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Date : 20230215


Dossier : A-203-21

Référence : 2023 CAF 45

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

KRISTIN ERNEST HUTTON

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 février 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20230215


Dossier : A-203-21

Référence : 2023 CAF 45

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

KRISTIN ERNEST HUTTON

intimé

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT

Il s’agit d’une version publique des motifs confidentiels du jugement remis aux parties. Les deux versions sont identiques, car aucun renseignement confidentiel n’a été divulgué dans les motifs confidentiels du jugement.

LE JUGE LEBLANC

[1] La Cour est saisie d’un appel d’un jugement de la Cour fédérale (par le juge Fothergill) (le juge saisi de la demande), en date du 16 juillet 2021, qui a rejeté en partie des demandes pour rendre une ordonnance interdisant la divulgation de renseignements potentiellement préjudiciables relativement à deux instances dont la Cour fédérale est actuellement saisie, présentées par le procureur général du Canada (le PGC) en application de l’article 38.04 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5 (la Loi).

[2] Les instances pertinentes sont celles qui se rapportent aux dossiers no T-268-17 et T‐1143-19. Le juge saisi de la demande les décrit ainsi :

  • i)« Le dossier de la Cour T‐268‐17 est une action civile intentée par M. Hutton [l’intimé], qui allègue que les deux parties défenderesses désignées sont ou ont été des agents du renseignement travaillant anonymement pour le compte de Sa Majesté [le Roi] et lui ont causé un préjudice »;

  • ii)« Le dossier de la Cour T‐1143‐19 est une demande de contrôle judiciaire introduite par M. Hutton après que le [Bureau du commissaire du Centre de la sécurité des télécommunications] a rejeté sa plainte où il reprochait au Centre de la sécurité des télécommunications [le CST] d’avoir intercepté et manipulé ses communications électroniques ».

[3] En appliquant le critère en trois parties établi dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ribic, 2003 CAF 246, [2005] 1 R.C.F. 33 (Ribic) pour déterminer s’il devait maintenir la confidentialité des renseignements que le PGC cherche à protéger, le juge saisi de la demande a conclu que les renseignements étaient pertinents aux instances sous-jacentes et que leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale. Il a toutefois conclu, en appliquant la troisième catégorie du critère de Ribic, que l’intérêt public dans la divulgation sous forme de sommaire public (le Sommaire public) l’emportait sur l’intérêt public de la non-divulgation de renseignements. Il a aussi conclu que l’équilibre de ces intérêts favorisait la divulgation des parties expurgées de la conclusion d’une Note au dossier, datée du 30 mai 2019, préparée par le Bureau du commissaire du Centre de sécurité des télécommunications [le BCCST] concernant la plainte de M. Hutton contre le CTS (la Note du BCCST].

[4] Pour appuyer sa conclusion, le juge saisi de la demande a conclu que l’intérêt public de la divulgation englobait « l’utilité, pour les parties, d’obtenir des renseignements exacts sur les allégations non fondées et préjudiciables de M. Hutton ». De plus, il était d’avis que la divulgation du Sommaire public et de la conclusion de la Note du BCCST (ensemble, les Renseignements en litige) ne servirait pas de précédent général dans d’autres litiges étant donné les circonstances particulières de l’affaire. À tous les autres égards, il a accueilli les demandes du PGC et refusé la divulgation.

[5] Le PGC soutient que le juge saisi de la demande a omis d’examiner et d’équilibrer les intérêts publics appropriés à la troisième étape du critère de Ribic. Il a également fait valoir que le juge saisi de la demande a omis de reconnaître que les Renseignements en litige seraient peu ou pas utiles aux parties, y compris M. Hutton. Plus précisément, il affirme que le juge saisi de la demande n’a pas fourni d’analyse quant à savoir si les Renseignements en litige établiraient un fait fondamental pour l’une ou l’autre des instances sous-jacentes. Selon le PGC, c’est ce qui a mené le juge saisi de la demande à ne pas limiter le préjudice à la sécurité nationale découlant de la divulgation de Renseignements en litige, contrairement à ce qu’exigeait de lui le paragraphe 38.06(2) de la Loi.

[6] Même s’il est d’accord avec la « divulgation sommaire » ordonnée par le juge saisi de la demande et qu’il reconnaît ne pas avoir déposé d’appel incident contre cette partie de la décision du juge saisi de la demande accueillant les demandes du PGC, M. Hutton demande néanmoins de notre Cour [traduction] « le plus de divulgations de bonne foi possible » du reste des renseignements expurgés pour appuyer ses arguments dans les deux instances sous-jacentes. De plus, même s’il comprend qu’en règle générale, on ne peut interjeter appel que du jugement contesté lui-même, et non des motifs du jugement, M. Hutton invite la Cour à « corriger les “motifs” » de la décision du juge saisi de la demande, qui, à son avis, sont [traduction] « manifestement mal présentés, chaotiques, contraires au droit et non appuyés par un examen équilibré et pragmatique de la preuve ».

[7] Le présent appel est porté en dossier public et en dossier confidentiel. Il a été entendu le 30 janvier 2023. L’audience s’est d’abord déroulée en public, avec les observations orales des deux parties. Ensuite, la Cour s’est rendue à son lieu sécurisé pour tenir une audience unilatérale à huis clos où elle a entendu les observations orales du PGC ainsi que de M. Anil Kapoor, l’amicus curiae (l’amicus) nommé par ordonnance de notre Cour en date du 18 novembre 2021 (l’ordonnance de nomination). Le PGC et l’amicus avaient déjà présenté des observations écrites confidentielles. L’amicus n’a pas produit d’observations écrites publiques ni fait d’observations orales à l’étape publique de l’audience.

[8] Avant d’aborder le bien-fondé du présent appel, la Cour doit traiter de deux requêtes présentées par M. Hutton avant l’audition de l’appel.

I. Les deux requêtes préliminaires

[9] La première requête est une requête en vue d’obtenir la modification des modalités de l’ordonnance de nomination de manière à permettre la production et la divulgation de tous les documents classifiés déposés par le PGC dans le cadre du présent appel, ou un sommaire de ceux-ci (la requête en divulgation).

[10] La deuxième requête est une requête en vue d’obtenir l’autorisation de présenter de nouveaux éléments de preuve (la requête en nouveaux éléments de preuve). À l’origine, ces preuves comptaient deux documents, notamment : (i) la transcription de l’audience devant le juge saisi de la demande le 29 avril 2021 et (ii) une lettre en date du 25 septembre 2022 [traduction] « qui inclut un “consentement” à la divulgation de « renseignements personnels” de collègues avocats autorisés (et des personnes qui auraient admis être des employés non déclarés de l’appareil de Sécurité) [...] en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels [...] et une déclaration solennelle que ces avocats n’étaient assujettis à aucune disposition de la Loi sur la sécurité de l’information [...] ou ne détenaient aucune “habilitation de sécurité” émise par une institution ou un ministère du gouvernement » (la lettre du 25 septembre). M. Hutton ne demande maintenant que la production de la lettre du 25 septembre, puisque la transcription est déjà au dossier et qu’il y a accès.

[11] Ces requêtes ont été entendues oralement au début de la phase publique de l’audience du présent appel. Après avoir tenu compte des dossiers et des observations orales des parties sur la requête, la Cour a rejeté les requêtes du banc selon les motifs qui suivent. Voici les motifs.

[12] La requête en divulgation, dans la mesure où elle vise la divulgation des dossiers classifiés produits par le PGC dans le présent appel, indique une incompréhension profonde du régime établi à l’article 38 de la Loi et doit ainsi être rejetée. Comme il est bien établi, ce régime a été conçu afin de protéger contre la divulgation les renseignements qui, s’ils étaient divulgués, constitueraient une menace pour la sécurité nationale, la défense nationale ou les relations internationales, tout en autorisant une divulgation conditionnelle, partielle et limitée selon les conditions indiquées (R. c. Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 R.C.S. 110 au para. 44; Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CAF 388, [2008] 4 R.C.F. 3 au para. 4 (Khawaja)).

[13] Il incombe à la Cour fédérale de trouver le juste milieu, peu importe la situation, entre l’intérêt public dans la non-divulgation et l’intérêt public dans la divulgation, lorsqu’une demande en application de l’article 38.04 est à l’étude, a été confiée à des juges désignés de la Cour fédérale et est assujettie à des règles visant à empêcher la divulgation de renseignements potentiellement préjudiciables déposés dans le cadre de ces instances. Plus précisément, selon les paragraphes 38.11(1) et (2) de la Loi, le juge désigné doit tenir des audiences unilatérales et privées chaque fois que la PGC en fait la demande. Quant aux dossiers liés aux audiences unilatérales tenues en lien avec une demande en application de l’article 38.04, ils contiennent des documents et des renseignements qui expliquent la raison pour laquelle les renseignements qui font l’objet de la demande porteraient atteinte à la sécurité nationale s’ils étaient divulgués. Conformément au paragraphe 38.12(2), ces dossiers sont confidentiels. Comme le fait correctement valoir le PGC, il présente les documents et les renseignements qui doivent faire partie de ces dossiers étant entendu qu’ils sont gardés confidentiels.

[14] Je suis d’accord avec le PGC que la divulgation de documents classifiés, comme le demande M. Hutton, mènerait à la divulgation d’autres renseignements potentiellement préjudiciables ou sensibles, y compris les Renseignements en litige. Non seulement cette divulgation irait à l’encontre de l’objet de l’article 38 de la Loi, qui consiste à protéger ces documents contre la divulgation, mais elle pourrait également faire échec aux fins mêmes du présent appel, qui visent à déterminer si le juge saisi de la demande a commis une erreur en ordonnant la communication des Renseignements en litige. Autrement dit, si la Cour divulguait ces renseignements au moyen de la requête en divulgation, il ne resterait plus rien à trancher en appel.

[15] Ni l’ordonnance de nomination ni les pouvoirs absolus de la Cour ne constituent un fondement valide pour la requête en divulgation, contrairement à ce qu’affirme M. Hutton. L’ordonnance de nomination est simplement une ordonnance nommant M. Kapoor comme amicus dans le présent appel et offre des orientations de gestion de l’affaire aux parties à cet égard. Le dernier paragraphe de l’ordonnance de nomination, qui indique que les parties [traduction] « peuvent présenter à la Cour, après notification aux autres parties et à l’amicus curiae, une demande de modification des modalités de la présente ordonnance », ne pouvait certainement pas vouloir dire ce que propose M. Hutton : en d’autres termes, permettre aux parties d’obtenir une modification de cette ordonnance de telle sorte qu’elle irait à l’encontre du stratagème élaboré établi à l’article 38 de la Loi et faire échec à l’objet du présent appel.

[16] M. Hutton a aussi totalement eu tort de s’appuyer sur les pouvoirs absolus de notre Cour. Ces pouvoirs visent à aider la Cour à gérer ses propres instances, comme rejeter sommairement, de son propre chef, les instances qui sont vouées à l’échec ou qui constituent un abus de procédure (Dugré c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 au para. 20; Coote c. Canada (Commission des droits de la personne), 2021 CAF 150 au para. 16). Ces pouvoirs n’ont jamais été destinés à fournir à une partie devant la Cour un recours qui n’est pas prévu par la loi.

[17] M. Hutton s’appuie lourdement sur l’arrêt Société Radio-Canada c. Manitoba, 2021 CSC 33 (SRC) à l’effet que notre Cour a le pouvoir d’ordonner la divulgation de documents classifiés produits par le PGC dans le présent appel afin d’assurer la conformité au principe constitutionnel de la publicité des débats judiciaires. La question en litige dans ce pourvoi concernait le pouvoir d’un tribunal de rendre, de modifier ou d’annuler des ordonnances, comme les ordonnances de mise sous scellés ou les interdictions de publication, après s’être prononcé sur le fond d’une affaire et avoir inscrit son jugement formel. Il n’offre aucune assistance à M. Hutton puisqu’il a été décidé dans un tout autre contexte.

[18] Le contexte pertinent est différent en l’espèce. Il est éclairé par les dispositions de l’article 38 de la Loi qui permet les audiences unilatérales et garantit la confidentialité des documents déposés aux fins de ces audiences. Il a été jugé que ces dispositions établissent un juste équilibre entre le besoin d’assurer le respect du principe de la publicité des débats judiciaires et l’intérêt public dans la non-divulgation, et qu’elles sont donc valides sur le plan constitutionnel (Khawaja au para. 4; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2007 CF 128, [2007] 4 R.C.F. 434 aux para. 83, 86, 90 et 91).

[19] Il y a lieu à ce stade-ci de rappeler que la Cour suprême du Canada a « reconnu à de nombreuses reprises que des considérations relatives à la sécurité nationale peuvent limiter l’étendue de la divulgation de renseignements à l’intéressé » (Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350 au para. 58).

[20] Je le répète, l’affaire SRC n’est d’aucune aide à M. Hutton. Il en va de même pour l’analogie que M. Hutton tente de faire avec le régime de confidentialité établi aux articles 151 et 152 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). Ce régime est entièrement différent de celui qui est établi à l’article 38 de la Loi, lequel a été conçu pour traiter précisément de la protection et de la divulgation de renseignements potentiellement préjudiciables pour la sécurité nationale, la défense nationale et les relations internationales, et qui établit à cette fin ses propres cadres de procédure et d’analyse particuliers. Le régime de confidentialité des Règles ne s’applique pas à ce type de renseignements et ne constitue donc pas un comparateur valide.

[21] Bref, la requête en divulgation de M. Hutton n’a aucun fondement en droit, et comme la Cour l’a indiqué à l’étape publique de l’audience du présent appel, elle est rejetée.

[22] La requête en nouveaux éléments de preuve, qui demande la production de la lettre du 25 septembre, s’appuie sur le paragraphe 38.06(3.1) de la Loi. Autrement, la production est demandée par la modification de l’ordonnance de nomination. Ni l’une ni l’autre n’a de fondement en droit et les deux peuvent être tranchées rapidement.

[23] Premièrement, le paragraphe 38.06(3.1) n’est d’aucune assistance à M. Hutton devant notre Cour. Cette disposition confère le pouvoir au juge désigné saisi d’une demande en vertu de l’article 38.04 de la Loi de « recevoir et admettre en preuve tout élément qu’il estime digne de foi et approprié — même si le droit canadien ne prévoit pas par ailleurs son admissibilité — et peut fonder sa décision sur cet élément ». Pour l’application de cette disposition, le terme « juge » est défini dans la disposition des définitions de l’article 38 comme étant « [l]e juge en chef de la Cour fédérale ou le juge de ce tribunal désigné par le juge en chef pour statuer sur les questions dont est saisi le tribunal en application de l’article 38.04 ». La Cour n’a donc aucun pouvoir en vertu du paragraphe 38.06(3.1) pour recevoir et admettre en preuve, dans le contexte d’un appel pour ordonnance de divulgation interjeté relativement à une demande présentée conformément à l’article 38.04 de la Loi. Seuls le juge en chef de la Cour fédérale ou les juges désignés de cette cour sont investis de ce pouvoir.

[24] Comme le souligne correctement le PGC, le pouvoir de notre Cour pour autoriser une partie à produire de nouveaux éléments de preuve en appel repose à l’article 351 des Règles. Cependant, l’une des conditions à remplir pour qu’une telle autorisation soit accordée est que les nouveaux éléments de preuve que la partie veut présenter soient pertinents, en ce sens qu’ils portent sur une question décisive ou potentiellement décisive quant à l’appel (Coady c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2019 CAF 102 au para. 3; Palmer c. La Reine, 1979 CanLII 8 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 759 au para. 775).

[25] Même si l’on assumait, sans trancher la question, que la Lettre du 25 septembre est pertinente quant au bien-fondé des deux instances sous-jacentes, M. Hutton n’a pas réussi à établir qu’elle portait sur une question décisive ou potentiellement décisive quant à l’appel. Autrement dit, elle est sans conséquence pour le présent pourvoi.

[26] Présenter la Lettre du 25 septembre au moyen d’une demande de modification de l’ordonnance de nomination n’est pas non plus un moyen dont M. Hutton peut se prévaloir. J’ai déjà exposé la nature limitée et très précise de cette ordonnance, mais même s’il existait un tel moyen, M. Hutton aurait toujours le problème insurmontable du manque total de pertinence de la Lettre du 25 septembre pour la disposition des questions faisant l’objet de l’appel en l’espèce.

[27] Ce sont là les motifs du rejet de la requête en nouveaux éléments de preuve.

[28] Les deux parties demandent leurs dépens pour ces requêtes. Comme c’est généralement le cas, j’allouerais les dépens à la partie ayant eu gain de cause.

II. Le fond de l’appel du PGC

[29] Comme je l’ai indiqué au début des présents motifs, le PGC a présenté une demande en application de l’article 38.04 de la Loi dans chacune des deux instances sous-jacentes, l’action civile (dossier de la Cour no T-268-17) et la demande de contrôle judiciaire de la décision du BCCST rejetant la plainte de M. Hutton que le CST avait intercepté et manipulé ses communications électroniques (dossier de la Cour no T-1143-19).

[30] Les deux demandes se rapportent à des préoccupations concernant le même document, la Note du BCCST, qui, selon le PGC, contient des renseignements qui devraient être protégés contre la divulgation conformément à l’article 38 de la Loi. Parce qu’elles sont si étroitement liées, les deux demandes ont été regroupées et se poursuivent comme une seule instance par ordonnance du juge saisi de la demande en date du 25 mars 2021.

[31] Comme il est bien établi, de telles demandes sont tranchées en s’appuyant sur le critère de Ribic, qui est décrit en plus de profondeur au paragraphe 38.06(2) de la Loi. Selon ce critère, le juge désigné doit répondre aux trois questions suivantes :

  • a)Les renseignements dont la protection est demandée sont-ils pertinents pour l’instance sous-jacente?

  • b)Dans l’affirmative, ces renseignements seraient-ils préjudiciables à la sécurité nationale, la défense nationale ou aux relations internationales?

  • c)Si la réponse est « oui » pour a) et pour b), l’intérêt public à la non-divulgation l’emporte-t-il sur l’intérêt public à la divulgation?

[32] Si le juge désigné conclu que l’intérêt public à la divulgation l’emporte sur l’intérêt public à la non-divulgation, il doit, avant d’ordonner la divulgation, tenir compte, comme l’exige le paragraphe 38.06(2) de la Loi, de la forme et de toute condition possible à imposer à la divulgation qui sont les plus susceptibles de limiter le préjudice pour la sécurité nationale, la défense nationale ou les relations internationales. Un sommaire public des renseignements pour lesquels on demande la non-divulgation est une des formes envisagées par cette disposition.

[33] Je rappelle que le juge saisi de la demande a conclu, en s’appuyant sur Ribic, que les renseignements dont le PGC cherchait à empêcher la divulgation étaient pertinents aux deux instances sous-jacentes et que leur divulgation serait préjudiciable à la sécurité nationale, « dans la mesure où les renseignements pourraient révéler : (i) l’identité de personnes qui suscitent l’intérêt des enquêteurs du CST; (ii) des techniques et ressources confidentielles; et (iii) des procédures, des méthodes et des noms d’employés qui sont confidentiels ».

[34] Cependant, dans l’examen du troisième et dernier élément du critère de Ribic – l’élément de l’équilibre –, il a conclu que l’intérêt public à la divulgation du sommaire public des renseignements et des parties expurgées de la conclusion à la Note du BCCST l’emportait sur l’intérêt public dans la non-divulgation, car il était d’avis que ces renseignements permettraient « une divulgation des renseignements utiles pour les parties tout en limitant ou réduisant le plus possible le préjudice à la sécurité nationale qui résulterait de la divulgation de tous les renseignements que le PGC cherche à garder confidentiels ».

[35] La conclusion du juge saisi de la demande que le CST et le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) avaient, de façon [traduction] « inhabituelle », confirmé publiquement leur manque d’intérêt concernant la tenue d’une enquête au sujet de M. Hutton (la conclusion de la confirmation) était essentielle à cette détermination. Cette conclusion découlait de la correspondance adressée à M. Hutton de la part du BCCST, du SCRS et du CST où ils ont respectivement informé M. Hutton de ce qui suit :

  • a)Dans le cas du BCCST, qu’il avait mené une enquête indépendante sur les questions soulevées par la plainte, avait vérifié les renseignements que possède le CST, avait interrogé les employés du CST et avait conclu que les activités du CST étaient légales;

  • b)Dans le cas du CST, qu’il n’avait jamais embauché les personnes nommées dans la plainte de M. Hutton et n’avait jamais mené des activités visant des Canadiens ou quiconque au Canada;

  • c)Dans le cas du SCRS, qu’il avait examiné soigneusement les allégations de M. Hutton, mené les enquêtes internes appropriées et conclu qu’il n’était pas impliqué dans la situation décrite par M. Hutton et qu’aucune des personnes qui, selon ses prétentions, travaillent pour le SCRS n’est en fait un employé du SCRS ou un entrepreneur embauché par le SCRS.

[36] Le juge saisi de la demande a ensuite exprimé l’avis que, par conséquent, toute divulgation découlant des demandes du PGC « se fonde sur les circonstances propres à la présente affaire et n’a pas pour effet de créer un précédent de nature générale justifiant la divulgation dans d’autres instances ». Les circonstances de cette affaire étaient également uniques en raison de l’avis du juge saisi de la demande que l’intérêt public dans la divulgation englobait « l’utilité, pour les parties, d’obtenir des renseignements exacts sur les allégations non fondées et préjudiciables de M. Hutton ».

[37] Le PGC soutient que le juge saisi de la demande a commis une erreur en appliquant la troisième étape du critère Ribic. À son avis, la divulgation des Renseignements en litige minerait le « principe de ne jamais confirmer ou ne jamais nier » qui est constamment appliqué par les agences du renseignement canadiennes dans le cadre de leurs enquêtes (le principe des enquêtes) et que le faire dans un contexte où la divulgation de ces renseignements n’établirait pas un fait utile ou n’aurait aucune incidence sur le résultat des deux instances sous‐jacentes. Il insiste sur le fait que la préservation de ce principe [traduction] « est importante et ne devrait pas être si facilement mise de côté ».

[38] Le PGC soutient en outre que le juge saisi de la demande avait commis une erreur en émettant un résumé public qui ne limite pas le préjudice à la sécurité nationale, malgré ce qu’exige le paragraphe 38.06(2) de la Loi.

[39] Il n’est pas contesté que la norme de contrôle applicable en appel énoncée dans Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, (Housen), s’applique en l’espèce, car elle concerne l’application d’un critère juridique à un ensemble de faits ou à l’exercice du pouvoir discrétionnaire (Ader c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 105 au para. 14). Cette application, comme le concède le PGC, engage la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[40] Cette norme est exigeante, en ce sens qu’« [u]ne erreur est manifeste lorsqu’elle relève de l’évidence et qu’il n’est pas nécessaire de réexaminer toute la preuve pour s’en apercevoir; elle est déterminante lorsqu’elle a influencé la décision » (Hydro-Québec c. Matta, 2020 CSC 37 au para. 33; Housen aux para. 4 à 6, 27 et 28). Comme l’a énoncé la Cour de façon éloquente dans l’arrêt Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165 au para. 46, « [l]orsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier. »

[41] Dans Nelson (City) c. Mowatt, 2017 CSC 8, [2017] 1 R.C.S. 138 au para. 38, la Cour suprême du Canada a confirmé que « [l]a norme de l’erreur manifeste et dominante s’applique en ce qui concerne les faits sur lesquels repose l’inférence du juge en cabinet ou en ce qui concerne le processus inférentiel lui‐même » et a mis les cours d’appel en garde qu’il ne leur appartient pas « de remettre en question le poids attribué aux différents éléments de preuve » et d’avoir « une divergence d’opinions quant au poids à attribuer aux différents éléments de preuve ».

[42] Dans cette optique, et après avoir examiné attentivement les observations des parties et de l’amicus aux étapes publiques et privées de l’audience du présent appel, je ne vois aucun fondement pour infirmer ou modifier la décision du juge saisi de la demande.

[43] Ayant déterminé que les renseignements dont le PGC cherchait à empêcher la divulgation étaient pertinents aux instances sous-jacentes et que leur divulgation causerait un préjudice à la sécurité nationale, le juge saisi de la demande devait alors équilibrer l’intérêt public de la non‐divulgation avec l’intérêt public de la divulgation. Ce faisant, il semblait largement influencé par la conclusion de la confirmation. Selon le juge saisi de la demande, ce fait particulier faisait de la présente affaire un cas unique qui avait donc peu de valeur jurisprudentielle. Le PGC conteste cette conclusion fondamentale.

[44] En l’espèce, je suis d’accord avec l’amicus que la conclusion de la confirmation pouvait être inférée à partir du dossier complet devant le juge saisi de la demande. Autrement dit, le juge saisi de la demande pouvait, à mon avis, tirer cette inférence.

[45] Je m’arrête pour souligner le fait que le principe des enquêtes que le PGC cherche à protéger en empêchant la divulgation des Renseignements en litige ne bénéficie pas d’une protection générique comme, par exemple, le privilège des sources humaines énoncé à l’article 18.1 de la Loi sur le Service canadien de renseignement de sécurité, L.R.C. [1985], ch. C-23 (Canada (Procureur général) c. Almrei, 2022 CAF 206 au para. 21). Le fait de pondérer l’intérêt à respecter le principe des enquêtes contre l’intérêt public dans la divulgation demeure donc un exercice du pouvoir discrétionnaire au cas par cas (Canada (Procureur général) c. Almalki, 2011 CAF 199, [2012] 2 R.C.F. 594 aux para. 24 et 25). Le PGC ne semble pas contester ce fait, mais insiste sur le fait que le principe lui-même [traduction] « ne devrait pas être facilement mis de côté ».

[46] Cela ne veut pas dire que d’autres conclusions fondées sur une pondération différente des éléments de preuve n’auraient pas été disponibles à notre Cour ou à un autre juge désigné, en l’espèce. Cependant, comme nous l’avons vu, il ne s’agit pas du critère qui s’applique dans l’analyse d’une erreur manifeste et dominante, puisque notre rôle en qualité de cour d’appel, n’est pas de réévaluer les éléments de preuve pour tirer nos propres conclusions. En fin de compte, c’est ce que le PGC invite la Cour à faire, et nous devons donc refuser cette invitation et laisser la conclusion de la confirmation du juge saisi de la demande inchangée.

[47] Le PGC s’oppose également à la détermination du juge saisi de la demande que cette ordonnance de divulgation, étant donné son caractère unique « n’a pas pour effet de créer de précédent de nature générale justifiant la divulgation dans d’autres instances ». Le PGC affirme que le juge saisi de la demande n’a pas exprimé suffisamment de motifs pour appuyer cette conclusion.

[48] J’ai un peu de mal à accepter cet argument. Dans ses motifs, le juge saisi de la demande a noté que la proposition du PGC voulant que « dans l’éventualité où la Cour ordonne la divulgation malgré l’opposition du PGC, le préjudice pourrait alors être réduit à son minimum si un résumé public des renseignements est divulgué et que l’utilisation de ce résumé par M. Hutton est assujettie à des conditions strictes ». Le juge saisi de la demande a renvoyé ensuite au « résumé public des renseignements préparé par le PGC ».

[49] Le résumé public des renseignements préparé par le PGC incluait les paragraphes suivants :

[traduction]
[...]

La pratique constante du CST consiste à ne jamais divulguer les renseignements qui pourraient identifier ou chercher à identifier les techniques du CST, ses cibles et ses capacités, car une telle divulgation serait préjudiciable aux opérations du CST et à la sécurité nationale.

Le CST reconnaît toutefois le caractère unique de l’affaire en instance devant la Cour, et le fait que le caractère unique de cette affaire ne créerait pas de précédent à l’avenir. [...]

[...]

[Mon soulignement]

[50] Ces paragraphes étaient inclus dans le Sommaire public, qui est le [traduction] « sommaire préparé par le PGC et modifié de la manière proposée par [l’amicus] ».

[51] Je suis donc d’avis que l’on peut difficilement reprocher au juge saisi de la demande de ne pas avoir expliqué davantage ce point, puisqu’il semble avoir simplement appuyé la position du PGC (et de l’amicus).

[52] Le PGC affirme en outre que le juge saisi de la demande a commis une erreur en ordonnant la divulgation des Renseignements en litige, car ces renseignements, s’ils étaient rendus publics, n’établiraient pas de faits utiles ou n’auraient par ailleurs aucune incidence sur les résultats des deux instances sous-jacentes. Je ne suis pas de cet avis.

[53] En l’espèce, le juge saisi de la demande a jugé que l’intérêt public dans la divulgation se rapportait aux deux instances sous-jacentes et englobaient la valeur de fournir aux parties des renseignements exacts concernant les allégations de M. Hutton.

[54] Relativement à la demande de contrôle judiciaire plus précisément, le juge saisi de la demande a noté la position de l’amicus voulant que l’intérêt public exige la divulgation des réponses aux questions suivantes, afin de « permettre un règlement juste et équitable [de cette instance] » :

  • a)Quelles mesures le BCCST a-t-il prises pour faire enquête à la suite de la plainte de M. Hutton?

  • b)Qu’a appris le BCCST à propos des questions qui font l’objet de la plainte?

  • c)Quelle est la réponse précise du BCCST aux questions soulevées par M. Hutton, telle qu’elle ressort de la conclusion énoncée dans la [Note du BCCST]?

[55] Une cour de révision qui effectue une analyse du caractère raisonnable s’intéresse à la fois au processus et au résultat du raisonnement (Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 au para. 87). Étant donné le caractère unique de la présente affaire, comme je l’ai dit ci-dessus, je ne constate aucune erreur manifeste et dominante de la part du juge saisi de la demande lorsqu’il a ordonné la divulgation des Renseignements en litige dans la mesure où il a conclu que ces renseignements :

  • (i)répondraient à ces trois questions de façon non négligeable;

  • (ii)fourniraient aux parties une divulgation utile;

  • (iii)permettraient par conséquent l’instruction de la demande de contrôle judiciaire sur la base d’éléments de preuve exacts, qui pourraient avoir une incidence sur l’issue de l’affaire.

[56] Je tire la même conclusion concernant l’action civile, car beaucoup des mêmes allégations constituent le fondement des deux instances, la conduite alléguée du CST – et l’enquête du BCCST à cet égard – étant déterminantes pour les deux.

[57] Je le répète, on aurait pu conclure autrement à ce sujet, mais le PGC, malgré ses plus grands efforts, n’a pas réussi à faire tomber « l’arbre ».

[58] Enfin, le PGC soutient que le Sommaire public n’atténue pas le préjudice pour la sécurité nationale. Je le répète, étant donné le caractère unique de la présente affaire, je ne constate aucune erreur manifeste et dominante dans la conclusion du juge saisi de la demande que les Renseignements en litige qu’elle « permettra une divulgation des renseignements utiles pour les parties tout en limitant ou en réduisant le plus possible le préjudice à la sécurité nationale qui résulterait de la divulgation de tous les renseignements que le PGC cherche à garder confidentiels », ce préjudice étant, comme je l’ai indiqué plus haut, le manque de préservation du principe de l’enquête.

[59] Je ne constate aucune erreur, soit relativement à la conclusion du juge saisi de la demande qu’il n’était pas nécessaire d’imposer des conditions à M. Hutton concernant la divulgation des Renseignements en litige, puisque la correspondance du BCCST, du CST et du SCRS mentionnée plus haut, qui sous-tend la conclusion de la confirmation, avait été divulguée à M. Hutton sans condition. Je conclus que le juge saisi de la demande était fondé à tirer cette conclusion à la lumière des circonstances particulières de l’affaire.

[60] Je dois ajouter quelques mots à la position de M. Hutton concernant le bien-fondé du présent appel. Comme je l’ai mentionné plus haut, il demande à notre Cour de [traduction] « corriger les motifs » de la décision du juge saisi de la demande et d’ordonner [traduction] « le plus de divulgations de bonne foi possible » des autres renseignements expurgés. M. Hutton a concédé que [traduction] « corriger les motifs du jugement » n’est pas un moyen d’appel distinct, et il n’a pas interjeté d’appel incident de la décision du juge saisi de la demande. Le présent appel se limite donc à déterminer si le juge saisi de la demande a commis une erreur manifeste et dominante en ordonnant la divulgation des Renseignements en litige. Rien de moins, mais rien de plus. Il n’y a donc aucun fondement sur lequel la Cour peut entendre ces deux demandes.

[61] Par conséquent, je rejetterais l’appel. Aucune partie ne demande de dépens, comme c’est habituellement le cas dans les affaires semblables. Par conséquent, aucuns dépens ne sont adjugés relativement au bien-fondé de l’appel.

[62] Ces motifs publics ont d’abord été divulgués en version classifiée le 15 février 2023 afin d’assurer le respect des exigences en matière de sécurité nationale avant d’être rendus publics.

« René LeBlanc »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

Yves de Montigny, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

J.B. Laskin, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-203-21

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. KRISTIN ERNEST HUTTON

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 janvier 2023

 

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 15 février 2023

 

COMPARUTIONS :

Nicole Jedlinski

Jacques-Michel Cyr

 

Pour l’appelant

 

Kristin Ernest Hutton

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Jack Lloyd

POUR L’INTIMÉ

(REPRÉSENTATION DE PORTÉE LIMITÉE – REQUÊTE)

 

Anil Kapoor

AMICUS CURIAE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l’appelant

 

Hutton Law

Pour l’intimé

 

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