Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20221205


Dossier : A-169-21

Référence : 2022 CAF 208

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de monsieur le juge Stratas

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Appel jugé sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2022.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20221205


Dossier : A-169-21

Référence : 2022 CAF 208

En présence de monsieur le juge Stratas

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE STRATAS

[1] La demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire pour contester une décision du commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique aux termes de la Loi sur les conflits d’intérêts, L.C. 2006, ch. 9. La présente décision concerne la conduite présumée du premier ministre lors de sa participation à deux décisions concernant une organisation caritative connue sous le nom d’« UNIS ».

[2] Le commissaire a conclu que le premier ministre n’a pas enfreint trois articles de la Loi sur les conflits d’intérêts : le paragraphe 6(1) (participer à la prise d’une décision qui constituerait un conflit d’intérêts), l’article 7 (accorder un traitement de faveur à une personne ou à un organisme) et l’article 21 (ne pas se récuser d’une affaire qui le placerait en situation de conflit d’intérêts).

[3] Le procureur général demande la radiation de la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse pour trois motifs : l’absence de qualité pour agir de la demanderesse, l’interdiction censément prononcée d’invoquer certains motifs de contrôle judiciaire prévue à l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts et la chose jugée concernant les questions juridiques soulevées en l’espèce.

[4] À mon avis, la demanderesse a qualité pour agir dans l’intérêt public pour maintenir le contrôle judiciaire. Toutefois, la question de savoir si l’interdiction prévue à l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts s’applique doit être laissée à la formation qui entendra la demande, tout comme la question de la chose jugée. Par conséquent, je renvoie ces deux parties de la requête en radiation présentée par le procureur général à la formation chargée de l’audience de la Cour qui décidera du bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire.

A. La qualité de la demanderesse pour agir dans l’intérêt public

[5] Pour obtenir la qualité pour agir dans l’intérêt public, la demanderesse doit démontrer que la demande de contrôle judiciaire soulève des questions justiciables sérieuses, qu’elle a un intérêt réel ou véritable dans les questions soulevées et que la demande est un moyen raisonnable et efficace de porter les questions devant les tribunaux : Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524; Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficiences, 2022 CSC 27.

[6] Plusieurs affaires ont confirmé que la demanderesse a obtenu la qualité pour agir dans l’intérêt public dans des circonstances et pour des questions portées en appel essentiellement similaires à celles de la présente affaire : Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 194; Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 195; Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2019 CF 388; Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2018 CF 1291; Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2021 CF 613. Sur ce seul fondement, je rejetterais ce motif de radiation de la demande.

[7] Comme le montrera l’analyse des questions en litige ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire soulève des questions justiciables sérieuses.

[8] Je conclus également que la demanderesse a un intérêt réel ou véritable dans les questions en litige soulevées dans la présente demande. La participation de la demanderesse à de nombreuses affaires judiciaires similaires à la présente affaire et les observations qu’elle présente dans le cadre de la présente requête satisfont à cette exigence.

[9] Je crains également que, si la demanderesse ne se voit pas reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public, la décision du commissaire soit soustraite à tout contrôle. Le potentiel de mise à l’abri du processus décisionnel public est un facteur de poids dans le cadre du critère de la qualité pour agir dans l’intérêt public : arrêt Downtown Eastside, aux para. 31 à 34; arrêt Conseil des Canadiens avec déficiences, aux para. 33 à 40 et 56 à 59, et voir le point de vue judiciaire qui s’oppose à ce que des décisions soient à l’abri de tout contrôle dans des arrêts comme Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, aux para. 77 à 79; Slansky c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81, aux para. 313 à 315; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Tennant, 2018 CAF 132, aux para. 23 et 24; et Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 157, 185 C.P.R. (4th) 83, au para. 44. La présente affaire semble similaire à l’arrêt Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37, [2000] A.C.F. no 729 (QL/Lexis) : à moins que la demanderesse n’ait qualité pour agir, soustraire la décision du commissaire à tout contrôle, du moins par les tribunaux, est une possibilité réelle.

[10] Pour les raisons qui précèdent, la demanderesse a qualité pour agir dans l’intérêt public afin de faire valoir et de poursuivre la présente demande. Par conséquent, la partie de la requête en radiation du procureur général fondée sur l’absence de qualité pour agir sera rejetée.

B. L’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts : le principal motif invoqué par le procureur général pour rejeter la présente demande

[11] L’article 66 de la Loi prévoit que les décisions du commissaire sont définitives et ne peuvent être révisées que pour les motifs prévus aux alinéas 18.1(4)a), b) ou e) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7. Ces motifs sont que le décideur, en l’espèce le commissaire :

  • « a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer » (alinéa 18.1a));

  • « n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter » (alinéa 18.1b));

  • « a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages » (alinéa 18.1e));

[12] Le procureur général fait valoir que les motifs que la demanderesse avance dans sa demande ne relèvent pas de l’article 66. Par conséquent, la Cour ne peut pas les examiner.

[13] Le procureur général soutient que l’article 66 reflète le fait que le commissaire est un mandataire du législateur et qu’il doit rendre compte au législateur à certains égards de l’exercice de ses pouvoirs. L’article 66 répartit l’examen des décisions du commissaire entre la Cour et le législateur, selon le type de question. Les questions juridiques fondamentales – les limites légales imposées au commissaire par le législateur, l’équité procédurale et les circonstances juridiques qui auraient pour effet de vicier complètement les procédures du commissaire, comme la fraude – doivent être tranchées par la Cour. Toutes les autres questions relèvent du législateur.

[14] Compte tenu du libellé, du contexte et de l’objet de l’article 66, je suis d’accord avec les observations du procureur général concernant ce que fait l’article 66 et les raisons de cela.

C. La présente demande échappe-t-elle à l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts?

[15] À l’origine, la demanderesse a soulevé quatre motifs à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire de la décision du commissaire. Elle a maintenant entrepris de retirer l’un des quatre motifs de son avis de requête : l’allégation de crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire.

[16] Les trois autres motifs invoqués par la demanderesse sont tous fondés sur des erreurs de droit et de fait. Le procureur général affirme que tous ces éléments ne font pas partie des motifs autorisés par l’article 66. Par conséquent, la Cour n’a pas le pouvoir de les examiner.

[17] Compte tenu de mon analyse de l’article 66 de la Loi, ci-dessus, je suis du même avis : les trois motifs invoquent des erreurs de droit et de fait et, par conséquent, ne font pas partie des motifs autorisés à l’article 66.

[18] Mais cela ne met pas fin à l’analyse. Il reste une question qui se pose en raison d’une décision récente de la Cour : la demanderesse peut-elle encore poursuivre la présente demande de contrôle judiciaire et potentiellement avoir gain de cause face à l’interdiction de l’article 66? Je décris ci-dessous le contenu et les contours de cette question.

[19] Toutefois, avant de le faire, je dois évaluer si la réponse à cette question est appropriée pour un seul juge agissant de manière interlocutoire dans les circonstances particulières de l’espèce. Faut-il y répondre maintenant? Ou bien la réponse doit-elle être donnée par la formation chargée de statuer sur le fond de la présente demande?

D. La jurisprudence sur la question de savoir si la requête doit être tranchée maintenant

[20] Les requêtes interlocutoires telles que la présente requête sont entendues par un seul juge de la Cour. Lorsqu’il y a lieu, le juge peut refuser de statuer sur la requête et laisser le soin à la formation saisie de l’appel de l’examiner. Il s’agit d’une décision discrétionnaire fondée sur certains principes. La discussion la plus complète et la plus récente de ces principes se trouve dans l’arrêt Mediatube Corp. c. Bell Canada, 2018 CAF 127, [2018] A.C.F.no 679 (QL/Lexis).

[21] L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est guidé par l’article 3 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, afin « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ». L’arrêt Amgen Canada Inc. c. Apotex Inc., 2016 CAF 196, [2016] A.C.F. no 765 (QL/Lexis) résume quelques facteurs associés à l’article 3 des Règles qui peut avoir une incidence sur l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire (au para. 10) :

Une requête peut être tranchée sur-le-champ si l’issue de celle-ci est claire ou évidente. Les principes d’efficacité et d’économie des ressources judiciaires l’appuient : Collins c. La Reine, 2014 CAF 240, au paragraphe 6; Canadian Tire Corp. Ltd. c. P.S. Partsource Inc., 2001 CAF 8. Par contre, si on peut raisonnablement avoir des opinions divergentes sur l’issue de la requête, la décision devrait être laissée à la formation qui entendra l’appel : McKesson Canada Corporation c. La Reine, 2014 CAF 290, au paragraphe 9; Nation Gitxaala c. La Reine, 2015 CAF 27, au paragraphe 7. Parfois, la qualité, la nouveauté ou le caractère incomplet des observations fait en sorte qu’il est judicieux de laisser à la formation qui entendra l’appel le soin de trancher la requête : Nation Gitxaala, précité, aux paragraphes 9 à 12.

(Voir aussi l’arrêt Mediatube, aux para. 9 à 11, et l’arrêt Canada (Procureur général) c. Oshkosh Defense Canada Inc., 2018 CAF 102, aux para. 40 à 42.)

[22] Entre autres facteurs à considérer, il y a la question de savoir si une telle décision anticipée permettrait le déroulement rapide et ordonné de l’audience (Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, [2015] A.C.F. no 1396 (QL/Lexis), au para. 11, citant l’arrêt Collins c. Canada, 2014 CAF 240, [2014] A.C.F. no 1047 (QL/Lexis), au para. 6, et la décision McConnell c. Commission canadienne des droits de la personne, 2004 CF 817, [2004] A.C.F. no 1005 (QL/Lexis) confirmée par 2005 CAF 389); voir également l’arrêt Mediatube, aux para. 12 et 13.

E. La requête devrait être laissée à la formation chargée de l’audience de la Cour qui tranchera la demande sur le fond

[23] Pour les raisons exposées ci-dessous, la nature de la question clé dans la présente requête – à savoir si la demanderesse peut encore poursuivre la présente demande de contrôle judiciaire et potentiellement avoir gain de cause face à l’interdiction de l’article 66 – est profondément incertaine en droit. Ainsi, la présente requête est loin d’être claire ou évidente. La requête devrait être laissée à la formation chargée de l’audience qui tranchera la demande sur le fond.

[24] Étant donné que la réponse à cette question sera donnée par une formation de la Cour, je limiterai au maximum mes explications concernant l’incertitude juridique. Néanmoins, il sera utile de signaler aux parties certains des éléments d’incertitude. Cela les aidera à les aborder dans leurs mémoires des faits et du droit pour la demande. D’après l’expérience de la Cour, ce genre d’approche de la Cour mène souvent à des observations plus ciblées et plus utiles : Teksavvy Solutions Inc. c. Bell Média Inc., 2020 CAF 108, [2020] A.C.F. no 716 (QL/Lexis), aux para. 6 à 12.

[25] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Best Buy Canada Ltd., 2021 CAF 161, la Cour a examiné un mécanisme d’appel à l’encontre d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur prévu à l’article 68 de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.) Le paragraphe 68(1) de la Loi sur les douanes permet à certaines parties d’interjeter appel à l’encontre d’une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur devant notre Cour uniquement « sur tout point de droit ». De manière implicite, le paragraphe 68(1) de la Loi sur les douanes interdit les appels fondés sur d’autres motifs tels que les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il n’existe pas de principe de droit extrinsèque. Ainsi, le paragraphe 68(1) est une restriction partielle au contrôle prévue par le législateur.

[26] Dans l’arrêt Best Buy, la majorité de la Cour a estimé que les restrictions partielles au contrôle prévues par la loi n’empêchent pas un demandeur d’introduire une demande distincte de contrôle judiciaire en invoquant les autres motifs. En d’autres termes, malgré le paragraphe 68(1) de la Loi sur les douanes, la Cour pouvait examiner le motif administratif sur tous les plans, bien qu’en deux instances : un appel en vertu du paragraphe 68(1) et une demande distincte de contrôle judiciaire. De fait, les restrictions partielles au contrôle prévues par la loi au paragraphe 68(1) peuvent être écartées, tout comme les tribunaux écartent les clauses privatives.

[27] Appliqués à l’espèce, les motifs de la majorité dans l’arrêt Best Buy indiquent que la demanderesse peut invoquer des motifs à l’appui de sa demande qui ne relèvent pas des motifs autorisés par l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts. En d’autres termes, l’article 66 peut être écarté comme s’il s’agissait d’une clause privative.

[28] La minorité de la Cour dans l’arrêt Best Buy a adopté un point de vue différent. Selon elle, le paragraphe 68(1) de la Loi sur les douanes dit bien ce que le libellé de cette disposition veut dire : la Cour ne peut connaître d’un appel que « sur tout point de droit » et rien d’autre. La minorité aurait appliqué la restriction partielle au contrôle prévue par la loi au paragraphe 68(1) conformément à ses modalités.

[29] Appliqués à l’espèce, les motifs de la minorité dans l’arrêt Best Buy indiquent que la demanderesse peut uniquement invoquer des motifs à l’appui de sa demande qui relèvent des motifs autorisés par l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts. L’article 66 ne peut être écarté.

[30] Normalement, l’existence de motifs majoritaires et minoritaires dans une décision de notre Cour ne soulève aucune difficulté : les décisions majoritaires énoncent le droit. Mais une analyse plus approfondie des motifs de la majorité et de la minorité dans l’arrêt Best Buy montre une réelle incertitude quant à savoir si l’article dont le libellé en l’espèce est différent – l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts – permet effectivement d’interdire les motifs que la demanderesse soulève dans son avis de demande.

[31] Quel était le fondement de la décision de la majorité dans l’arrêt Best Buy? La majorité dans l’arrêt Best Buy a déclaré (au paragraphe 112) qu’« [u]ne interdiction complète du recours au contrôle judiciaire à l’égard de tout type de question porterait atteinte à la primauté du droit » [italiques ajoutés]. Pour faire bonne mesure, la majorité dans l’arrêt Best Buy a ajouté (toujours au paragraphe 112) que la Cour suprême, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, a indiqué que les restrictions partielles au contrôle prévues par la loi ne peuvent pas « empêcher le recours au contrôle judiciaire ou le contrôle à l’égard de types particuliers de questions » [italiques ajoutés]. Pris au pied de la lettre, ces mots ont une incidence sur l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts, qui constitue une restriction partielle au contrôle prévue par la loi. Ces mots semblent indiquer que notre Cour devrait écarter l’interdiction faite par l’article 66 d’examiner tous « types particuliers de questions » et examiner tous les motifs soulevés par la demanderesse dans sa demande de contrôle judiciaire.

[32] Comme nous le verrons, l’arrêt Vavilov n’est pas le seul arrêt où la Cour suprême du Canada se prononce sur cette question. D’autres décisions, certaines de la Cour suprême, d’autres émanant d’autres tribunaux, l’abordent aussi sans doute. La minorité dans l’arrêt Best Buy attire notre attention sur quelques-unes d’entre elles.

[33] La minorité, analysant l’arrêt Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220, 1981 CanLII 30 (CSC) et d’autres arrêts de la Cour suprême, a conclu que les restrictions partielles au contrôle prévues par la loi et motivées par un objectif valable du législateur – comme (sans doute) l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts en l’espèce – sont valables et ne portent pas atteinte à la primauté du droit. Seuls les obstacles complets aux contrôles de toute question, quelle qu’elle soit, constituent une atteinte à la primauté du droit. Selon la minorité, les tribunaux doivent se conformer aux restrictions partielles au contrôle prévues par la loi (au para. 57) :

L’arrêt Crevier a depuis été cité à maintes reprises à l’appui de la thèse voulant que le législateur ne puisse écarter complètement le contrôle judiciaire : voir, par exemple, Vavilov, au para. 24; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au para. 31. Comme l’a récemment déclaré le juge Stratas de notre Cour, « [a]utrement dit, l’arrêt Crevier permet d’affirmer qu’un certain contrôle judiciaire doit toujours être possible » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, 2021 CarswellNat 1004, au para. 102 [Conseil canadien pour les réfugiés]. Il s’agit, en effet, de tout ce que cet arrêt permet d’affirmer. Il n’indique pas que le législateur ne peut pas restreindre ou interdire le contrôle judiciaire de décisions administratives à l’égard de certains types de questions : voir, par exemple, Conseil canadien pour les réfugiés, au para. 102, renvoyant aux arrêts Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316, 1993 CanLII 88 (CSC), p. 333; Capital Regional District c. Concerned Citizens of British Columbia et autres, [1982] 2 R.C.S. 842, 1982 CanLII 220 (CSC); Vavilov, aux para. 45 à 52. Au contraire, comme le montre clairement le passage souligné de la citation ci-dessus, l’arrêt Crevier indique en fait de façon explicite que le législateur peut supprimer la possibilité du contrôle judiciaire pour des questions étrangères à la compétence. [Souligné dans l’original.]

[34] Dans le passage ci-dessus, la minorité renvoie à plusieurs décisions de la Cour suprême. Mais elle se concentre également sur une partie de la décision de la Cour dans l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés, un arrêt antérieur à l’arrêt Best Buy qui renvoie à de nombreuses décisions de la Cour suprême. La minorité indique que les motifs de la majorité dans l’arrêt Best Buy sont incompatibles avec cette partie de l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés. La majorité dans l’arrêt Best Buy n’a pas invoqué l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés.

[35] Il convient d’examiner la partie de l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés que la minorité dans l’arrêt Best Buy invoque. Renvoyant à plusieurs arrêts contraignants de la Cour suprême, la Cour indique dans cette partie (aux paragraphes 102 et 103) que seuls les obstacles complets au contrôle, et non les restrictions partielles au contrôle prévues par la loi, sont non valables :

Depuis longtemps, les tribunaux canadiens s’opposent aux tentatives des organismes publics souhaitant soustraire leurs administrateurs à tout contrôle judiciaire, soit par des dispositions d’inattaquabilité complète ou la non-communication d’éléments de preuve ou d’explications essentiels au contrôle judiciaire utile. En érigeant par tous les moyens possibles des r[e]mparts contre toute surveillance judiciaire, qu’elle s’exerce par la voie d’un contrôle judiciaire ou d’un appel, même lorsqu’il s’agit de décider si un administrateur a outrepassé ses compétences légales, on porte atteinte de manière injustifiée aux fonctions essentielles de la magistrature en matière constitutionnelle et au principe constitutionnel qu’est la primauté du droit (Crevier c. P.G. (Québec), [1981] 2 R.C.S. 220, 1981 CanLII 30; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 27 à 28; Habtenkiel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 180, [2015] 3 R.C.F. 327, par. 38; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 24). Autrement dit, l’arrêt Crevier permet d’affirmer qu’un certain contrôle judiciaire doit toujours être possible (Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, p. 601, 1993 CanLII 164 (opinion dissidente non contredite par les juges majoritaires à cet égard), mentionnant, avec approbation J. H. Grey, « Sections 96 to 100: A Defense » (1985) 1 Admin. L.J. 3, p. 11). Ce principe ne vaut que pour la mise à l’abri complète d’une décision administrative; il ne s’applique pas aux limites imposées par une loi à la portée du contrôle judiciaire (voir p. ex. Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, local 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316, p. 333, 1993 CanLII 88; Capital Regional District c. Concerned Citizens of British Columbia et autres, [1982] 2 R.C.S. 842, 1982 CanLII 220; Vavilov, par. 45 à 52).

C’est pourquoi les dispositions d’inattaquabilité qui ont pour objet de soustraire intégralement les décisions administratives au contrôle sont interprétées de manière à permettre le contrôle. En règle générale, toutefois, une telle démarche est empreinte de déférence (voir p. ex. National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, 1990 CanLII 49). [Italiques ajoutés.]

[36] Mais une décision majoritaire de la Cour ne lie-t-elle pas la Cour pour l’avenir? D’une manière générale, quelles sont les décisions qui lient la Cour? Il convient d’examiner le droit applicable sur ces questions.

[37] Il est évident que la Cour est liée par les arrêts de la Cour suprême qui ne peuvent être écartés. De même, la Cour est liée par ses propres décisions antérieures, à moins qu’une décision antérieure ne fasse abstraction d’une décision déterminante antérieure à celle-ci ou qu’une décision antérieure puisse être écartée à la lumière de principes établis: Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, [2002] A.C.F. no 1375; R. c. Sullivan, 2022 CSC 19. Il en est ainsi même lorsque, comme dans l’arrêt Best Buy, la décision antérieure contient des opinions majoritaires et minoritaires : Janssen Inc. c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 137, aux para. 80 à 82.

[38] Il appartiendra à la formation chargée d’examiner la présente demande de trancher, mais il me semble que la meilleure façon de traiter cette question est d’aller au cœur des choses. Nous avons deux décisions, l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés et l’arrêt Best Buy, qui expriment des points de vue différents, la seconde n’invoquant pas la première, dans un contexte d’arrêts d’application obligatoire de la Cour suprême. Dans ces circonstances inhabituelles et quelque peu confuses, l’accent ne devrait pas être mis sur les arrêts Miller/Sullivan et le défaut de mentionner l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés dans les motifs de la majorité dans l’arrêt Best Buy, mais plutôt sur la question de savoir quelle décision, l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés ou l’arrêt Best Buy, respecte le mieux les arrêts d’application obligatoire de la Cour suprême qui traitent de cette question.

[39] Pour répondre à cette question, les parties devront interpréter ces arrêts de la Cour suprême. Cela représentera un défi. Souvent, les signaux qu’ils contiennent ne sont pas clairs. Et souvent, leur libellé doit être traduit du langage de la doctrine du droit administratif telle qu’elle existait au moment où ils ont été rendus au langage de la doctrine du droit administratif d’aujourd’hui. Pour prendre un exemple, le terme « compétence » est utilisé dans de nombreux arrêts pertinents de la Cour suprême, mais ce terme n’est plus tellement en vogue aujourd’hui : voir l’arrêt Vavilov, au para. 65 à 68.

[40] Lors de récentes conférences juridiques, certains ont laissé entendre que les observations de la majorité dans l’arrêt Best Buy étaient des remarques incidentes. La Cour était saisie d’un mécanisme d’appel prévu par la loi du Tribunal canadien du commerce extérieur sur des questions de droit et un contrôle judiciaire sur d’autres questions avait été introduit ou présenté à la Cour. À proprement parler, il n’était donc pas nécessaire que la Cour dans l’arrêt Best Buy se prononce sur la possibilité d’introduire un contrôle judiciaire sur d’autres questions. Mais est-ce important? Les clarifications jurisprudentielles sur des questions fondamentales, même lorsqu’il s’agit de remarques incidentes, doivent se voir accorder un poids important, parfois même un poids déterminant, lorsque, comme c’était le cas dans l’arrêt Best Buy, des arguments complets sont présentés de part et d’autre et que le raisonnement de la cour est détaillé. Notre Cour suit souvent les remarques incidentes bien élaborées et réfléchies, ce qui est certainement le cas dans l’arrêt Best Buy.

[41] Les tribunaux en dehors du système de la Cour fédérale n’ont pas encore évalué l’arrêt Best Buy en détail, probablement parce qu’il est très récent. La Cour d’appel de l’Ontario a adopté une position légèrement différente de celle de l’arrêt Best Buy : des contrôles judiciaires peuvent être introduits et poursuivis parallèlement aux restrictions partielles au contrôle prévues par la loi, mais seulement lorsque l’appel ne constitue pas une voie de recours utile. Voir Yatar c. TD Assurance Meloche Monnex, 2022 ONCA 446, conf. pour des raisons différentes, Yatar c. TD Assurance Meloche Monnex, 2021 ONSC 2507; voir aussi Ladouceur c. Intact Insurance Company, 2022 ONSC 5206 (Cour div.); pour le point de vue contraire, voir Tipping c. Coseco Insurance Company, 2021 ONSC 5295, au para. 39.

[42] Ce qui semble certain, c’est que les tribunaux n’ont pas tenu compte des dispositions législatives qui visent à interdire tout contrôle d’une décision administrative. En d’autres termes, les interdictions totales du contrôle de décisions administratives par les tribunaux ne sont pas appliquées.

[43] Ces tentatives des législateurs de mettre totalement à l’abri les décisions administratives sont écartées en raison de la garantie constitutionnelle de la primauté du droit et de la nécessité pour tous les décideurs administratifs de rendre compte de l’exercice des pouvoirs publics.

[44] Notre Cour l’a fermement approuvé :

Les énoncés du genre « l’État, c’est moi » et « Faites-nous confiance, nous avons raison » sont incompatibles avec notre régime démocratique. Dans notre système de gouvernance, la loi s’applique à tous les titulaires de charge publique, même les plus puissants (le gouverneur général, le premier ministre, les ministres, les membres du Cabinet, les juges en chef, les juges puînés, les sous-ministres, et ainsi de suite) : Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, 161 D.L.R. (4th) 385; United States c. Nixon, 418 U.S. 683 (1974); Marbury c. Madison, 5 U.S. 137 (1803); Magna Carta (1215), art. 39. Ainsi, deux corollaires s’ensuivent tout naturellement. Premièrement, il faut un arbitre en mesure de vérifier si la loi a été respectée et, s’il y a lieu, de prendre les mesures de réparation indiquées. Deuxièmement, l’arbitre, qui ne doit avoir aucun lien de dépendance avec l’organisme faisant l’objet du contrôle, doit procéder à un examen indépendant. Voir l’analyse dans l’arrêt Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, par. 77 à 79, Slansky c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 199, [2015] 1 R.C.F. 81, par. 313 à 315 (motifs dissidents, mais non contestés par la majorité), et l’abondante jurisprudence qui y est citée.

Il n’y a pas qu’un type d’actes de tyrannie, de despotisme ou d’abus ni une seule motivation les sous-tendant; en effet, qu’ils soient audacieux ou non, lourds de conséquences ou pas, voire posés sous le couvert de bonnes intentions, ils sont tous pernicieux, selon l’expérience que nous avons acquise au fil des siècles. C’est pourquoi il est primordial que tous les titulaires de charge publique – peu importe leur rang ou leur importance – soient assujettis à un contrôle réel et entièrement indépendant et à une obligation de rendre compte.

(Arrêt Tennant, précité, aux para. 23 et 24; voir aussi la décision Girouard c. Canada (Procureur général), 2018 CF 865, [2019] 1 R.C.F. 404, aux para. 6 et 7, confirmée par 2019 CAF 148, [2019] 3 R.C.F. 503).

[45] Mais en ce qui concerne les restrictions partielles au contrôle prévues par la loi qui poursuivent un objectif législatif valide et important, la question se pose de savoir quels motifs rendus par la Cour – ceux de la majorité dans l’arrêt Best Buy ou ceux énoncés dans l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés – sont conformes au cadre décisionnel contraignant de la Cour suprême.

[46] Il ne fait aucun doute que les parties à la présente requête voudront analyser de près la décision fondamentale de la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov pour voir si elle fournit une orientation.

[47] Comme le note la majorité dans l’arrêt Best Buy, c’est au paragraphe 110 que la Cour suprême, dans l’arrêt Vavilov, s’est le plus rapprochée de la question incertaine qui se pose en l’espèce. Dans cet arrêt, la Cour suprême a déclaré que « [l]a présence d’un droit d’appel circonscrit dans le cadre d’un régime législatif ne fait pas obstacle en soi aux demandes de contrôle judiciaire visant des décisions ou des questions qui ne sont pas visées par le mécanisme d’appel » [italiques ajoutés]. La majorité dans l’arrêt Best Buy a interprété cette phrase comme une indication que les demandeurs peuvent entamer une procédure de contrôle judiciaire parallèle dans tous les cas où une question ne peut être soulevée en vertu d’un mécanisme d’appel circonscrit par la loi ou, comme je l’ai dit, d’une restriction partielle au contrôle prévue par la loi. La minorité n’était pas d’accord.

[48] La Cour suprême dit-elle, au paragraphe 110 de l’arrêt Vavilov, qu’il est toujours possible d’introduire une demande de contrôle judiciaire tout en faisant parallèlement valoir un droit d’appel circonscrit par la loi? Ou est-ce qu’elle dit que la simple existence d’un droit d’appel circonscrit par la loi n’exclut pas automatiquement la possibilité de solliciter un contrôle judiciaire? Dans certains cas, pourrait-il y avoir quelque chose de plus – par exemple lorsque, du point de vue de l’interprétation de la loi, le sens authentique du droit d’appel circonscrit exclut une procédure distincte de demande de contrôle? Ou est-ce que l’arrêt Vavilov n’aborde-t-il pas du tout cette question?

[49] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême fait valoir continuellement la primauté du sens authentique des lois adoptées par nos représentants élus sur les règles établies par les juges. Cela est bien fondé en vertu d’un principe connu sous le nom de « hiérarchie des lois » – selon lequel, en l’absence d’inconstitutionnalité, les dispositions législatives l’emportent sur les règles établies par les juges : voir Canada (Procureur général) c. Utah, 2020 CAF 224, 455 D.L.R. (4th) 714 et les nombreuses décisions qui y sont invoquées. Ce principe est-il pertinent pour l’analyse en l’espèce? Cela correspond-il à une interprétation du paragraphe 110 de l’arrêt Vavilov selon laquelle il ne peut jamais y avoir de restriction partielle au contrôle prévue par la loi (comme l’article 66 en l’espèce), même si le législateur est poussé par de bonnes et impérieuses raisons de l’adopter? À quel moment le principe constitutionnel de la primauté du droit intervient-il pour annuler le choix du législateur?

[50] Les parties pourraient également examiner si les effets pratiques des thèses rivales dans les arrêts Conseil canadien pour les réfugiés et Best Buy sont pertinents pour l’analyse et, dans l’affirmative, de quelle façon. L’arrêt Vavilov vise (aux paragraphes 7 et 10) à simplifier le droit administratif et à le rendre plus cohérent. Mais l’un des effets des motifs de la majorité dans l’arrêt Best Buy est qu’il peut souvent y avoir deux instances de contrôle plutôt qu’une seule – un appel interjeté en vertu du droit d’appel circonscrit par la loi et une demande distincte de contrôle judiciaire couvrant d’autres motifs – avec toutes les difficultés procédurales, les complexités et les coûts qui peuvent en découler lorsque plusieurs instances sur la même question ont été introduites. Ou ces difficultés procédurales sont-elles facilement surmontées par des mécanismes tels que la réunion d’instances? Ce problème ne se pose-t-il pas rarement dans la pratique parce que l’appel prévu par la loi, bien que circonscrit, est généralement suffisant pour combler les lacunes majeures de la décision administrative?

[51] Les thèses contradictoires adoptées par le procureur général sur cette question ajoutent à l’incertitude. Dans l’arrêt Best Buy (au paragraphe 47), il semble que le procureur général ait fait valoir qu’il est toujours possible de solliciter un contrôle judiciaire pour couvrir des éléments qui ne sont pas susceptibles de révision aux termes des droits d’appel circonscrits. Mais en l’espèce, le procureur général adopte une thèse différente. Et dans l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés, le procureur général ne semble pas avoir adopté de thèse du tout. Peut-être que, dans aucune de ces décisions, le procureur général n’a examiné la thèse de manière approfondie. La présente requête donne au procureur général la possibilité de le faire.

[52] Les dispositions législatives restreignant le contrôle des décisions administratives, comme celles qui sont en litige en l’espèce, sont souvent adoptées à des fins législatives apparemment bonnes et valables. Prenons, par exemple, l’exigence de l’article 72.1 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, selon laquelle le contrôle judiciaire devant la Cour fédérale ne peut être effectué qu’après que la Cour a accordé son autorisation. Cette exigence semble destinée à filtrer les instances relativement peu méritoires afin de préserver les ressources limitées de la Cour fédérale. Est-ce que les motifs dans l’arrêt Best Buy ont une incidence sur ceci? Dans l’affirmative, l’objectif législatif qui sous-tend la restriction au contrôle automatique est-il pertinent aux fins de l’analyse? Si c’est le cas, quels types d’objectifs sont admissibles et l’article 66 représente-t-il un objectif suffisamment valable?

[53] Souvent, les appels interjetés à l’encontre des décisions des principaux tribunaux administratifs fédéraux sont limités aux questions de droit, et il faut parfois demander l’autorisation d’interjeter appel : voir, par exemple, la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, art. 64(1) (« avec son autorisation » sur des « questions de droit ou de compétence »); art. 72(1) de la Loi sur la Régie canadienne de l’énergie adoptée par L.C. 2019, ch. 28 (« avec son autorisation » sur une « question de droit ou de compétence »); Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), art. 68(1) (« point de droit »); Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, ch. 11, art. 31(2) (« une question de droit ou de compétence »); Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34, art. 30.24, 34(3.1) (une « question de droit seulement »); Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10, art. 41(1) (« une question de droit ou de compétence, avec l’autorisation [...] »); Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. (1985), ch. S-15, art. 62(1) (« question de droit »). On peut dire que ce genre de dispositions minimise l’incertitude et le retard dans l’exécution d’une décision administrative en limitant le contrôle. Et leur effet peut ne pas être important : on peut affirmer que des dispositions comme celles-ci n’empêchent que les contrôles de conclusions factuelles ou de questions mixtes de fait et de droit largement tributaires des faits, à l’égard desquelles il n’y a qu’une faible probabilité de succès devant le tribunal de contrôle. Mais si le principe constitutionnel de la primauté du droit s’applique pour restreindre ce genre de dispositions, qu’il en soit ainsi.

[54] Cette question prend de plus en plus d’importance. Elle commence à se répandre, avec des ramifications possibles pour d’autres domaines du droit administratif. Par exemple, certains ont tenté de faire valoir que les régimes administratifs qui exigent que des conditions préalables soient remplies avant qu’une instance administrative puisse avoir lieu entrave en fin de compte l’accès à un contrôle complet et illimité par un tribunal : Prairies Tubulars (2015) Inc. c. Canada (Agence des services frontaliers), 2022 CAF 92.

[55] Comme le montre l’analyse qui précède, la question est des plus complexes. En fait, la Cour suprême du Royaume-Uni a rendu une décision partagée avec quatre opinions distinctes dans l’arrêt R. (Privacy International) v. Investigatory Powers Tribunal, [2019] UKSC 22; [2019] 2 W.L.R. 1219. Nous constatons un éventail de thèses : du doute quant à la possibilité pour le législateur de légiférer pour exclure le contrôle judiciaire à l’acceptation qu’une disposition claire adoptée par le législateur fasse en sorte qu’il en soit ainsi.

[56] Par conséquent, un nuage d’incertitude et de complexité plane actuellement sur toutes les dispositions législatives qui limitent le contrôle des décisions administratives, comme l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts en l’espèce. Sont-elles exécutoires selon leur libellé? Ou peut-on les écarter? Il faut espérer qu’un jour prochain, la Cour suprême du Canada réglera une fois pour toutes cette question fondamentale.

[57] Ainsi, cette question ne devrait pas être décidée de façon interlocutoire. C’est à une formation de notre Cour chargée d’entendre le bien-fondé de la demande qu’il appartient de trancher celle-ci.

[58] Pour être clair, bien que j’aie tenté de faire des observations juridiques rudimentaires pour aider les parties à cerner et à traiter les questions, la formation qui est chargée de déterminer le bien-fondé de la présente demande de contrôle judiciaire en l’espèce n’est liée par aucune de mes observations. Elle a toute la latitude voulue pour trancher toutes les questions de droit.

F. La question de la chose jugée soulevée par le procureur général

[59] Étant donné la mesure dans laquelle les questions précédentes peuvent imprégner la présente affaire, la demande pourrait ne pas être interdite par la règle de la chose jugée. Dans ces circonstances, il est plus sûr de laisser la formation chargée de l’audience trancher cette question.

G. Décision

[60] La partie de la requête du procureur général contestant la qualité de la demanderesse de maintenir la présente demande sera rejetée. Le reste de la requête sera renvoyé à la formation chargée de l’audience qui statuera sur la demande de contrôle judiciaire. Les parties présenteront d’autres observations sur la requête dans leurs mémoires des faits et du droit qui seront déposés lors du dépôt de la demande. Enfin, l’ordonnance de la Cour réglera certaines questions procédurales corrélatives.

« David Stratas »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-169-21

 

INTITULÉ :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 décembre 2022

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Michael Fisher

 

Pour lA DEMANDERESSE

 

Alexander Gay

Emma Gozdzik

Pour lE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

Pour lA DEMANDERESSE

 

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.