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Date : 20230306


Dossier : A-54-22

Référence : 2023 CAF 41

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE et WAYNE CROOKES

appelants

et

LE PREMIER MINISTRE DU CANADA

LE COMITÉ DU CONSEIL PRIVÉ

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 13 février 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 mars 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20230306


Dossier : A-54-22

Référence : 2023 CAF 41

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE et WAYNE CROOKES

appelants

et

LE PREMIER MINISTRE DU CANADA

LE COMITÉ DU CONSEIL PRIVÉ

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LEBLANC

[1] Notre Cour est saisie d’un appel interjeté à l’encontre d’une ordonnance rendue par la Cour fédérale (par le juge Zinn) le 22 février 2022. Il s’agit de l’ordonnance radiant la demande de contrôle judiciaire présentée par les appelants (la demande) pour contester la décision rendue par le premier ministre du Canada le 15 août 2021, par voie de décret, le décret 2021-0892 pris par le Comité du Conseil privé, de recommander au gouverneur général de dissoudre le Parlement et de déclencher des élections générales.

[2] Selon les appelants, le premier ministre a contrevenu à l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9 (la Loi), en faisant cette recommandation au gouverneur général.

[3] L’article 56.1 de la Loi est rédigé comme suit :

Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9

Canada Elections Act, S.C. 2000, c. 9

DATE DES ÉLECTIONS GÉNÉRALES

DATE OF GENERAL ELECTION

Maintien des pouvoirs du gouverneur général

Powers of Governor General

56.1 (1) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte aux pouvoirs du gouverneur général, notamment celui de dissoudre le Parlement lorsqu’il le juge opportun.

56.1 (1) Nothing in this section affects the powers of the Governor General, including the power to dissolve Parliament at the Governor General’s discretion.

Date des élections

Election dates

56.1 (2) Sous réserve du paragraphe (1), les élections générales ont lieu le troisième lundi d’octobre de la quatrième année civile qui suit le jour du scrutin de la dernière élection générale, la première élection générale suivant l’entrée en vigueur du présent article devant avoir lieu le lundi 19 octobre 2009.

56.1 (2) Subject to subsection (1), each general election must be held on the third Monday of October in the fourth calendar year following polling day for the last general election, with the first general election after this section comes into force being held on Monday, October 19, 2009.

[4] Selon les appelants, cette disposition interdit le déclenchement d’élections avant la date fixe prescrite par le paragraphe 56.1(2) de la Loi sauf si, conformément à la nouvelle convention constitutionnelle non écrite découlant des élections générales de 2011, 2015 et 2019, un vote de défiance est enregistré au Parlement avant cette date. Ils soutiennent que cette nouvelle convention constitutionnelle interdit de recommander le déclenchement d’élections à la seule fin de jouir d’un avantage électoral partisan et que l’article 56.1 de la Loi doit désormais être interprété en ce sens.

[5] Les élections déclenchées par le gouverneur général, sur recommandation du premier ministre, ont eu lieu le 20 septembre 2021, alors qu’elles auraient dû se tenir le 16 octobre 2023 selon le paragraphe 56.1(2) de la Loi portant sur la tenue d’élections à date fixe.

[6] Les intimés ont demandé par voie de requête que la demande soit radiée au motif qu’elle était théorique, qu’elle était vouée à l’échec et qu’elle constituait un recours abusif à la Cour. Les intimés ont également fait valoir que les appelants n’avaient pas qualité pour agir.

[7] Après avoir énoncé le critère applicable aux requêtes en radiation, la Cour fédérale a jugé que la demande était dénuée de fondement juridique et qu’elle était vouée à l’échec, puisque notre Cour, dans l’arrêt Conacher c. Canada (Premier ministre), 2010 CAF 131, [2011] 4 R.C.F. 22, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada rejetée (2011 CanLII 2101 (CSC) (Conacher), avait statué sur les mêmes questions que celles soulevées en l’espèce. L’arrêt Conacher portait sur la décision du premier ministre de recommander au gouverneur général, le 7 septembre 2008, de dissoudre le Parlement et de fixer la date des élections au 14 octobre 2008. Cette décision a été rendue un an environ après que la Loi a été modifiée pour y ajouter l’article 56.1.

[8] La Cour fédérale a examiné, puis écarté, l’allégation des appelants selon laquelle la matrice factuelle et juridique sur laquelle la présente affaire est fondée diffère de celle de l’arrêt Conacher. Outre le fait que la nouvelle convention constitutionnelle invoquée par les appelants était « loin d’être établie », la Cour fédérale a conclu que l’arrêt Conacher a clairement établi que l’article 56.1 de la Loi, « tel qu’il est rédigé, n’empêch[ait] aucunement le premier ministre de conseiller l[e] gouverneur[…] général[…] » (Conacher, au para. 7). Elle a en outre conclu que les conventions constitutionnelles ne s’avèrent pertinentes pour décider s’il y a lieu de déclencher des élections que si, « selon l[e] gouverneur[…] général[…], [elles sont] susceptible[s] d’influencer ou de trancher la question » (motifs de l’ordonnance, aux para. 17 et 18 [Mon soulignement]).

[9] La Cour fédérale a également examiné, mais écarté, l’arrêt R. (Miller) v. The Prime Minister, [2019] UKSC 41 (Miller) qui, selon les appelants, fait partie du nouveau paysage juridique sur lequel la présente affaire est fondée. En plus de noter que la pertinence de ce jugement au regard des faits en litige en l’espèce était « loin d’être claire », la Cour fédérale a conclu qu’aussi convaincant que puisse être ce jugement, elle était liée par l’arrêt Conacher (motifs de l’ordonnance, au para. 21).

[10] Jugeant que les questions en litige soulevées dans la demande avaient été totalement résolues par l’arrêt Conacher, la Cour fédérale a refusé de statuer sur la question du caractère théorique.

[11] Les décisions rendues à l’égard de requêtes en radiation sont de nature discrétionnaire (Lafrenière c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 110, au para. 2; Feeney c. Canada, 2022 CAF 190, au para. 4). Ces décisions sont assujetties, en appel, aux normes de contrôle énoncées dans les arrêts Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 23 (Housen); Imperial Manufacturing Group Inc. c. Decor Grates Incorporated, 2015 CAF 100, [2016] 1 R.C.F. 246, au para. 29; Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, au para. 28 et Bewsher c. Canada, 2020 CAF 216, au para. 7. Cela signifie que notre Cour n’interviendra dans de telles affaires que si elle conclut que la Cour fédérale a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante sur une question de fait ou sur une question de droit et de fait (Housen, aux para. 8, 10, 36 et 37).

[12] En l’espèce, je ne relève aucune erreur de la sorte de la part de la Cour fédérale, bien que les intimés nous exhortent également à rejeter l’appel au motif que la demande a un caractère théorique.

[13] Les appelants réaffirment devant notre Cour que les faits et le paysage juridique sur lesquels l’espèce est fondée diffèrent de ceux de l’arrêt Conacher et que, par conséquent, la Cour fédérale a commis une erreur en radiant la demande au motif qu’il s’agissait d’une remise en cause de l’arrêt Conacher. Comme je l’ai indiqué précédemment, ce qui diffère maintenant, selon les appelants, c’est qu’il existe de « nouvelles conventions constitutionnelles ou d’autres questions appropriées » dont le premier ministre doit tenir compte avant de formuler des recommandations au gouverneur général aux termes de l’article 56.1 de la Loi. Parmi ces « autres questions appropriées » figurent la décision rendue par la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’arrêt Miller, ainsi que de nouveaux éléments de preuve sur la volonté du législateur, lesquels, allèguent les appelants, doivent aujourd’hui éclairer l’interprétation et l’application de l’article 56.1 de la Loi.

[14] Ces prétentions sont sans fondement.

[15] Premièrement, je conviens avec les intimés que la demande ne fait que reprendre ce qui a été invoqué dans l’arrêt Conacher. Bien que les appelants prétendent que la portée de leur demande est plus circonscrite en l’espèce que celle de la demande dans l’arrêt Conacher, il n’y a rien en l’espèce qui modifie fondamentalement la nature du débat soulevé dans l’arrêt Conacher.

[16] Comme il ressort clairement du jugement rendu par la Cour fédérale dans la décision Conacher c. Canada (Premier ministre), 2009 CF 920, [2010] 3 R.C.F. 411 (Conacher CF), Démocratie en surveillance demandait dans cette instance que soit rendu un jugement déclaratoire portant que le premier ministre avait enfreint l’article 56.1 de la Loi en recommandant au gouverneur général de déclencher des élections à une date autre que celle prescrite par le paragraphe 56.1(2) de la Loi (Conacher CF, au para. 2). Démocratie en surveillance affirmait que l’article 56.1 avait établi une nouvelle convention qui obligeait le premier ministre à n’exercer son pouvoir que « dans le respect du paragraphe 56.1(2) ou lorsque la Chambre des communes vote la censure » (Conacher CF, au para. 13 [Mon soulignement]).

[17] C’est exactement la thèse qu’invoquent les appelants en l’espèce. Comme ils l’indiquent dans leur avis de demande, les appelants soutiennent que le premier ministre, en faisant une recommandation au gouverneur général comme il l’a fait le 15 août 2021, a enfreint l’article 56.1 de la Loi, selon lequel [traduction] « les prochaines élections fédérales doivent avoir lieu le troisième lundi d’octobre 2023 sauf si, conformément à la convention constitutionnelle non écrite sur la confiance qui sous-tend l’article 56.1, le Parlement s’est prononcé par un vote de défiance avant la date fixe des élections prévue en octobre 2023 » (dossier d’appel, à la p. 22).

[18] Comme nous l’avons indiqué précédemment, notre Cour, dans l’arrêt Conacher, a conclu que « l’article 56.1, tel qu’il est rédigé, n’empêche aucunement le premier ministre de conseiller l[e] gouverneur[…] général[…] » et « n’empêche pas le premier ministre et l[e] gouverneur[…] général[…] d’avoir agi comme ils l’ont fait » (Conacher, aux paras. 7 à 9). Cette conclusion s’applique totalement en l’espèce. J’ajouterais qu’aucune modification n’a été apportée à l’article 56.1 de la Loi depuis l’arrêt Conacher. En d’autres termes, l’intention du législateur à l’égard de l’article 56.1 est demeurée inchangée depuis l’adoption de cette disposition en 2007, de sorte que l’interprétation qui est faite de cette disposition dans l’arrêt Conacher est elle aussi demeurée inchangée.

[19] Deuxièmement, les changements dans la matrice factuelle et juridique qui, selon les appelants, se seraient produits depuis que la décision a été rendue dans l’arrêt Conacher, ne leur sont d’aucune aide. Même en présumant qu’une nouvelle « convention constitutionnelle sur la confiance » a été établie depuis l’arrêt Conacher, laquelle convention limiterait le pouvoir consultatif du premier ministre de la manière proposée par les appelants, il est acquis en matière jurisprudentielle que les tribunaux ne peuvent exiger la mise en application des conventions constitutionnelles, bien qu’ils puissent être appelés à en reconnaître l’existence et à déterminer s’il y a eu manquement à ces conventions.

[20] Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, 1981 CanLII 25 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 753 (Renvoi relatif au rapatriement), « [i]l est impossible d’imposer en droit une convention vu sa nature même : l’origine en est politique et elle est intimement liée à une reconnaissance politique continue de ceux pour le bénéfice et au détriment (le cas échéant) desquels elle s’est développée sur une période de temps considérable » (Renvoi relatif au rapatriement, aux pp. 774 et 775; voir également l’article du juge Malcom Rowe et de Nicolas Déplanche intitulé « Canada’s Unwritten Constitutional Order: Conventions and Structural Analysis » (2020) 98:3 Can Bar Rev 430, à la p. 444 [article intitulé Canada’s Unwritten Constitutional Order]).

[21] Aussi fondamentales soient-elles pour la Constitution, les conventions constitutionnelles ne font pas partie du droit constitutionnel, car « [e]lles ne s’appuient pas sur des précédents judiciaires, mais sur des précédents établis par les institutions mêmes du gouvernement » et « [qu’]elles ne participent pas non plus des ordres législatifs auxquels les tribunaux ont pour fonction et devoir d’obéir et qu’ils doivent respecter » (Renvoi relatif au rapatriement, à la p. 880). Je tiens à rappeler qu’il ne faut pas confondre les conventions constitutionnelles avec les principes constitutionnels sous-jacents, qui sont examinés dans l’arrêt Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, qui peuvent aider dans l’interprétation de dispositions constitutionnelles et qui peuvent, dans certaines circonstances, donner ouverture à d’importantes obligations constitutionnelles (Renvoi relatif à la sécession du Québec, au para. 52; voir également l’article intitulé Canada’s Unwritten Constitutional Order, à la p. 440).

[22] Pour ainsi dire, les appelants ne demandent pas simplement, en l’espèce, que soit reconnue l’existence d’une nouvelle convention constitutionnelle prenant la forme d’une « convention sur la confiance ». Ils demandent plutôt que la convention soit légalement appliquée par une déclaration judiciaire portant que l’article 56.1 de la Loi doit désormais être interprété de manière à limiter, dans la mesure prévue par cette convention, le pouvoir du premier ministre de formuler des recommandations sur des questions électorales.

[23] Aux pages 880 et 881 de l’arrêt Renvoi relatif au rapatriement, la Cour suprême note que la raison principale pour laquelle les conventions conventionnelles ne peuvent pas être appliquées par les tribunaux est sans doute parce qu’elles entrent généralement en conflit avec les règles juridiques que les tribunaux sont par ailleurs tenus d’appliquer, déclarant que ce conflit « résulte du fait que les règles juridiques créent des facultés, pouvoirs discrétionnaires et droits étendus dont les conventions prescrivent qu’ils doivent être exercés seulement d’une façon limitée, si tant est qu’ils puissent l’être ». Du point de vue du droit, le gouverneur général pourrait, par exemple, refuser de sanctionner chaque projet de loi qui est adopté par le Parlement, mais une convention constitutionnelle l’empêche de le faire. Cependant, si cette convention particulière était violée, les tribunaux seraient tenus d’appliquer la loi, et non la convention et, donc, ils « refuseraient de reconnaître la validité d’une loi qui a fait l’objet d’un veto » (Renvoi relatif au rapatriement, à la p. 881).

[24] En résumé, les conventions constitutionnelles ne peuvent pas se cristalliser en règles de droit, « à moins que la cristallisation se fasse par l’adoption d’une loi » (Renvoi relatif au rapatriement, à la p. 882).

[25] Par conséquent, s’il l’on présume que l’allégation des appelants, voulant que l’arrêt Conacher ait créé une « convention sur la confiance » et que le premier ministre ait enfreint cette convention de la manière décrite dans la demande, est « vraie » aux fins de la requête en radiation des intimés, et si l’on présume que cette allégation est établie sur le fond, alors ce manquement, pour reprendre les mots du juge Rowe et de Me Déplanche, ne ferait que [traduction] « créer un manquement sur le plan de la légitimité, et non de la légalité, qui finirait par être sanctionné dans l’arène politique » (article intitulé Canada’s Unwritten Constitutional Order, à la p. 433).

[26] À mon avis, c’est ce qui se dégage de l’arrêt Conacher, où notre Cour, en conformité avec son rôle de tribunal, s’est concentrée sur le droit, c’est-à-dire sur l’article 56.1 de la Loi, et l’a appliqué, et a conclu que les pouvoirs, y compris les pouvoirs discrétionnaires, du gouverneur général de dissoudre le Parlement et, par extension, le rôle de conseiller du premier ministre, sont « expressément protégés » par cette disposition. La Cour a parfaitement compris que, si le législateur avait voulu limiter ces pouvoirs, il aurait utilisé « des termes explicites et précis », ce qu’il n’a pas fait et, j’ajouterais, ce qu’il n’a pas fait depuis lors (Conacher, aux para. 4 et 5). Encore une fois, tant que les conventions constitutionnelles ne sont pas cristallisées en une règle de droit par l’adoption d’une loi, elles n’ont pas force exécutoire, et tout manquement à ces conventions ne peut soulever des préoccupations que sur le plan de la légitimité.

[27] Les appelants invoquent l’arrêt récent de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick intitulé Démocratie en surveillance c. le Premier ministre du Nouveau-Brunswick, 2022 NBCA 21 (arrêt de la C.A. N.-B.), où cette cour a interprété des dispositions de la Loi sur l’Assemblée législative de cette province, LRN-B 2014, ch. 116, comme interdisant de recommander la dissolution et la tenue d’élections dans le seul but de profiter d’un avantage électoral purement partisan. Les appelants font valoir que ce jugement fait partie du nouveau paysage juridique qui doit orienter la décision que notre Cour doit rendre en l’espèce.

[28] Le problème vient du fait que, dans ce litige, Démocratie en surveillance a établi une distinction avec l’arrêt Conacher en faisant valoir que, contrairement à l’article 56.1 de la Loi, « [l]a loi examinée […] contient un libellé qui vise à définir explicitement la recommandation de dissolution et d’élection que le premier ministre a légalement le droit de faire » (arrêt de la C.A. N.-B., au para. 49). La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a souscrit à cette observation.

[29] De fait, le paragraphe 3(4) de la Loi sur l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick dispose explicitement qu’il incombe au premier ministre de cette province de « recommande[r] au lieutenant-gouverneur que l’Assemblée législative soit dissoute et qu’une élection générale provinciale soit tenue » conformément au calendrier prescrit. L’article 56.1 de la Loi, tel qu’il est rédigé, ne prévoit rien de tel et « n’empêche aucunement le premier ministre de conseiller l[e] gouverneur[…] général[…] » (Conacher, au para. 7). En résumé, l’arrêt de la C.A. N.-B. n’est d’aucune utilité pour les appelants.

[30] Troisièmement, je ne vois aucune raison d’infirmer la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle elle était liée par l’arrêt Conacher, et non par l’arrêt Miller, aussi convaincante que puisse être cette décision de la Cour suprême du Royaume-Uni en présumant de sa pertinence au regard des faits en litige à l’affaire en instance. Comme l’ont souligné les intimés, invoquer cette décision soulève deux problèmes.

[31] D’une part, cette décision se distingue au regard des faits. Dans l’arrêt Miller, la Cour suprême du Royaume-Uni s’inquiétait de la prorogation du Parlement qu’il convenait, a-t-elle conclu, de distinguer de la dissolution (Miller, au para. 4). L’arrêt Miller a été rendu dans le contexte de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, des circonstances [traduction] « qui ne s’étaient jusqu’à maintenant jamais présentées et qui risquent peu de se présenter de nouveau » (Miller, au para. 1).

[32] La Cour suprême du Royaume-Uni a conclu que la loi limite le pouvoir de proroger le Parlement et que ces limites découlent des principes constitutionnels de la souveraineté parlementaire – que [traduction] « les tribunaux ont à maintes reprises cherché à protéger des menaces liées à l’exercice de pouvoirs conférés par la prérogative » (Miller, au para. 41) – et de la responsabilité parlementaire. Elle a conclu que la prorogation en litige était illégale, car elle [traduction] « empêchait le législateur d’exercer son rôle constitutionnel » à titre d’assemblée législative et d’entité responsable de la supervision du pouvoir exécutif à un moment où [traduction] « des changements fondamentaux devaient être apportés à la Constitution du Royaume-Uni » (Miller, aux para. 50, 56 et 57). Elle a ajouté que rien ne justifiait l’adoption d’une mesure [traduction] « qui a eu un effet aussi extrême sur les éléments fondamentaux de la démocratie [du pays] » (Miller, au para. 58).

[33] La Cour d’appel de l’Alberta a jugé que l’arrêt Miller n’était d’aucune utilité pour déterminer si les périodes électorales prescrites par la loi limitent les pouvoirs consultatifs de l’autorité exécutive, au motif que les faits dans l’arrêt Miller étaient différents (Engel v. Prentice, 2020 ABCA 462, au para. 25).

[34] De même, je conclus que l’arrêt Miller n’est d’aucune utilité pour statuer sur les questions en litige dans le présent appel, car les fondements factuels et juridiques de cet arrêt diffèrent sensiblement de ceux de l’espèce.

[35] D’autre part, conformément au principe du stare decisis, la Cour fédérale était liée par la décision rendue par notre Cour dans l’arrêt Conacher, car, comme nous l’avons vu, cet arrêt s’applique directement en l’espèce (R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342, au para. 26). Malgré le caractère convaincant de l’arrêt Miller, aucun tribunal canadien n’y serait lié (Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc., 2020 CSC 32).

[36] Enfin, les appelants soutiennent qu’il existe de nouveaux éléments de preuve de la « volonté du législateur » qui appuient encore plus leur prétention selon laquelle le premier ministre a enfreint la « convention sur la confiance » alléguée. Ces éléments de preuve consistent en des déclarations qui ont été faites par des acteurs politiques ou qui ont été publiées dans les médias au printemps et à l’été 2021, et qui s’opposaient au déclenchement d’élections durant la pandémie de COVID-19. Les appelants soutiennent que le premier ministre, en décidant de recommander au gouverneur général de dissoudre le Parlement et de déclencher des élections, alors qu’il jouissait toujours de la confiance des autres partis politiques, a agi contre la volonté du législateur.

[37] Je conviens avec les intimés que ces « nouveaux éléments de preuve » ne peuvent pas modifier l’issue de l’espèce, car l’arrêt Conacher a établi de manière catégorique que de tels éléments de preuve ne sont pas pertinents pour l’interprétation de l’article 56.1 de la Loi. L’article 56.1 de la Loi exprime clairement la « volonté du législateur ». Il s’agit des « ordres législatifs auxquels les tribunaux ont pour fonction [...] d’obéir et qu’ils doivent respecter » (Renvoi relatif au rapatriement, à la p. 880). Il a été conclu dans l’arrêt Conacher que l’article 56.1 n’a aucune incidence sur le rôle du premier ministre de formuler des recommandations au sujet de la dissolution du Parlement et du déclenchement des élections.

[38] Il est bien sûr toujours loisible au législateur de modifier ces « ordres législatifs », mais, comme je l’ai mentionné précédemment, il ne l’a pas fait. Comme je l’ai également indiqué précédemment, même si une convention offrant une orientation différente a été établie depuis l’adoption de l’article 56.1, cette convention n’aurait pas force exécutoire et ne pourrait influencer l’interprétation de cette disposition.

[39] Comme l’a souligné la Cour fédérale, citant l’arrêt R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45 au paragraphe 21, les requêtes en radiation ne doivent pas être accueillies à la légère; je conclus que la demande n’a aucune chance raisonnable de succès et qu’elle ne doit pas être accueillie. Par conséquent, je ne vois aucune raison de modifier la décision de la Cour fédérale.

[40] Ayant formulé cette conclusion, il m’apparaît inutile de statuer sur la question du caractère théorique soulevée par les intimés, laquelle revient essentiellement à déterminer si la Cour fédérale aurait dû refuser d’instruire la demande durant la deuxième étape de l’analyse du caractère théorique (Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342, à la p. 353), car cela équivaut à tenter de remettre en cause l’arrêt Conacher.

[41] Pour tous ces motifs, je rejetterais l’appel. Les intimés demandent des dépens relativement à l’appel. Les appelants ne demandent pas leurs dépens et ils demandent de ne pas être condamnés aux dépens. Cependant, dans les circonstances particulières de l’espèce, j’allouerais des dépens, comme l’a fait la Cour fédérale, à la partie obtenant gain de cause. Les intimés ont proposé des dépens de 2 000 $, une somme que les appelants jugent raisonnable. Par conséquent, j’adjugerais ces dépens aux intimés.

« René LeBlanc »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

J.B. Laskin, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-54-22

 

 

INTITULÉ :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE et WAYNE CROOKES c. LE PREMIER MINISTRE DU CANADA, LE COMITÉ DU CONSEIL PRIVÉ et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 février 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 6 mars 2023

 

COMPARUTIONS :

Nicolas M. Rouleau

Daniel C. Santoro

 

Pour les appelants

 

Kirk Shannon

Emma Gozdzik

 

Pour les intimés

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nicolas M. Rouleau, société professionnelle

 

Pour les appelants

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour les intimés

 

 

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