblige les compagnies aériennes à indemniser les passagers en cas de refus d’embarquement, de retard ou d’annulation de vol, à les aider à modifier leurs plans de voyage en leur donnant le choix entre la modification de leur billet et un remboursement, ainsi qu’à payer leurs repas et leur hébergement.

[136] Dans le contexte d’une plainte portée devant la Cour européenne de justice, l’IATA a fait valoir que le Règlement no 261/2004 était contraire à la Convention de Montréal. La Cour a rejeté cette allégation et a estimé qu’un retard important cause deux types de préjudices : 1) « des préjudices, quasiment identiques pour tous les passagers, dont la réparation peut prendre la forme d’une assistance ou d’une prise en charge, standardisées et immédiates, pour tous les intéressés »; et 2) « des préjudices individuels, inhérents au motif de leur déplacement, dont la réparation exige une appréciation au cas par cas de l’ampleur des dommages causés et ne peut, en conséquence, que faire l’objet d’une indemnisation a posteriori et individualisée » (International Air Transport Association et European Low Fares Airline Association c. Department for Transport, C-344/04, [2006] Rec. CE 2006 I-443, par. 43 [IATA et al.]). La Cour a conclu que le Règlement no 261/2004 portait sur le premier type de préjudice, tandis que la Convention de Montréal concernait le deuxième. Le Règlement no 261/2004 et la Convention de Montréal se distinguent aussi par le fait que le Règlement s’applique plus tôt, c’est-à-dire avant le départ du vol, tandis que le système créé par la Convention de Montréal s’applique une fois que le vol a été effectué. La Cour européenne de justice s’est prononcée ainsi dans deux paragraphes importants de cette décision :

Or, il ressort clairement des dispositions des articles 19, 22 et 29 de la convention de Montréal qu’elles se bornent à régir les conditions dans lesquelles, postérieurement au retard d’un vol, peuvent être engagées par les passagers concernés les actions visant à obtenir, à titre de réparation individualisée, des dommages‐intérêts, c’est-à-dire une indemnisation, de la part des transporteurs responsables d’un dommage résultant de ce retard.

Il ne résulte ni de ces dispositions, ni d’aucune autre disposition de la convention de Montréal que les auteurs de cette dernière aient entendu soustraire lesdits transporteurs à toute autre forme d’interventions, notamment à celles qui pourraient être envisagées par les autorités publiques pour réparer, d’une manière standardisée et immédiate, les préjudices que constituent les désagréments dus aux retards dans le transport aérien des passagers, sans que ceux-ci aient à supporter les inconvénients inhérents à la mise en œuvre d’actions en dommages‐intérêts devant les juridictions.

IATA et al., par. 44 et 45

Voir également : Conclusions de l’avocat général Geelhoed, présentées le 8 septembre 2005, C-344-04, par. 50 à 53.

[137] Cette décision a été décriée pour plusieurs raisons. Indépendamment de la critique selon laquelle le droit à l’indemnisation prévu par l’article 7 du Règlement no 261/2004 (qui traite des annulations de vols) a été interprété à tort comme faisant partie de l’article 6 (qui traite des retards), certains ont soutenu que l’indemnité en cas de retard est particularisée et non standardisée, dans la mesure où elle dépend de la distance parcourue et de la durée du retard. D’aucuns ont également avancé que, puisque les pénalités imposées en cas de retard sont versées aux passagers plutôt qu’à une autorité gouvernementale, le Règlement no 261/2004 s’apparente davantage à un effort d’indemnisation des passagers pour les préjudices subis qu’à une sanction administrative pour la violation de règlements de protection des consommateurs. Selon les critiques, que les dommages-intérêts soient compensatoires ou punitifs, ils contreviennent aux articles 19 et 29 de la Convention de Montréal, étant donné que les seules actions en dommages-intérêts susceptibles d’être intentées sont assujetties aux conditions et aux limites établies dans la Convention de Montréal et que les autres dommages-intérêts punitifs ou exemplaires ou les dommages à un titre autre que la réparation sont proscrits : voir, par exemple, Paul Stephen Dempsey et Svante Johansson, « Montreal v. Brussels: The Conflict of Laws on the Issue of Delay in International Air Carriage », Air and Space Law vol. 35, no 3 (2010) 207, pp. 218 et suivantes.

[138] Malgré ces critiques, la Cour européenne de justice a réaffirmé, dans la décision Wallentin-Hermann c. Alitalia, C-549/07, [2008] Rec. CE I-11065, ainsi que dans la décision Sturgeon, que le Règlement no 261/2004 n’est pas incompatible avec l’article 19 de la Convention de Montréal. Dans la décision Sturgeon, la Cour européenne de justice a conclu que les retards de plus de trois heures devaient être traités comme des annulations aux fins d’indemnisation en application du Règlement no 261/2004, bien que les retards aient été volontairement écartés du champ d’application de l’article 7. En faisant des retards une des situations dans lesquelles une indemnisation peut être demandée conformément au Règlement, la décision Sturgeon a relancé le débat sur le principe d’exclusivité énoncé dans la Convention de Montréal.

[139] La Cour européenne de justice a confirmé que la décision Sturgeon et le Règlement no 261/2004 étaient compatibles avec la Convention de Montréal dans l’arrêt Nelson et al. c. Deutsche Lufthansa AG, TUI Travel et al. c. Civil Aviation Authority, affaires jointes C-581/10 et C-629-10, [2012] Rec. CE 2012 I-295, où elle a expliqué qu’une perte de temps ne peut être catégorisée en tant que « dommage résultant d’un retard » (par. 55) au sens de l’article 19 et ne peut donc pas relever de l’article 29 de la Convention de Montréal. Premièrement, une perte de temps n’est pas un dommage généré à la suite d’un retard, mais plutôt un désagrément, à l’instar d’autres désagréments sous-jacents aux situations de refus d’embarquement, d’annulation de vol et de retard important. Deuxièmement, puisque la perte de temps est subie d’une manière identique par tous les passagers de vols retardés; ceux-ci peuvent très bien obtenir réparation sous forme d’une indemnité prédéterminée sans qu’il soit nécessaire d’évaluer leur cas individuellement. Enfin, il n’existe pas nécessairement de lien de causalité entre le retard effectif et la perte de temps considérée comme pertinente pour l’établissement de l’existence du droit à indemnisation ou pour le calcul du montant de cette dernière. Pour ces motifs, la perte de temps qu’entraîne inévitablement un retard de vol n’est pas un « dommage résultant d’un retard » prévu par l’article 19 de la Convention de Montréal et ne donne pas lieu à l’application du principe d’exclusivité de l’article 29 de la Convention de Montréal. À l’instar des décisions antérieures, cette décision a fait l’objet de beaucoup de commentaires négatifs : voir, par exemple, Peter Haanappel, “Compensation for Denied Boarding, Flight Delays and Cancellation Revisited”, German Journal of Air and Space Law vol. 62 (2013) 38, pp. 48 à 50; Robert Lawson et Tim Marland, « The Montreal Convention 1999 and the Decisions of the ECJ in the Cases of IATA and Sturgeon – in Harmony or Discord? », Air and Space Law vol. 36, no 2 (2011) 99; Sonja Radosevic, « CJEU’s Decision in Nelson and Others in Light of the Exclusivity of the Montreal Convention », Air and Space Law vol. 38 no 2 (2013) 95; Charlotte Thijssen, « The Montreal Convention, EU Regulation 261/2004 and the Sturgeon Doctrine: How to Reconcile the Three? », Issues in Aviation Law & Policy Journal vol. 12 no 3 (2013) 413.

[140] Le raisonnement de la Cour européenne de justice a été suivi par plusieurs tribunaux nationaux, notamment la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles (voir, par exemple, Dawson v. Thomson Airways Ltd., [2014] EWCA Civ 845, et Graham v. Emirates, [2017] EWCA Civ 1530) et la Cour de cassation en France (voir, par exemple, Cass Civ 1ère, 15 juin 2017, [2017] no 16-19.375; Cass Civ 1ère, 22 février 2017, [2017] no 15-27.809; Cass Civ 1ère, 25 mars 2015, [2015] no 13-24.431; Cass Civ 1ère, 14 mars 2018, [2018] no 17-15.378). La Cour européenne de justice a elle-même récemment rappelé la distinction établie dans sa jurisprudence antérieure entre les préjudices appelant des réparations standardisées, indemnisables en application du Règlement no 261/2004, et les préjudices individuels nécessitant une évaluation au cas par cas (voir Radu Lucian Rusu et Oana Maria Rusu c. SC Blue Air- Airline Management Solutions SRL, C-354/18, [2019] Rec. CE I-319).

[141] Compte tenu de cette jurisprudence, il semblerait donc qu’un régime réglementaire prévoyant une indemnisation minimale pour le désagrément découlant d’un retard, qui est essentiellement une perte de temps identique pour tous les passagers, puisse fonctionner parallèlement à l’article 19 de la Convention de Montréal dont le but est de régir la responsabilité pour les préjudices individuels qui sont causés par le retard et qui sont forcément différents selon les passagers. Les deux régimes sont de nature compensatoire même si l’indemnisation ne vise pas le même type de perte. Les deux régimes diffèrent également à deux importants égards. Premièrement, l’article 19 crée un régime de responsabilité strict en vertu duquel les passagers n’ont pas à prouver que le transporteur a commis une faute, mais doivent plutôt prouver le préjudice individuel qu’ils ont subi; le Règlement no 261/2004, en revanche, prévoit une indemnisation fixe et standardisée qui dépend de la durée du retard et ne nécessite pas de prouver l’existence d’un préjudice. Deuxièmement, les transporteurs peuvent s’exonérer de toute responsabilité en prouvant qu’ils ont pris toutes les mesures raisonnables afin d’éviter le préjudice aux termes de l’article 19 de la Convention de Montréal, tandis que le Règlement no 261/2004 ne prévoit pas une telle exonération.

[142] À la lecture du REIR, il est bien évident que le Règlement a été adopté afin d’imiter le régime de l’Union européenne et de s’harmoniser avec celui-ci. Malgré leurs différences, ils se fondent sur le même cadre et ont la même raison d’être, à savoir l’amélioration de la protection des passagers et leur indemnisation pour les désagréments découlant de la perturbation de leurs horaires de vols. Comme je l’ai déjà indiqué, la Cour suprême a expressément laissé en suspens la question de savoir si la Convention de Montréal fait obstacle aux demandes d’indemnisation standardisées, puisqu’elle n’a pas tranché cette question pour se prononcer sur les demandes des Thibodeau. Elle a néanmoins examiné les décisions rendues en application de la Convention de Varsovie et de la Convention de Montréal (dont beaucoup viennent d’être mentionnées), et a déclaré catégoriquement que « [c]ompte tenu de l’objectif de la Convention de Montréal d’assurer l’uniformité internationale des règles, nous devons porter une grande attention à la jurisprudence internationale, et nous montrer particulièrement réticents à nous écarter du fort consensus international qui s’est progressivement établi sur son interprétation » (Thibodeau, par. 50). En conséquence, je tire de cette jurisprudence un fondement encore plus solide à ma conclusion selon laquelle le Règlement, loin d’être incompatible avec la Convention de Montréal, s’apparente plutôt à un complément et n’empiète donc pas sur son principe d’exclusivité..

(a) Indemnités minimales en cas d’annulation et de refus d’embarquement

[143] L’alinéa 12(3)d) et l’article 19 du Règlement imposent, en cas d’annulation de vol, une responsabilité automatique fixe identique à la responsabilité en cas de retard dans les situations qui sont « attribuable[s] » au transporteur, mais qui ne sont pas nécessaires « par souci de sécurité ». De la même manière, l’alinéa 12(4)d) et l’article 20 prévoient une responsabilité fixe automatique en cas de refus d’embarquement dans des circonstances semblables. Le refus d’embarquement est défini au paragraphe 1(3) du Règlement comme la situation dans laquelle « un passager ne peut pas occuper un siège sur un vol parce que le nombre de sièges pouvant être occupés est inférieur au nombre de passagers qui se sont enregistrés à l’heure requise, qui possèdent une réservation confirmée et des documents de voyage valides et qui sont présents à la porte d’embarquement à l’heure prévue pour leur embarquement ». Dans les deux cas, le montant de l’indemnité dépend de la durée du retard à l’arrivée.

[144] Les appelantes reconnaissent que la Convention de Montréal n’aborde pas explicitement la question de la responsabilité du transporteur en cas d’annulation ou de refus d’embarquement; elles affirment toutefois que ces deux situations entrent dans son champ d’application. Elles font remarquer que le terme « retard » n’est pas défini et s’appuient sur la jurisprudence interprétant et appliquant la Convention de Montréal et la Convention de Varsovie pour affirmer que seule l’inexécution totale du contrat de transport aérien ne relève pas du champ d’application de ces conventions. Elles prétendent que toute situation où le transporteur, en dépit d’une annulation ou d’un refus d’embarquement, exécute au bout du compte le contrat de transport se classe dans la catégorie du « retard ». Pourtant, le Règlement impose une responsabilité en cas d’annulation ou de refus d’embarquement en fonction de l’heure d’arrivée prévue et de l’heure d’arrivée réelle, et suit une formulation et une structure identiques à celles des dispositions relatives aux retards. Il est donc évident, selon les appelantes, que les alinéas 12(3)d) et 12(4)d) ainsi que les articles 19 et 20 du Règlement cherchent à engager la responsabilité des transporteurs aériens relativement aux retards; elles estiment que cette question relève du régime de responsabilité exclusive et uniforme de la Convention de Montréal.

[145] Cet argument ne peut être retenu. Même s’il était possible d’assimiler l’annulation d’un vol ou le refus d’embarquement à un retard, le régime d’indemnisation prévu aux alinéas 12(3)d) et 12(4)d) ainsi qu’aux articles 19 et 20 ne serait pas incompatible avec la Convention de Montréal pour les motifs déjà exposés ci-dessus en ce qui concerne l’indemnité en cas de retard.

[146] De plus, je conviens avec le procureur général que l’annulation, le refus d’embarquement et le retard sont trois notions différentes, sur le plan factuel comme sur le plan juridique. L’annulation est de toute évidence une non-exécution du contrat de transport, Il en va de même pour le refus d’embarquement : le passager peut au bout du compte se rendre à destination, mais non avec son billet (ou contrat) original, ce qui équivaut donc aussi à une non-exécution du contrat. Par contre, le retard s’apparente davantage à une exécution tardive du contrat. Le fait que le montant de l’indemnité soit fixé en fonction de la durée du retard à l’arrivée ne change rien à la nature des circonstances qui ont rendu obligatoire le versement de l’indemnité et ne fait pas de l’annulation ou du refus d’embarquement un retard. En fait, les passagers peuvent choisir de se faire rembourser si les arrangements de voyage alternatifs ne répondent pas à leurs besoins et si l’annulation ou le refus d’embarquement est attribuable au transporteur. Dans ce cas de figure, l’indemnité est fixe : Règlement, par. 17(2) et 19(2). J’ajoute, entre parenthèses, que le passager à qui on a refusé l’embarquement ou qui a choisi de se faire rembourser ne semble pas avoir droit à une indemnité; l’article 20 ne contient pas de disposition équivalente au paragraphe 19(2). L’indemnité en cas d’annulation ou de refus d’embarquement dépendra de la durée écoulée entre l’heure d’arrivée prévue et l’heure d’arrivée réelle, et ce, uniquement si des arrangements de voyage alternatifs ont lieu : Règlement, par. 19(1) et 20(1).

[147] Je suis donc d’avis que l’indemnité minimale prévue par le Règlement en cas d’annulation ou de refus d’embarquement ne relève pas du champ d’application de l’article 19 de la Convention de Montréal.

(b) Indemnités minimales en cas de perte ou d’endommagement de bagages

[148] Les appelantes affirment que les dispositions du Règlement pour ce qui est de la responsabilité des bagages vont à l’encontre de la Convention de Montréal. Elles font valoir que le paragraphe 17(2) de la Convention de Montréal prévoit que les transporteurs aériens sont responsables du dommage survenu en cas de destruction, de perte ou d’avarie de bagages enregistrés en raison d’un événement survenu au cours de toute période durant laquelle le transporteur aérien avait la garde des bagages enregistrés. De plus, l’article 19 impose au transporteur une responsabilité en cas de dommage causé par un retard dans le transport des bagages. Cette responsabilité est plafonnée, au paragraphe 22(2), à 1 288 droits de tirage spéciaux s’il est prouvé que le bagage a été perdu, sauf si le passager a fait une déclaration spéciale concernant la valeur au moment de la remise des bagages au transporteur aérien. La Convention de Montréal limite donc la responsabilité pour les dommages réellement subis et la perte doit être prouvée.

[149] Cependant, les paragraphes 23(1) et (2) du Règlement fixent la responsabilité du transporteur en ce qui concerne les bagages perdus ou endommagés au total des frais payés pour ces bagages et de l’indemnité payable conformément à la Loi sur le transport aérien (c.-à-d. en application de la Convention de Montréal). Par conséquent, la responsabilité imposée par le Règlement dépassera, dans de nombreux cas, le plafond fixé par le paragraphe 22(2) de la Convention de Montréal.

[150] En outre, le paragraphe 23(2) du Règlement impose une responsabilité en cas de perte temporaire des bagages pendant « vingt et un jours ou moins », ce qui, selon les appelantes, devrait être qualifié de « retard » plutôt que de « perte temporaire ». Les appelantes soutiennent qu’avec une telle formulation, cette responsabilité va non seulement à l’encontre du principe d’exclusivité enchâssé dans la Convention de Montréal puisque l’article 19 de celle-ci impose une responsabilité pour les retards de bagages, mais elle outrepasse également les pouvoirs conférés par la législation habilitante. L’article 86.11 de la LTC ne permet pas la prise de règlements en ce qui concerne les retards de bagages et l’Office ne peut pas outrepasser les limites de cette disposition en ayant recours à l’expression « perte temporaire » pour réglementer les retards.

[151] Je conviens avec le procureur général que le fait d’obliger les transporteurs à rembourser les frais liés aux bagages ne contrevient pas à la Convention de Montréal. Bien que les dispositions du Règlement en ce qui a trait aux bagages ne visent pas explicitement à indemniser les passagers pour les « inconvénients » de la situation, comme le font les dispositions portant sur les retards, les annulations et les refus d’embarquement, leur objectif est le même : offrir une assistance standardisée et immédiate qui soit quasiment identique pour tous les passagers. Même si tous les passagers ne subissent pas en même temps la perte ou l’endommagement de leurs bagages, le paragraphe 23(1) du Règlement traite chaque situation de la même manière, c’est-à-dire sans tenir compte de la perte individualisée.

[152] De plus, les frais liés aux bagages ne représentent nullement un préjudice ou une perte individualisée et ne font pas partie de la valeur des bagages. Les frais restent les mêmes pour chaque passager, selon le nombre d’articles de bagages. Si on les interprète dans le contexte du régime réglementaire, le paragraphe 23(1) du Règlement et l’alinéa habilitant 86.11(1)c) de la LTC visent tous deux implicitement à indemniser les passagers pour l’inconvénient que représente la perte ou l’endommagement des bagages.

[153] Ceci étant dit, je partage l’avis des appelantes quant au deuxième point. Le libellé de l’alinéa 86.11(1)c) de la LTC indique explicitement que les règlements en ce qui a trait aux bagages doivent prévoir des indemnités « en cas de perte ou d’endommagement » des bagages, sans prévoir expressément d’indemnité en cas de « perte temporaire » des bagages. Le procureur général allègue que le sens ordinaire des mots « perte [...] de bagage » comprend les bagages que le transporteur aérien ne trouve pas à l’arrivée, même s’il les retrouve quelques jours plus tard. Il ne me paraît pas possible de retenir cette interprétation compte tenu du contexte et de l’objet de la LTC et de son alinéa 86.11(1)c).

[154] Sous le régime de la Convention de Montréal, les passagers ont droit à des dommages-intérêts en cas de perte ou d’endommagement de leurs bagages, de même qu’en cas de retard dans le transport des bagages. Ainsi, comme l’affirment les appelantes, la Convention de Montréal établit une distinction entre la « perte » et le « retard » des bagages. Compte tenu de cette dichotomie, il importe d’insister sur le choix du législateur de mettre en place une réglementation concernant la « perte ou [l]’endommagement » des bagages, mais non le « retard » des bagages. Le fait d’interpréter l’expression « perte [...] de bagage » employée à l’alinéa 86.11(1)c) de manière à inclure les retards de bagages serait incompatible avec la distinction claire établie entre ces deux termes par la Convention de Montréal, et cette contradiction n’aurait aucun motif valable. Je constate également que l’objet du Règlement en ce qui concerne la perte ou l’endommagement de bagages était apparemment, d’après le REIR, d’étendre l’application du régime de la Convention de Montréal aux voyages intérieurs et d’exiger le remboursement de tous les frais liés aux bagages. Ceci me semble assez révélateur puisqu’il n’est pas du tout question de la perte temporaire.

[155] Compte tenu de ce qui précède, je conviens avec les appelantes que le seul but du législateur était d’autoriser l’Office à réglementer l’indemnisation minimale pour la perte ou à l’endommagement de bagages, mais non pour le retard de bagages. Le paragraphe 23(2) du Règlement doit donc être jugé comme outrepassant les pouvoirs conférés par la LTC.

(4) La pratique des États

[156] Conformément à l’article 31 de la Convention de Vienne, un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. L’alinéa 31(3)b) prévoit que « toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité » doit être prise en compte aux fins de l’interprétation d’un traité. Cela se distingue des moyens complémentaires d’interprétation indiqués à l’article 32, notamment les travaux préparatoires du traité et les circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, qui peuvent servir à confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31. Ainsi, le recours à la pratique des États n’est pas subordonné à l’existence d’une ambiguïté dans le libellé d’un traité; il fait plutôt partie intégrante du processus d’interprétation et est sur un pied d’égalité avec le libellé du traité et son contexte : Richard Gardiner, Treaty Interpretation, 2e éd., (Oxford : Oxford University Press, 2015) p. 253 et 347; « Projet de conclusions sur les accords et la pratique ultérieurs dans le contexte de l’interprétation des traités et commentaires y relatifs », dans Rapport de la Commission du droit international, CDINU, 70e sess., suppl. no 10, doc. NU A/73/10 (2018), p. 20; Yugraneft, par. 21; Febles, par. 90. Dans leurs observations écrites et orales, les parties ont consacré beaucoup de temps et d’énergie à cette notion de pratique des États, le procureur général ayant cherché à montrer que la pratique des États confirme son interprétation de la Convention de Montréal et les appelantes ayant quant à elles essayé de démontrer que les éléments de preuve produits par le procureur général ne permettaient pas d’établir cette pratique.

[157] La pratique des parties à un traité est certainement très utile pour préciser le sens du traité et peut réduire, élargir ou déterminer autrement l’éventail des interprétations possibles. Cette constatation est importante parce qu’il s’agit d’une preuve objective de la compréhension des parties quant au traité qu’elles ont signé : voir Île de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), arrêt, C.I.J. Recueil 1999, p. 1045, par. 49, citant l’Annuaire de la Commission du droit international 1966, vol. II (New York : Nations Unies, 1967), par. 15 (A/CN.4/SER. A/1966/Add. 1). Comme l’ont indiqué les auteurs, la pratique des États peut inclure toute conduite d’une partie (il peut s’agir d’actions, d’omissions ou même de silence), dans l’exercice de ses fonctions exécutives, législatives, judiciaires ou autres : voir Oliver Dörr et Kirsten Schmalenbach, Vienna Convention on the Law of Treaties: A Commentary, 2e éd. (Berlin : Springer, 2018), p. 597; Richard Gardiner, Treaty Interpretation, 2e éd., (Oxford : Oxford University Press, 2015), p. 257; Rapport de la Commission du droit international, op. cit., p. 31 et 37; Giovanni Distefano, « La pratique subséquente des États parties à un traité », Annuaire français de droit international, vol. 40, 1994, 41, p. 48. Bien évidemment, la pratique doit être généralisée, constante et uniforme; une pratique ultérieure qui ne correspond pas à cette définition étroite constituera, au mieux, un moyen supplémentaire d’interprétation au sens de l’article 32 : voir, entre autres, Île de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), précité, par. 79 et 80; Affaire Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) (1995), no 15318/89, CEDH (Série A) no 310, par. 79 à 81; Mustafa Kamil Yasseen, « L’interprétation des traités d’après la Convention de Vienne sur le droit des traités », dans Collected Courses of the Hague Academy of International Law, vol. 151, p. 52; Ian Sinclair, The Vienna Convention on the Law of Treaties, 2e éd. (Manchester : Manchester University Press, 1984), p. 137 et 138.

[158] Pour étayer sa thèse selon laquelle la pratique des États confirme son interprétation de la Convention de Montréal, le procureur général a déposé le témoignage d’expert par affidavit de M. Vincent Correia. M. Correia est titulaire d’un doctorat en droit et a publié un grand nombre d’ouvrages et d’articles dans les domaines du droit aérien et spatial européen et international. Il enseigne actuellement à l’Université Paris-Saclay (France) et à l’Université de Leiden (Pays-Bas). Dans son rapport d’expert, il a examiné les divers régimes juridiques adoptés dans le monde afin de protéger les droits des passagers.

[159] M. Correia s’attarde tout d’abord au régime juridique de l’Union européenne, puisque c’est en Europe qu’a pris naissance le mouvement visant à mieux protéger les passagers aériens, dès 1991. En 2004, le Règlement no 261/2004 a étendu les droits initialement prévus pour consacrer « des droits minimums aux passagers dans les situations suivantes : a) en cas de refus d’embarquement contre leur volonté; b) en cas d’annulation de leur vol; et c) en cas de vol retardé » (Règlement no 261/2004, paragraphe 1(1)). Ce régime s’applique à toutes les compagnies, européennes ou non, opérant en provenance d’un aéroport de l’Union, ainsi qu’aux compagnies européennes opérant en provenance d’un État tiers et à destination de l’Union européenne. Les refus d’embarquement et les annulations ouvrent droit au choix entre le remboursement et le réacheminement, ainsi qu’à une prise en charge matérielle et à une indemnisation pécuniaire forfaitaire. Les retards donnent également droit à différents types de réparation, qui varient selon la durée du retard. En cas d’annulation et de retards supérieurs à trois heures, les compagnies aériennes peuvent s’exonérer si elles peuvent démontrer la survenance de circonstances extraordinaires qui n’auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises. En ce qui concerne les bagages retardés, perdus ou endommagés, ce sont les dispositions de la Convention de Montréal qui s’appliquent. Quant aux recours, ils sont régis par les règles de procédure de chaque État membre.

[160] Ce régime, bien qu’il ne soit applicable que dans les 27 États membres de l’Union européenne, a également été mis en œuvre dans les quatre États membres de l’Association européenne de libre-échange et dans les cinq États membres de l’Espace européen aérien commun qui ne sont pas par ailleurs membres de l’Union européenne ou de l’Association européenne de libre-échange, ainsi que dans quelques autres États voisins de l’Union européenne. Ainsi, dans les faits, 39 États appliquent le Règlement no 261/2004 (sauf en ce qui concerne le droit à une indemnisation pécuniaire dans le cas de retards supérieurs à trois heures, qui découle de la décision Sturgeon et non du Règlement no 261/2004). D’autres États ont également adopté une législation interne assez semblable au Règlement no 261/2004 sans suivre le modèle du régime de l’Union européenne.

[161] Dans son rapport d’expert, M. Correia résume aussi le régime juridique de plusieurs autres États du Moyen-Orient, d’Amérique, d’Afrique et de l’Asie-Pacifique. Son examen approfondi l’amène à tirer plusieurs conclusions, la principale étant que 73 États parties à la Convention de Montréal (sauf le Canada) ont établi un régime local qui rend obligatoire l’indemnisation standardisée des passagers aériens en cas d’annulation et de refus d’embarquement; dans 45 de ces 73 États, l’indemnisation est également obligatoire en cas de retard. Ces régimes varient à certains égards. Par exemple, la base de calcul de l’indemnisation n’est pas toujours la même : l’indemnisation est parfois une somme fixe qui dépend de la durée du retard ou de la distance parcourue par le vol, alors que d’autres régimes prévoient le remboursement du prix du billet. Malgré ces différences, ces régimes montrent bien une tendance en faveur de l’amélioration de la protection des passagers aériens. C’est ce qu’indique M. Correia dans ses dernières remarques :

En conclusion, les divers instruments étudiés démontrent la réalité du mouvement de protection des passagers à travers le monde et la cohérence, certes relative car les détails divergent parfois, des règles adoptées en la matière. S’il est certain que tous les États de la planète n’ont pas encore adopté de règles spécifiques pour les retards, annulations et refus d’embarquement, force est de constater que le nombre d’instruments ne cesse de croître.

Affidavit de M. Correia, p. 110, par. 304

[162] Le procureur général s’appuie sur ce témoignage d’expert pour affirmer que la pratique des États, conjuguée à l’absence d’objection des autres signataires de la Convention de Montréal, indique que tous les États parties reconnaissent qu’un régime d’indemnisation standardisée en cas de retard, d’annulation ou de refus d’embarquement du genre de celui qui a été adopté dans le Règlement ne va pas à l’encontre de la Convention de Montréal. Les appelantes n’ont déposé aucun élément de preuve contraire.

[163] Les appelantes ont plutôt cherché à mettre en doute la crédibilité de M. Correia en affirmant qu’il a conclu à plusieurs reprises, dans des publications antérieures, que le Règlement no 261/2004 était incompatible avec la Convention de Montréal. En outre, elles allèguent que le procureur général a tenté à tort de le protéger pendant le contre-interrogatoire en s’opposant à toutes les questions concernant les avis qu’il a publiés par le passé au sujet de la compatibilité du régime européen avec la Convention de Montréal.

[164] Cet argument est sans fondement. J’ai lu le contre-interrogatoire de M. Correia sur son affidavit et je conviens avec le procureur général que les questions qui lui ont été posées quant aux opinions exprimées dans ses publications sur la conformité de la jurisprudence de la Cour européenne de justice avec la Convention de Montréal n’étaient pas pertinentes. M. Correia a été appelé à témoigner sur deux sujets : 1) « présenter les régimes de protection des passagers aériens d’États membres [signataires] de la Convention de Montréal, qu’ils soient analogues ou non au régime canadien établi par le Règlement sur la protection des passagers aériens [...] »; et 2) « le cas échéant, d’identifier les tendances et les éléments de cohésion ou de distinction en matière de traitement des refus d’embarquement, annulations, retards de vols et bagages perdus ou endommagés » (affidavit de M. Correia, p. 4, par. 11). Il est clair que sa mission n’était pas et ne pouvait pas être de donner son opinion quant à l’interprétation correcte de la Convention de Montréal ou à la compatibilité de la jurisprudence de la Cour européenne de justice avec la Convention de Montréal. Par conséquent, les questions visant à comprendre son point de vue sur ces sujets (que ce soit directement ou en renvoyant à des opinions qu’il a exprimées ailleurs) dépassaient clairement la portée de l’opinion d’expert présentée à la Cour en l’espèce, et le procureur général s’y est opposé à juste titre. Les questions comme les réponses devaient être écartées.

[165] Les appelantes affirment également que la tentative du procureur général de prouver et d’invoquer la pratique des États échoue à de nombreux égards. Tout d’abord, elles affirment que l’affidavit de M. Correia est [traduction] « peu pertinent » puisqu’il n’aborde pas l’importante question de savoir si le régime de l’Union européenne relativement aux droits des passagers est « dans l’application » de la Convention de Montréal, et donc assujetti à juste titre à la pratique des États. Elles affirment qu’en fait, les États-Unis sont le seul pays où, selon le témoignage d’expert, le régime interne régissant l’indemnisation en cas de retard vise à remplir les obligations du pays prévues par traité.

[166] Les appelantes ajoutent que rien ne prouve que les différents régimes internes examinés par M. Correia démontrent l’entente des parties en ce qui concerne l’interprétation de la Convention de Montréal. Selon elles, ces divers régimes sont trop hétérogènes et diffèrent à trop d’égards pour traduire une entente. Elles affirment enfin que les articles 19 et 29 de la Convention de Montréal ne sont pas ambigus et que le recours à un témoignage d’expert sur une prétendue pratique des États vise à créer une ambiguïté dans le texte en regard du droit interne.

[167] Il est évident que l’expression « dans l’application du traité » indique que les États parties doivent agir de bonne foi. Il est certain également que les parties doivent considérer que leurs actions tombent sous le coup du traité dont elles sont signataires : Oliver Dörr et Kirsten Schmalenbach, op. cit., p. 598. La mauvaise application évidente d’un traité ou toute pratique visant clairement à s’écarter de l’interprétation admise d’un traité ne constituerait clairement pas une pratique des États dans l’application du traité. Cela dit, les États parties à un traité sont censés en respecter les modalités et on doit donc présumer qu’ils considèrent que leur propre législation est compatible avec les limites établies dans les traités qu’ils ont signés : Rapport de la Commission du droit international, op. cit., p. 14 et 47. L’absence de toute réaction négative des autres signataires du traité sera également révélatrice de leurs opinions quant à l’interprétation correcte d’un traité et quant à la compatibilité d’une pratique d’État donnée avec le traité en question : Rapport de la Commission du droit international, op. cit., p. 79, et jurisprudence citée à la note de bas de page 430 de cette page; Yasseen, op. cit., p. 49; Gardiner, op. cit., p. 267.

[168] En l’espèce, les éléments de preuve montrent que 73 des 135 États parties à la Convention de Montréal ont mis en place un régime local rendant obligatoire l’indemnisation standardisée des passagers aériens en cas d’annulation, de refus d’embarquement ou de retard. Ces régimes, malgré les variations de leurs modalités propres, présentent tous des points communs pour ce qui est de leur structure globale, de leur application territoriale, de la nature de l’indemnisation qu’ils prévoient, ainsi que des conditions permettant aux transporteurs aériens d’exclure leur responsabilité. Il s’agit d’éléments de preuve convaincants que ces États considèrent que la Convention de Montréal autorise ce type de régime d’indemnisation. Comme je l’ai déjà mentionné, cette interprétation est renforcée par l’absence d’éléments de preuve indiquant que ces régimes ont été remis en cause par d’autres États parties à la Convention de Montréal. Comme l’a écrit Richard Gardiner dans son ouvrage Treaty Interpretation, op. cit. (p. 265), [traduction] « [p]our s’entendre sur un sens tiré de la pratique, il pourrait être nécessaire d’examiner une combinaison d’actions par un ou plusieurs États et les actions ou inactions en réponse subséquentes d’autres États ». Rien ne prouve par ailleurs que les États parties qui ne disposent pas d’un régime d’indemnisation standardisée se sont opposés à l’application de ces régimes à leurs citoyens ou aux compagnies aériennes enregistrées dans leurs pays.

[169] Les appelantes commettent une erreur fondamentale dans leur argumentation en présupposant ce que l’on cherche justement à établir. Elles allèguent que les régimes qui prévoient une indemnisation standardisée pour les passagers aériens en cas d’annulation, de refus d’embarquement ou de retard sont incompatibles avec la Convention de Montréal et ne peuvent donc pas constituer une pratique des États. Cependant, l’enjeu en l’espèce est précisément cette interprétation de la Convention de Montréal et de son principe d’exclusivité comme empêchant tout régime parallèle d’indemnisation standardisée du type de celui mis en place par le Règlement no 261/2004 et le Règlement sur la protection des passagers aériens. Autrement dit, les appelantes présentent un argument tautologique. La pratique des États, à l’instar du texte, du contexte et de l’objet, permet d’interpréter correctement la Convention de Montréal; on ne peut d’abord interpréter la Convention de Montréal en théorie, puis décider si le texte, le contexte et la pratique cadrent avec cette interprétation. Faire autrement et ne pas tenir compte de la pratique des États, si elle ne cadre pas avec l’interprétation choisie d’un instrument juridique, irait à l’encontre des principes généraux d’interprétation législative et dénaturerait l’article 31 de la Convention de Vienne.

[170] Pour tous les motifs qui précèdent, j’estime donc que la pratique des États confirme que l’indemnisation standardisée pour l’inconvénient découlant d’une annulation de vol, d’un refus d’embarquement ou d’un retard est compatible avec la Convention de Montréal et peut s’appliquer parallèlement aux dommages-intérêts individuels qui y sont prévus. La jurisprudence de la Cour européenne de justice et le Règlement no 261/2004 constituent le droit en Europe et la critique formulée par les spécialistes (y compris par les deux professeurs qui ont déposé des rapports d’expert au nom des appelantes) ne l’emporte pas sur la pratique des États en ce qui concerne l’interprétation d’un traité international.

B. L’un ou l’autre des articles 5 à 8, 13 à 18, 23 ou 24 ou des paragraphes 10(3), 11(3) à 11(5) ou 12(2) à 12(4) du Règlement outrepassent-ils les pouvoirs conférés par la LTC dans la mesure où ils s’appliquent aux services internationaux en raison d’une application extraterritoriale non permise?

[171] Les appelantes affirment que le Règlement a un effet extraterritorial inacceptable qui viole la souveraineté territoriale des États étrangers. Le respect de la souveraineté territoriale des États étrangers est un principe de droit international coutumier bien établi et, de ce fait, il est contraignant pour le Canada : Hape, par. 46; R. c. Terry, 1996 CanLII 199 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 207, par. 16 [Terry]; Affaire du « Lotus » (1927), C.P.J.I. (sér. A) no 10, p. 18 [Lotus]. Ce principe ressort également de la Convention de Chicago, qui a été signée en 1944 et à laquelle le Canada est partie. L’article premier de la Convention de Chicago dispose que « [l]es États contractants reconnaissent que chaque État a la souveraineté complète et exclusive sur l’espace aérien au-dessus de son territoire ». L’article 86.11 de la LTC doit donc être interprété de manière à respecter cette obligation; cependant, les appelantes allèguent que plusieurs dispositions du Règlement visent à réglementer la conduite des transporteurs aériens étrangers lorsqu’ils se trouvent sur les territoires d’États étrangers et qu’elles outrepassent ainsi le pouvoir de réglementation accordé par le législateur. Lors de l’audience, les appelantes ont précisé qu’elles n’avaient rien à redire concernant les vols à destination ou en provenance du Canada; leur argument sur l’extraterritorialité porte uniquement sur les vols effectués entièrement à l’extérieur du Canada entre deux États étrangers. Elles ont également modifié l’ordonnance demandée afin qu’elle reflète la portée plus limitée de leur argument.

[172] L’arrêt Hape de la Cour suprême est le point de départ de toute analyse des limites de la compétence d’un État. La question qui se posait dans cette affaire était de savoir si la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), avait une application extraterritoriale empêchant les fouilles, perquisitions et saisies par des policiers canadiens dans des États étrangers et permettait donc d’écarter les éléments de preuve ainsi obtenus. La Cour a examiné le principe de territorialité et a expliqué que le droit international – et en particulier le principe coutumier de l’égalité souveraine – délimite la compétence de l’État, tandis que le droit interne établit « de quelle manière et dans quelle mesure l’État se prévaudra de sa compétence ainsi délimitée » (Hape, par. 59). La territorialité est la première assise permettant à un État de revendiquer sa compétence : la souveraineté territoriale investit l’État du pouvoir absolu d’exercer ses compétences normative, d’exécution et juridictionnelle dans les affaires prenant naissance sur son territoire et à l’égard des personnes qui se trouvent à l’intérieur de ses frontières.

[173] Comme l’a indiqué la Cour, la compétence ne soulève aucun doute lorsqu’un différend ne déborde pas du territoire d’un État. Cependant, la compétence peut être revendiquée sur un autre fondement que la territorialité, et la nationalité est l’un de ces autres fondements les plus fréquemment invoqués. L’interaction entre la territorialité et d’autres principes justifiant la compétence se situe au cœur de la question de l’exercice extraterritorial de la compétence. Même si plusieurs États peuvent légitimement faire valoir leur compétence, un État ne saurait exercer sa compétence en portant atteinte à la souveraineté d’un autre État. En cas de revendications concurrentes, « la courtoisie commande que seul celui avec lequel l’événement a un lien réel et important exerce sa compétence » (Hape, par. 62).

[174] La Cour, s’appuyant sur la décision de la Cour permanente de justice internationale dans l’Affaire du « Lotus », a ajouté que la compétence extraterritoriale est régie par le droit international et ne relève donc pas de la seule volonté des États individuels. La compétence normative extraterritoriale ou même l’exercice par un État de sa compétence à l’égard d’un différend survenu à l’étranger ne portera pas nécessairement atteinte à la courtoisie, mais la mise en application par un État de ses lois sur le territoire d’un autre État pose cependant un problème si l’autre État n’y a pas consenti : Hape, par. 65; Terry, par. 15.

[175] Il est clair que le législateur a le pouvoir d’adopter des lois de portée extraterritoriale. Ce droit a été reconnu de manière explicite par l’article 3 du Statut de Westminster de 1931 (R.-U.), 22 Geo. 5, ch. 4, et le Canada a exercé ce pouvoir à plusieurs occasions, notamment en matière pénale (voir, par exemple, la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, qui porte sur les crimes de « compétence universelle »). Cependant, ces lois n’autorisent nullement le Canada à faire respecter ces prohibitions pénales en territoire étranger. Bien que la Cour suprême ait reconnu que le Parlement est autorisé à adopter des lois régissant la conduite de non-Canadiens à l’étranger (Hape, par. 68), ces règles de droit ne peuvent pas être mises à exécution dans un autre pays sans le consentement de l’État d’accueil, car une telle façon de faire constituerait une violation du droit international et du principe de courtoisie entre les nations.

[176] Même si le Parlement a clairement le plein pouvoir d’adopter une loi ayant une portée extraterritoriale, en l’absence d’un libellé clair ou d’une déduction nécessaire, il est présumé ne pas avoir voulu le faire : Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427, par. 54.

[177] Quelle est l’application de ces principes dans le contexte du présent appel? Les appelantes affirment que plusieurs articles du Règlement contreviennent au principe de territorialité parce qu’ils visent à régir la conduite des transporteurs étrangers lorsqu’ils se trouvent dans des États étrangers. Leurs allégations quant à ces articles portent plus précisément sur :

  • les conditions de transport et l’exigence de fournir des renseignements imposée aux transporteurs aériens hors du Canada (art. 5, 6 et 24);
  • l’affichage d’avis par les transporteurs aériens étrangers dans les aéroports hors du Canada (art. 7);
  • les retards sur l’aire de trafic dans les aéroports hors du Canada en ce qui concerne les vols effectués par des transporteurs aériens étrangers (art. 8);
  • les normes relatives au traitement et à l’assistance des passagers ainsi qu’à la responsabilité des transporteurs aériens étrangers quant aux vols retardés ou annulés au départ d’aéroports hors du Canada et quant au refus d’embarquement sur de tels vols (par. 10(3), 11(3), 11(4), 11(5), 12(2), 12(3) et 12(4), et articles 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19 et 20);
  • l’attribution de sièges par les transporteurs étrangers sur les vols au départ d’aéroports hors du Canada (art. 22);
  • la perte ou l’endommagement, en dehors du Canada, de bagages dont des transporteurs étrangers avaient la garde (art. 23).

[178] Tout d’abord, je ne vois pas quelle est l’utilité de l’article premier de la Convention de Chicago pour les appelantes. En effet, la Convention de Chicago n’a pas été incorporée dans le droit interne : Aerlinte Eirann Teoranta c. Canada (Ministre des Transports), 1990 CanLII 8110 (FCA), 68 D.L.R. (4th) 220 (arrêt inédit en français), par. 19. De plus, il est difficile de voir comment le Règlement porte atteinte à la souveraineté des États étrangers sur l’espace aérien au-dessus de leurs territoires. Le Règlement impose des obligations aux transporteurs en ce qui concerne les renseignements fournis aux bureaux de service et aux terminaux en libre-service, sur les billets imprimés et aux portes des aéroports, ainsi que des obligations en matière d’indemnisation pour ce qui est des vols retardés et annulés et des refus d’embarquement. Au sens strict, aucune de ces obligations n’a d’incidence sur la manière dont les transporteurs aériens mènent leurs activités en vol, c’est-à-dire dans l’espace aérien d’un pays donné; elles n’ont pas non plus pour objet de porter atteinte à l’espace aérien d’un autre État. Tout au plus, elles se manifestent lorsque les transporteurs mènent leurs activités au sol dans un territoire étranger, ou sur le territoire par opposition à au-dessus du territoire d’un pays étranger. J’estime qu’il n’y a donc aucune interférence avec l’article premier de la Convention de Chicago.

[179] Le libellé de l’article 86.11 indique clairement que le législateur voulait que le règlement à venir s’applique au-delà des frontières du pays. Le paragraphe 86.11(1) oblige l’Office à prendre des règlements relatifs aux « vols à destination, en provenance et à l’intérieur du Canada, y compris les vols de correspondance » (non souligné dans l’original). En fait, le paragraphe 86.11(3) de la LTC reconnaît expressément le chevauchement possible du Règlement et d’autres régimes d’indemnisation : il dispose qu’un passager ne peut obtenir d’indemnité au titre du Règlement « dans le cas où il a déjà été indemnisé pour le même événement dans le cadre d’un autre régime de droits des passagers que celui prévu par la présente loi ».

[180] L’Office présente un autre argument convaincant portant que l’intention du législateur était que le règlement ait une portée extraterritoriale. Cet argument part du principe que l’article 86.11 de la LTC ne peut recevoir une interprétation restreinte de manière à exclure la compétence à l’égard des transporteurs étrangers et des itinéraires internationaux alors que le régime général de la LTC applique des dispositions et des exigences explicites au transport international et aux transporteurs étrangers. L’article 57 de la LTC dispose que toute personne qui exploite un « service aérien » au Canada doit détenir une licence délivrée par l’Office. Un « service aérien » est intérieur ou international (art. 55), et l’Office octroie trois types de permis – intérieur, régulier ou à la demande – aux Canadiens comme aux non-Canadiens (par. 69(2), 69(3) et 73(1) de la LTC). Il est intéressant de noter que le ministre peut donner des directives obligatoires à l’Office lorsqu’il exerce ses pouvoirs ou ses fonctions, s’il l’estime nécessaire aux fins de la courtoisie ou de la réciprocité internationale (al. 76(1)c)), ce qui est un autre signe de l’effet extraterritorial possible de la LTC. En somme, le régime général de la LTC indique clairement que le régime d’octroi de licences de l’Office visait à inclure les transporteurs canadiens et non canadiens pour les services internationaux et à donner à l’Office le pouvoir d’imposer des restrictions quant à leurs conditions de service.

[181] Conformément à l’alinéa 86(1)h) de la LTC, l’Office est également habilité à prendre des règlements « concernant le trafic et les tarifs, prix, taux, frais et conditions de transport liés au service international ». La section II de la partie V du Règlement sur les transports aériens établit les obligations des transporteurs et la compétence de l’Office quant aux conditions de transport pour le service international. Avant l’entrée en vigueur du Règlement, le contenu des conditions de transport figurant dans les tarifs des transporteurs aériens était établi par les transporteurs eux-mêmes; le Règlement sur les transports aériens prescrivait uniquement les éléments que les transporteurs devaient aborder dans leurs conditions (al. 122c)). Cependant, l’Office était habilité à examiner ces conditions pour s’assurer qu’elles étaient claires, justes et raisonnables (par. 111(1)). En outre, notre Cour a clairement indiqué, dans l’arrêt Lukács c. Canada (Office des transports), 2015 CAF 269, que l’Office est compétent à l’égard des vols à destination et en provenance du Canada et peut examiner le tarif d’un transporteur étranger en fonction d’événements qui ont lieu à l’extérieur des frontières canadiennes et sur des vols assujettis à la réglementation d’un pays étranger.

[182] L’adoption du Règlement a fait en sorte que les transporteurs ne doivent plus seulement aborder les éléments des conditions de transport, mais aussi la teneur de leurs tarifs. En fait, bon nombre des dispositions contestées dans le présent appel visent des éléments que les transporteurs devaient couvrir dans leurs tarifs internationaux avant l’entrée en vigueur du Règlement. La seule différence réside dans le fait que l’Office n’a plus à vérifier que les dispositions des transporteurs individuels sont claires et raisonnables si elles respectent le Règlement. Les transporteurs étaient et demeurent assujettis à l’article 116 du Règlement sur les transports aériens, qui les oblige à conserver dans chacun de leurs bureaux une copie de leur tarif et à poser bien en vue une affiche indiquant que le tarif est à la disposition du public pour consultation. Ils étaient et demeurent assujettis à l’article 116.1 du Règlement sur les transports aériens, qui oblige les transporteurs qui vendent ou offrent en vente des services internationaux sur leur site Web à publier leur tarif sur ce site et à afficher bien en vue un avis en ce sens. L’Office conserve également sa compétence pour examiner les plaintes selon lesquelles les transporteurs n’appliquent pas les conditions indiquées dans leur tarif et, le cas échéant, pour ordonner la prise de mesures correctives (y compris le versement d’indemnités). En bref, rien n’a changé en ce qui concerne la compétence de l’Office pour examiner les conditions de transport établies dans les tarifs pour les services internationaux fournis par les transporteurs canadiens comme par les transporteurs non canadiens. L’unique différence est que les conditions pour de nombreux éléments sont désormais établies par le Règlement au lieu d’être laissées à la discrétion de chaque transporteur.

[183] Le régime général applicable au transport aérien selon la LTC et le Règlement sur les transports aériens, ainsi que leur application et leur interprétation depuis leur entrée en vigueur, étaye donc le point de vue selon lequel l’intention du législateur était de donner une portée extraterritoriale au Règlement. En outre, la portée extraterritoriale du Règlement ne contrevient pas aux principes du droit international régissant la souveraineté des États et la territorialité. Comme l’a souligné le procureur général, l’objet du Règlement n’est pas de pouvoir être appliqué en territoire étranger ni d’autoriser des enquêtes dans un pays étranger en cas de non-conformité survenant dans ce pays. Au contraire, le Règlement donne aux passagers concernés le droit de réclamer directement au transporteur aérien l’indemnité à laquelle ils ont droit. Compte tenu de la disposition déterminative de la LTC, les obligations prévues dans le Règlement font partie du tarif de chaque transporteur, c’est-à-dire de l’entente contractuelle qu’il conclut avec ses passagers. Les mesures d’exécution de la loi sont prises au Canada et, comme nous l’avons déjà vu, les lois peuvent être appliquées sur le territoire d’un État quant à des événements survenant en dehors de son territoire à condition qu’il existe un lien objectif avec le pays : Lotus; Michael Akehurst, « Jurisdiction in International Law », British Yearbook of International Law, vol. 46 (1972-1973), p. 145.

[184] Il est clair qu’un vol en provenance ou à destination du Canada, qu’il soit exploité par un transporteur canadien ou étranger, a un lien suffisant avec le Canada pour permettre l’exercice de sa compétence. Ce lien découle de l’autorisation que la LTC donne au transporteur d’exercer ses activités au Canada, ainsi que du tarif que la compagnie aérienne a accepté d’élaborer et de respecter. Lors de l’audience, il a été question du concept de « vol de correspondance ». Cette expression n’est définie ni dans la LTC, ni dans le Règlement, ni dans le Règlement sur les transports aériens. Je ne me hasarderais pas à en proposer une définition exhaustive et je ne tiens certainement pas à ce que le présent appel débouche sur un jugement déclaratoire. Aux fins du présent appel, il me semble suffisant d’affirmer que le Règlement s’appliquera seulement dans la mesure où un lien évident peut être établi entre le Canada et « des personnes, des biens et des actes hors [de son] territoire », pour reprendre le libellé de l’arrêt Lotus (p. 19). Par exemple, et sans vouloir exprimer d’opinion tranchée sur le sujet, je ne vois pas comment le Règlement pourrait s’appliquer à un passager (même s’il est Canadien) d’un vol exploité par un transporteur non canadien reliant un pays A à un pays B et s’arrêtant dans le pays B, même si ce vol était également un vol de correspondance pour certains passagers se rendant ensuite en avion du pays B au Canada. Toutefois, il semblerait que les segments de vol entre deux points à l’extérieur du Canada soient visés par le Règlement pour les passagers qui prennent ces vols afin d’établir une correspondance avec des vols à destination ou en provenance du Canada. Il y a de toute évidence plusieurs permutations possibles dans cet exemple, en lien avec la nationalité du passager et du transporteur et avec le vol lui-même, et il serait risqué de proposer une solution en théorie pour tous les cas de figure possibles. Chaque cas est un cas d’espèce, et il reviendra à l’Office de décider si une affaire donnée fait intervenir sa compétence.

C. La Directive est-elle conforme aux pouvoirs que le paragraphe 86.11(2) de la LTC confère au ministre?

[185] Les appelantes soutiennent enfin que le ministre, avec sa Directive obligeant l’Office à prendre des règlements quant aux retards de trois heures ou moins sur l’aire de trafic, outrepasse les pouvoirs qui lui sont conférés par le paragraphe 86.11(2). Ce paragraphe dispose que le ministre peut donner des directives à l’Office pour lui demander de régir par un règlement toute obligation du transporteur envers les passagers qui n’est pas énoncée aux alinéas 86.11(1)a) à f). Une des obligations que l’Office est explicitement habilité à régir concerne les retards de trois heures ou moins sur l’aire de trafic. Les appelantes affirment que la Directive constitue une tentative inadmissible de modifier la LTC et qu’elle vise à revenir sur l’intention du législateur en tentant de supprimer une restriction législative explicite et claire quant aux pouvoirs de réglementation accordés à l’Office par le législateur. Autrement dit, la Directive a transformé un pouvoir exprès de réglementer les retards de trois heures ou moins sur l’aire de trafic en un pouvoir de réglementer les retards sur l’aire de trafic quelle que soit leur durée, et devrait par conséquent être jugée comme outrepassant les pouvoirs conférés par la LTC. Suivant la même logique, l’article 8 du Règlement, qui impose aux transporteurs aériens des obligations concernant les retards sur l’aire de trafic quelle qu’en soit la durée, devrait également être jugé comme outrepassant les pouvoirs de réglementation conférés à l’Office par l’article 86.11 de la LTC.

[186] Avant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir], le cadre analytique pour le contrôle judiciaire de la législation déléguée était bien établi et reposait sur la théorie de l’excès de pouvoir. Lorsque la validité d’une législation déléguée était contestée, les cours de révision interprétaient l’attribution légale de pouvoir afin de décider si, interprétée correctement, elle relevait ou non de sa portée. Il s’agissait essentiellement d’un exercice d’interprétation législative, sans aucun égard pour l’interprétation du délégué.

[187] Au cours des années qui ont suivi l’arrêt Dunsmuir, une certaine confusion s’est installée au sein de la Cour suprême à ce sujet, sans doute parce que cet arrêt se concentrait sur le contrôle judiciaire des décisions rendues par des tribunaux administratifs et non sur la législation déléguée. Dans certains cas, la Cour a appliqué le cadre de contrôle judiciaire (voir Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5; Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, [2017] 1 R.C.S. 360; West Fraser Mills Ltd. c. Colombie‐Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22, [2018] 1 R.C.S. 635), alors que dans d’autres cas, elle a eu recours à une analyse de la validité (voir, par exemple, Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810 [Katz]; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135, par. 51; Donald Brown et John Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (Toronto : Thomson Reuters Canada Ltd., 2022), ch. 2021, section 2021:5(ii)(3)).

[188] Malheureusement, l’arrêt Vavilov n’a guère apporté d’éclaircissements. La Cour suprême ayant voulu adopter par défaut la norme de la décision raisonnable pour le contrôle de toutes les actions administratives, la plupart des cours d’appel intermédiaires ont estimé que la législation déléguée serait désormais contrôlée par rapport à cette norme : voir, par exemple, 1193652 B.C. Ltd. v. New Westminster (City), 2021 BCCA 176, par. 48 à 59; Portnov c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 171; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196; [2021] 1 R.C.F. 271; Paul Daly, « Regulations and Reasonableness Review » (29 janvier 2021), en ligne (blogue) : Administrative Law Matters <https://www.administrativelawmatters.com/blog/2021/01/19/regulations-and-reasonableness-review> et les causes qui y sont mentionnées.

[189] Cependant, cette approche n’a pas été suivie unanimement : voir, par exemple, Hudson’s Bay Company ULC v. Ontario (Attorney General), 2020 ONSC 8046, 154 O.R. (3d) 103; Friends of Simcoe Forest Inc. v. Minister of Municipal Affairs and Housing, 2021 ONSC 3813, par. 25. En effet, la norme de la décision raisonnable suscite de nombreuses difficultés, au nombre desquelles se trouve notamment le fait qu’elle présume que l’organisme ou la personne qui a obtenu le pouvoir d’adopter une législation déléguée a également obtenu celui de trancher des questions de droit et de décider de l’interprétation correcte de la loi habilitante; pourtant, ce n’est clairement pas toujours le cas : voir John M. Evans, « Reviewing Delegated Legislation After Vavilov: Vires or Reasonableness? », Canadian Journal of Administrative Law & Practice, vol. 34, no 1 (2021), 1.

[190] Plus récemment, la Cour suprême a apporté de l’eau au moulin de ceux qui estiment que le cadre de contrôle judiciaire de l’arrêt Vavilov ne s’applique pas à la législation déléguée. Dans l’arrêt Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] A.C.S. no 11 (QL), la Cour suprême s’est penchée sur la validité des dispositions réglementaires en cause en fonction de sa propre interprétation de la loi habilitante, sans aucune retenue à l’égard du Cabinet quant à la question d’interprétation. Certes, les juges majoritaires (contrairement au juge Rowe, dissident) n’ont nullement mentionné la théorie de l’excès de pouvoir, mais ils n’ont pas non plus renvoyé à l’arrêt Vavilov ni au contrôle du caractère raisonnable. Ils ont plutôt choisi d’interpréter la portée des pouvoirs de réglementation conférés par la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, ch. 12. Cet arrêt montre clairement que la question n’est pas épuisée et que le débat est loin d’être clos.

[191] Cela étant dit, la conclusion serait la même, que l’on évalue la validité de la Directive et de l’article 8 du Règlement en fonction de la norme de contrôle de la décision raisonnable ou sous l’angle plus rigoureux de la théorie de l’excès de pouvoir. Pour faire accepter leur argument selon lequel le paragraphe 86.11(2) de la LTC ne comprend pas le pouvoir d’établir la Directive (et l’article 8 du Règlement parce qu’il se rapporte à des questions visées par l’alinéa 86.11(1)(f)), il faudrait que les appelantes prouvent que la Directive : 1) est sans importance, non pertinente ou complètement étrangère à l’objet de la loi (Katz, par. 28; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231, 1994 CanLII 115 (CSC), p. 280), ou 2) repose sur une interprétation déraisonnable du paragraphe 86.11(2). Si la Directive (et l’article 8 de la LTC) satisfait aux exigences du cadre rigoureux de l’excès de pouvoir, il est bien évident qu’elle résistera à l’analyse moins exigeante de la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[192] Je conviens avec le procureur général que le libellé du paragraphe 86.11(2) est assez général et que le fait de ne permettre au ministre de donner des directives qu’au sujet des éléments non visés aux alinéas 86.11(1)a) à f), comme le proposent les appelantes, serait incompatible avec le sens ordinaire des mots employés par le législateur au paragraphe 86.11(2). Le ministre a le pouvoir de donner des directives à l’Office concernant « toute autre obligation du transporteur ». Cette expression est assez générale et rien n’indique qu’elle visait à limiter le pouvoir discrétionnaire du ministre aux éléments qui sont, au sens strict, non pertinents et sans lien avec ceux énumérés au paragraphe 86.11(1).

[193] La Directive et l’article 8 du Règlement cadrent non seulement avec le libellé du paragraphe 86.11(2) de la LTC, mais également avec le contexte et l’objet de la LTC dans son ensemble. La Loi sur la modernisation des transports, dans son sommaire, dispose qu’elle « modifie la [LTC] afin [...] de prendre des règlements pour établir un nouveau régime de droits des passagers aériens [...] ». Le législateur entendait de toute évidence assurer une meilleure protection des passagers aériens et c’est dans cette optique qu’il a obligé l’Office à prendre des règlements sur les droits des passagers et les obligations des transporteurs concernant des éléments précis. Il n’est certainement pas contraire ou étranger à l’objet de cette loi, et encore moins déraisonnable, d’interpréter la liste des éléments donnée au paragraphe 86.11(1) comme constituant la base, et non la limite supérieure, des obligations des transporteurs envers les passagers. Le fait que la délégation de pouvoir engendrée par le paragraphe 86.11(2) puisse être vaste et que le pouvoir discrétionnaire conféré au ministre puisse être large ne constitue pas un obstacle à la validité : voir Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, par. 85 à 88. En résumé, je ne suis pas convaincu que le ministre a dépassé la portée et les limites des pouvoirs que lui confère le paragraphe 86.11(2) de la LTC. Par conséquent, la Directive et l’article 8 du Règlement sont valides.

VI. Conclusion

[194] Pour tous les motifs qui précèdent, je considère que le présent appel devrait être rejeté, sauf en ce qui concerne le paragraphe 23(2) du Règlement qui, à mon avis, outrepasse les pouvoirs conférés par la LTC. Les dépens devraient être adjugés aux intimées.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke, j.c.a. »


ANNEXE

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-311-19

 

 

INTITULÉ :

INTERNATIONAL AIR TRANSPORT ASSOCIATION et al. c. OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA et al.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

6 et 7 avril 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Pierre Bienvenu, Ad. E.

Clay Hunter

 

Pour les appelantes

 

Barbara Cuber

 

POUR L’INTIMÉ, L’OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

Bernard Letarte

Lindy Rouillard-Labbé

Sara Gauthier

 

POUR L’INTIMÉ, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Gábor Lukács

 

Pour l’intervenant

(pour son propre compte)

par vidéoconférence

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

Paterson, MacDougall LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour les appelantes

 

Office des transports du Canada

Gatineau (Québec)

 

Pour l’intimé, l’Office des transports du Canada

 

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l’intimé

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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