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Date : 20230220


Dossiers : A-234-21

A-235-21

A-236-21

Référence : 2023 CAF 38

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

MICHEL FOIX, NICOLAS SOUTY et SONIA LEBEL

appelants

et

SA MAJESTÉ LE ROI

intimé

Audience tenue à Montréal (Québec), le 20 octobre 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 février 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20230220


Dossiers : A-234-21

A-235-21

A-236-21

Référence : 2023 CAF 38

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

 

ENTRE :

MICHEL FOIX, NICOLAS SOUTY et SONIA LEBEL

appelants

et

SA MAJESTÉ LE ROI

intimé

LE JUGE EN CHEF NOËL

INTRODUCTION

[1] Il s’agit de d’appels dirigés à l’encontre de trois décisions de la Cour canadienne de l’impôt (la Cour de l’impôt) (référence 2021 CCI 52) confirmant, selon un seul jeu de motifs rédigés par le juge Boyle (le juge du procès), les nouvelles cotisations établies par la ministre du Revenu national en vertu du paragraphe 84(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la Loi), à l’égard de l’année d’imposition 2012 de MM. Foix et Souty et de Mme Lebel (les appelants).

[2] Les appels ont été joints par ordonnance rendue le 23 novembre 2021, le dossier A-234-21 étant désigné dossier principal. Conformément à cette ordonnance, les présents motifs seront déposés dans le dossier principal et copies de ceux-ci seront déposés dans les dossiers A-235-21 et A-236-21 pour y tenir lieu de motifs.

[3] L’enjeu principal est de savoir si des fonds ou des biens de deux sociétés détenues directement ou indirectement par les appelants ont été « distribués ou autrement attribués, de quelque façon que ce soit » à ces derniers ou à leur profit au sens du paragraphe 84(2) de la Loi malgré l’absence alléguée d’appauvrissement des deux sociétés ciblées. Le cas échéant, la Cour devra aussi déterminer si les distributions ou attributions ont eu lieu lors de la réorganisation ou de la cessation de l’exploitation de l’entreprise de ces sociétés.

[4] Pour les motifs qui suivent, j’en viens à la conclusion que les appels doivent être rejetés. D’une part, le juge du procès a conclu à bon droit, selon la preuve présentée devant lui, que les deux sociétés ciblées se sont appauvries par l’entremise de la distribution indirecte de leurs fonds et que le paragraphe 84(2) a une portée suffisamment large pour contrer ce type de distribution. D’autre part, les appelants n’ont pas réussi à démontrer que la conclusion du juge du procès selon laquelle il y a eu réorganisation ou cessation de l’exploitation de l’entreprise des sociétés ciblées au sens du paragraphe 84(2) est entachée d’une quelconque erreur.

FAITS

[5] Il y a lieu de revoir les faits qui sous-tendent la décision du juge du procès avec un certain souci pour le détail.

[6] Watch4Net Solutions Inc. (W4N) a été constituée en société par MM. Foix et Souty en 2000. C’est la vente hybride des actions et des actifs de cette société au mois de mai 2012 qui a mené à l’établissement des nouvelles cotisations qui font l’objet des présents appels.

[7] Pendant la période précédant la vente hybride, toutes les actions de W4N étaient directement ou indirectement détenues par MM. Foix et Souty, leurs fiducies familiales et leurs sociétés de portefeuille (motifs de la CCI, par. 20 et 21).

[8] M. Souty détenait ses actions de W4N directement. Son épouse, Mme Sonia Lebel, détenait ses actions de W4N en tant que bénéficiaire de la Fiducie Familiale Nicolas Souty 2007 (la Fiducie Souty) (motifs de la CCI, par. 22). Finalement, M. Foix détenait ses actions de W4N par l’entremise de la société Virtuose Informatique Inc. (Virtuose). Au moment de la vente hybride, Virtuose avait comme seule fonction celle de détenir les actions de W4N pour le compte de M. Foix (motifs de la CCI, par. 23).

[9] À l’époque de la vente hybride, W4N comptait une cinquantaine d’employés, avait deux filiales en Allemagne et en Angleterre et avait un revenu annuel s’élevant à quelque 15 millions de dollars (motifs de la CCI, par. 28 et 29). Sa principale source de revenu provenait de l’exploitation du logiciel Automated Performance Grapher (le logiciel APG) (motifs de la CCI, par. 5). Ce logiciel constate et gère la performance de réseaux, de centres de données et d’infrastructures infonuagiques (motifs de la CCI, par. 43; Asset and Share Purchase Agreement (Accord de vente hybride), préambule, dossier d’appel, volume 3, p. 1194). W4N s’affairait aussi à la création, à l’installation et à la maintenance d’autres logiciels, en plus d’offrir des services-conseils en technologies de l’information (motifs de la CCI, par. 5).

[10] EMC Corporation (EMC É.-U.) et EMC Corporation of Canada (EMC Canada) (ensemble, le groupe EMC) sont les acheteurs des actifs de W4N et des actions de W4N et de Virtuose. EMC Canada est la filiale canadienne d’EMC É.-U., une grande société publique américaine qui comptait environ 65 000 employés dans le monde au moment de la vente hybride (transcription du témoignage de M. Souty, dossier d’appel, volume 7, p. 2970, lignes 21 à 24; p. 2973, lignes 25 à 27; motifs de la CCI, par. 30).

[11] EMC É.-U. était une revendeuse autorisée du logiciel APG. Elle faisait également concurrence à W4N en exploitant un logiciel semblable, mais moins performant (motifs de la CCI, par. 30 et 31).

[12] En septembre 2006, EMC É.-U. a offert pour la première fois d’acquérir W4N pour un montant de 3 à 5 millions de dollars. Cette offre a été rejetée par MM. Foix et Souty, la jugeant trop basse (motifs de la CCI, par. 32). En novembre 2011, EMC É.-U. a de nouveau offert d’acquérir W4N après avoir proposé d’acheter une licence exclusive pour le logiciel APG quelques semaines plus tôt (motifs de la CCI, par. 34). Après des négociations, les parties se sont entendues vers la fin du mois de janvier 2012 sur la vente de la totalité des actions de W4N en échange de 50 millions de dollars américains (motifs de la CCI, par. 35). La transaction a en fin de compte été effectuée en dollars canadiens à un moment où les deux devises s’équivalaient (Accord de vente hybride, art. 1.3(c), dossier d’appel, volume 3, p. 1205).

[13] Selon l’entente, le groupe EMC consentait à ce que W4N puisse distribuer l’excédent de trésorerie qu’elle avait en main à ses actionnaires avant la vente (motifs de la CCI, par. 35). La lettre d’intérêt qui constate l’entente est datée du 20 janvier 2012 et a été signée par M. Foix le 23 janvier 2012. Elle comprend le passage suivant (dossier d’appel, volume 4, p. 1804) :

[traduction] Nous avons accepté que la société [W4N] distribue (d’une manière qui ne figurera pas comme une dépense dans aucun état des résultats de la société ou d’EMC postérieur à la clôture) l’excédent de trésorerie à ses actionnaires avant la clôture, à condition que la société conserve, à la clôture, un fonds de roulement net dont le montant aura été convenu [...]

[14] En mars 2012, EMC É.-U. a préparé une ébauche d’un contrat d’achat d’actions (« Share Purchase Agreement »), laquelle témoigne de l’intérêt du groupe EMC quant au montant de l’excédent de trésorerie que les appelants seraient autorisés à extraire (motifs de la CCI, par. 37 et 61). Les termes suivants étaient définis dans l’ébauche : « Excess Cash Amount » (excédent de trésorerie), « Closing Cash Target Amount » (montant ciblé de trésorerie à la clôture), « Closing Cash Balance » (solde de trésorerie à la clôture) et « Estimated Closing Cash Balance » (estimation du solde de trésorerie à la clôture). Les termes Closing Cash Balance et Estimated Closing Cash Balance sont annotés de la mention [traduction] « À confirmer par W4N » (contrat d’achat d’actions, art. 1.1, définitions de « Closing Cash Balance » et de « Estimated Closing Cash Balance », dossier d’appel, volume 4, p. 1407 et 1409). L’ébauche du contrat d’achat d’actions prévoyait une réconciliation, après la clôture, du montant ciblé et du montant réel de l’excédent à la clôture. Des dispositions comparables sont reflétées dans l’Accord de vente hybride conclu plus tard (motifs de la CCI, par. 37).

[15] L’ébauche du contrat d’achat d’actions prévoyait une réorganisation préalable à la clôture (« Pre-Closing Reorganization ») qui intéressait aussi le groupe EMC. Ses modalités devaient figurer à l’annexe 9.1 de l’ébauche, mais cette annexe est vide et comporte plutôt la mention [traduction] « à discuter » (ébauche du contrat d’achat d’actions, annexe 9.1, dossier d’appel, volume 4, p. 1459). L’article 2 de l’ébauche du contrat d’achat d’actions comporte également la mention suivante : [traduction] « Les parties discuteront de la réorganisation préalable à la clôture » (dossier d’appel, volume 4, p. 1415). Les documents relatifs à cette réorganisation devaient être remis à l’acheteur en application de l’article 9.1(r) de l’ébauche (dossier d’appel, volume 4, p. 1442; motifs de la CCI, par. 37).

[16] Au cours du mois d’avril 2012, les parties ont convenu de convertir la transaction envisagée en vente hybride des actions et des actifs de W4N. Ce faisant, le prix d’achat total des actifs et des actions de W4N a augmenté à plus de 70 millions de dollars (transcription de l’interrogatoire de M. Thibodeau, dossier d’appel, volume 7, p. 3195, lignes 21 à 23; voir aussi Mémoire des appelants, par. 21). La preuve ne révèle pas qui a proposé ce changement (motifs de la CCI, par. 38). Selon les termes de l’Accord de vente hybride, lequel était régi par le droit québécois (Accord de vente hybride, art. 19.6, dossier d’appel, volume 3, p. 1272), W4N devait vendre à EMC É.-U. ses actifs les plus importants, soit sa propriété intellectuelle sur le logiciel APG, ses contrats en cours (à l’exception de ceux conclus avec un client situé au Canada), les actions de ses filiales, ainsi que tout l’achalandage associé à ses activités. Le reste des actifs, soit les contrats conclus avec des clients situés au Canada, la machinerie, l’équipement, le mobilier, les fournitures, les stocks, les comptes débiteurs, les créances, la trésorerie, les équivalents de trésorerie, etc., demeurerait la propriété de W4N (motifs de la CCI, par. 43; Accord de vente hybride, art. 1.1, définitions de « Purchased Contract » et de « Purchased Customer Contract », dossier d’appel, volume 3, p. 1203; arts. 2.3(a) et 2.4(e), dossier d’appel, volume 3, p. 1207 et 1208). EMC Canada achèterait par la suite l’ensemble du capital-actions de W4N directement des actionnaires. La version finale de l’Accord de vente hybride n’est pas datée, mais était en vigueur « à partir » du 24 mai 2012 (motifs de la CCI, par. 40).

[17] La réorganisation du capital-actions de W4N et de Virtuose a eu lieu conformément à l’Accord de vente hybride (Accord de vente hybride, définition de « Prior Reorganization », dossier d’appel, volume 3, p. 1202; pièce C, dossier d’appel, volume 3, p. 1303). Les opérations en question se sont déroulées entre le 24 avril et le 30 mai 2012 et sont énumérées dans l’annexe de la décision de première instance.

[18] La vente hybride a eu lieu entre 23 h 30 le 30 mai et 0 h 30 le 31 mai 2012 (motifs de la CCI, par. 41). Le préambule de l’Accord de vente hybride prévoit quatre étapes (dossier d’appel, volume 3, p. 1194 et 1195). Il y a lieu de revoir chacune d’elles afin de comprendre pourquoi le juge du procès a qualifié les opérations d’« indirectes structurées, simultanées et interdépendantes » (motifs de la CCI, par. 58).

[19] Les quatre étapes se sont déroulées ainsi :

  • (i) À 23 h 30 le 30 mai 2012 a eu lieu la clôture des fiducies (« Fiducie Closing »). Lors de cette étape, EMC Canada a acheté les actions de W4N détenues par la Fiducie Foix et la Fiducie Souty. En échange des actions, EMC Canada a émis et livré deux billets à ordre à la Fiducie Foix et à la Fiducie Souty (les billets émis pour les actions des fiducies (« Fiducie Share Notes »)) d’une valeur de 2 489 591 $ chacun (motifs de la CCI, par. 45; Accord de vente hybride, art. 1.1, définition de « Fiducie Closing Date », dossier d’appel, volume 3, p. 1198; art. 2.2(a), dossier d’appel, volume 3, p. 1206; pièce G, dossier d’appel, volume 3, p. 1370 à 1373).

  • (ii) 15 minutes plus tard, à 23 h 45 a eu lieu la clôture des actifs (« Asset Closing »), lors de laquelle EMC É.-U. a acheté la propriété intellectuelle, certains contrats et l’achalandage de W4N (Accord de vente hybride, art. 1.1, définition de « Asset Closing Effective Time », dossier d’appel, volume 3, p. 1195; art. 2.3, dossier d’appel, volume 3, p. 1207). En échange des actifs, EMC É.-U. a émis et livré à W4N (i) deux billets à ordre de dividendes en capital (« Capital Dividend Promissory Notes ») d’une valeur de 11 000 000 $ chacun et (ii) un billet du solde (« Balance Note ») d’une valeur de 19 750 000 $. EMC É.-U. a également pris en charge l’équivalent de 2 300 000 $ d’obligations de W4N. La contrepartie totale pour les actifs s’élève ainsi à 44 050 000 $ (Accord de vente hybride, art. 1.1, définition de « Total Asset Consideration », dossier d’appel, volume 3, p. 1204; art. 2.5, dossier d’appel, volume 3, p. 1208; art. 2.8, dossier d’appel, volume 3, p. 1208 et 1209; pièce A, dossier d’appel, volume 3, p. 1292 et 1293; pièce B, dossier d’appel, volume 3, p. 1295 à 1300; Transaction Escrow Agreement (Convention d’entiercement), art. 6, dossier d’appel, volume 3, p. 1350).

  • (iii) À 0 h 15 le 31 mai a eu lieu la clôture du transfert de contrôle (« Change of Control Closing »), lors de laquelle EMC Canada a acheté 550 actions de catégorie D à la fois de M. Souty et de Virtuose pour un total de 1100 actions de catégorie D, acquérant du coup le contrôle de W4N. En échange des actions, EMC Canada a émis et livré deux billets pour les actions entraînant un transfert de contrôle (« Change of Control Share Notes ») d’une valeur de 550 $ chacun à M. Souty et à Virtuose (Accord de vente hybride, art. 1.1, définitions de « Change of Control Closing Effective Time », de « Change of Control Closing Date » et de « Total Change of Control Share Consideration », dossier d’appel, volume 3, p. 1196 et 1204; art. 2.10(a) et 2.10(b), dossier d’appel, volume 3, p. 1209; pièce I, dossier d’appel, volume 3, p. 1377 à 1380; Convention d’entiercement, art. 8, dossier d’appel, volume 3, p. 1350).

  • (iv) 15 minutes plus tard, à 0 h 30, a eu lieu la clôture finale (« Final Closing ») lors de laquelle EMC Canada a acheté le reste des actions de W4N ainsi que toutes les actions de Virtuose (Accord de vente hybride, art. 1.1, définition de « Final Closing Effective Time », dossier d’appel, volume 3, p. 1198; art. 2.12, dossier d’appel, volume 3, p. 1209). En échange des actions, EMC Canada a versé 13 189 796 $ représentant la contrepartie totale liée aux actions finales (« Total Final Share Consideration ») aux actionnaires de W4N et de Virtuose (Accord de vente hybride, art. 2.12, dossier d’appel, volume 3, p. 1209).

[20] Comme nous le verrons plus loin, la question entourant ce qui est advenu de la créance constatée par le billet du solde (voir le par. 19(ii) ci-haut) est au cœur du débat devant nous. L’Accord de vente hybride et la Convention d’entiercement prévoient le paiement par le groupe EMC de tous les billets à ordre à 0 h 30 le 31 mai à l’exception du billet du solde. Voici comment fut traité chacun des billets lors de la clôture finale le 31 mai à 0 h 30 :

  • (i) Les deux billets émis pour les actions des fiducies détenus par la Fiducie Foix et la Fiducie Souty ont été payés par le dépositaire légal de l’opération (Accord de vente hybride, art. 2.13(a), dossier d’appel, volume 3, p. 1210; Convention d’entiercement, art. 11, dossier d’appel, volume 3, p. 1350 et 1351; annexe G, dossier d’appel, volume 3, p. 1367 et 1368). Ce dernier a ensuite inscrit la mention « annulé » sur chacun des deux billets avant de les remettre [traduction] « aux acheteurs » (Convention d’entiercement, art. 11, dossier d’appel, volume 3, p. 1350 et 1351; Accord de vente hybride, art. 2.13(b), dossier d’appel, volume 3, p. 1210). Ce terme inclut à la fois EMC É.-U. et EMC Canada (Convention d’entiercement, dossier d’appel, volume 3, p. 1349) et, comme c’est le cas à l’égard de tous les billets à l’exception des deux billets à ordre de dividendes en capital, rien n’indique à laquelle des deux sociétés doivent être remis les billets annulés.

  • (ii) Les deux billets à ordre de dividendes en capital d’une valeur de 11 000 000 $ détenus par Gestion Souty et M. Foix ont été payés par le dépositaire légal de l’opération (Accord de vente hybride, art. 2.13(e), dossier d’appel, volume 3, p. 1210; pièce H, dossier d’appel, volume 3, p. 1375; Convention d’entiercement, art. 11, dossier d’appel, volume 3, p. 1350 et 1351). Ce dernier a ensuite inscrit la mention « annulé » sur chacun des deux billets avant de les remettre à EMC Canada (Accord de vente hybride, art. 10.1(d)(v)(D), dossier d’appel, volume 3, p. 1251; Convention d’entiercement, art. 11, dossier d’appel, volume 3, p. 1350 et 1351).

  • (iii) Les deux billets pour les actions entraînant un transfert de contrôle détenus par M. Souty et Virtuose ont été payés par le dépositaire légal de l’opération (Accord de vente hybride, art. 1.1, définition de « Total Change of Control Share Consideration », dossier d’appel, volume 3, p. 1204; art. 2.13(c), dossier d’appel, volume 3, p. 1210; Convention d’entiercement, art. 11, dossier d’appel, volume 3, p. 1350 et 1351; annexe G, dossier d’appel, volume 3, p. 1367). Ce dernier a inscrit la mention « annulé » sur chacun des deux billets avant de les remettre [traduction] « aux acheteurs » (Convention d’entiercement, art. 11, dossier d’appel, volume 3, p. 1350 et 1351; Accord de vente hybride, art. 2.13(d), dossier d’appel, volume 3, p. 1210).

  • (iv) Contrairement aux autres billets, l’Accord de vente hybride et la Convention d’entiercement ne prévoient pas que le billet du solde sera payé à son détenteur (motifs de la CCI, deuxième alinéa du par. 45(ii) et par. 64, note 3). En effet, l’article 2.2(c) de l’Accord de vente hybride stipule qu’à 23 h 30, lors de la clôture des fiducies, le groupe EMC transférera au dépositaire légal le montant nécessaire pour s’acquitter (i) de la contrepartie totale pour les fiducies (« Total Fiducie Consideration ») (4 979 182 $); (ii) des deux billets à ordre de dividendes en capital (22 000 000 $); (iii) de la contrepartie totale liée au transfert de contrôle (« Total Change of Control Share Consideration ») (1100 $); et (iv) de la contrepartie totale liée aux actions finales (13 189 796 $) (Accord de vente hybride, art. 1.1, définition de « Fiducie Closing Date », dossier d’appel, volume 3, p. 1198; art. 2.2(c), dossier d’appel, volume 3, p. 1207). Cependant, l’Accord de vente hybride ne prévoit pas le transfert de la somme nécessaire pour acquitter le billet du solde (Accord de vente hybride, art. 2.2(c), dossier d’appel, volume 3, p. 1207; art. 2.11, dossier d’appel, volume 3, p. 1209). L’annexe G de la Convention d’entiercement ne prévoit pas non plus le virement de la somme de 19 750 000 $ reflétée par le billet du solde comme il le fait pour les créances constatées par les autres billets (dossier d’appel, volume 3, p. 1367 et 1368). Pourtant, l’article 11 de la Convention d’entiercement prévoit qu’à 0 h 30, le 31 mai 2012, le dépositaire légal remet [traduction] « aux acheteurs » tous les billets – y compris le billet du solde – après les avoir annotés de la mention « annulé » (dossier d’appel, volume 3, p. 1350 et 1351). Malgré cette mention, les états financiers non vérifiés de W4N pour la période se terminant à la clôture de la journée du 31 mai 2012, soit après que la vente hybride ait été complétée, indiquent comme montant à recevoir la somme de 22 050 000 $ constituée selon toutes indications par la créance constatée par le billet du solde (19 750 000 $) et les obligations de W4N prises en charge par EMC É.-U. (2 300 000 $) (voir par. 19(ii) ci-haut).

[21] Le 1er juin 2012, soit le lendemain de la vente hybride, W4N, Virtuose et EMC Canada ont fusionné et, à l’exception de Virtuose qui, à compter de ce moment, a cessé d’agir comme société de portefeuille, ont continué de faire affaire sous le nom d’EMC Canada (la société successeure). Par la suite, EMC É.-U. a exploité le logiciel APG dans le monde sous son nom et par l’intermédiaire de ses filiales mondiales, dont les anciennes filiales de W4N, et ce qui restait de l’entreprise de W4N a été intégré à l’entreprise de la société successeure (motifs de la CCI, par. 47).

[22] Dans leur déclaration d’impôt pour l’année d’imposition 2012, les appelants ont chacun déclaré un gain en capital résultant de la vente des actions de W4N et de Virtuose pour ensuite l’effacer au complet en réclamant à l’égard de ce gain la déduction prévue au paragraphe 110.6(2.1) de la Loi. Le droit à cette déduction n’est pas contesté; seule l’application du paragraphe 84(2) afin de transformer ces gains en dividendes est en cause (transcription du contre-interrogatoire de M. Séguin, dossier d’appel, volume 7, p. 3463 et 3464, lignes 17 à 28 et 1 à 14).

[23] Le 4 avril 2017, la ministre du Revenu national a établi de nouvelles cotisations pour l’année d’imposition 2012 à l’égard de MM. Foix et Souty et de Mme Lebel, en qualifiant de dividende réputé les sommes suivantes :

  • (i) Pour Mme Lebel, 1 590 705 $ lui ayant été attribué à partir du montant de 2 481 412 $ reçu par la Fiducie Souty d’EMC Canada lors de la clôture des fiducies pour la vente de ses actions de catégorie F de W4N (motifs de la CCI, par. 44(iii); Réponse amendée à l’avis d’appel, par. 28p)vii), dossier d’appel, volume 1, p. 0113; Mémoire de la Couronne, par. 20i) et ii));

  • (ii) Pour M. Souty, la somme de 800 450 $ reçue de EMC Canada lors de la clôture finale pour la vente de ses actions de catégorie D et E de W4N (motifs de la CCI, par. 44(ii));

  • (iii) Pour M. Foix, la somme de 800 000 $ reçue de EMC Canada lors de la clôture finale pour la vente de ses actions de catégorie A et C de Virtuose (motifs de la CCI, par. 44(i)).

Chacune de ces nouvelles cotisations présume qu’un montant au moins égal à ces sommes a été distribué ou autrement attribué aux appelants.

[24] Les appelants ont porté ces nouvelles cotisations en appel, prétendant que les conditions d’application du paragraphe 84(2) ne sont pas satisfaites.

DÉCISION DE LA COUR DE L’IMPÔT

[25] Le juge du procès en a conclu autrement. Il a formulé deux critères cumulatifs pour déterminer si le paragraphe 84(2) s’applique aux faits de l’espèce : (i) est-ce que des fonds ou des biens ont été « distribués ou autrement attribués, de quelque façon que ce soit, aux actionnaires ou au profit des actionnaires » de W4N? (ii) Le cas échéant, la distribution ou l’attribution a-t-elle eu lieu « lors de la liquidation, de la cessation de l’exploitation ou de la réorganisation » des activités de W4N?

[26] Pour conclure que le premier critère s’applique, le juge du procès a d’abord donné au paragraphe 84(2) une portée large, en affirmant que les tribunaux adoptent une approche fongible quant à la trésorerie et aux équivalents de trésorerie détenus par une société lorsqu’ils font face à des opérations « indirectes structurées, simultanées et interdépendantes ». Il s’est fondé notamment sur les décisions Canada c. MacDonald, 2013 CAF 110 [MacDonald (CAF)], renversant MacDonald c. La Reine, 2012 CCI 123 [MacDonald (CCI)]; RMM Canadian Enterprises Inc. c. Canada, [1997] A.C.I. no 302 (QL) [RMM Equilease]; Smythe et al. c. Ministre du Revenu National, [1970] R.C.S. 64 [Smythe]; Merritt v. Minister of National Revenue, [1941] Ex. C.R. 175 [Merritt (C de l’Éch)], conf. en partie par Minister of National Revenue v. Merritt, [1942] S.C.R. 269 (C.S.C) [Merritt (CSC)]. Selon lui, ce courant jurisprudentiel interprète le paragraphe 84(2) comme ayant une portée suffisamment large pour cibler une distribution « indirecte » de fonds ou de biens (motifs de la CCI, par. 58). Ce disant, il a établi une distinction entre la présente affaire et l’arrêt Canada c. Vaillancourt-Tremblay, 2010 CAF 119, [Vaillancourt-Tremblay], où il fut jugé que l’approche fongible ne s’appliquait pas aux valeurs nouvellement émises d’une société publique qui n’ont jamais été détenues par la société ciblée (motifs de la CCI, par. 58).

[27] Le juge du procès a conclu que cette interprétation large est justifiée en l’espèce, car les appelants, avec le concours du groupe EMC, ont initié et mis en œuvre une série d’opérations effectuées les unes en prévision des autres afin d’extraire l’excédent de trésorerie de W4N (motifs de la CCI, par. 60 in fine et 62 à 64).

[28] Selon le juge du procès, il est clair que la distribution indirecte des fonds de W4N aux appelants a été rendue possible par le rôle de facilitateur joué par le groupe EMC (motifs de la CCI, par. 63). Ce dernier a approuvé à la fois la réorganisation antérieure (« Prior Reorganization ») et le montant d’excédent de trésorerie pouvant être retiré de W4N par ses actionnaires sans nécessiter un rajustement à la clôture (motifs de la CCI, par. 61).

[29] Le juge du procès a d’ailleurs noté plusieurs éléments de preuve démontrant le rôle de facilitateur joué par le groupe EMC, notamment (i) la lettre du 20 janvier 2012 dans laquelle les parties se sont entendues pour que W4N distribue à ses actionnaires l’excédent de trésorerie, soit les fonds excédentaires à l’exploitation de son entreprise (motifs de la CCI, par. 60); (ii) l’ébauche du contrat d’achat d’actions où la définition de solde de trésorerie à la clôture (« Closing Cash Balance ») et la pièce à propos de la réorganisation préalable à la clôture comportent respectivement les mentions [traduction] « À confirmer par W4N » et [traduction] « À discuter »; et (iii) le fait que les étapes de la réorganisation antérieure soient énoncées à l’Accord de vente hybride (motifs de la CCI, par. 61).

[30] En tirant la conclusion que le groupe EMC a apporté son concours aux appelants, le juge du procès rejette les témoignages de MM. Foix et Souty voulant que le groupe EMC n’ait été intéressé par aucune opération liée au retrait de l’excédent de trésorerie de W4N et que seul le groupe EMC était derrière la conversion de la transaction en vente hybride (motifs de la CCI, par. 37, 38 et 61). Il souligne en outre qu’il a eu « de sérieux doutes » quant à la fiabilité et à la crédibilité de leurs témoignages touchant (motifs de la CCI, par. 14; voir aussi par. 38) :

[…] (i) les intentions d’EMC; (ii) le rôle d’EMC dans l’évolution de l’opération proposée, entre l’offre initiale d’EMC en novembre 2011 et la structure dont il a été convenu à la fin d’avril ou en mai 2012; (iii) l’intérêt qu’avait EMC à passer de la structure fondée sur [l’ébauche du contrat d’achat d’actions] qu’elle avait initialement proposé et rédigé à la structure hybride définitive de l’accord d’achat d’actions et d’actifs; (iv) l’intérêt d’EMC (ou son désintérêt allégué) quant à la réorganisation préalable à l’acquisition de la participation et de la structure financière de W4N […]

Malgré leur témoignage à l’effet contraire, le juge du procès a conclu que MM. Foix et Souty et leurs conseillers ont de fait initié et mené partie des opérations ayant permis le retrait de l’excédent de trésorerie (motifs de la CCI, par. 62).

[31] Pour conclure que le deuxième critère s’applique également, le juge du procès a d’abord interprété le mot « réorganisation » comme un terme commercial et non juridique qui présuppose la fin de l’exploitation de l’entreprise sous une forme et sa poursuite sous une forme différente (motifs de la CCI, par. 65 à 68, citant Merritt (C de l’Éch), p. 182, conf. sur ce point par Merritt (CSC), p. 274; Smythe; MacDonald (CAF), par. 28; Kennedy c. M.R.N., 72 D.T.C. 6357, traduction certifiée conforme, numéro de greffe T-3235-71 [Kennedy (CF (1re inst))], p. 6362, conf. sur ce point par Kennedy v. M.N.R., 73 D.T.C. 5359 (Section d’appel de la Cour fédérale) [Kennedy (CAF)], par. 8; McMullen c. La Reine, 2007 CCI 16, par. 18 et 19; Descarries c. La Reine, 2014 CCI 75 [Descarries], par. 32 à 34).

[32] Se fondant sur sa compréhension du critère jurisprudentiel, il a conclu que l’entreprise de W4N a été réorganisée à deux reprises. Premièrement, W4N a réorganisé son entreprise et sa structure financière au cours de la réorganisation qui a précédé la vente hybride. Deuxièmement, après la fusion, l’entreprise de W4N ne pouvait plus être exploitée comme auparavant puisqu’elle a été continuée par deux entités distinctes; EMC É.-U. et la société successeure. Selon le juge du procès, le paragraphe 84(2) ne s’intéresse qu’à cette partie de l’entreprise ayant été continuée par la société successeure de W4N. Il s’ensuit que l’entreprise de W4N a aussi été réorganisée à la suite de ce changement (motifs de la CCI, par. 73).

[33] Quoi qu’il en soit, le juge du procès a jugé que les éléments de preuve dont il disposait ne lui permettaient pas de conclure, selon la prépondérance des probabilités, qu’EMC É.-U. a continué d’exploiter l’entreprise de W4N de la même façon et sous la même forme après la fusion (motifs de la CCI, par. 48, 49 et 73).

[34] Le juge du procès a conclu que le deuxième critère s’applique aussi à l’égard de Virtuose puisqu’après la vente hybride et sa fusion avec W4N et EMC Canada, la société successeure a cessé d’exercer sa seule fonction, soit la détention des actions de W4N en tant que société de portefeuille pour le compte de M. Foix (motifs de la CCI, par. 50). Il s’ensuit qu’il y a eu cessation de l’entreprise de Virtuose au sens du paragraphe 84(2).

THÈSES DES PARTIES

Les appelants

[35] Les appelants insistent d’abord sur le fait que la règle générale anti-évitement (RGAÉ) (paragraphe 245(2) de la Loi) n’a pas été invoquée. Ils ajoutent qu’aucune des opérations n’est qualifiée de trompe-l’œil et que les chiffres ne sont pas remis en question (Mémoire des appelants, par. 8).

[36] Les appelants prétendent que le juge du procès a commis deux erreurs. Dans un premier temps, le juge du procès a commis une erreur en concluant qu’ils ont reçu des fonds ou des biens de W4N et de Virtuose, alors qu’aucune de ces deux sociétés ne s’est appauvrie lors de la série d’opérations (Mémoire des appelants, par. 5).

[37] Selon eux, le premier critère du paragraphe 84(2) requiert que la société se soit appauvrie au bénéfice des actionnaires pour qu’il y ait distribution ou attribution (Mémoire des appelants, par. 37). Conclure le contraire engendrerait un dédoublement du capital versé (Mémoire des appelants, par. 57) et reviendrait à cautionner une forme de double imposition (Mémoire des appelants, par. 59, 64 et 67).

[38] Ils soutiennent qu’en l’espèce, W4N et Virtuose détenaient toujours l’ensemble de leurs actifs après la vente de leurs actions (Mémoire des appelants, par. 45) et que les sommes qui se sont retrouvées entre les mains des appelants par la vente hybride provenaient du groupe EMC et non de W4N (Mémoire des appelants, par. 4, 70 et 80). Il s’ensuit que W4N ne s’est pas appauvrie (Mémoire des appelants, par. 45, 69 à 71, 75 à 77 et Annexe A). À l’appui de cette conclusion, les appelants invoquent les décisions McNichol c. Canada, [1997] A.C.I. no 5 (QL), [1997] 2 C.T.C. 2088) [McNichol], par. 11; Vaillancourt-Tremblay, par. 34, 35, 40 et 41; Descarries, par. 28; Geransky c. La Reine, 2001 CanLII 480, [2001] A.C.I. no 103 (QL) [Geransky], par. 21(c), et Robillard (Succession) c. La Reine, 2022 CCI 13 [Robillard], par. 50.

[39] Dans un autre ordre d’idées, les appelants allèguent que la notion d’« excédent de trésorerie » retenue par le juge du procès (motifs de la CCI, par. 60) exclut la créance de 19 750 000 $, de sorte que W4N aurait distribué plus de fonds qu’elle n’en possédait (Mémoire des appelants, par. 69 et 76).

[40] Les appelants soulignent ensuite que pour avaliser l’application du paragraphe 84(2) à l’endroit de Virtuose, la Cour devrait conclure que les biens ou les fonds de cette dernière ont été distribués à M. Foix. Cependant, les seuls actifs de Virtuose consistaient en des actions de W4N et aucune n’a été distribuée à M. Foix dans le cadre de la vente hybride (Mémoire des appelants, par. 72 et 73). Il s’ensuit que selon les appelants, il n’y a pas eu appauvrissement ou distribution (Mémoire des appelants, par. 5).

[41] Fait significatif, les appelants ne remettent pas en question dans le cadre des présents appels la conclusion du juge du procès quant au rôle de tiers facilitateur joué par le groupe EMC. Ils soutiennent plutôt que les conclusions tirées par le juge du procès à cet égard sont « sans importance » puisqu’à tout événement, l’élément d’appauvrissement qui doit être présent pour que le paragraphe 84(2) puisse s’appliquer est manquant (Mémoire des appelants, par. 78 et 79). Ceci dénote un changement de cap radical puisque les appelants ont fait valoir devant le juge du procès que l’appauvrissement n’est pas requis lorsqu’il y a présence d’un « tiers accommodateur », mais qu’il n’était pas nécessaire de s’attarder sur cette question puisque selon leur appréciation de la preuve, le groupe EMC n’agissait pas à ce titre (transcription des plaidoiries des appelants en première instance, dossier d’appel, volume 8, p. 3526, lignes 14 à 21; p. 3540, lignes 3 à 10). Il ne faut donc pas se surprendre du fait que l’essentiel des motifs du juge du procès porte sur le rôle de facilitateur qu’a joué le groupe EMC.

[42] Dans un deuxième temps, les appelants allèguent que le juge du procès a commis une erreur en concluant que l’entreprise de W4N a été réorganisée et que celle de Virtuose a cessé malgré une preuve indiquant que le groupe EMC a pris en charge et poursuivi l’ensemble de leurs opérations (Mémoire des appelants, par. 5).

[43] Les appelants prétendent que le juge du procès a mal appliqué le critère élaboré dans la décision Kennedy (CF (1re inst)) en ne respectant pas la distinction entre la réorganisation corporative d’une société et la réorganisation de l’entreprise qu’elle exploite (Mémoire des appelants, par. 81, 87, 90 et 98). Selon eux, l’entreprise d’une société ne sera pas réorganisée au sens du paragraphe 84(2) lorsque des modifications juridiques sont apportées à sa structure corporative si ceux-ci ne sont pas accompagnés de modifications à « ses activités commerciales » (Mémoire des appelants, par. 88, 90 et 94). Si le juge du procès avait considéré la façon dont l’entreprise de W4N a été continuée à la fois par EMC É.-U. et par la société successeure, il aurait conclu que l’entreprise de W4N n’a pas été réorganisée (Mémoire des appelants, par. 96).

[44] Appliquant ce critère aux faits en l’espèce, les appelants prétendent qu’ils ont démontré que l’entreprise de W4N a été continuée « avec les mêmes employés, les mêmes locaux, les mêmes contrats de service et de maintenance, les mêmes logiciels, les mêmes marchés, les mêmes revendeurs, les mêmes partenaires technologiques et les mêmes compétiteurs » (Mémoire des appelants, par. 23 et 101). Selon eux, la conclusion du juge du procès à l’effet qu’il y a eu une réorganisation malgré cette preuve découle d’une assignation erronée du fardeau de preuve (Mémoire des appelants, par. 103).

[45] Quant à Virtuose, les appelants affirment que le juge du procès a commis une erreur de droit lorsqu’il a conclu à la cessation de son entreprise à la suite de la fusion avec W4N et EMC Canada sans tenir compte de l’effet juridique d’une fusion qui est d’assurer la pérennité des activités menées par les sociétés fusionnées (Mémoire des appelants, par. 85).

La Couronne

[46] La Couronne prétend pour sa part que le juge du procès a conclu à bon droit que les deux conditions d’application du paragraphe 84(2) de la Loi sont remplies en l’espèce tant à l’égard de W4N que de Virtuose.

[47] Selon la Couronne, il était prévisible dès le départ que le billet du solde au montant de 19 750 000 $ serait annulé et que la créance constatée par ce billet ne serait jamais payée, cette somme ayant été redirigée pour se retrouver entre les mains des appelants (Mémoire de la Couronne, par. 65, 67 et 78; transcription de la plaidoirie de la Couronne, dossier d’appel, volume 8, p. 3567, lignes 21 à 24 et 27 à 28; p. 3585 et 3586, lignes 21 à 28 et 1; p. 3595, lignes 5 à 14; p. 3656, lignes 23 à 26).

[48] Elle soutient par ailleurs que, contrairement à ce que prétendent les appelants, le juge du procès, au cours de son analyse, a de fait considéré que la créance de 19 750 000 $ faisait partie de l’excédent de trésorerie ayant été distribué aux appelants, cette somme étant, selon ses dires, un « équivalent de trésorerie » (Mémoire de la Couronne, par. 69 et 70, référant au deuxième alinéa du par. 45(ii) et au par. 64 des motifs de la CCI).

[49] En ce qui a trait à Virtuose, la Couronne affirme que le juge du procès a conclu à bon droit que des fonds de W4N ont été distribués par Virtuose à M. Foix lors de la vente hybride. À son avis, il serait indûment formaliste de conclure le contraire (Mémoire de la Couronne, par. 73, 74 et 79).

[50] Quant au deuxième critère, la Couronne prétend que le juge du procès a correctement apprécié la preuve devant lui et n’a commis aucune erreur en se concentrant sur la continuation des activités de W4N sous l’égide de sa société successeure plutôt que sur les activités qui ont été poursuivies par le groupe EMC de façon globale (Mémoire de la Couronne, par. 82).

[51] Toujours à propos de Virtuose, la Couronne soutient que l’entreprise qu’elle exploitait a cessé de l’être à la suite de la vente hybride puisque sa seule fonction jusqu’à cette date – détenir les actions de W4N en tant que société de portefeuille pour M. Foix – a dès lors cessé (Mémoire de la Couronne, par. 84c)).

ANALYSE

[52] Les appels tels que formulés soulèvent trois questions :

  1. Des fonds ou des biens de W4N et de Virtuose ont-ils été distribués ou autrement attribués à leurs actionnaires ou à leur profit malgré l’absence alléguée d’appauvrissement corrélatif des deux sociétés?
  2. Si oui, le paragraphe 84(2) a-t-il une portée suffisamment large pour contrer le type de distribution ou attribution qui a eu lieu en l’espèce?
  3. Si oui, ces distributions ou attributions ont-elles eu lieu lors de la réorganisation ou de la cessation de leur entreprise respective?

À mon avis, les trois questions doivent recevoir une réponse positive.

[53] Deux commentaires préliminaires sont de mise. Le paragraphe 84(2) est l’une des plus anciennes mesures anti-évitement que comporte la Loi. Il s’y retrouve dans des termes semblables à ceux d’aujourd’hui depuis 1924 (Loi modifiant la Loi de l’impôt de guerre sur le revenu,1917, 14-15 Geo.V, c. 46, art. 5), alors adopté en réaction à des décisions de tribunaux anglais qui affirmaient que les profits réalisés et imposés comme dividende lors de leur distribution à des actionnaires durant la vie d’une société n’avaient pas à l’être lors de sa liquidation (Débats de la Chambre des communes, 14e lég., 3e sess., vol. 3 (10 juin 1924), p. 3047 (Hon. M. Baxter); voir, par ex., Inland Revenue Commissioners v. George Burrell, [1924] 2 K.B. 52 (R.-U.)). L’âge de cette disposition explique l’abondante jurisprudence qui a guidé son application à travers les années, parfois de façon inconstante. Il y a lieu de citer au départ le texte contemporain du paragraphe en soulignant les mots-clés :

(2) Lorsque des fonds ou des biens d’une société résidant au Canada ont, à un moment donné après le 31 mars 1977, été distribués ou autrement attribués, de quelque façon que ce soit, aux actionnaires ou au profit des actionnaires de tout (sic) catégorie d’actions de son capital-actions, lors de la liquidation, de la cessation de l’exploitation ou de la réorganisation de son entreprise, la société est réputée avoir versé au moment donné un dividende sur les actions de cette catégorie, égal à l’excédent éventuel du montant ou de la valeur visés à l’alinéa a) sur le montant visé à l’alinéa b):

 

(2) Where funds or property of a corporation resident in Canada have at any time after March 31, 1977 been distributed or otherwise appropriated in any manner whatever to or for the benefit of the shareholders of any class of shares in its capital stock, on the winding-up, discontinuance or reorganization of its business, the corporation shall be deemed to have paid at that time a dividend on the shares of that class equal to the amount, if any, by which

a) le montant ou la valeur des fonds ou des biens distribués ou attribués, selon le cas;

 

(a) the amount or value of the funds or property distributed or appropriated, as the case may be, exceeds

b) le montant éventuel de la réduction, lors de la distribution ou de l’attribution, selon le cas, du capital versé relatif aux actions de cette catégorie;

 

(b) the amount, if any, by which the paid-up capital in respect of the shares of that class is reduced on the distribution or appropriation, as the case may be,

chacune des personnes qui détenaient au moment donné une ou plusieurs des actions émises est réputée avoir reçu à ce moment un dividende égal à la fraction de l’excédent représentée par le rapport existant entre le nombre d’actions de cette catégorie qu’elle détenait immédiatement avant ce moment et le nombre d’actions émises de cette catégorie qui étaient en circulation immédiatement avant ce moment.

[Non soulignés dans l’original.]

and a dividend shall be deemed to have been received at that time by each person who held any of the issued shares at that time equal to that proportion of the amount of the excess that the number of the shares of that class held by the person immediately before that time is of the number of the issued shares of that class outstanding immediately before that time.

[Emphasis added.]

[54] Il y a aussi lieu de rappeler avant de procéder à l’analyse que les questions de droit appellent l’application de la norme de la décision correcte, tandis que les conclusions de fait ou mixtes de fait et de droit ne peuvent être infirmées que s’il y a erreur manifeste et dominante, à moins qu’il n’existe une question de droit isolable (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8 et 26 à 37).

1. Des fonds ou des biens de W4N et de Virtuose ont-ils été distribués ou autrement attribués à leurs actionnaires ou à leur profit malgré l’absence alléguée d’appauvrissement corrélatif des deux sociétés?

[55] Nous devons tout d’abord nous demander : « Qu’est-ce qui aurait été distribué? » En effet, les appelants prétendent que le terme « excédent de trésorerie » tel qu’utilisé par le juge du procès « semble exclure les billets » et, de façon plus précise, le billet du solde (Mémoire des appelants, par. 76, note 100, citant les motifs de la CCI, par. 64). Selon eux, le juge du procès utilise le terme en question pour désigner uniquement l’encaisse, les comptes à recevoir et le crédit d’impôt à l’investissement de W4N d’une valeur totale de 4 505 288 $ (Mémoire des appelants, par. 20, notes 50 et 75; voir aussi les états financiers de W4N au 31 mai 2012, dossier d’appel, volume 9, p. 3773). Puisque selon eux, un montant total de 6 583 274 $ aurait été distribué, il s’ensuit que la conclusion du juge du procès entraîne une impossibilité mathématique en ce que W4N ne pouvait distribuer plus de fonds qu’elle n’en avait (Mémoire des appelants, par. 20, notes 49 et 69).

[56] Ce disant, les appelants font abstraction de la conclusion claire et sans équivoque du juge du procès selon laquelle la créance constatée par le billet du solde faisait partie de l’excédent de trésorerie qui a été distribué aux appelants (motifs de la CCI, par. 64 in fine). En effet, le juge du procès considère que cette créance constitue « un équivalent de trésorerie détenu par W4N par suite de la vente du fonds de commerce de l’entreprise » (motifs de la CCI, deuxième alinéa du par. 45(ii)). Plus loin, il conclut que cet équivalent de trésorerie est en fait un excédent de trésorerie, soit un montant qui se situe au-delà du seuil nécessaire à l’exploitation de l’entreprise, et que tant l’étendue de ce montant que sa distribution ont été approuvées par le groupe EMC (motifs de la CCI, par. 35, 37, 60 et 64). L’argument selon lequel W4N aurait distribué plus de fonds qu’elle n’en avait doit donc être rejeté.

- W4N s’est-elle appauvrie?

[57] Bien que les appelants ont raison d’avancer que la société ciblée doit s’être appauvrie au profit de ses actionnaires pour qu’il y ait distribution ou attribution, c’est-à-dire que des biens ou des fonds doivent à un moment quelconque avoir quitté la société ciblée pour se retrouver entre les mains des actionnaires (Descarries, par. 21, citant Merritt (C de l’Éch), p. 182, conf. sur ce point par Merritt (CSC), p. 274), ils se butent au fait qu’en l’occurrence le juge du procès a conclu que W4N (et Virtuose) s’est appauvrie au profit des appelants.

[58] Le juge du procès ne s’est pas étendu sur cette question, mais il ne faut pas s’en étonner, compte tenu des arguments présentés devant lui (voir par. 41 ci-haut). Il n’en demeure pas moins que la conclusion qu’il a tirée ne pourrait être plus claire quant au fait que W4N s’est appauvrie.

[59] L’argument des appelants selon lequel W4N ne s’est pas appauvrie présuppose que la créance constatée par le billet du solde, laquelle est devenue payable à la société successeure après la fusion, a été payée. Or, la conclusion du juge du procès voulant que le montant qui devait servir à payer cette créance a plutôt été utilisé pour payer le prix des actions de W4N (et de Virtuose) exclut cette possibilité (motifs de la CCI, par. 64). Comme nous serons en mesure de le constater, l’absence d’appauvrissement alléguée pour la première fois devant nous n’est qu’une tentative voilée de s’en prendre à cette conclusion de fait par ailleurs irréfutable.

[60] Cette conclusion ne remet pas en question l’existence de la créance, mais bien son paiement. Je souligne à cet égard qu’elle était, à partir du moment où elle a été contractée, payable sur demande et assujettie à une prescription de trois ans (Code civil du Québec, R.L.R.Q. c. CCQ-1991, art. 1590 et 2925). Si paiement avait été effectué dans l’intérim, il aurait été facile pour les appelants d’en faire la démonstration. Je rappelle à cet égard, comme l’a fait le juge du procès en début d’analyse (motifs de la CCI, par. 15), qu’EMC É.-U. et EMC Canada exerçaient toujours leurs activités au Canada au moment du procès, de sorte qu’il aurait été fort simple d’assigner un agent responsable pour attester du sort de cette créance.

[61] Le comptable de W4N s’est cependant prononcé sur la question. Après avoir signalé que la créance constatée par le billet du solde apparaissait toujours dans les états financiers de W4N après la vente hybride (transcription du contre-interrogatoire de M. Thibodeau, dossier d’appel, volume 7, p. 3261, lignes 26 et 27), il a indiqué que, selon lui, celle-ci ne serait jamais payée (transcription du contre-interrogatoire de M. Thibodeau, dossier d’appel, volume 7, p. 3195, lignes 27 et 28; p. 3235, lignes 10 à 14; p. 3241, lignes 6 et 7). Ce disant, il avait à l’esprit qu’à la suite de la conversion de la vente d’actions en vente hybride, le groupe EMC s’est engagé à débourser un peu plus de 70 millions de dollars aux appelants, mais que le non-paiement de la créance de 19 750 000 $ faisait en sorte que le montant effectivement déboursé demeurait dans les paramètres du prix négocié au départ, soit 50 millions de dollars (transcription de l’interrogatoire de M. Thibodeau, dossier d’appel, volume 7, p. 3195 et 3196, lignes 23 à 28 et 1 à 3; p. 3215, lignes 16 à 18; transcription du contre-interrogatoire de M. Thibodeau, dossier d’appel, volume 7, p. 3240 et 3241, lignes 28 et 1 à 10). Ce témoignage est tout à fait conforme aux chiffres révélés par la preuve.

[62] Le comptable avait aussi à l’esprit qu’après la vente hybride, la créance était dorénavant interne au groupe EMC (transcription du contre-interrogatoire de M. Thibodeau, dossier d’appel, volume 7, p. 3234 à 3236, lignes 25 à 28, 1 à 28 et 1 à 5; p. 3242 et 3243, lignes 27 et 28 et 1 à 20) et il a sans doute considéré qu’EMC É.-U. n’avait pas intérêt à verser 19 750 000 $ en espèces à la société successeure de W4N, compte tenu du fait que cet argent était excédentaire aux besoins de l’entreprise. Faut-il rappeler qu’à la clôture de la vente hybride, W4N possédait toujours des liquidités et des quasi-liquidités de 4 505 288 $ (voir par. 55 ci-haut), représentant le [traduction] « fonds de roulement net » sur lequel les parties devaient s’entendre pour assurer la continuation de l’entreprise de W4N après la fusion (voir la lettre d’intérêt du 20 janvier 2012, dossier d’appel, volume 4, p. 1804 à 1806, reproduite en partie au par. 13 ci-haut).

[63] Le juge du procès était conscient du témoignage du comptable ainsi que du fait que la créance constatée par le billet du solde est demeurée inscrite dans les états financiers de W4N du 31 mai 2012 malgré le fait qu’on y avait apposé l’inscription « annulé » plus tôt le même jour. C’est dans ce contexte qu’il écrit (motifs de la CCI, deuxième alinéa du paragraphe 45(ii)) que le « point » consistant à savoir ce qui est advenu de la créance constatée par le billet du solde « a été porté à l’attention des appelants, mais ni explication ni motif convaincants n’ont été fournis » (voir, par ex., transcription du contre-interrogatoire de M. Foix, dossier d’appel, volume 7, p. 3157 et 3158, lignes 11 à 28 et 1 à 18; transcription du contre-interrogatoire de M. Souty, dossier d’appel, volume 7, p. 3027 et 3028, lignes 7 à 28 et 1 à 23; transcription du contre-interrogatoire de M. Thibodeau, dossier d’appel, volume 7, p. 3234 à 3236, lignes 25 à 28, 1 à 28 et 1 à 5; p. 3242 et 3243, lignes 27 et 28 et 1 à 20; p. 3261 et 3262, lignes 16 à 28 et 1 à 12).

[64] Lors de l’audience devant nous, l’avocat des appelants a expliqué qu’ils ont choisi de ne pas assigner un agent du groupe EMC parce que MM. Foix et Souty avaient coupé les liens avec ce dernier, qu’ils avaient signé une clause de non-concurrence et qu’ils ne contrôlaient pas le contenu d’un éventuel témoignage. Je ne vois pas en quoi ceci peut excuser les appelants de leur défaut d’expliquer ce qui est advenu de la créance constatée par le billet du solde compte tenu du questionnement suscité par la preuve. Ou bien elle a été payée ou elle ne l’a pas été. Le cas échéant, il ne s’agissait pour les appelants que d’exiger du groupe EMC la production de l’écriture comptable confirmant le paiement.

[65] Faute d’une telle preuve, il était loisible au juge du procès de conclure que la créance constatée par le billet du solde a de fait « servi de financement » pour défrayer le prix des actions de W4N et de Virtuose (motifs de la CCI, par. 64), provoquant ainsi l’appauvrissement de W4N à qui cette créance était due. Nul besoin d’ajouter qu’aucune erreur manifeste et dominante n’est alléguée à cet égard.

[66] Au vu de cette conclusion, il importe peu que l’argent utilisé pour acheter les actions a eu comme source directe le groupe EMC, et ce, contrairement à ce que prétendent les appelants (Mémoire des appelants, par. 4, 44, 63, 80 et 107). Ce qui importe est que le non-paiement de la créance lors de la vente hybride a libéré les fonds nécessaires pour défrayer le prix des actions de W4N et de Virtuose. C’est ce que le juge du procès conclut lorsqu’il écrit que l’excédent de trésorerie a « servi de financement et a été distribué indirectement aux appelants d’une manière détournée » (motifs de la CCI, par. 64).

2. Le paragraphe 84(2) a-t-il une portée suffisamment large pour contrer ce type de distribution ?

[67] Contrairement à ce que prétendent les appelants, le paragraphe 84(2) a une portée suffisamment large pour contrer ce type de distribution lorsque les biens distribués sont fongibles et qu’un tiers facilitateur est impliqué dans le processus d’extraction. Dans MacDonald (CAF), une affaire qui impliquait aussi une vente d’actions avec la participation d’un tiers facilitateur, notre Cour a unanimement rejeté une lecture stricte du paragraphe 84(2) au profit d’une interprétation large. Selon cette interprétation, les opérations menant à une présumée distribution ou attribution de fonds ou de biens doivent être considérées dans leur ensemble et d’une manière flexible dans le temps (MacDonald (CAF), par. 28). Notre Cour a résumé l’interprétation large dans les termes suivants (MacDonald (CAF), par. 21) :

À mon avis, l’analyse textuelle, contextuelle et téléologique du paragraphe 84(2) amène la Cour à rechercher : (i) qui est à l’origine de la liquidation, la cessation d’exploitation ou la réorganisation de l’entreprise; (ii) qui, à l’issue de cette liquidation, cessation d’exploitation ou réorganisation, a reçu les fonds ou les biens de la société; (iii) dans quelles circonstances les prétendues distributions ont eu lieu.

[68] En élaborant cette interprétation, notre Cour a insisté sur le libellé du paragraphe 84(2), lequel vise les distributions ou attributions effectuées « de quelque façon que ce soit » (MacDonald (CAF), par. 28). Ces mots d’une portée fort large sont ancrés dans l’histoire, ayant toujours fait partie de cette mesure et sont le reflet fidèle de sa mission anti-évitement. L’arrêt MacDonald (CAF) donne effet à l’intention législative qui se dégage du texte, du contexte et de l’objet du paragraphe 84(2) et s’harmonise avec les décisions Merritt, Smythe et RMM Equilease (MacDonald (CAF), par. 22 à 24, 26 et 27).

[69] Les tribunaux ont notamment recours à l’interprétation large formulée dans MacDonald (CAF) lorsqu’un tiers facilitateur est impliqué, car la distribution ou l’attribution des fonds ou des biens de la société ciblée peut alors prendre diverses formes et engendrer plusieurs étapes qui sont organisées de façon à s’échelonner dans le temps. Dans ces situations, il serait contraire à l’intention du législateur d’écarter l’existence d’une distribution ou d’une attribution au seul motif que, par exemple, l’actionnaire a reçu les biens de la société ciblée en sa qualité de créancier plutôt que d’actionnaire (MacDonald (CAF)) ou encore, comme en l’espèce, que les fonds reçus par l’actionnaire proviennent directement d’un tiers, mais indirectement de la société ciblée. En effet, en présence d’une tentative orchestrée d’extraire des surplus sans impôts ou à un taux réduit, l’intention du législateur exige une lecture pondérée des mots du paragraphe 84(2) lesquels, s’ils étaient assujettis à une lecture trop littérale, pourraient faire échec à sa mission anti-évitement (voir, par ex., l’insistance sur la qualité d’« actionnaire » du contribuable cotisé au moment précis de la distribution pour que le paragraphe 84(2) puisse s’appliquer dans MacDonald (CCI), par. 50).

[70] Les appelants remettent en question le courant jurisprudentiel derrière l’interprétation large du paragraphe 84(2) en se fondant sur un deuxième courant jurisprudentiel composé notamment des décisions de la Cour de l’impôt McNichol et Descarries (Mémoire des appelants, par. 44, 63 et 80).

[71] En considérant les deux courants jurisprudentiels qui s’affrontent, force est de constater que MacDonald (CAF) n’est pas sans ambiguïté. À la fin de ses motifs, la Cour, dans cet arrêt, a établi une distinction avec la décision McNichol, en ces termes (MacDonald (CAF), par. 25) :

Contrairement à ce qu’a affirmé le juge, les faits de l’affaire McNichol se démarquent aisément du cas d’espèce. Dans McNichol, les actionnaires de Bec avaient vendu leurs actions pour moins que leur valeur comptable à Beformac, une société de portefeuille. Pour financer l’achat, Beformac avait obtenu un prêt bancaire, garanti par l’encaisse de Bec (et qui, incidemment, constituait son seul actif). Bec et Beformac ont fusionné cinq jours après la vente des actions et le prêt a été remboursé deux semaines plus tard. La Cour de l’impôt a conclu que le paragraphe 84(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu ne jouait pas parce qu’il était impossible d’affirmer que les fonds de Bec s’étaient retrouvés entre les mains des actionnaires. Plus précisément, c’est la banque qui avait financé l’achat des actions, et les actifs de Bec étaient restés en dépôt dans son compte bancaire pendant un certain temps après la fusion. Il est clair qu’on ne peut en dire autant en ce qui concerne le Dr MacDonald. Les biens de PC se sont d’ailleurs retrouvés entre ses mains et toute la série d’opérations a été conçue et exécutée à cette fin. [Non soulignés dans l’original.]

[72] Cette distinction présuppose que le paragraphe 84(2) ne peut trouver application en cas de distribution indirecte de biens ou de fonds, puisque dans ces situations, les biens distribués aux actionnaires ne sont pas ceux de la société ciblée, mais des biens de même qualité et quantité. Avec égards, cette distinction ne lie pas cette Cour, car elle ignore une série de précédents qui abonde dans le sens contraire (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, par. 10). Comme le souligne le juge du procès (motifs de la CCI, par. 58), trois ans avant MacDonald (CAF), il fut jugé par cette Cour dans Vaillancourt-Tremblay que distribuer indirectement des biens fongibles comme des liquidités, par opposition à des biens non fongibles, ne fait pas obstacle à l’application du paragraphe 84(2) dans la mesure où ceux-ci peuvent être retracés jusqu’à la société ciblée (Vaillancourt-Tremblay, par. 38 à 40, citant RMM Equilease, par. 18 et 19). Cette conclusion n’est pas surprenante à la lumière des arrêts Merritt (CSC) et Smythe rendus plusieurs décennies plus tôt et dans lesquels la Cour suprême a appliqué ce qui était auparavant le paragraphe 84(2) pour réputer comme dividende les fonds reçus par les actionnaires en échange de leurs actions en dépit du fait que ces fonds provenaient directement d’un tiers (mais indirectement de la société ciblée) et qu’ils n’avaient jamais appartenu comme tel à la société ciblée (Merritt (C de l’Éch), p. 182, conf. sur ce point par Merritt (CSC), p. 274; Smythe, p. 64 et 65).

[73] Une fois qu’il est tenu compte de ces décisions, il devient évident qu’aucun des éléments de fait énoncés dans le passage cité ci-haut n’est distinctif par rapport au raisonnement mis de l’avant par cette Cour dans MacDonald (CAF) (ou à ce qu’il convenait d’appeler à une autre époque sa ratio decidendi). En effet, tout comme il n’importait pas que le Dr MacDonald ait reçu les fonds de la société ciblée en sa qualité de créancier de la somme payable alors qu’il n’était plus actionnaire, rien dans l’affaire McNichol ne découle du fait que la distribution a été financée à même un prêt bancaire. Ceci est d’autant plus évident lorsque l’on considère que ce prêt a été consenti par la banque à condition que les fonds de la société ciblée soient portés en garantie et qu’il a été remboursé deux semaines plus tard avec ces mêmes fonds (McNichol, par. 7 et 14; voir, par ex., RMM Equilease, par. 17 et 22; MacDonald (CAF), par. 26 et 27).

[74] Le prêt et son remboursement faisant tous deux partie intégrante de la distribution planifiée – rendue possible grâce au concours d’un tiers facilitateur (McNichol, par. 4, 6 et 7; voir aussi MacDonald (CCI), par. 58) – l’on ne peut soutenir que la provenance tierce des fonds et le décalage de deux semaines avant que la société ciblée se soit appauvrie font en sorte que les fonds de celle-ci n’ont pas été distribués aux fins du paragraphe 84(2). Somme toute, le juge de la Cour de l’impôt dans McNichol a commis la même erreur que celle commise par son homologue dans MacDonald (CCI) « en se souciant exclusivement de la qualification juridique des diverses opérations de la série, et en négligeant ainsi les mots “de quelque façon que ce soit” employés dans la Loi » (MacDonald (CAF), par. 28; voir aussi RMM Equilease, par. 19).

[75] Malheureusement, la distinction établie dans MacDonald (CAF) a été utilisée par la Cour de l’impôt par la suite pour valider une application formaliste et restrictive du paragraphe 84(2) au motif que, tout comme dans l’affaire McNichol, il n’y a pas eu concomitance entre l’appauvrissement de la société ciblée et la distribution alléguée (Descarries, par. 26 à 28), et ce, bien que cet appauvrissement et l’enrichissement corrélatif des actionnaires avaient été causés par une série d’opérations s’échelonnant sur deux ans et rendue possible grâce au concours d’un tiers facilitateur (Descarries, par. 1 et 2). Les appelants font de la distinction tirée dans MacDonald (CAF) et des décisions McNichol et Descarries leur cheval de bataille et reprochent au juge du procès de ne pas avoir adopté la même approche (Mémoire des appelants, par. 63 et 80).

[76] La règle du stare decisis obligeait le juge du procès à suivre MacDonald (CAF), Vaillancourt-Tremblay, Smythe et Merritt (CSC) et, face à une différence irréconciliable et inexpliquée entre la distinction établie dans MacDonald (CAF) et ces précédents, c’est à bon droit qu’il a passé outre cette distinction ainsi que les décisions de la Cour de l’impôt qui s’en inspire (voir, dans le même sens, la décision Robillard aux paragraphes 22 et 50, où le juge de la Cour de l’impôt, tout en critiquant le courant jurisprudentiel culminant avec MacDonald (CAF), reconnaît être lié par le raisonnement articulé dans cet arrêt).

[77] Contrairement à ce qui est dit par la Cour de l’impôt dans Robillard (par. 42 et 44; voir aussi MacDonald (CCI), par. 82), l’évolution du contexte d’application du paragraphe 84(2) depuis son adoption en 1924 – notamment la décision d’imposer les gains en capital à partir de 1972 et celle d’adopter la RGAÉ en 1988 – ne fait pas échec à son interprétation large. D’une part, le fait que l’application du paragraphe 84(2) engendre moins d’impôts depuis que les gains en capital sont devenus imposables n’est pas un motif pour en atténuer la portée, surtout si l’on considère que son libellé est demeuré substantiellement le même depuis 1924. D’autre part, il est bien établi aujourd’hui que non seulement la RGAÉ, mais toutes les dispositions de la Loi doivent être interprétées de manière textuelle, contextuelle et téléologique (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 11; voir aussi Canada c. Loblaw Financial Holdings Inc., 2021 CSC 51, par. 41). Il est donc erroné d’affirmer, comme le fait la Cour de l’impôt dans MacDonald (CCI), que la façon de concilier l’application de la RGAÉ et du paragraphe 84(2) est d’« interpréter le paragraphe 84(2) d’une façon plus littérale dans tous les cas » et d’appliquer la RGAÉ « aux cas d’abus » (MacDonald (CCI), par. 80; voir aussi par. 59, 67 et 82).

[78] Les appelants font valoir que l’interprétation large adoptée dans MacDonald (CAF) est aussi incompatible avec la logique qui sous-tend la déduction des gains en capital prévue à l’article 110.6 de la Loi. Aux fins de cette déduction, les liquidités et les quasi-liquidités nécessaires au bon fonctionnement de l’entreprise constituent des actifs « utilisés principalement dans une entreprise que la société ou une société qui lui est liée exploite activement, principalement au Canada » (sous-alinéa c)(i) de la définition du terme « action admissible de petite entreprise » au paragraphe 110.6(1) de la Loi). Selon eux, le raisonnement du juge du procès aurait pour effet de réputer être un dividende chaque dollar de liquidité et de quasi-liquidité détenu par une société dont les actions admissibles sont vendues, ce qui est contraire à la logique derrière la déduction ainsi autorisée (Mémoire des appelants, par. 66).

[79] Encore une fois, il n’en est rien, puisque le raisonnement du juge du procès ne s’applique pas à chaque dollar de liquidité, mais bien à la part qui excède ce qui est requis pour assurer le bon fonctionnement de l’entreprise. On peut à cet égard consulter la réponse de l’Agence du revenu du Canada à une question posée lors d’une table ronde (onzième question, table ronde sur la fiscalité fédérale, édition 2009 du congrès de l’Association de planification fiscale et financière, 2009‑0330071C6 – Actions admissibles de petite entreprise). Cette réponse, à laquelle les appelants font eux-mêmes référence (Mémoire des appelants, par. 66, note 94), précise que sont considérées comme actifs admissibles aux fins de la déduction des gains en capital les liquidités qui sont « utilisées principalement dans une entreprise exploitée activement », ce qui exclut les liquidités excédentaires. En l’espèce, le juge du procès a conclu que les fonds distribués aux appelants étaient excédentaires aux besoins de l’entreprise (motifs de la CCI, par. 45(ii) et 60). Il s’ensuit que son raisonnement ne va pas à l’encontre de la logique qui sous-tend la déduction des gains en capital.

[80] Selon les appelants, la décision du juge du procès serait aussi contraire à celle rendue par la Cour de l’impôt dans Geransky, où il a été jugé que le paragraphe 84(2) ne s’appliquait pas à une vente d’actions impliquant un tiers acquéreur qui a effectué l’achat « avec ses propres fonds » (Mémoire des appelants, par. 80 et 107, citant Geransky, par. 21c)). J’estime toutefois que cette dernière décision n’est d’aucun secours aux appelants. Contrairement au rôle joué par les sociétés impliquées dans les affaires Smythe et RMM Equilease ainsi que par EMC É.-U. et EMC Canada dans la présente affaire, Lafarge, le tiers acquéreur dans l’affaire Geransky, n’a pas agi comme tiers facilitateur, l’« économie d’impôt » envisagée par les frères Geransky n’ayant eu aucun impact sur les négociations (Geransky, par. 15b); voir aussi par. 21c)).

[81] Au vu de cette jurisprudence, on ne peut prétendre comme le font les appelants que la présence d’un tiers facilitateur est sans pertinence (Mémoire des appelants, par. 78). Au contraire, l’implication d’un tiers facilitateur dans l’objectif de permettre l’extraction des fonds ou des biens d’une société revêt une importance primordiale sur le regard que porteront les tribunaux sur les transactions engagées afin d’atteindre ce but. Dans le cas qui nous occupe, le juge du procès a conclu sans équivoque que EMC É.-U. et EMC Canada ont agi en toute connaissance de cause comme « les instruments et les intermédiaires par lesquels a eu lieu la distribution des fonds ou des biens de W4N à ses actionnaires » (motifs de la CCI, par. 63), notamment en approuvant la distribution, le montant pouvant être distribué et les étapes par lesquelles se ferait la distribution (motifs de la CCI, par. 60 et 61).

[82] Finalement, les appelants prétendent que l’interprétation large que donne le juge du procès au paragraphe 84(2) rend son application imprévisible, incertaine et inéquitable et qu’elle devrait pour ce motif être écartée (Mémoire des appelants, par. 106). Or, c’est le propre d’une disposition anti-évitement de susciter un questionnement chez celles et ceux qui choisissent d’en tester les limites. Dans le cas du paragraphe 84(2), cette incertitude plane nécessairement sur les contribuables qui, avec l’assistance de tiers facilitateurs, profitent de la vente de leur entreprise afin d’en extraire les surplus sans impôts ou à un taux réduit.

[83] C’est donc à bon droit que le juge du procès a conclu que W4N s’est appauvrie par l’entremise de la distribution indirecte de son excédent de trésorerie aux appelants et que le paragraphe 84(2) a une portée suffisamment large pour contrer ce type de distribution.

- Qu’en est-il de Virtuose?

[84] Puisque W4N s’est appauvrie, il en est de même pour Virtuose, la valeur des actions détenues par cette dernière étant tributaire de celle de W4N. Les appelants prétendent tout de même que le paragraphe 84(2) ne s’applique pas à l’égard de Virtuose, au motif que les actions qu’elle détenait dans W4N constituaient ses seuls biens et qu’aucun tel bien n’a été distribué ou attribué à son actionnaire, M. Foix, pendant ou après la vente hybride (Mémoire des appelants, par. 72 et 73). Selon eux, le fait que les 800 000 $ qui ont été remis à M. Foix lors de la vente des actions de Virtuose ne provenaient pas directement de Virtuose, mais de fonds qui étaient dus à W4N, fait échec à l’application du paragraphe 84(2).

[85] Tel qu’expliqué précédemment (voir les par. 66 et 69 ci-haut), il serait indûment formaliste d’écarter l’application du paragraphe 84(2) à l’égard de Virtuose et de M. Foix au seul motif que les fonds qu’il a reçus ne provenaient pas directement de Virtuose. Comme il en est pour W4N et M. Souty, Virtuose s’est appauvrie au profit de M. Foix avec l’assistance d’EMC É.-U. et d’EMC Canada, de sorte que l’appauvrissement de Virtuose et l’enrichissement de M. Foix sont suffisamment reliés pour justifier l’application du paragraphe 84(2) à l’égard de Virtuose.

[86] Il s’ensuit que les appels portant sur les deux premières questions doivent être rejetés.

3. La distribution ou l’attribution a-t-elle eu lieu lors de la réorganisation ou de la cessation des entreprises respectives de W4N et de Virtuose?

- W4N

[87] En guise d’observation préliminaire, ma lecture de la jurisprudence est à l’effet que les mots « liquidation, cessation de l’exploitation ou réorganisation » ne doivent pas être interprétés restrictivement. L’interprétation faite par la Cour de l’Échiquier de ces mots dans Merritt (C de l’Éch) et confirmée par la Cour suprême dans Merritt (CSC) supporte cette conclusion. Dans cette affaire, la Cour de l’Échiquier n’a pas hésité à conclure qu’il y avait eu liquidation de la société ciblée même si elle n’avait pas été liquidée sur le plan juridique (Merritt (C de l’Éch), p. 182, conf. sur ce point par Merritt (CSC), p. 274). C’est dans ce contexte que la Cour de l’Échiquier affirme que les termes « liquidation, cessation de l’exploitation ou réorganisation » sont des termes [traduction] « commerciaux et non juridiques » (Merritt (C de l’Éch), p. 182, conf. sur ce point par Merritt (CSC), p. 274, citant In re South African Supply and Cold Storage Company, [1904] 2 Ch. 268 (R.-U.), cité également à la page 6362 de Kennedy (CF (1re inst))). Loin de restreindre la portée du terme « liquidation », la Cour de l’Échiquier (et la Cour suprême) l’étend à des situations qui, dans les faits, s’assimilent à une liquidation, sans toutefois atteindre ce seuil sur le plan juridique (voir aussi Smythe, p. 71). Je ne vois pas pourquoi le mot « réorganisation » devrait être interprété sous un éclairage différent : la réorganisation d’une entreprise, tout comme sa liquidation ou sa cessation, est un processus qui peut donner ouverture à des distributions ou à des attributions (MacDonald (CAF), par. 28) et, le cas échéant, il n’y a pas lieu d’interpréter l’un ou l’autre de ces événements de façon à en restreindre la portée.

[88] Dans le cadre des présents appels, les parties s’entendent pour dire que la réorganisation d’une entreprise au sens du paragraphe 84(2) présuppose, selon le critère élaboré dans la décision Kennedy (CF (1re inst)), la fin de l’exploitation d’une entreprise sous une forme et sa poursuite sous une autre (Kennedy (CF (1re inst)), p. 6362, conf. sur ce point par Kennedy (CAF), par. 8). Selon les appelants, ce critère consiste à savoir si les « activités commerciales » de W4N ont été modifiées et le juge du procès a commis une erreur en constatant qu’une telle modification avait eu lieu en l’espèce (Mémoire des appelants, par. 88, 90 et 94). Ils prétendent en effet que si le juge du procès n’avait pas limité son analyse aux activités de W4N et de sa société successeure, et avait aussi pris en compte celles continuées par EMC É.-U. après la vente hybride, il n’aurait pu faire autrement que de conclure que rien n’a changé dans les activités commerciales de l’entreprise de W4N (Mémoire des appelants, par. 83 et 92 à 98).

[89] Je suis d’avis que les appelants font une mauvaise interprétation du critère élaboré dans Kennedy (CF (1re inst)). Il y a lieu de revoir les faits qui ont donné lieu à la formulation de ce critère pour bien en comprendre la portée. Chose inusitée, c’est le contribuable, M. Kennedy, qui se réclamait du paragraphe 84(2) (à l’époque le paragraphe 81(1)), le dividende qui y est réputé étant plus avantageux pour lui sur le plan fiscal que l’avantage imposable qui avait été cotisé entre ses mains en vertu du paragraphe 15(1) de la Loi (à l’époque le paragraphe 8(1)). Le type d’entreprise en cause dans cette affaire était une concession d’automobiles et le seul changement invoqué par M. Kennedy se résumait au fait que les locaux à partir desquels l’entreprise était exploitée étaient dorénavant loués, plutôt que détenus en main propre. La question était de savoir si ce seul changement faisait en sorte qu’il y avait eu réorganisation au sens du paragraphe 81(1) (Kennedy (CF (1re inst)), p. 6361 et 6362).

[90] La Cour fédérale, après avoir reconnu que le mot « réorganisation » a pour définition « une organisation nouvelle » et que le verbe « réorganiser » signifie « organiser à nouveau » (Kennedy (CF (1re inst)), p. 6362 et 6363), a conclu que l’entreprise de M. Kennedy n’avait pas été réorganisée, faute de changement significatif apporté à celle-ci (Kennedy (CF (1re inst)), p. 6363, conf. sur ce point par Kennedy (CAF), par. 8) :

En l’espèce, il n’y a pas eu d’organisation « nouvelle ». La même compagnie a continué la même entreprise de la même façon et sous la même forme. La seule différence réside dans le fait qu’en raison de la vente de ses locaux, la compagnie a exploité la même entreprise dans les mêmes locaux dont elle était locataire au lieu d’en être propriétaire.

[91] Dans le cas qui nous occupe, le changement qui a découlé de la vente hybride est d’un tout autre ordre : l’entreprise de W4N, telle qu’elle existait avant la vente, a été scindée en deux, EMC É.-U. ayant acquis tous ses contrats en cours (à l’exception de ceux conclus avec des clients situés au Canada), le logiciel APG ainsi que la propriété intellectuelle et l’achalandage y étant reliées, et EMC Canada ayant acquis le reste, soit les contrats conclus avec des clients situés au Canada, la machinerie, l’équipement, le mobilier, les fournitures, les stocks, les comptes débiteurs, les créances, la trésorerie, les équivalents de trésorerie, etc. (voir le par. 16 ci-haut). Au lendemain de la vente hybride, la source de revenu de W4N était transformée en deux sources exploitées par des entités distinctes.

[92] Les appelants rétorquent que c’est l’ensemble du groupe EMC qui a continué à exploiter l’entreprise de W4N et que, dans cette perspective, la source de revenu de W4N est demeurée inchangée (Mémoire des appelants, par. 95 et 96).

[93] Je ne peux souscrire à ce raisonnement. Le groupe EMC n’est pas une entité juridique, de sorte que tant sur le plan factuel que juridique, ce n’est pas ce groupe qui devait générer les revenus issus de l’entreprise de W4N après la vente hybride, mais bien ses unités composantes en fonction de l’intérêt acquis par chacune d’entre elles. M. Souty n’a pu avoir à l’esprit cette différence fondamentale lorsqu’il a indiqué lors de son témoignage que rien n’avait changé dans le mode d’opération de ce qui était l’entreprise de W4N avant la vente hybride. Donnant effet au critère élaboré dans Kennedy (CF (1re inst), p. 6362), la séparation de l’entreprise de W4N et sa poursuite par deux entités différentes est suffisamment importante pour étayer la conclusion selon laquelle l’entreprise de W4N a cessé d’être exploitée sous une forme et a été poursuivie sous une forme différente. C’est donc à bon droit que le juge du procès a conclu que l’entreprise de W4N a été réorganisée au sens du paragraphe 84(2) (motifs de la CCI, par. 73).

[94] Cette conclusion étant tirée indépendamment de la question de savoir à qui incombait le fardeau de la preuve sur ce plan, il n’y a pas lieu d’examiner l’argument des appelants selon lequel ce fardeau leur a été imposé indûment (voir par. 44 ci-haut).

- Virtuose

[95] La question qui se pose à l’égard de Virtuose est de savoir si son entreprise a été assujettie à une « cessation » aux fins du paragraphe 84(2). Se fondant sur l’effet juridique d’une fusion qui est d’assurer la pérennité des activités des sociétés fusionnées, les appelants prétendent que la fusion de Virtuose ne peut en toute logique avoir entraîné la cessation de son entreprise (Mémoire des appelants, par. 85).

[96] Or, la preuve fait échec à cette logique. En effet, compte tenu du fait que la seule fonction de Virtuose avant la vente hybride était de détenir les actions de W4N pour le compte de M. Foix, force est de reconnaître, comme l’a fait le juge du procès, que l’entreprise de Virtuose a cessé d’être exploitée après la vente hybride, celle-ci ne pouvant plus, à partir de ce moment, agir comme société de portefeuille au bénéfice de M. Foix ou, après la fusion, de qui que ce soit (motifs de la CCI, par. 23 et 50).

[97] Il s’ensuit que les appels portant sur la troisième question doivent être rejetés tant à l’égard de Virtuose que de W4N.

DISPOSITIF

[98] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais les trois appels avec un seul jeu de dépens dans le dossier principal.

« Marc Noël »

Juge en chef

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

A-234-21, A-235-21, A-236-21

APPELS DES TROIS JUGEMENTS DU JUGE PATRICK BOYLE DATÉS DU 16 AOÛT 2021 DANS LES DOSSIERS NOS 2017-3809(IT)G, 2017-3810(IT)G ET 2017-3811(IT)G.

INTITULÉ :

MICHEL FOIX ET AL. c. SA MAJESTÉ LE ROI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 OCTOBRE 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

DATE :

LE 20 février 2023

COMPARUTIONS :

Me Dominic C. Belley

Me Jonathan Lafrance

Me Nicolas Benoît-Guay

 

POUR LES APPELANTS

Me Yanick Houle

POUR L’INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada, S.E.N.C.R.L.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES APPELANTS

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour L’INTIMÉ

 

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