Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20230201


Dossier : A-211-21

Référence : 2023 CAF 22

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

KRISTIN ERNEST HUTTON

appelant

et

RIA SAYAT, LYNN DUHAIME, aussi connue sous le nom de STEPHANIE DUHAIME, ancienne chargée d’affaires du Canada en République d’Irak, le PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (au nom du MINISTÈRE DE LA DÉFENSE NATIONALE, du SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ et du CENTRE DE LA SÉCURITÉ DES TÉLÉCOMMUNICATIONS CANADA), SA MAJESTÉ LE ROI

intimés

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er février 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC


Date : 20230201


Dossier : A-211-21

Référence : 2023 CAF 22

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

KRISTIN ERNEST HUTTON

appelant

et

RIA SAYAT, LYNN DUHAIME, aussi connue sous le nom de STEPHANIE DUHAIME, ancienne chargée d’affaires du Canada en République d’Irak, le PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (au nom du MINISTÈRE DE LA DÉFENSE NATIONALE, du SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ et du CENTRE DE LA SÉCURITÉ DES TÉLÉCOMMUNICATIONS CANADA), SA MAJESTÉ LE ROI

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] L’appelant, M. Hutton, interjette appel de la décision rendue le 5 août 2021 par la Cour fédérale (le juge Fothergill), par laquelle les dossiers de la Cour portant les numéros T‑268‑17, T‑1143‑19 et T‑868‑21 ont été temporairement suspendus en attendant : a) l’achèvement de l’examen que mène le Barreau de l’Ontario sur la capacité de M. Hutton d’exercer le droit, ainsi que de tout appel ou de toute révision connexes, ou b) la nomination, par M. Hutton, d’un avocat qui le représentera dans ces instances. Comme la Cour fédérale l’a clairement indiqué dans son ordonnance et ses motifs, la suspension pourra être révisée à la suite du résultat final de l’examen, par le Barreau de l’Ontario, de la capacité de M. Hutton d’exercer le droit : Hutton c. Canada (Procureur général), 2021 CF 815 (motifs). Elle a aussi indiqué que la suspension sera automatiquement levée dès que M. Hutton aura désigné un avocat pour le représenter dans toutes les instances.

[2] M. Hutton a déposé plusieurs déclarations et demandes auprès des Cours fédérales. Toutes reposent sur sa conviction que certaines personnes dans sa vie (deux anciennes partenaires amoureuses, son père, des amis, des collègues et d’anciens employeurs) sont des agents de l’« appareil de sécurité » du Canada chargés de l’espionner. M. Hutton allègue que ces personnes créent et soutiennent des récits qui leur servent de couverture en lien avec leur travail de renseignement, qu’elles recueillent des renseignements à son sujet pour l’« appareil de sécurité » et qu’elles tentent même de le recruter. Certaines déclarations de M. Hutton ont déjà été radiées dans leur intégralité, sans autorisation de les modifier, dans une décision antérieure du juge Fothergill : Hutton c. Canada (Procureur général), 2021 CF 75. Une demande de contrôle judiciaire d’une décision du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, relativement à une plainte qu’il avait déposée en application de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P-21, a été abandonnée par M. Hutton.

[3] Dans le cadre des trois dernières instances qui ont été suspendues et qui font l’objet du présent appel, M. Hutton sollicite diverses mesures de réparation. Dans le dossier T-268-17, il réclame des dommages-intérêts de 5,5 millions de dollars pour la violation de ses droits et le préjudice qui lui a été causé par les actions de deux de ses anciennes partenaires romantiques qui auraient été (ou qui sont) des agents du renseignement travaillant anonymement. Il demande également que soient rendus une ordonnance visant la destruction ou le retour de biens numériques qui lui appartenaient, ainsi que des jugements déclaratoires portant que l’article 18.2 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. 1985, ch. C-23, est inconstitutionnel. Dans le dossier T-1143-19, M. Hutton demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par l’ancien Bureau du commissaire du Centre de la sécurité des télécommunications, qui a rejeté la plainte dans laquelle il alléguait que le Centre de la sécurité des télécommunications (CST) avait intercepté ou manipulé ses communications électroniques; subsidiairement, il demande que soit rendue une ordonnance portant que la demande soit instruite comme s’il s’agissait d’une action, notamment une action en dommages-intérêts de deux millions de dollars contre le procureur général et le CST. Enfin, dans le dossier T-868-21, M. Hutton conteste là encore la validité constitutionnelle et l’applicabilité de l’article 18.2 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, en faisant essentiellement valoir que cette loi permet à des fonctionnaires du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) de mentir sous serment ou de présenter de faux affidavits pour protéger l’identité secrète de fonctionnaires du SCRS.

[4] Après avoir soigneusement examiné les dossiers et pris en compte les observations des parties, je suis d’avis que l’appel doit être rejeté.

[5] Il est maintenant bien établi que la décision rendue par un juge chargé de la gestion de l’instance de surseoir à des instances est de nature interlocutoire et discrétionnaire et qu’elle commande un haut degré de déférence. En l’absence d’une erreur de droit grave et évidente ou d’une erreur touchant les règles de droit, la cour d’appel n’interviendra que s’il peut être démontré que la décision repose sur une mauvaise appréciation des faits qui a donné lieu à une erreur manifeste et dominante. Il s’agit d’une norme élevée qui n’est que très rarement satisfaite : voir l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, aux para. 79, 83 et 84; Turmel c. Canada, 2016 CAF 9, 481 N.R. 139, aux para. 9 à 12; Contrevenant no. 10 c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 42, 488 N.R. 226, au para. 6.

[6] Le paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, confère à la Cour et à la Cour fédérale le pouvoir de suspendre une procédure lorsqu’une demande est en instance devant un autre tribunal ou que l’intérêt de la justice l’exige. Comme l’a souligné le juge Fothergill, l’intérêt de la justice a été interprété d’une manière large et cette notion ne se limite pas à l’intérêt d’une partie, mais exige également que soit prise en compte l’intégrité du processus judiciaire : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, 1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391, aux paras. 88 à 90; Pearson c. Canada, 1999 CanLII 8631 (CF), aux para. 20 à 23.

[7] Outre les pouvoirs qui leur sont conférés par le paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour et la Cour fédérale sont également investies du plein pouvoir de réglementer leurs instances et de contrôler l’intégrité de leurs propres processus. De fait, comme l’ont déclaré à maintes reprises la Cour suprême du Canada et la présente Cour, les Cours fédérales doivent être investies des pouvoirs nécessaires pour gérer leurs propres instances, au même titre que les cours supérieures des provinces : voir, par exemple, Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, 1998 CanLII 818 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 626, aux para. 35 et 36; R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, au para. 19; Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617, au para. 33 (note de bas de page 1); Lee c. Canada (Service correctionnel), 2017 CAF 228, [2017] A.C.F. no 1131 (QL), aux paras. 7 à 9; Dugré c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 8, [2021] A.C.F. no 50 (QL), au para. 20 (Dugré); Coote c. Canada (Commission des droits de la personne), 2021 CAF 150, au para. 16; Fabrikant c. Canada, 2018 CAF 171, au para. 3. Cela comprend le pouvoir de suspendre une instance lorsqu’il est nécessaire de le faire pour statuer sur des conduites litigieuses problématiques : ViiV Healthcare Company c. Gilead Sciences Canada, Inc., 2021 CAF 122, au para. 24; Dugré, au para. 38; Coote c. Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143, 229 A.C.W.S. (3d) 935, au para. 4 (Coote).

[8] Appliquant ces principes, le juge Fothergill a conclu qu’une suspension temporaire était nécessaire pour veiller à ne pas jeter le discrédit sur l’administration de la justice et pour permettre à la Cour de contrôler ses propres processus. Il en est arrivé à cette conclusion après avoir jugé que les allégations formulées par M. Hutton à l’encontre de deux intimées « constituent une forme de harcèlement », que ses allégations n’ont « aucun fondement apparent dans la réalité, et semble[nt] reposer sur des idées délirantes » et que M. Hutton a, à maintes reprises, mené des instances « d’une manière abusive et vexatoire, en faisant manifestement fi des ressources judiciaires ainsi que de celles des parties » (motifs, au para. 42).

[9] En appel, bien que M. Hutton reconnaisse que la Cour (et, vraisemblablement, la Cour fédérale) disposent de pleins pouvoirs qui leur permettent de contrôler leurs propres processus (paragraphe 32 du mémoire des faits et du droit de l’appelant), il tente néanmoins de contester les conclusions de la Cour fédérale voulant que ses allégations reposent sur des idées « délirantes » et qu’elles n’ont aucun fondement apparent dans la réalité. Pour étayer son argument, M. Hutton invoque essentiellement la même version des « faits » et des observations que celle qu’il a présentée à la Cour fédérale pour démontrer que sa cause est fondée et qu’il est victime d’un complot de la part de l’« appareil de sécurité ». Il tente également d’expliquer ses difficultés en déclarant que les décisions interlocutoires qui ont été rendues relativement à la production de documents et qui ont été confirmées en appel l’ont empêché de pleinement faire valoir sa cause.

[10] Comme je l’ai mentionné précédemment, une ordonnance discrétionnaire commande un haut degré de retenue et une cour d’appel sera réticente à intervenir s’il ne peut être démontré que l’ordonnance est entachée d’une erreur de droit. En l’espèce, les arguments de M. Hutton portent tous sur l’appréciation que la Cour fédérale a faite de la preuve et je ne crois pas qu’une erreur manifeste et dominante a été commise. De fait, l’appréciation du juge Fothergill est conforme à une décision antérieure rendue par son collègue, le juge Mosley, qui, dans le premier paragraphe de ses motifs, a mentionné, au sujet d’une ordonnance interlocutoire visant la production de documents, que l’action sous-jacente (T-268-17) est un « ramassis extraordinaire de revendications » qui constitue « une forme de harcèlement » : Hutton c. Sayat, 2020 CF 1183, au para. 1 (décision Hutton 2020). Dans une remarque incidente, le juge Mosley est allé encore plus loin. Soulignant le fait que les six actions et demandes de contrôle judiciaire présentées à la Cour avaient déjà exigé l’utilisation de ressources judiciaires et de fonds publics considérables – en date de décembre 2020, le dossier T-268-17 comportait déjà à lui seul 313 inscriptions – il a ajouté que rien, dans ses quinze années d’expérience dans le traitement de questions liées à la sécurité nationale « n’indique que les prétentions du demandeur sont fondées » : décision Hutton 2020, au para. 52.

[11] Le juge Fothergill est manifestement bien au fait des dossiers de M. Hutton, ayant eu lui-même à statuer sur de précédentes requêtes relatives à ces dossiers, et il a pris grand soin de résumer tous ces dossiers dans la partie « Contexte » de ses motifs. Il a tenu compte du caractère abusif et vexatoire de ces instances, de l’indifférence de M. Hutton à l’égard des ressources judiciaires et de celles des parties, de l’ordonnance du Barreau de l’Ontario portant que M. Hutton subisse une évaluation psychiatrique, ainsi que du fait que l’adjudication de dépens majorés et les sérieux avertissements qui lui ont été servis n’ont pas eu sur lui l’effet de dissuasion escompté, avant de conclure qu’une suspension temporaire était le seul moyen pour la Cour de contrôler ses propres processus et de préserver la confiance envers l’administration de la justice. M. Hutton peut ne pas souscrire à l’appréciation du juge, mais il en faut davantage pour que la Cour intervienne. Aucune des lacunes alléguées par l’appelant ne satisfait au seuil élevé de l’erreur manifeste et dominante.

[12] M. Hutton mentionne également qu’il ne veut pas engager les dépenses associées à l’embauche d’un avocat qui ne connaîtrait pas les faits de son dossier aussi bien que lui. Bien qu’il s’agisse certainement d’un facteur à prendre en compte, je tiens à souligner que la suspension de l’instance est temporaire et qu’elle pourra être révisée lorsque le Barreau de l’Ontario aura terminé son examen de la capacité de M. Hutton d’exercer le droit. M. Hutton dispose donc d’une autre option s’il décide de ne pas retenir les services d’un avocat.

[13] Plus important encore, les dépenses supplémentaires que M. Hutton pourrait devoir engager s’il décide d’être représenté doivent être mises en balance avec l’intérêt global de la justice et la nécessité de protéger les ressources judiciaires limitées. Le comportement erratique de M. Hutton et le fardeau qu’il a imposé au système judiciaire ont déjà grevé les ressources limitées, et la Cour fédérale est en droit de réglementer ses instances d’une manière qui soit conforme à ses objectifs fondamentaux qui sont d’assurer l’accès à la justice pour tous et « d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » : Coote, au para. 12.

[14] Enfin, M. Hutton soutient qu’il a le droit d’être entendu et de défendre lui-même sa cause et qu’il ne devrait pas être limité par les charges procédurales et financières qui lui seraient imposées s’il devait retenir les services d’un avocat. Il ajoute qu’aucun témoignage de médecins experts n’indique qu’il a, ou qu’il a déjà eu, un comportement délirant et qu’il est donc incapable d’agir pour son propre compte.

[15] Il ne fait aucun doute que M. Hutton a le droit d’être entendu et qu’il s’est pleinement prévalu de ce droit depuis 2017. Ce principe de justice naturelle n’est toutefois pas absolu et il doit toujours être exercé dans l’optique de maintenir l’intégrité du système judiciaire. Ce principe ne permet certainement pas à un plaideur d’inonder les tribunaux d’instances vexatoires et redondantes, de harceler des défendeurs, de présenter des demandes futiles et sans fondement et, en définitive, de faire dérailler le système judiciaire. La Cour fédérale peut juger que la conduite de M. Hutton durant les instances était suffisamment vexatoire, dérangeante ou par ailleurs problématique pour ordonner une suspension temporaire sans exiger de preuve médicale. Je me presserai d’ajouter que le droit de M. Hutton d’être entendu et de porter son affaire devant le tribunal n’est pas totalement brimé; l’ordonnance de suspension est temporaire et elle pourra être révisée lorsque le Barreau de l’Ontario aura terminé son examen de la capacité de M. Hutton d’exercer le droit; elle est en outre partielle, puisque M. Hutton peut choisir d’être représenté s’il désire que ses revendications et ses demandes soient traitées sans tarder. Je suis d’avis que l’ordonnance de suspension permet de concilier d’une manière équilibrée, d’une part, le droit que la common law reconnaît à M. Hutton de porter son affaire devant les tribunaux et, d’autre part, la nécessité de protéger l’intégrité du système judiciaire et de prévenir le gaspillage des ressources judiciaires.

[16] Pour tous les motifs qui précèdent, je rejetterais l’appel, avec dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

René LeBlanc, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-211-21

 

 

INTITULÉ :

KRISTIN ERNEST HUTTON c. RIA SAYAT et autres

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 janvier 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 1er février 2023

 

COMPARUTIONS :

Jack Lloyd

 

Pour l’appelant

 

Stewart Phillips

James Stuckey

 

Pour les intimés

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack Lloyd Law

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelant

 

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour les intimés

 

 

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