Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20230424


Dossier : A-91-21

Référence : 2023 CAF 36

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE WOODS

LA JUGE ROUSSEL

 

 

ENTRE :

GÁBOR LUKÁCS

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et ATTILA KISS et ANDREA KISS et

LÁSZLÓ SZÉP-SZÖGI, JUDIT SZÉP-SZÖGI,

LAURA SZÉP-SZÖGI, LÉNA SZÉP-SZÖGI

intimés

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 13 septembre 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 février 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LA JUGE ROUSSEL


Date : 20230424


Dossier : A-91-21

Référence : 2023 CAF 36

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE WOODS

LA JUGE ROUSSEL

 

 

ENTRE :

GÁBOR LUKÁCS

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et ATTILA KISS et ANDREA KISS et

LÁSZLÓ SZÉP-SZÖGI, JUDIT SZÉP-SZÖGI,

LAURA SZÉP-SZÖGI, LÉNA SZÉP-SZÖGI

intimés

MOTIFS MODIFIÉS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

I. Introduction

[1] Il s’agit d’un appel d’une décision de la Cour fédérale, publiée sous la référence 2021 CF 248, dans laquelle la Cour a interdit à M. Gabor Lukács et à d’autres personnes de conserver certains renseignements confidentiels, qui ont été communiqués par inadvertance, de les divulguer ou de les diffuser. Les particuliers intimés ont présenté les demandes de contrôle judiciaire sous-jacentes (c’est en lien avec ces demandes que la divulgation accidentelle est survenue), car leurs autorisations de voyage électroniques (AVE) leur permettant d’entrer au Canada ont été annulées à l’aéroport de Budapest. Cela les a empêchés de monter à bord de leur vol vers Toronto, ville qu’ils prévoyaient visiter pendant deux mois.

[2] Les renseignements que le ministre souhaitait protéger au moyen d’une ordonnance, en application de l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), avaient fait l’objet d’une divulgation accidentelle. Selon cette disposition, le ministre peut, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, demander l’interdiction de la divulgation de renseignements et autres éléments de preuve qui, autrement, seraient visés par la divulgation. M. Lukács est entré en possession de certains de ces renseignements et, en fin de compte, était l’une des personnes visées par l’ordonnance portée en appel qui limite sa capacité à utiliser certains de ces renseignements.

[3] M. Lukács s’est conformé à l’ordonnance de la Cour fédérale, mais il interjette maintenant appel, au motif que l’ordonnance viole sa liberté d’expression. Son appel portant sur cette violation alléguée de la Charte, il demande l’annulation de l’ordonnance, pour plusieurs motifs, sur le plan de la procédure et sur le fond, qui seront exposés ci-après.

[4] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel.

II. Faits et historique de la procédure

[5] Les dossiers de la Cour fédérale qui sous-tendent le présent appel (IMM-2967-19 et IMM-5570-19) ont un long fondement historique qui a été exposé dans les décisions de cette cour, au fil de l’évolution de la situation. Certains des faits liés aux défendeurs Kiss (IMM-2967-19) ont été exposés dans la décision de la Cour fédérale datée du 5 mai 2020 et publiée sous la référence 2020 CF 584 :

[7] Les Kiss avaient prévu de voyager au Canada pour visiter la sœur d’Andrea, Edit, qui vit à Toronto. Edit et sa famille ont été acceptées au Canada en tant que réfugiés au sens de la Convention. Andrea avait déjà rendu visite à Edit en 2017 munie d’une AVE et n’avait rencontré aucun problème. Elle est restée près de trois mois avec sa sœur. L’AVE d’Andrea était valide jusqu’en 2022.

[8] Le 11 janvier 2019, Attila a également obtenu une AVE pour voyager au Canada. Une semaine plus tard, les Kiss ont acheté des billets aller-retour au départ de Budapest le 2 avril et avec un retour prévu le 3 juin 2019.

[9] Le 2 avril 2019, les Kiss sont arrivés au comptoir d’enregistrement d’Air Canada Rouge, à l’aéroport international de Budapest. La compagnie aérienne avait embauché du personnel de BUD Security Kft [BudSec] pour effectuer la vérification préalable des documents de voyage des passagers. Un employé de BudSec a demandé aux Kiss de produire leurs documents et de répondre aux questions sur leur voyage prévu, notamment en ce qui concerne la durée de leur voyage, les personnes chez qui ils resteraient et la question de savoir s’ils avaient une lettre d’invitation.

[10] L’employé de BudSec a autorisé les Kiss à poursuivre leur chemin. Cependant, avant de pouvoir effectuer l’enregistrement, une autre employée de BudSec les a convoqués pour leur poser plus de questions. Elle a également examiné les documents des Kiss puis est partie pour passer un appel téléphonique. À son retour, elle a informé les Kiss que leurs AVE avaient été annulées.

[11] Les Kiss ont interrogé l’employée de BudSec sur les raisons de l’annulation de leurs AVE. À l’insu de l’employée, les Kiss ont enregistré la conversation. L’employée de BudSec a mentionné un certain nombre de préoccupations découlant des réponses des Kiss à ses questions. L’employée a également précisé que la décision d’annuler les AVE avait été prise par un agent d’immigration et non par elle.

[12] À leur retour à la maison, les Kiss ont trouvé deux courriels d’IRCC en date du 2 avril 2019 les informant que leurs AVE avaient été annulées.

[13] Le 10 mai 2019, les Kiss ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’annuler leurs AVE. Les Kiss allèguent que les « indicateurs » utilisés pour identifier les voyageurs hongrois d’origine rom ou les voyageurs associés aux Roms sont discriminatoires. Ils affirment que le fait qu’IRCC s’appuie sur ces « indicateurs » a nui à un grand nombre de voyageurs qui sont des ressortissants hongrois d’ethnie rom, et ils espèrent créer un précédent pour mettre fin à cette pratique.

[14] Le 11 juillet 2019, le ministre a déposé une requête écrite en vue d’obtenir un jugement annulant la décision de l’agent pour des motifs d’équité procédurale et renvoyant l’affaire à un autre décideur pour nouvelle décision. Les Kiss auraient l’occasion de présenter des observations supplémentaires.

[15] Les Kiss se sont opposés à la requête en jugement du ministre. Dans une correspondance envoyée à la Cour le 17 juillet 2019, ils ont affirmé que l’annulation de leurs AVE était illégale et que les mesures de réparation proposées par le ministre étaient inadéquates. La requête en jugement du ministre a été rejetée par la juge Elizabeth Heneghan le 1er octobre 2019.

[16] Le 16 octobre 2019, le ministre a signifié et déposé une requête en interdiction de divulgation d’extraits des notes de l’agent produits en vertu de l’article 9 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22.

[17] Les extraits des notes de l’agent que le ministre cherch[ait] à protéger [qui ne sont pas en litige dans le présent appel] sont reproduits en caractères gras ci-dessous :

[traduction]

[...] déclarent que le but de la visite est le tourisme, mentionnent les chutes du Niagara et la tour CN, mais ne sont pas en mesure d’expliquer ce qu’ils feront d’autre pendant trois mois – ont des emplois manuels, ont fourni une lettre de l’employeur en date de décembre 2018 indiquant l’emploi alors occupé, mais ne sont pas en mesure d’expliquer comment ils peuvent prendre trois mois de congé – liens faibles avec leur pays d’origine, ne possèdent pas de maison ni de bail à long terme – voyagent avec 2 000 $CAN en espèces, aucun accès à d’autres fonds – aucun bagage enregistré pour un voyage de trois mois; l’épouse déclare que sa sœur a tout acheté pour eux – l’épouse s’est déjà rendue au Canada pour trois mois à des fins touristiques en 2017, mais n’a pas été en mesure d’expliquer ce qu’elle a fait; premier voyage pour l’époux – hôtes identifiés comme |||||||||||||||||||| et ||||||||||||||||||||, réfugiés au sens de la Convention qui sont arrivés [au] Canada par des moyens irréguliers en 2015 et 2016 respectivement |||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||

[18] Les notes qui ont été divulguées aux Kiss comprennent la déclaration suivante :

[traduction]

Se fondant sur ces indicateurs, [l’agent] a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les sujets ne respecteront pas les conditions imposées à l’entrée au Canada aux résidents temporaires et ne quitteront pas le Canada à la fin de la période de séjour autorisée.

[6] Les faits liés aux défendeurs Szép-Szögi (IMM-5570-19) sont suffisamment semblables à ceux relatifs aux défendeurs Kiss de sorte que, le 28 janvier 2020, la Cour fédérale a ordonné ce qui suit :

[traduction]

Les deux demandes de contrôle judiciaire surviennent dans des circonstances similaires et les requêtes en application de l’article 87 de la Loi concernent des éléments de preuve et des questions de droit semblables. Par souci d’efficacité et d’économie des ressources judiciaires, le dossier IMM-5570-19 (Szép-Szögi c. Canada) sera mis en suspens, dans l’attente de la décision de la Cour à l’égard de la requête déposée en application de l’article 87 de la Loi dans le dossier IMM-2967 (Kiss c. Canada).

[7] Comme il ressort du paragraphe précédent, les défendeurs Kiss et Szép-Szögi ont présenté des demandes de contrôle judiciaire des décisions d’annulation de leurs AVE. Dans les deux affaires, il ressort du dossier de la Cour fédérale que M. Lukács apporte son aide aux défendeurs. L’adresse aux fins de signification fournie pour les défendeurs dans leurs avis de demande est la même que celle figurant dans l’avis d’appel de M. Lukács. Dans une ordonnance datée du 12 décembre 2019, la Cour fédérale a rejeté une requête qui visait à autoriser M. Lukács à représenter les défendeurs Kiss.

[8] La Cour fédérale a examiné la requête du ministre du 16 octobre 2019 (voir le paragraphe 16 précité au paragraphe 5 ci-dessus) qui visait à obtenir une ordonnance, en application de l’article 87 de la Loi. La décision de la Cour a été publiée sous la référence 2020 CF 584. En bref, la question portait sur l’affirmation du ministre selon laquelle la divulgation des « indicateurs » donnerait à ceux qui souhaitent échapper à l’attention des fonctionnaires canadiens les moyens de le faire. Les défendeurs Kiss ont affirmé que les renseignements que le ministre a refusé de divulguer étaient déjà publics et qu’ils ne pouvaient donc pas porter atteinte à la sécurité nationale. Les réponses à trois réponses aux demandes de renseignements faites en application de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. 1985, ch. A-1, ont permis aux Kiss de prendre connaissance de certains de ces indicateurs.

[9] La Cour fédérale a conclu que le ministre n’était pas fondé à s’opposer à la divulgation de renseignements qui étaient déjà dans le domaine public et en grande partie une question de bon sens. En fin de compte, la Cour fédérale a rejeté la requête du ministre visant tous les indicateurs, sauf un qui n’était pas connu du public et qui n’était pas une question de bon sens.

[10] Une requête présentée au nom des défendeurs, en vue d’obtenir un nouveau dossier certifié du tribunal amélioré, a fait suite à cette décision. Le 15 janvier 2021, la Cour fédérale a accueilli la requête et ordonné au ministre de préparer ce dossier qui devait comprendre certains types de renseignements précis. L’ordonnance de la Cour prévoyait que le ministre pouvait caviarder tous les renseignements qu’il jugeait non pertinents, personnels ou de nature délicate : dossier d’appel, p. 230 à 236. Ces caviardages sont la source des difficultés qui donnent lieu au présent appel.

[11] Le 5 février 2021, un premier dossier complémentaire du tribunal (le premier DCT) comportant des caviardages a été signifié à Me Perryman, avocat des défendeurs, qui en a ensuite remis une copie à M. Lukács. M. Lukács a découvert que la suppression des caviardages, qui consistaient à simplement mettre en surbrillance noire le texte (les renseignements en litige), rendait celui-ci lisible. M. Lukács a porté ce problème à l’attention de Me Perryman qui, à son tour, en a informé la Cour et l’avocat du ministre le même jour. Ce dernier a ensuite écrit un courriel au greffe de la Cour, à l’attention du juge chargé de la gestion de l’instance, en demandant à la Cour [traduction] « d’ordonner que les documents signifiés aux demandeurs soient détruits et que, de même, les mis en cause, à qui ces documents ont été transmis par l’avocat, confirment à la Cour qu’ils ont été détruits » : dossier d’appel, p. 113.

[12] Tard le lendemain, le 6 février 2021, Me Perryman a aussi écrit un courriel au greffe, à l’attention du juge chargé de la gestion de l’instance, pour faire remarquer que, dans l’arrêt Sellathurai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 223, [2012] 2 R.C.F. 243 [arrêt Sellathurai], notre Cour a conclu que [traduction] « la Cour fédérale n’a pas compétence pour résoudre une divulgation par inadvertance de renseignements prétendument sensibles par voie de requête en application de l’article 87 de la [Loi] ». Me Perryman a ensuite poursuivi et indiqué que, dans cet arrêt, notre Cour a expliqué que la procédure appropriée à suivre est celle qui consiste, pour le ministre, à déposer un avis de demande pour obtenir une injonction en application de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7 : dossier d’appel, p. 114.

[13] Pour répondre au caractère urgent des communications de l’avocat, la Cour fédérale a rendu l’ordonnance suivante le 6 février 2021 :

1. L’avocat des demandeurs doit conserver les renseignements en litige dans un dossier distinct sécurisé. Personne, y compris l’avocat des demandeurs, ne peut consulter les renseignements en litige contenus dans le dossier distinct sécurisé jusqu’à ce que la Cour rende une autre ordonnance ou directive.

2. Tout mis en cause à qui les renseignements en litige ont été communiqués par l’avocat des demandeurs doit immédiatement détruire ces renseignements, et l’avocat des demandeurs doit confirmer à la Cour que cela a été fait.

3. Les renseignements en litige doivent être conservés dans leur format électronique d’origine et être mis sous scellé par le greffe jusqu’à ce que la Cour rende une autre ordonnance ou directive.

4. Les avocats des parties doivent informer le greffe de leur disponibilité respective en vue de la tenue, pour les deux instances, d’une conférence de gestion des instances durant la semaine du 8 février 2021.

[14] La conférence de gestion d’instance mentionnée au paragraphe 4 de l’ordonnance du 6 février 2021 s’est tenue le 8 février 2021 et a donné lieu à une ordonnance de la même date, selon laquelle le ministre devait préparer et déposer un dossier complémentaire du tribunal corrigé (le deuxième DCT) et signifier et déposer de nouvelles requêtes (s’il y a lieu) en injonction [traduction] « découlant de la divulgation de renseignements qui se serait produite par inadvertance le 5 février 2021 » : dossier d’appel, p. 120.

[15] Dans la correspondance datée du 12 février 2021, l’avocat du ministre a informé la Cour que, lors de la préparation du deuxième DCT, on a découvert que le dossier du tribunal d’origine et le premier DCT comprenaient des renseignements supplémentaires qui n’étaient pas caviardés, mais qui étaient néanmoins confidentiels ou personnels. Dans cette lettre, l’avocat du ministre a signalé que les efforts déployés pour récupérer le dossier du tribunal d’origine et le premier DCT, ou pour les faire détruire, ont été infructueux. Il demandait donc officieusement à ce que l’ordonnance du 6 février 2021 (voir le paragraphe 13 ci-dessus) soit ainsi modifiée :

[traduction]

1. L’avocat des demandeurs doit conserver les renseignements en litige dans un dossier distinct sécurisé détruire les dossiers du tribunal (« dossiers du tribunal ») transmis le 5 février 2021 et qui se trouvent dans les dossiers IMM-2967-19 et IMM-5570-19, notamment les copies fournies au titre de pièces dans les versions publiques des documents de requête visés par l’article 87 de la LIPR que les défendeurs ont signifiés et déposés le 5 février 2021, et l’avocat des demandeurs doit confirmer que cela a été fait. Personne, y compris l’avocat des demandeurs, ne peut consulter les renseignements en litige contenus dans le dossier distinct sécurisé jusqu’à ce que la Cour rende une autre ordonnance ou directive.

2. Toute personne, y compris, sans toutefois s’y limiter, les mis en cause nommés et non nommés, comme M. Gábor Lukács, son avocat et le père de M. Lukács, détruira les dossiers du tribunal ainsi que des copies, notes, résumés et autres produits tirés des dossiers du tribunal, sous quelque forme que ce soit.

3. M. Lukács ou l’avocat des demandeurs désigneront toute personne à laquelle ils ont transmis les dossiers du tribunal, en précisant son nom et ses coordonnées.

4. En plus des dossiers du tribunal eux-mêmes, l’ensemble des copies, notes, résumés, sous quelque forme que ce soit, sera détruit.

5. Il est interdit à toutes les personnes visées par cette ordonnance, c’est-à-dire quiconque a reçu les dossiers du tribunal datés du 5 février 2021, pour une raison quelconque, dans une instance ou de quelque manière que ce soit, de se fonder sur le contenu de ces dossiers du tribunal.

Dossier d’appel, p. 124 (en gras dans l’original)

[16] Le 15 février 2021, la Cour a ordonné la présentation d’une requête en vue d’obtenir les mesures de redressement que le ministre avait demandées officieusement dans sa lettre. Cette requête a été présentée le 17 février 2021. M. Lukács a été désigné mis en cause dans la requête. La mesure de redressement demandée dans la requête (présentée en application de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106) n’a pas été qualifiée de modification de l’ordonnance du 6 février 2021 (comme l’a indiqué l’avocat dans sa lettre), mais de nouvelle mesure de redressement, comme il est énoncé ci-dessous :

a. Une injonction permanente restreignant l’utilisation, la diffusion et la publication des renseignements sensibles qui ont été communiqués par inadvertance et par erreur par le défendeur, le 5 février 2021.

b. Une injonction mandatoire enjoignant aux demandeurs, à l’avocat des demandeurs, à Gabor Lukacs, ainsi qu’à tout mis en cause ou autre destinataire des renseignements de détruire les renseignements visés au paragraphe a, notamment tout imprimé, toute copie, toute note ou tout résumé qu’ils auraient pu faire de ces renseignements, et de confirmer au défendeur que cela a été fait.

c. Une injonction mandatoire exigeant l’identification de toute personne à qui les demandeurs, Gabor Lukacs et tout mis en cause, ou d’autres destinataires des renseignements, auraient pu transmettre ultérieurement les renseignements.

d. Toute autre réparation que notre honorable Cour estimera juste.

[17] M. Lukács a répondu à la requête en adressant au greffe une lettre qui était manifestement destinée à être lue par la Cour. Dans cette lettre, M. Lukács a soulevé plusieurs objections à l’égard de la requête du ministre, dont certaines étaient de fond et d’autres d’ordre procédural. Étant donné que ces objections constituent le fondement de l’appel de M. Lukács, elles seront cernées et analysées lors de l’examen du fond de l’appel.

[18] Le 4 mars 2021, le ministre a déposé une nouvelle requête en vue d’obtenir une modification de sa requête du 17 février 2021. Dans sa requête, le ministre demandait que le nom de M. Lukács soit retiré en tant que mis en cause, tant que la Cour ne l’ajoutait pas en tant que tel par une ordonnance, dans le but restreint de répondre à la requête en injonction : dossier d’appel, p. 173. Le 14 mars 2021, M. Lukács a déposé un dossier de requête dans lequel il a exposé les nombreuses objections qu’il avait soulevées à l’égard de la requête du ministre. La Cour fédérale a examiné les deux requêtes du ministre et a rendu son jugement, publié sous la référence 2021 CF 248, qui est visé par le présent appel, le 22 mars 2021 (ci-après le « jugement »).

III. Décision visée par l’appel

[19] Après avoir exposé les faits, la Cour a énoncé les questions en litige, à savoir si la requête en injonction du ministre devrait être modifiée ou accueillie.

[20] En ce qui concerne la question de la modification, la Cour a souligné que le ministre avait reconnu avoir incorrectement désigné M. Lukács comme mis en cause, une erreur que le ministre a cherché à corriger en demandant que le nom de M. Lukács soit ajouté comme mis en cause sur ordonnance de la Cour. Pour sa part, M. Lukács s’est opposé à sa désignation comme mis en cause, au motif que les Règles des Cours fédérales ne prévoyaient pas des mis en cause dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire. La Cour estimait qu’il n’était pas nécessaire qu’une personne soit une partie désignée pour être liée aux mesures de redressement par voie d’injonction. En fin de compte, la Cour a autorisé la modification visant à supprimer le nom de M. Lukács de l’intitulé de la cause des requêtes en injonction (c.-à-d. les requêtes du 17 février 2021 et du 4 mars 2021), mais elle lui a conféré une qualité limitée pour contester la requête en injonction, étant donné qu’il y était nommé.

[21] La Cour a commencé à se demander si les requêtes en injonction devraient être accueillies en examinant la compétence de la Cour, à la lumière de l’arrêt Sellathurai. La Cour était d’avis qu’elle avait compétence plénière pour accorder une mesure de redressement par voie d’injonction découlant de la divulgation par inadvertance de documents confidentiels lors des procédures judiciaires. La source de cette compétence était l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales qui est ainsi libellé :

44 Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition, soit selon les modalités qu’elle juge équitables.

44 In addition to any other relief that the Federal Court of Appeal or the Federal Court may grant or award, a mandamus, an injunction or an order for specific performance may be granted or a receiver appointed by that court in all cases in which it appears to the court to be just or convenient to do so. The order may be made either unconditionally or on any terms and conditions that the court considers just.

[22] La Cour fédérale a ajouté que cette compétence ne dépendait pas directement ou indirectement de l’article 87 de la Loi et qu’elle ne dépendait pas non plus de l’existence ou non d’une demande de contrôle judiciaire en instance. La Cour, en invoquant l’arrêt Sellathurai, a déclaré que la procédure appropriée à suivre consistait à déposer un avis de demande de redressement par voie d’injonction. Toutefois, la Cour a conclu, comme l’a fait notre Cour dans l’arrêt Sellathurai, que le défaut de suivre cette procédure ne rendait pas irrecevable une requête en injonction, étant donné que le ministre avait déposé un avis de requête visant à demander une mesure de redressement par voie d’injonction. La Cour a ajouté que cette façon de procéder ne privait pas la Cour de compétence, à condition que les motifs de la requête soient intégralement divulgués et qu’aucun préjudice ne soit causé à autrui.

[23] La Cour a souligné que M. Lukács savait que les renseignements caviardés dans le dossier certifié du tribunal d’origine ainsi que dans le premier DCT avaient été divulgués par inadvertance. Cependant, il s’est opposé au fait que la requête du ministre n’était pas étayée par une preuve par affidavit qui exposait le préjudice résultant de la divulgation accidentelle et d’une diffusion publique des renseignements caviardés. La Cour a fait observer que tous les renseignements en litige étaient l’objet des requêtes en non-divulgation en application de l’article 87 de la Loi.

[24] La Cour a ajouté que, selon les articles 83 et 87 de la Loi, l’obligation positive de protéger la confidentialité des renseignements si, selon elle, leur divulgation portait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui, lui est imposée. Il n’en demeure pas moins que, tant que la Cour n’aura pas déterminé que la divulgation des renseignements ne sera pas préjudiciable, elle doit en garantir la confidentialité.

[25] La Cour a rejeté la demande de M. Lukács que la décision à l’égard des requêtes ne soit pas rendue en application de l’article 369 des Règles, et qu’il ait la possibilité de présenter des arguments lors d’une audience, car selon elle, les questions soulevées par les requêtes n’étaient pas complexes en fait et en droit. La Cour était d’avis qu’il était évident que les renseignements que le ministre cherchait à protéger, par voie de requête présentée en application de l’article 87 de la Loi, ont été divulgués par inadvertance. De même, il était évident pour la Cour que les mesures de redressement par voie d’injonction étaient nécessaires pour protéger l’intégrité de son processus, ainsi que sa capacité de s’acquitter des fonctions qui lui sont conférées au titre de l’article 87 de la Loi.

[26] En fin de compte, la Cour a accueilli la requête du ministre et accordé les mesures de redressement par voie d’injonction suivantes :

4. Il est interdit en permanence aux demandeurs et à toute autre personne qui est, ou qui a été, en possession non autorisée des renseignements qui font actuellement l’objet des requêtes déposées dans le cadre des présentes instances en application de l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [les renseignements en litige], d’utiliser, de diffuser ou de publier les renseignements en litige jusqu’à ce que notre Cour rende une autre ordonnance.

5. Les demandeurs et toute autre personne qui est, ou qui a été, en possession non autorisée des renseignements en litige doivent détruire immédiatement ces renseignements, qu’ils soient sous forme électronique ou imprimée, ainsi que toute note ou tout résumé qui auraient pu être faits de ces renseignements.

6. Toute personne qui est, ou qui a été, en possession non autorisée des renseignements en litige, et qui est informée de la présente ordonnance, doit immédiatement en informer toute autre personne à qui elle a communiqué ces renseignements.

7. Les renseignements en litige doivent continuer d’être conservés dans leur format électronique d’origine et être mis sous scellé par le greffe jusqu’à ce que la Cour rende une autre ordonnance ou directive.

Les paragraphes 4, 5 et 6 de cette ordonnance sont visés par le présent appel.

IV. Énoncé des questions en litige

[27] Dans son mémoire des faits et du droit, M. Lukács soulève plusieurs questions qui peuvent être résumées ainsi :

  1. La Cour n’avait pas compétence pour accorder une mesure de redressement par voie d’injonction, parce qu’elle ne disposait pas d’un acte introductif d’instance qui présentait un moyen donnant droit au ministre à la mesure de redressement demandée.

  2. La Cour n’avait pas compétence parce qu’une mesure de redressement par voie d’injonction permanente n’est pas possible lors de la présentation d’une requête, mais l’est uniquement après une décision définitive sur les droits.

  3. La Cour a commis une erreur de droit en accordant une mesure de redressement par voie d’injonction permanente, sans appliquer un critère juridique à cet effet, et en accordant une mesure de redressement par voie d’injonction mandatoire à l’encontre d’un tiers.

  4. La Cour a privé M. Lukács de son droit à l’équité procédurale en ne lui donnant pas la possibilité de répondre à la requête en injonction modifiée sur le fond.

  5. La Cour a commis une erreur manifeste et dominante en omettant de reconnaître le caractère public des faits que le défendeur cherchait à protéger.

[28] Étant donné que plusieurs arguments de M. Lukács portent sur le fait que l’ordonnance interdit en permanence certains actes, il sera utile en premier lieu de déterminer s’il s’agit d’une bonne façon de décrire l’ordonnance. Une fois cette question tranchée, la question suivante, logiquement, est de savoir si les exigences sur le plan de la procédure et sur le fond pour rendre une ordonnance de ce type ont été remplies. La question suivante consiste à savoir si M. Lukács a été privé de son droit à l’équité procédurale. La dernière question est de savoir si le droit de M. Lukács à la liberté d’expression a été violé.

[29] Par conséquent, les questions en litige peuvent être reformulées ainsi :

  1. Les paragraphes 4, 5 et 6 de l’ordonnance de la Cour relèvent-ils d’une mesure de redressement par voie d’injonction permanente?

  2. Les exigences sur le plan de la procédure et sur le fond pour rendre l’ordonnance faisant l’objet du présent appel ont-elles été remplies?

  3. M. Lukács a-t-il été privé de son droit à l’équité procédurale?

  4. La liberté d’expression de M. Lukács a-t-elle été violée, en contravention de la Charte?

V. Discussion

[30] Le présent appel découle d’une décision discrétionnaire de la Cour fédérale et, à ce titre, la norme de contrôle est celle qui est établie dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 : voir les arrêts Imperial Manufacturing Group Inc. c. Decor Grates Incorporated, 2015 CAF 100, [2016] 1 R.C.F. 246, par. 29; Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, par. 72. Par conséquent, nous pouvons intervenir si la Cour fédérale a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante de fait ou de droit et de fait, à l’exception d’une erreur de droit isolable, auquel cas la norme de la décision correcte s’applique.

A. Les paragraphes 4, 5 et 6 de l’ordonnance de la Cour relèvent-ils d’une mesure de redressement par voie d’injonction permanente?

[31] Il est à noter que, dans sa requête, le ministre demandait une « injonction permanente restreignant l’utilisation, la diffusion et la publication » des renseignements qui ont été communiqués par inadvertance et une « injonction mandatoire » enjoignant à certaines personnes, notamment M. Lukács, de détruire les renseignements qui sont entre leurs mains et de présenter à autrui les conditions de l’ordonnance. Le paragraphe 4 de l’ordonnance portée en appel dispose qu’il est « interdit en permanence » à certaines personnes d’utiliser, de diffuser ou de publier les renseignements en litige.

[32] Cependant, le paragraphe 4 de la même ordonnance conclut par les mots « jusqu’à ce que [la] Cour rende une autre ordonnance ». Cela veut dire que l’ordonnance est en fait interlocutoire, en ce sens qu’elle a été rendue en attendant le prononcé d’une décision définitive sur les questions. Compte tenu de cette ambiguïté, la nature de l’ordonnance devra être déterminée par rapport à ses conditions et à ses effets.

[33] Une injonction interlocutoire est une mesure destinée à préserver le statu quo ou à empêcher un préjudice imminent, en attendant l’issue d’une instance : Première Nation de Ahousaht c. Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2019 CF 1116 [décision Ahousaht], par. 68. Il s’ensuit qu’une directive selon laquelle une ordonnance demeure en vigueur « jusqu’à ce que [la] Cour rende une autre ordonnance » indique que l’ordonnance se veut interlocutoire. En l’espèce, le ministre a demandé des mesures de redressement par voie d’injonction dans le contexte de la requête pendante en application de l’article 87 de la Loi, pour chercher à protéger les renseignements en question, pour raison de sécurité nationale : le jugement, par. 3. Ce sont là les instances qui sont mentionnées au paragraphe 4 de l’ordonnance elle-même.

[34] En accordant les mesures de redressement par voie d’injonction qui avaient été demandées, la Cour fédérale a souligné que ces mesures de redressement que le ministre demandait étaient nécessaires « pour préserver l’intégrité du processus judiciaire, ainsi que la capacité de la Cour de s’acquitter des fonctions qui lui sont conférées au titre de l’article 87 de [la Loi] » : le jugement, par. 36. Rendre une ordonnance permanente aurait équivalu à se prononcer à l’avance sur l’issue de la requête présentée en application de l’article 87 de la Loi et l’aurait rendue théorique.

[35] Par conséquent, malgré l’utilisation de l’expression « interdit en permanence », je conclus que le paragraphe 4 de l’ordonnance rendue par la Cour fédérale est interlocutoire et non permanent. Cependant, les paragraphes 5 et 6 ne contiennent pas l’expression « jusqu’à ce que [la] Cour rende une autre ordonnance ». L’injonction aux paragraphes 5 et 6 est-elle permanente plutôt qu’interlocutoire?

[36] La décision Ahousaht, précitée, fait la lumière sur cette question :

Une injonction interlocutoire est une mesure conservatoire qui vise essentiellement à maintenir le statu quo en attendant l’audition d’une action ou d’une demande sur le fond. Peu importe si l’injonction interlocutoire demandée est prohibitive ou mandatoire, cette caractéristique déterminante de l’injonction interlocutoire demeure.

Décision Ahousaht, par. 68 (non souligné dans l’original)

[37] Je comprends ce passage comme signifiant que des injonctions prohibitives et mandatoires peuvent être accordées à titre interlocutoire. L’ordonnance vise à rétablir la confidentialité des renseignements en litige et donc à rétablir le statu quo avant leur divulgation par inadvertance, jusqu’à ce que leur statut puisse être résolu dans la requête pendante en application de l’article 87 de la Loi. Si la Cour décide que le ministre ne peut pas demander une ordonnance en application de l’article 87 de la Loi, M. Lukács et les autres personnes visées par l’ordonnance pourront accéder à ces renseignements et les utiliser. Il en sera de même pour les autres personnes qui auront été informées des conditions de l’ordonnance ou à qui les renseignements auront été communiqués.

[38] En fin de compte, la question consiste à savoir quelle est la nature et quels sont les effets de l’ordonnance. Vu la requête pendante en application de l’article 87 de la Loi, je suis d’avis que l’ordonnance se voulait une tentative de préserver la confidentialité des renseignements divulgués par inadvertance, en attendant qu’il soit statué sur la requête présentée en application de l’article 87 de la Loi, et qu’elle était donc interlocutoire. C’est le cas pour le paragraphe 4 de l’ordonnance, ainsi que pour les paragraphes 5 et 6, même s’il n’est pas expressément précisé qu’ils s’appliquent jusqu’à ce que la Cour rende une autre ordonnance. Cette condition expresse, qui figure au paragraphe 4, doit être implicite aux paragraphes 5 et 6, de manière à servir les objectifs de préservation de la confidentialité des renseignements, jusqu’à ce qu’une décision judiciaire relative à leur statut soit rendue. Toute autre interprétation reviendrait à se prononcer à l’avance sur l’issue de la requête présentée en application de l’article 87 de la Loi et empêcherait la Cour de s’acquitter de ses obligations prévues par la loi.

B. Les exigences sur le plan de la procédure et sur le fond pour rendre l’ordonnance faisant l’objet du présent appel ont-elles été remplies?

[39] M. Lukács soutient que la Cour fédérale n’avait pas compétence pour rendre une ordonnance, car elle ne disposait pas d’un acte introductif d’instance par lequel une mesure de redressement aux termes de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales était demandée. Pour étayer son argument, M. Lukács invoque deux paragraphes de l’arrêt Sellathurai de notre Cour :

[39] Étant donné que la compétence de la Cour fédérale n’était pas fondée directement ou indirectement sur l’article 87 de la Loi, elle possédait cette compétence qu’une demande de contrôle judiciaire connexe ait été pendante ou non devant la Cour fédérale. Que des instances connexes aient déjà été introduites ou non, j’estime que la procédure appropriée à suivre était celle qui a été suivie par le demandeur dans l’arrêt Liberty Net. Ce que l’on appelle maintenant un avis de demande aurait dû être déposé pour demander une injonction et la demande aurait dû être étayée par des preuves par affidavit appropriées.

[40] En l’espèce, le ministre a procédé par avis de requête déposé dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire pendante concernant la décision de la Section de l’immigration. À mon avis, cette façon de faire n’était pas fatale à la présente demande. L’avis de requête divulguait tous les motifs invoqués par le ministre et renvoyait à l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales. La requête était appuyée par des preuves par affidavit appropriées. L’inobservation des Règles des Cours fédérales n’entache pas de nullité l’instance ou une mesure prise dans l’instance (règle 56).

[40] Selon M. Lukács, même si la Cour a conclu, dans l’arrêt Sellathurai, qu’une injonction pour divulgation par inadvertance devrait être demandée par avis de demande, la Cour suprême, dans l’arrêt R. c. Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 R.C.S. 196 [arrêt SRC], a renforcé cette exigence : une injonction doit être demandée par un acte introductif d’instance. Après l’arrêt SRC, l’absence d’un acte introductif d’instance présentant un moyen est fatale : mémoire des faits et du droit de M. Lukács, par. 67.

[41] Dans l’affaire SRC, le ministère public a tenté de greffer une injonction à une requête en vue d’obtenir une conclusion selon laquelle la SRC était coupable d’outrage criminel, du fait qu’elle refusait de retirer de son site Web les renseignements qui établissaient l’identité de la victime d’un crime, renseignements qui ont été mis en ligne avant la délivrance de l’interdiction de publication. Dans son analyse, la Cour suprême s’est concentrée sur le lien entre une injonction et un moyen. En citant les Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 124/2010, à titre d’exemple, elle a souligné l’exigence selon laquelle un acte introductif d’instance doit comporter tant « ‘[l’]objet de la demande et son fondement’, que ‘la réparation demandée’ » et elle a conclu qu’en général, une injonction « est une réparation qui est subordonnée à une cause d’action » : arrêt SRC, par. 24. La Cour suprême a ajouté que « [l’]injonction n’est pas une cause d’action, en ce sens qu’elle ne contient pas son propre pouvoir d’autoriser l’action. Il s’agit, je le répète, d’une réparation » : arrêt SRC, par. 25.

[42] M. Lukács invoque l’arrêt SRC pour faire bien comprendre la nécessité de procéder par avis de demande pour demander une injonction en application de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, qu’il y ait ou non une requête en réparation pendante en application de l’article 87 de la Loi, comme cela est indiqué dans l’arrêt Sellathurai. Pour examiner cet argument, il est nécessaire de comprendre les faits inhabituels de cette affaire.

[43] M. Sellathurai était visé par une enquête, car il existait des motifs raisonnables de croire qu’il était un membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) qui était un organisme terroriste allégué. La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Section de l’immigration) a conclu que M. Sellathurai était un membre des TLET et elle a ajourné l’examen de la question qui consistait à savoir si les TLET étaient un organisme terroriste. Parallèlement, M. Sellathurai, qui soutenait que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national, demandait une dispense ministérielle prévue au paragraphe 34(2) de la Loi [abrogée depuis, 2013, ch. 16, art. 13]. La Section de l’immigration a ajourné à plusieurs reprises son audience sur le statut des TLET, à la demande de M. Sellathurai, alors que la demande de dispense ministérielle était pendante. Cependant, elle a fini par refuser d’accorder d’autres ajournements. M. Sellathurai a déposé une demande de contrôle judiciaire concernant la décision de refuser une nouvelle demande d’ajournement.

[44] Au cours de l’examen de la demande de dispense ministérielle présentée par M. Sellathurai, des documents à communiquer, qui comportaient par inadvertance trois documents visés par la suite par la revendication d’un privilège fondé sur la sécurité nationale, ont été envoyés à M. Sellathurai et à son avocate. Les documents en question portaient l’en-tête du Service canadien du renseignement de sécurité et étaient estampillés « SECRET ».

[45] Après avoir communiqué avec l’avocate, pour s’assurer que les documents soient rangés en lieu sûr, le ministre a présenté une requête en injonction en vue d’obtenir la restitution des documents. Dans la décision Sellathurai (2010 CF 1082), au paragraphe 27, la Cour fédérale a conclu qu’il existait un lien entre la demande de contrôle judiciaire et la requête en injonction, en ce sens que les documents divulgués au cours de la révision ministérielle « se rapporter[aient] à la demande de contrôle judiciaire ». Elle a aussi conclu que la revendication d’un privilège fondé sur la sécurité nationale était fondée et elle a accordé la mesure de redressement par voie d’injonction.

[46] En appel, notre Cour a conclu à l’absence de lien entre la demande de contrôle judiciaire et la requête en vue d’obtenir la restitution des documents, car la question de la dispense ministérielle n’était pas liée au refus d’accorder un ajournement et, quoi qu’il en soit, aucun élément de preuve n’indiquait que la Section de l’immigration disposait des documents lorsqu’elle a rendu sa décision. Notre Cour a conclu que ni l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5, ni l’article 87 de la Loi ne conféraient à la Cour la compétence nécessaire pour récupérer les documents divulgués par inadvertance. Plus précisément, la Cour (au paragraphe 24) a conclu que l’article 87 de la Loi autorisait la Cour à empêcher la divulgation de renseignements, mais qu’il ne visait pas à créer « un mécanisme » permettant la récupération des renseignements une fois ceux-ci divulgués.

[47] Notre Cour a ensuite examiné l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, 1998 CanLII 818 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 626 de la Cour suprême et a conclu que la plénitude de compétence de la Cour sur les questions d’immigration, associée à l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, conférait à la Cour la compétence nécessaire pour accorder l’injonction en vue de récupérer les documents. Elle a également conclu que la procédure appropriée à suivre consistait à présenter une demande de contrôle judiciaire en vue d’obtenir une mesure de redressement en application de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales.

[48] L’article 87 de la Loi est ainsi libellé :

87 Le ministre peut, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, demander l’interdiction de la divulgation de renseignements et autres éléments de preuve. L’article 83 s’applique à l’instance et à tout appel de toute décision rendue au cours de l’instance, avec les adaptations nécessaires, sauf quant à l’obligation de nommer un avocat spécial et de fournir un résumé.

87 The Minister may, during a judicial review, apply for the non-disclosure of information or other evidence. Section 83 — other than the obligations to appoint a special advocate and to provide a summary — applies in respect of the proceeding and in respect of any appeal of a decision made in the proceeding, with any necessary modifications.

 

[Non souligné dans l’original.]

[49] Les mots pertinents sont « dans le cadre d’un contrôle judiciaire » qui correspondent à « during a judicial review » en anglais. L’article 87 de la Loi donne au ministre le droit de demander l’interdiction de la divulgation de renseignements qui, par ailleurs, auraient dû être divulgués lors d’un contrôle judiciaire. Bien que l’emploi de l’article indéfini dans l’expression « un contrôle judiciaire » veuille dire qu’une requête en application de l’article 87 de la Loi pourrait être présentée lors d’un contrôle judiciaire, cela va à l’encontre de l’objet de cette disposition qui est de protéger les renseignements confidentiels qui, par ailleurs, auraient dû être divulgués au cours d’un contrôle judiciaire particulier. Dans l’arrêt Sellathurai, la seule demande de contrôle judiciaire pendante était celle présentée par M. Sellathurai qui contestait le refus par la Section de l’immigration de lui accorder un autre ajournement. Notre Cour n’était pas convaincue que les documents divulgués par inadvertance étaient pertinents pour la question de la demande d’un ajournement de M. Sellathurai et qu’ils auraient été visés par la divulgation au cours de ce contrôle judiciaire.

[50] S’il n’existait aucune demande de contrôle judiciaire pendante pour laquelle une requête en application de l’article 87 de la Loi était pertinente, il ne pouvait pas exister de demande de redressement interlocutoire en attendant le règlement de cette requête.

[51] La distinction importante entre la présente affaire et l’affaire Sellathurai est que, dans cette dernière, il n’existait aucune demande de contrôle judiciaire pendante pour laquelle une requête en application de l’article 87 de la Loi était pertinente, tandis qu’en l’espèce, il en existe une. Ainsi, dans l’arrêt Sellathurai, vu les faits de l’affaire dont notre Cour était saisie, sa conclusion, selon laquelle l’article 87 de la Loi n’autorisait pas la récupération de documents confidentiels divulgués par inadvertance, était correcte. On ne peut pas, au cours d’une instance, récupérer, par voie d’injonction, des documents divulgués par inadvertance dans une autre instance.

[52] Il est vrai que, selon une interprétation purement textuelle, l’article 87 de la Loi n’autorise pas l’obtention d’une injonction en vue d’obtenir la restitution de documents qui ont été divulgués par inadvertance. Cependant, il faut aussi tenir compte du contexte et, en l’espèce, le contexte comprend le principe où, lorsque le législateur accorde une mesure de redressement, il doit avoir eu l’intention de faire en sorte que la cour ou le tribunal détiennent les pouvoirs nécessaires pour rendre cette mesure de redressement efficace. Ainsi, dans une affaire où le législateur avait conféré un droit d’appel, notre Cour a conclu qu’elle devait avoir le pouvoir de surseoir à l’exécution d’une ordonnance en appel afin qu’elle puisse effectivement exercer sa compétence d’appel : voir l’arrêt Comm. d’énergie électrique du N.-B. c. Maritime Electric Co. Ltd., 1985 CanLII 5533 (CAF), [1985] 2 CF 13, p. 26 à 28. Ce principe a été interprété dans la jurisprudence subséquente pour signifier que, lorsque le législateur confère à un organisme créé par une loi une mission, on doit considérer qu’il lui a aussi conféré les pouvoirs nécessaires pour s’acquitter de cette mission :

Il incombe à notre Cour de déterminer l’intention du législateur et d’y donner effet (Bell ExpressVu, par. 62) sans franchir la ligne qui sépare l’interprétation judiciaire de la formulation législative (voir R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, par. 26; Bristol-Myers Squibb Co., par. 174). Cela dit, cette règle permet l’application de « la doctrine de la compétence par déduction nécessaire » : sont compris dans les pouvoirs conférés par la loi habilitante non seulement ceux qui y sont expressément énoncés, mais aussi, par déduction, tous ceux qui sont de fait nécessaires à la réalisation de l’objectif du régime législatif [...].

(ATCO Gas & Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy & Utilities Board), 2006 CSC 4 (CanLII), [2006] 1 R.C.S. 140, par. 51. Voir aussi R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81 (CanLII), [2001] 3 R.C.S. 575, par. 70, R. c. Cunningham, 2010 CSC 10 (CanLII), [2010] 1 R.C.S. 331, par. 19.

[53] Dans la présente instance, le pouvoir implicite en question est celui de protéger des renseignements confidentiels contenus dans des documents divulgués par inadvertance, en ordonnant la restitution ou la destruction des documents, ainsi qu’en interdisant la diffusion ou la publication des documents ou des renseignements confidentiels qu’ils contiennent. Dans ce contexte, les renseignements confidentiels sont des renseignements dont la divulgation, selon le ministre, porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Par souci de commodité, ce pouvoir est qualifié ci-après d’implicite.

[54] Est-ce nécessaire d’établir que la Cour détient le pouvoir implicite pour qu’elle s’acquitte de la mission qui lui a été confiée par la loi? Je crois que oui. L’article 87 de la Loi exige, lorsque le ministre en fait la demande au cours d’un contrôle judiciaire, que la Cour décide si les renseignements qui, par ailleurs, seraient visés par la divulgation peuvent être soustraits à la divulgation, du fait qu’elle porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Sans le pouvoir implicite, la Cour serait privée de la capacité de remplir sa mission dans toutes les affaires où des documents contenant des renseignements confidentiels étaient divulgués par inadvertance avant que la Cour puisse évaluer la revendication de non-divulgation.

[55] Il est important d’établir une distinction entre l’existence du pouvoir implicite et l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’invoquer. Habituellement, une cour ne rend pas une ordonnance qui ne peut pas être exécutée ou qui, du fait des événements, est devenue obsolète, en d’autres termes, lorsque les renseignements ont été diffusés à un point tel qu’une ordonnance en application de l’article 87 de la Loi n’aura aucun effet pratique. Cependant, le fait qu’il existe des circonstances dans lesquelles le pouvoir implicite ne serait d’aucune utilité ne constitue pas un motif pour douter de la possibilité d’y avoir recours dans des affaires où il serait utile.

[56] Par conséquent, je suis d’avis qu’on doit considérer que le législateur, en conférant à la Cour fédérale la mission prévue aux articles 83 et 87 de la Loi, lui a aussi accordé le pouvoir implicite.

[57] Pour résumer, notre Cour est arrivée à cette conclusion dans l’arrêt Sellathurai, eu égard aux faits de cette affaire. Plus précisément, sa conclusion quant à l’effet de l’article 87 de la Loi tenait, à mon avis, à l’absence de lien entre la demande de contrôle judiciaire, à l’égard du refus d’un ajournement, et une requête éventuelle en application de l’article 87 de la Loi découlant d’une demande de dispense ministérielle. Il s’agit de deux procédures non liées. La présente affaire est différente, en raison de l’existence d’un contrôle judiciaire connexe et de ma conclusion quant à l’existence du pouvoir implicite.

[58] Par conséquent, dans une affaire où les faits ressemblent à ceux de l’affaire Sellathurai, le ministre devrait procéder par avis de demande pour demander une injonction en application de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales. Dans une affaire où les faits satisfont aux exigences énoncées à l’article 87 de la Loi, comme cela est le cas en l’espèce, le ministre peut alors procéder par avis de requête, en s’appuyant sur l’attribution de compétence à l’article 87 de la Loi et sur le pouvoir implicite qui permet à la Cour de remplir sa mission.

[59] L’argument de M. Lukács, selon lequel la Cour fédérale n’avait pas compétence du fait qu’elle ne disposait pas d’un acte introductif d’instance présentant un moyen, ne peut donc pas être retenu.

[60] M. Lukács a avancé plusieurs autres arguments à l’encontre de l’ordonnance rendue par la Cour fédérale. Dans la mesure où ces arguments portaient sur le fait qu’il semblait que l’ordonnance était permanente, ils sont rejetés. Par exemple, M. Lukács soutenait qu’une injonction permanente ne pouvait pas être accordée, tant que les éléments de preuve n’avaient pas été entendus et qu’une décision définitive sur les droits n’avait pas été rendue. Cette proposition est correcte, mais elle ne s’applique pas en l’espèce, puisque l’ordonnance en question était interlocutoire. La décision Ahousaht, précitée dans les présents motifs, est le précédent qui permet d’affirmer que des injonctions mandatoires et prohibitives peuvent être accordées à titre interlocutoire.

[61] M. Lukács a aussi fait valoir qu’une ordonnance mandatoire ne pouvait pas être rendue à l’encontre d’un tiers. Étant donné que lui-même et d’autres personnes n’étaient pas parties à la requête en injonction, M. Lukács affirme que la Cour n’avait pas compétence pour rendre une ordonnance mandatoire contre eux. Cet argument est sans fondement. Une mesure de redressement équitable sous la forme d’une injonction peut être décernée contre des tiers lorsqu’il paraît au tribunal juste ou opportun de le faire (Google Inc. c. Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34, [2017] 1 R.C.S. 824, par. 28).

[62] Quant à la question de savoir si M. Lukács a été entendu concernant la requête en injonction, au paragraphe 19 du jugement, la Cour fédérale renvoie au fait que, le 15 mars 2021, il a déposé un dossier de réponse à la requête. Cependant, les extraits des entrées enregistrées dans le dossier no IMM-2697-19 (qui figurent aux pages 356 et 357 du dossier d’appel) indiquent que le dossier de réponse à la requête, déposé le 15 mars 2021, se rapportait au document 84 qui était la requête présentée par le ministre qui demandait que M. Lukács ne soit plus un mis en cause. Lorsque M. Lukács a porté cela à l’attention de la Cour, le jour suivant la publication du jugement, elle a répondu par voie de directive qui indiquait que M. Lukács, dans son dossier de réponse à la requête daté du 15 mars 2021 et dans ses lettres adressées à la Cour, s’était penché sur le bien-fondé de la requête en injonction. Il en ressort que, même s’il se peut que M. Lukács n’ait pas eu l’occasion de déposer ses observations écrites, il a exprimé son point de vue dans son dossier de réponse à la requête du 15 mars 2021 et dans les lettres qu’il a envoyées à la Cour avant l’audience. Par conséquent, même si M. Lukács n’a peut-être pas participé aux discussions sur le redressement par voie d’injonction aussi pleinement qu’il l’aurait souhaité, on ne peut pas dire qu’il n’a pas été entendu.

[63] M. Lukács a aussi soutenu que la Cour fédérale n’aurait pas dû accueillir la requête en injonction, étant donné que les documents déposés à l’appui de cette requête étaient viciés. M. Lukács a avancé cet argument relativement au critère d’une injonction permanente qui, comme je l’ai souligné précédemment, n’est pas l’ordonnance que la Cour fédérale a rendue. Cependant, d’après les éléments relevés par M. Lukács dans son mémoire des faits et du droit, et par souci d’équité, il est utile d’examiner les critères que la Cour fédérale a appliqués implicitement à l’ordonnance qu’elle a rendue. Ces critères ont été énoncés dans l’arrêt RJR‑Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 311 [arrêt RJR-MacDonald]. Ces critères sont les suivants : 1) les demandeurs doivent démontrer que la question à trancher est sérieuse (qu’elle n’est ni frivole ni vexatoire); 2) les demandeurs doivent démontrer qu’ils subiraient un préjudice irréparable qui ne pourrait pas être indemnisé par des dommages-intérêts, si l’injonction n’était pas accordée; 3) la prépondérance des inconvénients doit favoriser les demandeurs.

[64] M. Lukács a raison de dire que l’analyse de la Cour fédérale ne correspond pas à celle de l’arrêt RJR-MacDonald, ce qui indique que la revendication du ministre n’a pas été formulée en ces termes. Néanmoins, les motifs de la Cour fédérale portent sur chacun des trois critères. Aux paragraphes 33 et 34 de sa décision, la Cour fédérale établit qu’il lui incombe de protéger la confidentialité des renseignements à l’égard de laquelle la requête en application de l’article 87 de la Loi est présentée. La question de savoir si une injonction devrait être prononcée afin de protéger la confidentialité de ces renseignements satisferait au critère de la question sérieuse à trancher. Au paragraphe 36, la Cour fédérale mentionne la nécessité d’une mesure de redressement par voie d’injonction, en d’autres termes « pour préserver l’intégrité du processus judiciaire, ainsi que la capacité de la Cour de s’acquitter des fonctions qui lui sont conférées au titre de l’article 87 de [la Loi] ». Cela satisferait au critère du préjudice irréparable : voir l’arrêt Proc. gén. du Canada c. Fishing Vessel Owners’ Assoc. of B.C., 1985 CanLII 5505 (CAF), [1985] 61 N.R. 128, p. 795 où figure ce qui suit :

[L]e juge a eu tort de tenir pour acquis que le fait d’accorder l’injonction ne causerait aucun tort aux appelants. Lorsqu’on empêche un organisme public d’exercer les pouvoirs que la loi lui confère, on peut alors affirmer, en présence d’un cas comme celui qui nous occupe, que l’intérêt public, dont cet organisme est le gardien, subit un tort irréparable.

Voir aussi l’arrêt Northwood Inc. v. Forest Practices Board, 2000 BCCA 7, par. 9 et 10.

[65] Même si la prépondérance des inconvénients n’a pas été mentionnée, dans les circonstances d’une requête en application de l’article 87 de la Loi, il est évident que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de la préservation de la confidentialité tant que la requête en application de l’article 87 de la Loi n’a pas pu être entendue.

[66] Ainsi, bien que la Cour fédérale n’ait pas articulé son analyse en suivant la méthode adoptée dans l’arrêt RJR-MacDonald, son traitement des questions démontre que l’injonction a été accordée conformément à cette méthode.

C. M. Lukács a-t-il été privé de son droit à l’équité procédurale?

[67] M. Lukács affirme que, puisqu’il n’a pas été autorisé à débattre du bien-fondé de la requête en injonction présentée en application de l’article 87 de la Loi, il a été privé de son droit à l’équité procédurale. Comme je l’ai mentionné précédemment, M. Lukács a obtenu qualité limitée pour s’opposer à la requête en injonction. Son argument relatif à l’équité procédurale concerne l’objet qu’il n’a pas été en mesure de traiter.

[68] M. Lukács soutient essentiellement que, puisqu’il était visé par la requête en injonction, il aurait dû être autorisé à débattre du bien-fondé de la revendication du ministre en application de l’article 87 de la Loi, afin de démontrer que le ministre n’aurait effectivement pas subi de préjudice irréparable si les renseignements n’étaient pas protégés. Il découle implicitement de cet argument la revendication selon laquelle il aurait dû avoir accès aux renseignements qui faisaient l’objet de la requête présentée en application de l’article 87 de la Loi. Lorsqu’une requête en application de l’article 87 de la Loi est présentée lors d’une demande de contrôle judiciaire, les demandeurs n’ont qu’un droit de participation limitée dans l’instance engagée en application de l’article 87 de la Loi. La raison à cela est évidente. Si les demandeurs du contrôle judiciaire étaient des participants à part entière à l’instance engagée en application de l’article 87 de la Loi, cela serait insensé, puisque les demandeurs seraient alors en possession des renseignements que le ministre refusait qu’ils détiennent. Par conséquent, l’instance engagée en application de l’article 87 de la Loi fait intervenir le représentant du ministre et un juge désigné. Si le juge pense qu’il serait utile qu’il bénéficie de l’aide d’un avocat spécial, il pourrait en nommer un : voir les articles 83 et 87 de la Loi.

[69] L’argument de M. Lukács va à l’encontre de l’économie générale de cette loi. M. Lukács, qui n’est pas partie au contentieux sous-jacent, ne peut pas avoir plus de droits dans l’affaire que les demandeurs eux-mêmes. Il se peut que M. Lukács ait simplement souhaité contester le bien-fondé de la confidentialité des renseignements qu’il avait déjà vus. Même si cela était le cas, cela irait encore à l’encontre de l’économie générale de la Loi. Les décisions aux termes de l’article 87 de la Loi pourraient concerner l’examen d’affidavits confidentiels et l’audition de témoins à huis clos, et ce, en l’absence des demandeurs. La participation d’une personne qui a connaissance d’une partie, mais pas de la totalité des renseignements protégés, ouvrirait la porte au contre-interrogatoire de déposants et de témoins, ce qui pourrait donner lieu à l’obtention d’autres renseignements confidentiels. Cela compliquerait inutilement les instances et risquerait d’exposer des renseignements dont la communication pourrait par ailleurs porter atteinte à la sécurité nationale.

[70] Après que l’ordonnance portée en appel a été rendue, la Cour fédérale a publié la décision Kiss c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 373 [décision Kiss] dans laquelle elle a statué sur la requête en application de l’article 87 de la Loi qui était pendante lorsque le jugement a été rendu. La Cour a estimé que certains des « indicateurs » que le ministre souhaitait protéger porteraient effectivement atteinte à la sécurité nationale : décision Kiss, par. 6. Parallèlement, la Cour fédérale a estimé que le ministre n’avait pas démontré que plusieurs de ces « indicateurs » « n’appartiennent pas au domaine public, ou qu’ils ne sont ni évidents ni ne relèvent du bon sens ». Par conséquent, la Cour a refusé de les protéger contre la divulgation : décision Kiss, par. 7.

[71] Du fait de la décision Kiss, M. Lukács sera en mesure d’utiliser les renseignements qu’il détient et qui, selon la Cour fédérale, ne portaient pas atteinte à la sécurité nationale. Par ailleurs, il lui sera toujours interdit, par inférence, d’utiliser des renseignements dont on a estimé que la communication portait atteinte à la sécurité nationale. Je précise en disant « par inférence », car, même si les parties des renseignements qui ne portent pas atteinte à la sécurité nationale sont énoncées à l’annexe B des motifs de la décision Kiss, celles qui portent atteinte à la sécurité nationale ne sont pas précisées. Par conséquent, il est toujours interdit à M. Lukács et à toute autre personne, qui était assujettie à l’ordonnance énoncée au paragraphe 26 des présents motifs, d’utiliser des renseignements qui ne sont pas énoncés à l’annexe B.

D. Y a-t-il eu violation de la liberté d’expression de M. Lukács, en contravention de la Charte?

[72] Comme je l’ai mentionné précédemment, l’appel de M. Lukács portait sur une violation alléguée de sa liberté d’expression. Il convient de noter que la question de la liberté d’expression n’a pas été examinée dans les motifs de la Cour fédérale, ce qui corrobore la déduction que la question n’a pas été soulevée devant cette cour. En outre, le ministre n’a pas, de quelque manière que ce soit, abordé cette question dans son mémoire des faits et du droit. Par conséquent, nous nous trouvons en présence d’un argument fondé sur la Charte sans fondement probatoire et qui est soulevé pour la première fois en appel. Il en résulte que la présente procédure, bien que contradictoire, ne l’est pas sur cette question.

[73] La jurisprudence établit clairement qu’en l’absence de circonstances particulières, les cours d’appel n’examineront pas les arguments fondés sur la Charte qui sont présentés pour la première fois en appel : voir les arrêts Mackay c. Manitoba, 1989 CanLII 26 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 357, p. 361, Guindon c. Canada, 2015 CSC 41 (CanLII), [2015] 3 R.C.S. 3, par. 19. Il en est ainsi pour plusieurs raisons. La première raison est qu’un argument fondé sur la Charte ne peut être présenté que s’il repose sur des éléments de preuve suffisants, ce qui ne sera généralement pas le cas si une question est soulevée pour la première fois en appel : Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016, par. 25, Coote c. Lawyers’ Professional Indemnity Company (Lawpro), 2014 CAF 98, [2014] 459 N.R. 174, par. 8, Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. J.P., 2013 CAF 262, [2014] 4 R.C.F. 371, par. 101. Ce principe a pour corollaire que la Couronne est privée du droit de soumettre des éléments de preuve démontrant qu’un manquement est justifié aux termes de l’article premier de la Charte lorsqu’un argument fondé sur la Charte est soulevé pour la première fois en appel : Lougheed c. Canada, 2013 CAF 138, par. 20.

[74] Une autre raison justifiant le refus par une cour d’appel d’entendre un argument fondé sur la Charte, qui est présenté pour la première fois en appel, est que la Cour sera privée de l’avantage de disposer du raisonnement et de l’analyse qu’auraient effectués le juge de première instance (ou le tribunal) à l’égard de cet argument : Harkat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 122, [2012] 3 R.C.F. 635, par. 148.

[75] Pour ces motifs, je n’ai pas l’intention d’examiner l’allégation de M. Lukács, selon laquelle il y a eu violation de ses droits garantis par la Charte.

VI. Conclusion

[76] Pour les motifs précités, je rejetterais le présent appel sans dépens puisque l’intimé, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, ne les a pas demandés.

[77] Avant de clore cette affaire, il pourrait être utile de clarifier le statut actuel de l’ordonnance portée en appel. Compte tenu de ma conclusion selon laquelle l’ordonnance était interlocutoire, jusqu’à l’issue de la requête présentée en application de l’article 87 de la Loi, le fait que cette dernière a été entendue et tranchée signifie que l’ordonnance faisant l’objet de l’appel est caduque. Les droits et obligations de M. Lukács, et ceux de toute autre personne assujettie à l’ordonnance interlocutoire énoncée au paragraphe 26 des présents motifs, sont désormais définis par l’ordonnance rendue dans la décision Kiss, comme je l’ai expliqué au paragraphe 71 ci-dessus.

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

Judith Woods, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

Sylvie E. Roussel, j.c.a. »

 

 

 

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-91-21

 

 

INTITULÉ :

GÁBOR LUKÁCS c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 septembre 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LA JUGE ROUSSEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 16 février 2023

MODIFIÉS LE 24 AVRIL 2023

COMPARUTIONS :

M. Gábor Lukács

 

Pour l’appelant

Pour son propre compte

 

Ami Assignon

Patricia MacPhee

 

Pour l’intimé

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

Benjamin Perryman

Pour les intimés

ATTILA KISS ET ANDREA KISS ET LÁSZLÓ SZÉP-SZÖGI, JUDIT SZÉP-SZÖGI, LAURA SZÉP-SZÖGI, LÉNA SZÉP-SZÖGI

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l’intimé

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

Benjamin Perryman

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Pour les intimés

ATTILA KISS ET ANDREA KISS ET LÁSZLÓ SZÉP-SZÖGI, JUDIT SZÉP-SZÖGI, LAURA SZÉP-SZÖGI, LÉNA SZÉP-SZÖGI

 

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