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Date : 20230317


Dossier : A-188-21

Référence : 2023 CAF 61

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

JOE DAVID NASOGALUAK

intimé

Audience tenue à Edmonton (Alberta), le 18 mai 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 mars 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LASKIN

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20230317


Dossier : A-188-21

Référence : 2023 CAF 61

CORAM :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

JOE DAVID NASOGALUAK

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LASKIN

I. Introduction

  • [1]Le procureur général du Canada interjette appel de l’ordonnance de la Cour fédérale (2021 CF 656, la juge McVeigh) autorisant l’action intentée au nom de Joe David Nasogaluak (qui était mineur lorsque l’action a été introduite) en tant que recours collectif.

  • [2]M. Nasogaluak est décrit comme un Autochtone dans la déclaration modifiée. Il vit à Tuktoyaktuk, dans les Territoires du Nord-Ouest. Dans l’acte de procédure, il est allégué que M. Nasogaluak a été arrêté près de Tuktoyaktuk en novembre 2017 – il avait alors 15 ans – par deux agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), qui l’ont agressé et ont fait des commentaires méprisants au sujet de son origine raciale. Il y est également allégué que ces actions lui ont causé un préjudice physique et psychologique durable.

  • [3]M. Nasogaluak, par l’intermédiaire de sa mère agissant en sa qualité de tutrice à l’instance, a introduit un recours collectif proposé auprès de la Cour fédérale contre la Couronne fédérale, représentée par le procureur général, au nom d’un groupe décrit en ces termes :

[traduction]
Tous les Autochtones [définis comme les Indiens, les Inuit et les Métis du Canada] qui allèguent avoir été agressés à un moment ou à un autre alors qu’ils étaient sous la garde ou la détention d’agents de la GRC dans les territoires [définis comme les Territoires du Nord-Ouest, le Nunavut et le Yukon], et qui étaient en vie en date du 18 décembre 2016.

  • [4]La période visée par le recours, définie comme la période allant du 1er janvier 1928 (date à laquelle la Couronne fédérale aurait conclu les premiers accords officiels sur les services de police avec les territoires) à aujourd’hui.

  • [5]Conformément aux accords sur les services de police conclus avec chacun des territoires, la GRC exploite quelque 22 détachements dans les Territoires du Nord-Ouest, ainsi que 26 au Nunavut et 14 au Yukon. Il est allégué que, durant toute la période pertinente, la GRC avait compétence exclusive sur ses agents affectés dans les territoires, lesquels agents fournissaient notamment des services de police dans ces détachements et dans la communauté.

  • [6]Les principales allégations de l’action sont énoncées comme suit aux paragraphes 4 à 6 de la déclaration modifiée :

[traduction]
4. Les Autochtones sont régulièrement victimes d’agressions de la part d’agents de la GRC du fait qu’ils sont autochtones. Le défendeur sait depuis longtemps que de tels événements se produisent couramment dans les territoires, mais il n’a pris aucune mesure pour les prévenir.

5. La GRC a compétence exclusive sur ses agents dans les territoires. Le défendeur est responsable de l’établissement, du financement, de la supervision, du fonctionnement, de la surveillance, du contrôle, du maintien et du soutien de la GRC, des détachements de la GRC et des agents de la GRC dans les territoires. La GRC est responsable de l’épidémie d’agressions policières qui ont eu lieu dans les territoires.

6. La vie des membres du groupe a été touchée de manière permanente ou, dans bien des cas, a pris fin, en raison de la négligence du défendeur, de son manquement à l’obligation fiduciaire et de ses violations de la Charte.

  • [7]En plus d’une ordonnance autorisant l’action comme recours collectif et la nomination de la tutrice à l’instance de M. Nasogaluak à titre de représentante demanderesse, les mesures de redressement demandées dans la déclaration modifiée comprennent un redressement déclaratoire et pécuniaire pour négligence systémique, manquement à l’obligation fiduciaire et violation des articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.) 1982, ch. 11. Aucune cause d’action distincte pour voies de fait n’est invoquée. Au paragraphe 72 de la déclaration modifiée, les voies de fait (et batterie) font plutôt partie de l’une des catégories des préjudices et des dommages découlant de la négligence systémique, du manquement à l’obligation fiduciaire et des violations de la Charte allégués.

  • [8]Comme l’a décrit la juge saisie de la requête, la théorie du demandeur est par conséquent fondée sur une notion de responsabilité « descendante », selon laquelle des décisions prises à un échelon supérieur ont créé des conditions donnant ouverture à des inconduites à des niveaux inférieurs.

  • [9]Le paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), énonce cinq conditions qui doivent être réunies pour qu’une instance à la Cour fédérale soit autorisée comme recours collectif :

(1) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

(2) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

(3) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

(4) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

(5) il existe un représentant demandeur convenable.

  • [10]Lorsque les cinq conditions sont réunies, le paragraphe 334.16(1) des Règles exige qu’une autorisation soit accordée : le juge saisi de la requête « autorise une instance comme recours collectif [...] ». En l’espèce, la juge saisie de la requête a conclu que les quatre premières conditions étaient satisfaites et que la cinquième pourrait faire l’objet d’une ordonnance conditionnelle. Elle a donc accordé une autorisation conditionnelle.

  • [11]Dans son appel auprès de notre Cour, le procureur général fait valoir que la juge saisie de la requête a commis des erreurs qui justifient l’infirmation de la décision dans la manière dont elle a examiné chacune des quatre conditions d’autorisation qui, selon sa conclusion, ont été satisfaites. Il soutient qu’à l’exception d’une observation – il admet devant notre Cour que la déclaration modifiée révèle une cause d’action valable liée à la violation de l’article 15 de la Charte – aucune de ces quatre conditions n’est satisfaite et que l’ordonnance d’autorisation doit par conséquent être annulée. Il fait valoir également, de façon plus générale, que la juge saisie de la requête n’a pas fourni de motifs suffisants et qu’elle a omis de réaliser l’examen préliminaire approfondi qu’exige une requête en autorisation.

  • [12]Je rejetterais les motifs d’appel invoqués par le procureur général, à deux exceptions près. Je conviens avec le procureur général, premièrement, que l’acte de procédure pour manquement à l’obligation fiduciaire ne révèle pas de cause d’action valable et, deuxièmement, qu’aucun fondement justifiant la certification d’une question commune concernant des dommages-intérêts globaux n’a été établi. Par conséquent, j’accueillerais l’appel en partie, j’annulerais l’ordonnance d’autorisation et je renverrais l’ordonnance d’autorisation à la Cour fédérale afin qu’elle soit modifiée en tenant compte de ces deux lacunes.

  • [13]Pour expliquer ces conclusions, je commencerai par passer brièvement en revue le fardeau qui incombe à la partie qui demande l’autorisation de démontrer que les cinq conditions sont satisfaites, ainsi que la norme de contrôle qui s’applique en appel d’une ordonnance d’autorisation. J’examinerai ensuite, tour à tour, chacune des quatre premières conditions d’autorisation, en ajoutant s’il y a lieu d’autres éléments d’information pour préciser le contexte, en examinant la décision de la juge de la requête à l’égard de ces conditions ainsi que les questions en litige soulevées en appel, et en déterminant si la juge a commis une erreur en concluant que chacune de ces conditions a été satisfaite. Je ne propose pas d’examiner séparément les contestations plus générales du procureur général quant à la rigueur de l’examen préliminaire fait par la juge de la requête et à la pertinence de ses motifs. Ces contestations n’ont pas été exposées séparément durant la plaidoirie et je suis d’avis qu’il vaut mieux les examiner dans le cadre de l’analyse des erreurs plus précises alléguées par le procureur général.

  • [14]Avant de commencer l’analyse que j’ai exposée, je tiens à préciser que M. Nasogaluak n’est plus un mineur et qu’il n’a plus besoin d’une tutrice à l’instance. Par conséquent, les parties ont accepté, après l’audition de l’appel, que la mère de M. Nasogaluak soit démise à titre de tutrice à l’instance auprès de notre Cour et que l’intitulé de la cause auprès de notre Cour soit modifié afin que M. Nasogaluak soit désigné en son propre nom à titre d’intimé. L’intitulé énoncé précédemment tient compte de ces modifications. Les parties avaient précédemment consenti – là encore, après l’audition de l’appel – à une ordonnance semblable rendue par la juge saisie de la requête présentée à la Cour fédérale. Cette ordonnance désignait elle aussi M. Nasogaluak à titre de représentant demandeur, répondant ainsi à la condition de l’ordonnance d’autorisation. Il n’y a donc plus de question en litige au sujet de la cinquième condition d’autorisation et je n’examinerai pas cette condition plus à fond.

  • [15]J’ajouterais que la documentation déposée à l’appui de la requête en autorisation comprenait des affidavits de la mère de M. Nasogaluak et de cinq autres membres du groupe proposé. Tous ces cinq autres membres vivent dans les Territoires du Nord-Ouest ou au Nunavut, se décrivent comme étant [traduction] « manifestement des Autochtones » et allèguent de violentes interactions avec des membres de la GRC et des comportements racistes de la part de la GRC. Ces événements se seraient produits à divers endroits des territoires ainsi qu’à différentes périodes, entre 1990 et 2017.

  • [16]Deux des cinq auteurs d’affidavits ont été contre-interrogés et leur récit a été contesté. Le procureur général a aussi déposé, entre autres, l’affidavit d’un des deux agents de la GRC qui étaient présents lors de la confrontation avec M. Nasogaluak. Sa description des événements diffère considérablement de celle présentée dans l’affidavit de la mère de M. Nasogaluak.

  • [17]Le dossier comprend en outre certains témoignages d’expert et d’autres éléments de preuve dont je ferai mention ultérieurement.

  • [18]La première condition d’autorisation, selon laquelle l’acte de procédure doit révéler une cause d’action valable, doit être examinée en regard de la même norme que celle qui s’applique lors de la présentation d’une requête en radiation d’un acte de procédure. La question qui se pose est donc de savoir s’il est évident et manifeste, en présumant que les faits allégués sont vrais (sauf s’ils ne peuvent manifestement pas être prouvés), que les demandes n’ont aucune chance raisonnable d’être accueillies : Société des loteries de l’Atlantique c. Babstock, 2020 CSC 19, au par. 14; Canada c. Greenwood, 2021 CAF 186, au par. 91, demande de pourvoi à la Cour suprême du Canada [CSC] rejetée, 39885 (17 mars 2022). Une réclamation qui n’a aucune chance raisonnable d’être accueillie ne satisfait pas à la première condition.

  • [19]Aucune preuve n’est admissible à l’égard de cette question en litige. L’acte de procédure doit toutefois être interprété de manière libérale et pourrait raisonnablement être modifié pour corriger des lacunes attribuables à sa rédaction. De plus, puisque le droit n’est pas immuable, le juge saisi de la requête doit permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de toute réclamation inédite, mais soutenable : R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, aux par. 19 à 25. Notre Cour a qualifié de « rigoureux » le fardeau qui incombe à un défendeur qui demande le rejet d’une requête en autorisation pour le motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable : arrêt Greenwood, au par. 144.

  • [20]Pour satisfaire à chacune des quatre autres conditions, le demandeur qui sollicite une autorisation doit produire des éléments de preuve qui établissent l’existence d’« un certain fondement factuel » permettant de conclure que la condition est satisfaite : arrêt Greenwood, au par. 94, renvoyant notamment aux arrêts Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, et Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57. Il s’agit d’un critère moins rigoureux que la norme de la prépondérance des probabilités qui s’applique normalement en matière civile. La requête en autorisation demeure toutefois un « mécanisme de filtrage efficace », et « [s]uffisamment de faits doivent permettre de convaincre le juge saisi [de la requête] que les conditions de certification sont réunies de telle sorte que l’instance puisse suivre son cours sous forme de recours collectif sans s’écrouler à l’étape de l’examen au fond » : arrêt Pro-Sys, aux par. 101 à 104.

  • [21]La question de savoir si l’acte de procédure révèle une cause d’action est une question de droit. La norme de contrôle en appel qui doit s’appliquer à la décision rendue par la juge saisie de la requête relativement à la première condition d’autorisation est donc la norme de la décision correcte : Pioneer Corp. c. Godfrey, 2019 CSC 42, au par. 57; Canada (Procureur général) c. Jost, 2020 CAF 212, au par. 21. Selon cette norme, notre Cour n’a pas à faire preuve de déférence envers la cour de première instance et elle a toute latitude pour substituer son opinion à celle du juge saisi de la requête : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, au par. 8.

  • [22]En l’absence d’une question de droit isolable, les autres conditions d’autorisation soulèvent des questions de fait ou des questions de droit et de fait. Par conséquent, les conclusions de la juge saisie de la requête, selon lesquelles ces conditions sont satisfaites, doivent – toujours en l’absence d’une question de droit isolable – être examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, laquelle commande la déférence : arrêt Jost, au par. 21, renvoyant à l’arrêt Canada c. M. Untel, 2016 CAF 191, aux par. 27 à 32.

  • [23]Pour déterminer si la première condition d’autorisation était satisfaite, la juge saisie de la requête s’est fondée, à juste titre (aux paragraphes 16 et 17 de ses motifs), sur la norme du caractère « évident et manifeste » pour établir si l’acte de procédure révélait une cause d’action valable. Elle a ensuite examiné dans l’ordre chacune des causes d’action alléguées dans la déclaration modifiée, à savoir : la négligence systémique, le manquement à l’obligation fiduciaire et la violation des articles 7 et 15 de la Charte. J’en ferai autant.

  • [24]Les mesures de redressement demandées dans la déclaration modifiée comprennent notamment, au paragraphe 1b), la mesure suivante :

II. Respect des conditions d’autorisation

III. Norme de contrôle en appel

IV. La juge saisie de la requête a-t-elle commis une erreur en concluant que la déclaration modifiée révèle une cause d’action valable?

A. Négligence systémique

[traduction]
un jugement déclarant que le Canada a fait preuve de négligence systémique et continue de faire preuve d’une telle négligence en ce qui a trait au financement, à la surveillance, au fonctionnement, à la supervision, au maintien et au soutien de ses détachements de la GRC et de ses agents de la GRC qui ont commis des voies de fait contre le demandeur et les membres du groupe dans l’exercice de leurs fonctions dans les territoires.

  • [25]Il est également demandé, au paragraphe 1e), que soit rendu un jugement déclarant que le Canada est responsable envers le demandeur et les membres du groupe pour les dommages causés notamment par sa négligence en ce qui a trait au financement, à la surveillance, au fonctionnement, à la supervision, au maintien et au soutien de ses détachements de la GRC et de ses agents de la GRC dans les territoires.

  • [26]À cela s’ajoutent une demande en dommages-intérêts de 500 millions de dollars pour négligence et violation de la Charte, une demande en dommages-intérêts punitifs et exemplaires de 100 millions de dollars, ainsi qu’une demande en dépens et intérêts.

  • [27]Les actes et omissions qui seraient à l’origine du manquement à l’obligation de diligence – et qui sont également invoqués pour étayer les manquements à l’obligation fiduciaire de la Couronne – sont énoncés au paragraphe 60 de la déclaration modifiée. Ces actes et omissions comprennent notamment les suivants :

[traduction]
Défaut de mettre en place des politiques et des pratiques appropriées pour veiller à ce que les membres du groupe ne fassent l’objet d’aucune violence physique, émotionnelle, psychologique ou verbale, pour motifs raciaux ou autres, durant leur détention;

défaut de la GRC de réévaluer périodiquement ses règlements, procédures et lignes directrices alors qu’elle était au fait, ou qu’elle aurait dû être au fait, des graves défaillances systémiques de la part de ses agents durant la période visée par le recours;

défaut d’établir ou de mettre en place des normes de conduite pour les agents de la GRC, pour veiller à ce qu’aucun employé ne mette en danger la santé ou le bien-être des membres du groupe;

défaut de superviser les actions des agents de la GRC d’une manière qui permette de protéger les membres du groupe contre la discrimination, la violence physique, les voies de fait et la brutalité;

défaut de veiller à ce que les agents de la GRC affectés aux détachements de la GRC dans les territoires reçoivent une formation adéquate et obtiennent la certification requise pour offrir des services de police aux membres du groupe.

  • [28]Comme l’a déclaré notre Cour dans l’arrêt Greenwood, au paragraphe 153, « les éléments à établir par le demandeur sont les mêmes, quel que soit le recours pour négligence exercé, qu’il soit fondé ou non sur une négligence systémique ». Notre Cour dans l’arrêt Greenwood a ensuite énuméré les éléments qui doivent être établis, selon le critère défini par la Cour suprême dans l’arrêt Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, au par. 13 :

Pour établir la responsabilité du défendeur dans une action en négligence, le demandeur doit prouver (i) que le défendeur avait envers lui une obligation de diligence pour empêcher un préjudice de la nature de celui allégué, (ii) que le défendeur a manqué à son obligation en n’observant pas la norme de diligence applicable, (iii) que le demandeur a subi un préjudice et (iv) que ce préjudice est imputable, en fait et en droit, au manquement du défendeur.

  • [29]Pour déterminer si un défendeur (y compris un défendeur qui est un administrateur gouvernemental) a une obligation de diligence envers un demandeur, et ainsi satisfaire au premier élément, il faut appliquer ce qu’il est convenu d’appeler le critère des arrêts Anns et Cooper : Nelson (Ville) c. Marchi, 2021 CSC 41, aux par. 16 à 19. Ce critère comporte deux étapes. La première étape consiste à déterminer si le défendeur a une obligation de diligence prima facie envers le demandeur. La réponse sera affirmative s’il existe un lien de proximité entre le demandeur et le défendeur, ce qui signifie que le défaut du défendeur de faire preuve de diligence raisonnable pourrait, de façon prévisible, causer préjudice au demandeur. Il s’agit ensuite de déterminer, à la deuxième étape, s’il existe des considérations de politique résiduelles étrangères au lien existant entre les parties qui devraient annuler toute obligation de diligence prima facie établie à la première étape.

  • [30]Comme l’a précisé la Cour suprême au paragraphe 16 de l’arrêt Nelson, « le cadre d’analyse s’applique différemment selon que la demande présentée par la partie demanderesse relève d’une obligation de diligence reconnue ou analogue, ou selon que la demande porte sur une obligation nouvelle parce que le lien de proximité n’a pas été reconnu auparavant ». Dans le premier cas, il n’est généralement pas nécessaire de passer à la deuxième étape du critère. Cependant, s’il s’agit d’une obligation nouvelle, alors « les deux étapes du cadre d’analyse établi dans les arrêts Anns et Cooper s’appliquent ». Pour déterminer si une obligation est analogue à une catégorie d’obligation reconnue antérieurement, la Cour suprême a précisé (arrêt Nelson, au par. 27; renvois internes omis) que « le tribunal doit être attentif aux facteurs particuliers qui ont permis d’établir cette catégorie pour déterminer si la relation en cause est en fait vraiment la même que celle établie auparavant ou si elle est analogue ».

  • [31]Parmi les considérations de politique résiduelles qui, à la deuxième étape du critère, annulent l’obligation de diligence prima facie, mentionnons le maintien de la séparation des pouvoirs entre les branches exécutive, législative et judiciaire du gouvernement. Comme l’a déclaré la Cour suprême au paragraphe 43 de l’arrêt Nelson (renvoi interne omis), « [i]l est essentiel, pour assurer le maintien de l’ordre constitutionnel, que chaque branche joue le rôle qui lui est propre et “qu’aucune [des] branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre” ».

  • [32]Dans cette optique, la Cour suprême a souscrit au principe selon lequel les « décision[s] de politique générale fondamentale » prises par les branches législative et exécutive doivent être à l’abri de la responsabilité pour négligence, à condition qu’elles ne soient ni irrationnelles ni prises de mauvaise foi (arrêt Nelson, au par. 35). Les décisions de « politique générale fondamentale », a indiqué la Cour (arrêt Nelson, au par. 44; renvois internes omis),

nécessitent la mise en balance de facteurs économiques, sociaux et politiques concurrents, ainsi que la réalisation d’analyses contextualisées de données. Ces décisions ne reposent pas uniquement sur des considérations objectives, mais elles requièrent également des jugements de valeur – car des personnes raisonnables peuvent légitimement diverger d’opinions et de fait le font [...]. Si les tribunaux intervenaient, ils remettraient en question les décisions de représentants gouvernementaux démocratiquement élus ou de représentantes gouvernementales démocratiquement élues, et ils ne feraient qu’y substituer leurs propres opinions [...].

  • [33]En l’espèce, pour déterminer si l’acte de procédure pour négligence systémique révélait une cause d’action valable, la juge saisie de la requête a essentiellement concentré sa discussion sur la question de savoir si ce qui était allégué était un manquement à l’obligation de diligence dans l’élaboration des politiques ou dans le fonctionnement de la GRC dans les territoires. Elle a conclu (au paragraphe 34 de ses motifs) que, selon les faits substantiels énoncés en l’espèce, « c’est clairement le fonctionnement, et non la politique, qui est en cause » et que M. Nasogaluak était par conséquent libre d’alléguer la négligence. En tirant cette conclusion, elle a indiqué que les allégations de négligence systémique n’étaient pas fondées sur une véritable décision de politique, mais plutôt sur « le non‐respect de la politique : l’affaire porte donc sur des problèmes de fonctionnement », et elle s’est appuyée pour ce faire sur le paragraphe 51 de la déclaration modifiée qui est rédigé comme suit :

[traduction]
Les membres du groupe s’attendaient raisonnablement à ce que le Canada exploite son détachement de la GRC dans les territoires d’une manière essentiellement similaire en ce qui concerne les soins offerts, le contrôle exercé et la supervision dispensée aux non‐Autochtones sous la garde de la GRC durant la période visée par le recours.

  • [34]La juge saisie de la requête a ensuite cherché à déterminer si la négligence liée au fonctionnement qui, selon elle, avait été plaidée pouvait faire l’objet d’une réclamation fondée sur la négligence systémique correctement étayée. Pour le prouver, elle s’est fondée sur la décision de la Cour suprême intitulée Rumley c. Colombie-Britannique, 2001 CSC 69, ainsi que sur la décision de la Cour d’appel de l’Ontario intitulée Francis v. Ontario, 2021 ONCA 197.

  • [35]Dans l’arrêt Rumley, qui concernait des élèves actuels et d’anciens élèves ayant été victimes d’agressions dans un pensionnat pour enfants sourds et aveugles, la Cour a décrit, au paragraphe 30, l’allégation de négligence systémique comme « l’absence de procédures de gestion et de fonctionnement qui auraient vraisemblablement empêché l’agression » et a déclaré qu’« [i]l s’agi[ssait] d’actes (ou d’omissions) dont il est possible de déterminer le caractère raisonnable indépendamment de la situation individuelle des membres du groupe ». Au paragraphe 33 de ses motifs, la juge saisie de la requête a indiqué que cette thèse « correspond[ait] précisément à ce que le demandeur allègue en l’espèce ».

  • [36]Dans l’arrêt Francis, dans lequel la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé une allégation de négligence systémique liée à l’isolement préventif de détenus en Ontario, la Cour a déclaré, au paragraphe 103, que, s’il est établi que des actions ont causé à un détenu un préjudice raisonnablement prévisible à l’échelle individuelle, alors il n’existe [traduction] « aucune raison de principe pour laquelle il ne pourrait également en être ainsi au niveau collectif ». Au paragraphe 39 de ses motifs, la juge saisie de la requête a déclaré qu’elle voyait « de fortes similitudes » entre la présente affaire et l’affaire Francis. Elle a ajouté, au paragraphe 36, qu’il était « bien établi » que les gouvernements ont une obligation de diligence envers les personnes arrêtées, détenues ou autrement sous leur garde. Cette déclaration semble faire référence à une série de décisions, notamment l’arrêt de la Cour suprême MacLean c. R., 1972 CanLII 124 (CSC), [1973] R.C.S. 2, auquel je renvoie ultérieurement.

  • [37]Répondant à une observation du procureur général selon laquelle la présente affaire se distingue d’autres recours certifiés fondés sur la négligence systémique, qui portaient sur « des abus allégués à l’égard d’un groupe spécifique et identifiable de personnes vulnérables sous la garde du gouvernement ou d’un établissement », la juge saisie de la requête a conclu que les faits substantiels sur le lien invoqué en l’espèce – à savoir que « la GRC est le seul service de police dans les territoires, et que les membres du groupe sont des Autochtones [...] qui allèguent avoir été agressés par des agents de la GRC alors qu’ils étaient mis sous garde ou détenus » – satisfaisaient au « critère de proximité et de prévisibilité ». Elle a ensuite déclaré que « les faits substantiels révèlent les éléments d’une obligation de diligence ».

  • [38]Elle a clos la discussion sur la cause d’action fondée sur la négligence systémique en déclarant (au paragraphe 42) qu’elle « [a conclu] que les autres éléments requis ont été présentés de manière à démontrer qu’il n’est pas évident et manifeste que la cause d’action en l’espèce est vouée à l’échec ».

  • [39]En appel auprès de notre Cour, le procureur général fait valoir que l’analyse que la juge saisie de la requête a faite de la réclamation pour négligence systémique est lacunaire à trois égards : premièrement, la juge qualifie à tort la réclamation comme étant liée au fonctionnement, alors qu’elle concerne en réalité une politique fondamentale; deuxièmement, la juge a omis de faire une analyse exhaustive de l’obligation de diligence selon le critère des arrêts Anns et Cooper et, troisièmement, elle a omis de tenir compte de la viabilité de la cause d’action pour négligence dans son ensemble, notamment des questions du manquement à la norme de diligence, de la causalité et des dommages-intérêts.

  • [40]Je souscris, en partie, à la première observation. D’après mon interprétation, la majeure partie de ce qui est allégué pour établir la réclamation pour négligence systémique porte sur le fonctionnement de la GRC dans les territoires. Le jugement sollicité à l’égard de la négligence, qui a été énoncé précédemment au paragraphe 24, concerne « le financement, la surveillance, le fonctionnement, la supervision, le maintien et le soutien » de la GRC dans les territoires. Une formulation semblable ou identique est reprise ailleurs, aux paragraphes 5, 43, 49, 50 et 52 de l’acte de procédure. Il s’agit, à tout le moins, de questions essentiellement liées au fonctionnement. Au paragraphe 47, il est allégué que le lien de proximité avec les membres du groupe découle du fonctionnement de la GRC dans les territoires.

  • [41]Cependant, il est également fait mention à maintes reprises dans la déclaration modifiée – aux paragraphes 5 (partie de la section intitulée [traduction] « aperçu de la présente action »), 43, 49, 50 et 52 – que c’est l’« établissement » de la GRC dans les territoires qui a donné lieu à la responsabilité en matière de négligence systémique. Je suis d’avis que la décision d’établir la GRC comme force de police dans les territoires s’inscrit parfaitement dans la définition de décision de « politique générale fondamentale » énoncée précédemment (au paragraphe 32). Il est donc évident et manifeste que cette décision ne peut pas faire l’objet d’une réclamation pour négligence systémique.

  • [42]Il s’ensuit que le volet de la décision de « politique générale fondamentale » qui porte sur l’établissement devrait être « supprimé » de la réclamation pour négligence systémique : voir la décision Reddock v. Canada (Attorney General), 2019 ONSC 5053, aux par. 409 et 442, appel accueilli en partie pour d’autres motifs, et l’arrêt Brazeau v. Canada (Attorney General), 2020 ONCA 184, au par. 115. À l’étape de la présente instance, la meilleure façon d’accomplir cela est de radier les parties de la déclaration modifiée dans lesquelles il est indiqué que l’établissement fait partie de la réclamation pour négligence systémique. Je renverrais l’affaire à la juge saisie de la requête afin qu’elle tranche les questions en litige en tenant compte de la présente discussion, afin de déterminer quelles autres parties de l’acte de procédure, le cas échéant, font valoir de manière inadmissible des réclamations fondées sur des décisions de « politique générale fondamentale ».

  • [43]Je ne donnerais effet ni à la deuxième ni à la troisième observation du procureur général, qui portent sur la manière dont la juge saisie de la requête a traité la cause d’action pour négligence systémique.

  • [44]Comme je l’ai mentionné précédemment, la deuxième observation porte sur le défaut de la juge saisie de la requête de réaliser une analyse exhaustive de l’obligation de diligence selon le critère des arrêts Anns et Cooper; une analyse qui consiste d’abord à déterminer si l’acte de procédure révèle un lien de proximité suffisante pour créer une obligation de diligence prima facie, puis à déterminer si des considérations de politique résiduelles annulent ou limitent cette obligation. Bien que la juge saisie de la requête n’ait pas expressément invoqué le critère des arrêts Anns et Cooper, il ne fait aucun doute, à mon avis, qu’elle en a appliqué tous les éléments pertinents. Elle a notamment clairement établi (au paragraphe 41 de ses motifs) que le lien invoqué dans la déclaration modifiée, entre la GRC et les Autochtones vivant dans les territoires qui sont détenus ou mis sous garde, était un lien de proximité et de prévisibilité. Elle a également examiné les considérations de politique résiduelles qui s’appliquent aux décisions de « politique générale fondamentale »; des considérations qui sont essentiellement les mêmes, qu’elles soient examinées à la première ou à la deuxième étape du cadre d’analyse selon le critère des arrêts Anns et Cooper : arrêt Nelson, au par. 36.

  • [45]Comme je l’ai mentionné précédemment, la conclusion de la juge saisie de la requête, quant à l’existence d’une obligation de diligence, repose en partie sur son appréciation (au paragraphe 36 de ses motifs) selon laquelle « il est bien établi que les gouvernements ont une obligation de diligence envers les personnes arrêtées, détenues ou sous leur garde ». Le procureur général convient que l’obligation reconnue par la juge saisie de la requête découle ultimement de l’arrêt MacLean, mais il allègue que la juge a omis de tenir compte du fait que l’obligation qui découle de cet arrêt [traduction] « diffère totalement » de l’obligation alléguée en l’espèce. Il fait valoir que l’arrêt MacLean, dans lequel la Couronne a été tenue responsable de négligence lorsqu’un détenu a subi de graves blessures causées par une chute dans une ferme de la prison, se limite aux obligations qu’ont les agents envers les détenus avec lesquels ils interagissent. Il affirme que ce qui est allégué en l’espèce est, au contraire, une proximité au niveau institutionnel.

  • [46]Je suis d’avis que la portée du principe défini dans l’arrêt MacLean n’est pas encore établie. Au paragraphe 120 de l’arrêt Brazeau, la Cour d’appel de l’Ontario a limité l’application de ce principe à des [traduction] « actes de négligence individuels précis », déclarant que, [traduction] « [b]ien que, selon le principe de l’arrêt MacLean, des détenus individuels puissent établir une cause d’action pour des actes de négligence individuels précis, l’obligation de diligence à l’échelle d’un groupe ne peut être établie que si l’obligation vise à éviter que chaque membre du groupe subisse le même préjudice ».

  • [47]Cependant, environ un an plus tard, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu, aux paragraphes 102 et 103 de l’arrêt Francis, que ce principe avait une application plus large :

[traduction]
Il s’ensuit, d’après la nature du lien, que les actions qui causent des blessures à un détenu pourraient être raisonnablement prévisibles. Là encore, nous ne voyons aucune raison de principe pour laquelle ce qui est accepté sur une base individuelle ne pourrait pas l’être également au niveau d’un groupe. Si des actions identiques sont prises envers une population de détenus, ou un sous-groupe de cette population, et qu’il en résulte un préjudice, ces actions sont autant prévisibles à l’échelle d’un groupe qu’elles le sont au niveau individuel.

  • [48]La Cour d’appel a ajouté, au paragraphe 110, dans un extrait cité en l’espèce par la juge saisie de la requête que, [traduction] « [s]i les circonstances individuelles peuvent en fin de compte être pertinentes à l’égard de la preuve des niveaux individuels de dommages, elles ne sont pas nécessaires pour prouver un manquement à l’obligation de diligence à l’échelle du système, ni pour déterminer un niveau de base de dommages applicable à tous ».

  • [49]À cette étape de l’examen préliminaire, je conclus que le procureur général n’a pas démontré qu’il est évident et manifeste qu’il n’existe aucune cause d’action valable pour négligence systémique, au motif qu’aucun fait pouvant établir l’existence d’une obligation de diligence n’a été invoqué.

  • [50]Cela m’amène à la troisième observation du procureur général, selon laquelle la juge saisie de la requête a omis d’examiner la viabilité de la cause d’action en négligence dans son ensemble, notamment les questions de la norme de diligence, du manquement à cette norme, de la causalité et des dommages-intérêts. À la lumière de la discussion qui précède sur l’obligation de diligence, il reste trois éléments à examiner, soit le manquement à la norme de diligence, la causalité et les dommages-intérêts.

  • [51]Il est vrai que l’analyse que la juge saisie de la requête a faite de ces éléments est laconique. Elle a simplement déclaré ce qui suit au paragraphe 42 de ses motifs : « Je conclus que les autres éléments requis ont été présentés de manière à démontrer qu’il n’est pas évident et manifeste que la cause d’action en l’espèce est vouée à l’échec ». Cependant, elle avait précédemment indiqué, au paragraphe 22 de ses motifs, que « [l]es manquements au devoir de diligence incluent le fait que le Canada a ignoré à plusieurs reprises les appels à la réforme et n’a pas tenu ses promesses de faire mieux. Les actes de procédure contiennent les faits substantiels soutenant que des violations ont eu lieu [...] ». Elle a également renvoyé aux faits substantiels invoqués à l’appui de la demande en dommages-intérêts.

  • [52]Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que ces trois éléments sont invoqués dans l’acte de procédure. Le paragraphe 60 de la déclaration modifiée – qui a été reproduit en partie au paragraphe 27 – énonce une longue liste d’actes et d’omissions réputés constituer des manquements à l’obligation de diligence (ainsi qu’à l’obligation fiduciaire). Les paragraphes 72 à 76 détaillent les préjudices et les dommages que les membres du groupe auraient subis et attribuent ces pertes et dommages à la négligence (et autres inconduites) alléguées. Contrairement à ce qu’allègue le procureur général, l’affaire telle qu’elle a été plaidée n’est pas une affaire de négligence fondée sur de « simples rumeurs » du genre qui est décrié dans l’arrêt Société des loteries de l’Atlantique c. Babstock, 2020 CSC 19, au par. 33.

  • [53]Je suis d’avis que rien ne permet de conclure que la troisième contestation du procureur général, quant à la manière dont la juge saisie de la requête a traité l’allégation de négligence, a été établie.

  • [54]Les mesures de réparation demandées au paragraphe 1 de la déclaration modifiée comprennent notamment la suivante :

B. Manquement à l’obligation fiduciaire

[traduction]

un jugement déclarant que le Canada a manqué à ses obligations fiduciaires envers le demandeur et les membres du groupe en raison du financement, de la surveillance, du fonctionnement, de la supervision, du maintien et du soutien de ses détachements de la GRC et de ses agents de la GRC qui ont commis des voies de fait contre le demandeur et les membres du groupe dans l’exercice de leurs fonctions dans les territoires.

  • [55]Comme je l’ai mentionné précédemment, il est également demandé que soit rendu un jugement déclarant que le Canada est responsable des dommages causés par son manquement à l’obligation fiduciaire (et par sa négligence).

  • [56]La juge saisie de la requête a commencé son analyse de la cause d’action liée à l’obligation fiduciaire en mentionnant des observations faites par M. Nasogaluak à partir de commentaires formulés par notre Cour dans l’arrêt Brake c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 274, au par. 66. Dans cet arrêt, notre Cour a déclaré que « l’obligation fiduciaire dans [l]e contexte [du droit des Autochtones] constitue un domaine du droit qui évolue très rapidement [...] » de sorte que, « lorsque les domaines de l’obligation fiduciaire et du droit autochtone se recoupent, le fardeau est particulièrement lourd pour le défendeur qui cherche à faire radier un acte de procédure ».

  • [57]La juge saisie de la requête a trouvé un appui pour ce qu’elle a qualifié de « nouvelle » allégation de manquement à l’obligation fiduciaire dans la décision rendue par la Cour suprême intitulée Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, aux par. 49 et 50. Dans cet arrêt, la Cour suprême a déclaré que, dans le contexte autochtone, une obligation fiduciaire de la part de la Couronne peut naître de deux façons. Premièrement, elle peut découler du fait que la Couronne assume « des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers ». Deuxièmement, dans le contexte du droit privé, elle peut découler d’un engagement explicite ou implicite d’« agir au mieux des intérêts du bénéficiaire ou des bénéficiaires ». La Cour suprême a ajouté que, pour qu’une obligation fiduciaire découle d’un engagement, il doit également exister « une personne ou [...] un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire (le bénéficiaire ou les bénéficiaires) », ainsi qu’« un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire ou des bénéficiaires sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable ».

  • [58]Au paragraphe 54 de ses motifs, la juge saisie de la requête a jugé que les conditions énoncées dans l’arrêt Manitoba Metis pour établir l’existence d’une obligation fiduciaire fondée sur un engagement étaient « potentiellement satisfaites » par les faits substantiels invoqués :

L’engagement pourrait être présent par le fait que la GRC est le seul fournisseur de services de police dans les territoires; la catégorie définie d’Autochtones est soumise au contrôle de la GRC; et enfin, il y a un intérêt du bénéficiaire qui risque d’être compromis par l’exercice du pouvoir discrétionnaire et du contrôle de la GRC, à savoir son bien‐être et l’ordre.

  • [59]Elle a rejeté, au paragraphe 50, la prétention du procureur général selon laquelle la Couronne ne peut pas être un fiduciaire dans sa relation envers les Autochtones des territoires, parce que la GRC a l’obligation d’offrir des services de police à la population dans son ensemble. Elle a souscrit à la déclaration dans l’arrêt Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, au par. 44, selon laquelle « [v]u la responsabilité générale de l’État d’agir dans l’intérêt public, son obligation de loyauté envers une personne ou un groupe en particulier ne sera démontrée que dans de rares cas ». Elle a toutefois précisé, au paragraphe 53, que rareté ne signifiait pas impossibilité. Elle a également fait une distinction, aux paragraphes 55 et 56, entre sa décision en l’espèce et sa décision intitulée BigEagle c. Canada, 2021 CF 504 (appel entendu le 25 octobre 2022), qui a été publiée le même jour. Dans la décision BigEagle, la juge McVeigh a rejeté la requête en autorisation, jugeant que l’allégation de manquement à l’obligation fiduciaire également fondée sur la conduite de la GRC n’avait pas été correctement plaidée.

  • [60]Sur ce point, la juge saisie de la requête a conclu, au paragraphe 57, que, même si la cause d’action fondée sur le manquement à l’obligation fiduciaire semblait avoir peu de chances de succès, il n’était pas évident et manifeste qu’elle était vouée à l’échec.

  • [61]Devant notre Cour, le procureur général soutient que la juge saisie de la requête a commis une erreur en tirant cette conclusion. Il insiste sur le fait que [traduction] « l’obligation principale et publique de la GRC est de préserver la paix et d’appliquer la loi pour le bénéfice de tous les Canadiens » et il fait valoir que [traduction] « [l]es caractéristiques démographiques des territoires et le fait qu’il y ait une force de police ne transforment pas cette obligation publique en une obligation fiduciaire ». Il insiste, en se fondant sur l’arrêt Elder Advocates (au paragraphe 54), que [traduction] « [l]es exigences de l’obligation fiduciaire doivent être rigoureusement appliquées [...] ». Il affirme (au paragraphe 28 de son mémoire) que M. Nasogaluak n’a pas invoqué l’engagement exigé et ajoute qu’aucun engagement viable ne pourrait, en tout état de cause, être invoqué en l’espèce, car [traduction] « [l]’exigence essentielle selon laquelle le fiduciaire doit faire passer l’intérêt supérieur du bénéficiaire avant tout autre intérêt va à l’encontre de l’obligation de la Couronne – et de la GRC – d’agir dans le meilleur intérêt de la société dans son ensemble ».

  • [62]Je suis d’accord avec le procureur général sur ce point. Comme l’a ajouté la Cour suprême dans l’arrêt Elder Advocates (au paragraphe 31), « [l]a partie invoquant l’obligation [fiduciaire] doit pouvoir démontrer que, relativement à l’intérêt juridique particulier en jeu, le fiduciaire a renoncé aux intérêts de toutes les autres parties en faveur de ceux du bénéficiaire ». M. Nasogaluak ne l’a pas fait.

  • [63]Bien qu’une obligation fiduciaire puisse découler d’une loi (arrêt Elder Advocates, au par. 32), le cadre législatif pertinent en l’espèce ne permet pas de [traduction] « renoncer aux intérêts de toutes les autres parties en faveur de ceux du bénéficiaire ». Le procureur général affirme que ce cadre exige plutôt expressément que les agents de la GRC tiennent compte des droits de toutes les personnes avec lesquelles ils interagissent. L’article 37 de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. (1985), ch. R-10, énonce les responsabilités des membres et dispose qu’il incombe à tout membre :

de respecter les droits de toutes personnes;

de maintenir l’intégrité du droit et de son application ainsi que de l’administration de la justice;

de remplir ses fonctions avec promptitude, impartialité et diligence, conformément au droit et sans abuser de son autorité;

de veiller à ce que l’inconduite des membres ne soit pas cachée ou ne se répète pas;

de se conduire en tout temps d’une façon courtoise, respectueuse et honorable.

  • [64]Le Code de déontologie de la Gendarmerie royale du Canada, présenté en annexe du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (2014), DORS/2014-281, fournit plus de détails et dispose notamment que :

La conduite des membres envers toute personne est empreinte de respect et de courtoisie; ils ne font pas preuve de discrimination ou de harcèlement.

Les membres respectent la loi et les droits des individus.

Les membres agissent avec intégrité, équité et impartialité sans abuser de leur autorité, de leur pouvoir ou de leur position ou les compromettre.

Les membres font preuve de diligence dans l’exercice de leurs fonctions et de leurs responsabilités, notamment en prenant les mesures appropriées afin de prêter assistance à toute personne exposée à un danger réel, imminent ou potentiel.

Les membres emploient seulement la force raisonnablement nécessaire selon les circonstances.

Les membres se comportent de manière à éviter de jeter le discrédit sur la Gendarmerie.

  • [65]Comme le fait valoir le procureur général, il est très difficile de concilier ces fonctions prescrites par la loi, lesquelles s’appliquent dans les interactions entre les membres de la GRC et toutes les personnes avec lesquelles ils viennent en contact, avec un engagement de faire passer l’intérêt supérieur du groupe présumé avant d’autres intérêts. Quoi qu’il en soit, la déclaration modifiée ne mentionne aucun engagement de la sorte. Tout en tenant compte des déclarations de notre Cour dans l’arrêt Brake ainsi que de la mise en garde formulée par la Cour suprême dans l’arrêt Imperial Tobacco (voir le paragraphe 19 ci-dessus), je note que la Cour suprême a également établi que « [l]es demandes présentées contre le gouvernement qui ne respectent pas les conditions juridiques d’une obligation fiduciaire ne devraient pas être jugées recevables dans l’espoir qu’elles puissent finalement être accueillies » : arrêt Elder Advocates, au par. 54. À mon avis, c’est cette dernière proposition qui s’applique en l’espèce.

  • [66]Je suis d’avis que la réclamation relative au manquement à l’obligation fiduciaire doit être radiée.

  • [67]Aux alinéas 1d) et f) de la déclaration modifiée, il est demandé que soient rendus des jugements déclarant que [traduction] « le Canada et ses agents ont violé et continuent de violer de façon systématique les articles 7 et 15 de la Charte d’une manière qui, aux termes de l’article premier de la Charte, ne peut être justifiée dans une société libre et démocratique » et que « le Canada doit verser au demandeur et aux membres du groupe des dommages-intérêts en application du paragraphe 24(1) de la Charte pour la violation des articles 7 et 15 de la Charte relativement à des actes commis par des agents de la GRC ». Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, des dommages-intérêts de 500 millions de dollars sont réclamés (à l’alinéa 1g)) pour négligence et violation de la Charte.

  • [68]Pour jeter les bases des demandes fondées sur la Charte, la déclaration modifiée se fonde (aux paragraphes 64 et 65) sur des allégations formulées précédemment dans l’acte de procédure (aux paragraphes 15, 23 et 24) concernant la conduite de membres de la GRC. Il est allégué que cette conduite comprend non seulement l’arrestation, la détention et la mise sous garde d’Autochtones en raison de leur race ou de leur origine ethnique ou nationale, mais aussi le fait de soumettre ces personnes arrêtées ou en détention à des voies de fait et à une force excessive, notamment en les battant, en les frappant, en utilisant des vaporisateurs de poivre de Cayenne et en utilisant des armes à feu contre eux. Il est en outre allégué que la Couronne était au courant de ces pratiques, mais qu’elle n’a rien pour y mettre fin.

  • [69]Pour établir qu’une loi ou autre mesure gouvernementale viole l’article 7 de la Charte, le demandeur doit démontrer que cette loi ou mesure porte atteinte à sa vie, à sa liberté ou à la sécurité de sa personne, ou l’en prive, et que la privation va à l’encontre des principes de justice fondamentale : Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, au par. 68.

  • [70]Pour établir la demande fondée sur l’article 7, la déclaration modifiée note (aux paragraphes 62 à 66) que [traduction] « [l]a fréquence, la durée et la gravité des actes auxquels sont soumis les membres du groupe de la part du défendeur et de ses agents [...] constituent une violation des droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que la Charte garantit aux membres du groupe » et que [traduction] « [l]’usage généralisé d’une force excessive [...] envers les membres du groupe est arbitraire et exagérément disproportionné avec l’objet de l’utilisation de la force envers les détenus » et « ne cadre avec aucun principe de justice fondamentale ». Il est en outre allégué que rien, dans l’article premier de la Charte, ne justifie ce recours à une force excessive.

  • [71]La juge saisie de la requête a conclu, au paragraphe 65 de ses motifs, qu’il n’était pas évident et manifeste que la demande fondée sur l’article 7 serait vouée à l’échec. Elle a mentionné que l’acte de procédure énonçait les éléments nécessaires pour obtenir gain de cause aux termes de l’article 7 : une action gouvernementale, un risque pour la vie, la liberté et la sécurité de la personne qui en a résulté, la violation d’un principe de justice fondamentale, ainsi que l’absence de justification selon l’article premier. Elle a rejeté l’observation du procureur général fondée sur une décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt JB v. Ontario (Child and Youth Services), 2020 ONCA 198, demande de pourvoi rejetée, 39165 (8 octobre 2020), selon laquelle la demande fondée sur l’article 7 ne devrait pas être autorisée, car il s’agissait simplement d’une reformulation de la réclamation pour négligence. Elle a établi une distinction entre l’espèce et l’arrêt JB, en se basant sur les faits et pour le motif que la demande en l’espèce est une demande fondée sur une responsabilité « descendante » – qui ne dépend pas de circonstances individualisées.

  • [72]La juge saisie de la requête a également rejeté l’autre observation du procureur général selon laquelle les demandes fondées sur l’article 7 (et l’article 15) ne devraient pas être accueillies, car certains des actes reprochés précèdent l’entrée en vigueur de la Charte. La juge a déclaré que, même si cela pouvait entraîner le rejet de demandes de certains membres du groupe au niveau individuel, cela ne signifiait pas que la cause d’action dans son ensemble était vouée à l’échec.

  • [73]En appel, le procureur général fait principalement valoir que la juge saisie de la requête a commis une erreur en omettant de prendre en compte une « incohérence fondamentale » dans la réclamation, car elle a jugé que l’action s’inscrivait dans une démarche « descendante », mais qu’elle a analysé la cause d’action comme une série de manquements individuels, sans conduite systémique précise. Il fait valoir que, si la demande fondée sur l’article 7 s’inscrit véritablement dans une démarche « descendante », alors la conduite de membres particuliers de la GRC ne serait pas pertinente et la demande fondée sur la Charte équivaudrait à une remise en litige inadmissible d’une réclamation fondée sur la négligence.

  • [74]Je ne tiendrais pas compte de cette observation. Comme l’a conclu la juge saisie de la requête, tous les éléments d’une cause d’action fondée sur l’article 7 ont été plaidés. L’action gouvernementale invoquée à l’appui de la réclamation fondée sur l’article 7 comprend l’usage excessif systémique de la force. Bien que des actes semblables soient également invoqués pour appuyer la réclamation pour négligence systémique, cela ne constitue pas en soi un motif pour conclure qu’il n’existe aucune cause d’action valable fondée sur l’article 7; voir, par exemple, l’arrêt Francis, aux par. 94 à 110, où la responsabilité pour négligence et pour violation de l’article 7 (et de l’article 12) de la Charte a été établie sur la base de la même conduite sous-jacente. Le fait qu’il s’agisse d’une demande « descendante » ne signifie pas que la conduite alléguée relativement au fonctionnement et à la gestion de la GRC n’a pas pu être la cause de violations de droits garantis par la Charte à des membres individuels du groupe. Même si la même conduite ne peut pas servir à établir la responsabilité à la fois pour négligence et pour violation de la Charte, je laisserais au juge de première instance appelé à statuer sur les questions communes le soin de déterminer laquelle catégorie (s’il en est), parmi les deux catégories de réclamations, devrait être accueillie.

  • [75]Je ne relève aucune erreur justifiant l’infirmation de la décision dans l’appréciation de la juge saisie de la requête selon laquelle il n’est pas évident et manifeste que la réclamation fondée sur l’article 7 est vouée à l’échec.

  • [76]Le paragraphe 15(1) de la Charte est rédigé comme suit :

C. Violation de l’article 7 de la Charte

D. Violation de l’article 15 de la Charte

La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

  • [77]Pour établir qu’il y a eu violation du paragraphe 15(1), le demandeur doit démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée (1) crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et (2) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage : R. c. Sharma, 2022 CSC 39, au par28; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, au par. 27.

  • [78]Ainsi qu’il ressort clairement des paragraphes 67 et 72 précités, la réclamation fondée sur le paragraphe 15(1) est en grande partie plaidée conjointement avec la réclamation fondée sur l’article 7. Dans la partie de la déclaration modifiée qui porte expressément sur la violation du paragraphe 15(1) (paragraphes 67 à 70), il est allégué que des membres du groupe ont été victimes de discrimination fondée notamment sur leur race, leur identité nationale, leurs croyances spirituelles, leur appartenance religieuse et leur origine ethnique et que ces membres ont, de ce fait, subi un préjudice fondé sur des motifs énumérés. Les actes de discrimination sont réputés comprendre le fait que la GRC (1) a permis à ses agents de cibler des Autochtones pendant leur détention; (2) a permis à ses agents de faire un usage excessif de la force à l’encontre d’Autochtones en détention et (3) a fait montre de négligence, d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard d’une politique de discrimination envers les Autochtones en détention dans les territoires, ou a délibérément accepté cette politique ou en a fait activement la promotion. Il est allégué qu’aucune raison fondée sur l’article premier ne peut justifier pareille conduite.

  • [79]Devant la juge saisie de la requête, le procureur général a admis que les deux premières allégations, mais non la troisième, satisfaisaient au critère pour l’établissement d’une cause d’action valable. Cependant, comme il l’avait fait en lien avec la réclamation fondée sur l’article 7, il a soulevé une objection et fait valoir que la réclamation fondée sur le paragraphe 15(1) ne pouvait pas, malgré tout, être accueillie, car elle portait notamment sur une période qui précédait l’entrée en vigueur de la garantie d’égalité prévue par la Charte.

  • [80]La juge saisie de la requête a jugé que cette question était liée à la condition d’autorisation portant sur l’existence de « questions communes » et a déclaré que, si cela posait problème, il serait facile d’y remédier en divisant le groupe en deux sous-groupes. Par conséquent, la demande fondée sur le paragraphe 15(1) satisfait à la condition relative à l’existence d’une cause d’action valable.

  • [81]Le procureur général ne conteste pas cette décision de notre Cour.

  • [82]Pour les motifs énoncés précédemment, je conclus que la première condition d’autorisation est satisfaite, mais seulement en ce qui a trait à la réclamation pour négligence systémique (telle qu’elle a été modifiée) et aux réclamations fondées sur la Charte.

  • [83]À titre de référence, je répète ci-après la définition du groupe proposé :

E. Conclusion concernant l’existence d’une cause d’action valable

V. La juge saisie de la requête a-t-elle commis une erreur en concluant qu’il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes?

« Groupe » ou « membres du groupe » désigne

tous les Autochtones qui allèguent avoir été agressés à un moment ou à un autre alors qu’ils étaient sous la garde ou la détention d’agents de la GRC dans les territoires, et qui étaient en vie en date du 18 décembre 2016.

  • [84]Pour que la condition relative à l’existence d’un « groupe identifiable » soit satisfaite, « [l]a preuve doit présenter un certain fondement factuel permettant une définition objective du groupe qui a un lien rationnel avec le litige, mais ne dépend pas de l’issue de ce dernier » : arrêt Greenwood, au par. 168, renvoyant à la jurisprudence de notre Cour et de la Cour suprême du Canada.

  • [85]La juge saisie de la requête a conclu que ces critères ont été satisfaits. Elle a rejeté les observations du procureur général selon lesquelles la définition proposée était imprécise, trop large et ingérable ou, plus précisément, (1) qu’elle était fondée sur des critères non objectifs, car le critère fondé sur la formulation d’une allégation n’était pas suffisamment objectif; (2) qu’elle était inutilement complexe, car elle exigerait qu’il soit déterminé si les membres du groupe proposé étaient considérés comme des Autochtones aux termes de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982; (3) qu’elle était trop large, car la période visée par le recours collectif remontait à 1928; (4) qu’elle était trop inclusive en raison de la disparité des expériences mettant en cause ses membres et la GRC; (5) qu’elle était ingérable, car elle englobait des personnes qui avaient simplement formulé des allégations; (6) qu’elle n’avait aucun fondement factuel, car la preuve par affidavit ne corroborait pas des allégations de voies de fait illégales et (7) qu’elle n’avait aucun lien rationnel avec les questions communes proposées, car les actes de procédure ne faisaient état d’aucun lien de causalité entre les allégations de voies de fait et les questions communes.

  • [86]En rejetant ces observations, la juge saisie de la requête a noté qu’une définition de groupe fondée sur des allégations de préjudice, de perte ou de dommage attribuable à l’inconduite alléguée avait été acceptée dans l’arrêt Rumley. Elle s’est également dite d’avis qu’il ne serait pas trop complexe de déterminer le statut d’Autochtone.

  • [87]Devant notre Cour, le procureur général fait essentiellement valoir les mêmes objections à la définition du groupe proposé que celles qu’il a soulevées devant la juge saisie de la requête. Il soutient que la définition du groupe telle qu’elle a été présentée est subjective et non objective, car elle est fondée sur des allégations de voies de fait. Il souligne que, pour qu’il y ait agression, il faut établir une intention de la part de l’auteur, de créer, chez la victime, une appréhension raisonnable d’un danger imminent : McLean v. McLean, 2019 SKCA 15, au par. 59. Il ajoute que l’article 25 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, autorise les agents de police à user d’une force raisonnable, de sorte qu’il est d’autant plus complexe de savoir si des allégations de voies de fait mettent en cause des voies de fait véritables.

  • [88]Le procureur général allègue en outre que l’arrêt Rumley diffère de l’espèce : cet arrêt porte sur des allégations formulées par des membres d’un groupe restreint et il met en cause une nette obligation de la part de la province de protéger ces membres. Selon lui, des définitions de groupe fondées sur des réclamations ne sont pas toujours acceptées et, lorsqu’elles le sont, elles sont alors liées à des critères objectifs. Il affirme qu’il n’existe, en l’espèce, aucun lien rationnel entre la définition du groupe et les questions communes et que cette absence rend le recours collectif irrecevable. Il soutient en outre que, quoi qu’il en soit, aucun élément de preuve ne corrobore une période remontant à 1928, car la preuve par affidavit, qui a été présentée par les membres du groupe proposé et qui décrit les mauvais traitements de la part de la GRC, ne remonte qu’à 1990.

  • [89]En réponse, M. Nasogaluak affirme que la définition du groupe est objective et non subjective et qu’il était loisible, pour la juge saisie de la requête, de se fonder sur les ressemblances avec l’arrêt Rumley pour approuver la définition en l’espèce. Il présente une liste non exhaustive de six autres recours collectifs qui ont été autorisés et dans lesquels la définition du groupe était fondée sur des réclamations. Il renvoie notre Cour aux commentaires formulés par le juge Winkler (tel était alors son titre) dans la décision Attis v. Canada, 2007 CanLII 15231 (ON SC), aux par. 56 et 57, en examinant les critiques formulées à l’endroit des définitions de groupe fondées sur des réclamations et en faisant valoir que, lorsque ces définitions sont utilisées à bon escient, elles sont parfaitement conformes aux objectifs de la définition de groupe. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, 2001 CSC 46, au par. 38, ces objectifs consistent à déterminer qui a droit aux avis, qui a droit à la réparation (si une réparation est accordée) et qui est lié par le jugement.

  • [90]Il ne semble pas que notre Cour ait statué sur le caractère approprié, ou non approprié, des définitions de groupe fondées sur des réclamations. Cependant, d’autres cours d’appel l’ont fait. C’est le cas notamment de la Cour d’appel de la Saskatchewan qui, dans l’arrêt Merck Frosst Canada Ltd. v. Wuttunee, 2009 SKCA 43, demande de pourvoi rejetée, [2008] C.S.C.R. no 512, a passé en revue plusieurs décisions d’autorisation rendues dans d’autres provinces (notamment l’arrêt Attis), dont certaines ont accepté, et d’autres ont rejeté, des définitions de groupe fondées sur des réclamations. La Cour d’appel a conclu en ces termes (au paragraphe 103) :

[traduction]
À mon avis, ce qui se dégage de cet examen est qu’il faut exiger un examen approfondi des faits et des circonstances propres à une affaire avant de décider : (1) si une définition de groupe particulière est trop large pour satisfaire au critère voulant qu’il doive exister un lien rationnel entre les causes d’action et les questions communes formulées dans le litige; (2) si une définition basée sur le bien-fondé mènera nécessairement à un cercle vicieux ou sera par ailleurs inadmissible et (3) si une définition de groupe fondée sur des réclamations répond de manière satisfaisante aux exigences d’objectivité et de certitude eu égard aux objectifs établis de la définition de groupe.

  • [91]La Cour d’appel a ensuite admis (au paragraphe 106, souligné dans l’original) qu’une [traduction] « définition établie en fonction des personnes qui revendiquent une perte ou un préjudice [...] serait, en soi, liée à un fait ou à un événement objectif et vérifiable [...] ».

  • [92]La déclaration faite par la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’arrêt Wuttunee, qui a été cité précédemment au paragraphe 90, a été approuvée par la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador dans l’arrêt Dow Chemical Company v. Ring, Sr., 2010 NLCA 20, au par. 71, demande de pourvoi rejetée, 2010 CanLII 61130 (CSC). L’approche qui y est proposée à l’égard de la question de l’existence d’un groupe identifiable a également été appliquée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Kwicksutaineuk/Ah-Kwa-Mish First Nation v. Canada (Attorney General), 2012 BCCA 193, aux par. 90 à 99, demande de pourvoi rejetée, 2012 CanLII 70221 (CSC).

  • [93]J’adopterais moi aussi l’approche définie dans l’arrêt Wuttunee. Je suis d’avis que la définition de groupe fondée sur les réclamations, qui est appliquée en l’espèce, est suffisamment objective pour satisfaire aux objectifs de la définition de groupe.

  • [94]Je devrais peut-être préciser que cette conclusion n’est pas largement fondée sur l’arrêt Rumley. Comme d’autres l’ont souligné, il semble que, lorsque la Cour suprême a été saisie du litige Rumley, la définition de groupe n’avait jusque-là fait l’objet d’aucune contestation, et la Cour d’appel de la Saskatchewan n’a formulé aucun commentaire sur cette question : voir l’arrêt Wuttunee, aux par. 97 et 102, citant des extraits de l’arrêt Attis, au par. 55.

  • [95]J’examinerai maintenant la prétention du procureur général selon laquelle la juge saisie de la requête a commis une erreur manifeste et dominante en acceptant la définition du groupe proposé, malgré l’absence du lien rationnel exigé entre la définition et les questions communes. Je n’accepte pas cette prétention. Comme le fait valoir M. Nasogaluak, cet argument ne tient pas compte de la théorie « descendante » systémique en l’espèce. Selon le procureur général, il faut d’abord prouver que des agressions individuelles ont eu lieu avant d’entreprendre toute enquête sur les lacunes systémiques alléguées. Cependant, ce qui est allégué au nom du groupe proposé est que le préjudice individuel découle des lacunes systémiques mentionnées dans la déclaration modifiée. Comme l’a admis la juge saisie de la requête (au paragraphe 102 de ses motifs),

[i]l ne sera pas nécessaire de procéder à une évaluation individuelle tant que les points de droits communs n’auront pas été tranchés. Il en est ainsi, parce que les réclamations ne portent pas sur la question de savoir si [un] agent de la GRC a illégalement agressé un membre du groupe, mais plutôt sur celle de savoir si le fonctionnement de la GRC crée un système où les agressions illégales se produisent. Une fois que cela aura été déterminé, il sera alors possible d’établir si un membre particulier du groupe a été victime de ce système.

  • [96]Quant à la période visée par le recours collectif, il a été établi devant la juge saisie de la requête (fait mentionné au paragraphe 6 de ses motifs) que la GRC offre des services de police dans les territoires depuis 1928. Le dossier qui a été présenté à la juge comprenait notamment la reconnaissance, par l’actuelle commissaire de la GRC, que, non seulement le racisme systémique existe aujourd’hui au sein de la GRC, mais aussi qu’[traduction] « [a]u cours de [son] histoire, [la GRC n’a] pas toujours traité les personnes racisées et les Autochtones de façon équitable, et c’est toujours le cas aujourd’hui » : déclaration de la Commissaire Brenda Lucki datée du 12 juin 2020, cahier d’appel, p. 3138. Cette reconnaissance satisfait à l’exigence quant à l’existence d’un certain fondement factuel pour étayer la période visée par le recours.

  • [97]Bien que le caractère gérable du groupe tel qu’il a été défini posera vraisemblablement certains problèmes, étant donné la période visée par le recours et la disparité des lieux potentiellement visés, il existe des techniques pour pallier ces problèmes : voir l’arrêt Rumley, aux par. 31 et 32. De plus, l’ajout, dans la définition du groupe, de la disposition restrictive selon laquelle les membres du groupe devaient être en vie en date du 18 décembre 2016, devrait en atténuer la complexité dans une certaine mesure.

  • [98]Enfin, en ce qui a trait à cette condition, je rejette la prétention selon laquelle l’utilisation du terme « Autochtones » fait en sorte qu’il devient d’une complexité insurmontable d’identifier les membres du groupe. À l’alinéa 2a) de la déclaration modifiée, la définition des termes « Autochtone » et « personne(s) autochtone(s) » est directement liée aux droits garantis par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. La Cour fédérale a approuvé une définition comparable en accordant une autorisation dans les décisions Gottfriedson c. Canada, 2015 CF 766 et 2015 CF 706. Dans la plupart des cas, on peut s’attendre à ce que la définition ne soulève aucun doute quant aux personnes visées. En cas de litige, il existe des outils judiciaires qui peuvent être consultés pour encadrer l’application de la définition : voir, par exemple, l’arrêt R. c. Desautel, 2021 CSC 17.

  • [99]Je ne relève aucune erreur justifiant l’infirmation de la décision dans la conclusion de la juge saisie de la requête sur la question de l’existence d’un « groupe identifiable ».

  • [100]Dans l’arrêt Greenwood, notre Cour a décrit en ces termes la nature de l’analyse requise pour déterminer si la condition relative à l’existence de « questions communes » est satisfaite (au paragraphe 180, renvoyant à la jurisprudence de la Cour suprême et à la décision de notre Cour dans l’arrêt Brake) :

VI. La juge saisie de la requête a-t-elle commis une erreur en concluant que les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre?

L’analyse qui permet de déterminer si un recours collectif proposé présente les questions communes nécessaires pour en justifier l’autorisation est téléologique. Elle examine les questions communes pour décider si elles constituent un élément essentiel des réclamations de chaque membre, et si leur examen commun permettra d’éviter la répétition dans l’appréciation des faits ou l’analyse juridique. Il n’est pas essentiel que les questions communes prédominent sur celles qui ne concernent qu’un membre, que les réponses à ces questions permettent d’établir la responsabilité ou que les membres du groupe soient dans une situation identique par rapport aux questions communes. L’existence des questions communes sera confirmée si elles permettent de faire avancer les réclamations des membres du groupe, ce qui sera le cas à moins que des questions individuelles aient une importance beaucoup plus grande [...].

  • [101]La juge saisie de la requête a certifié les questions suivantes à titre de questions communes :

a) Du fait de sa gestion de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) ou du fonctionnement de cette dernière, le défendeur a‐t‐il manqué à une obligation de diligence envers les membres du groupe de les protéger contre un préjudice physique ou psychologique donnant lieu à un droit d’action?

b) Du fait de sa gestion de la GRC ou du fonctionnement de cette dernière, le défendeur a‐t‐il manqué à une obligation fiduciaire envers les membres du groupe de les protéger contre un préjudice physique et psychologique donnant lieu à un droit d’action?

c) Du fait de sa gestion de la GRC ou du fonctionnement de cette dernière, le défendeur a‐t‐il violé le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne des membres du groupe, droit garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

d) Si la réponse à la question commune c) est « oui », les actes du défendeur ont‐ils violé les droits du groupe d’une manière qui va à l’encontre des intérêts de la justice fondamentale au titre l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

e) Les actes du défendeur ont‐ils violé le droit des membres du groupe à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur la race, la religion ou l’origine ethnique, droit garanti par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés?

f) Si la réponse aux questions communes c) et d) ou à la question commune e) est « oui », les actions du défendeur sont‐elles justifiées aux termes de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, et le cas échéant, dans quelle mesure et pour quelle période?

g) Si la réponse aux questions communes c) et d) ou à la question commune e) est « oui », mais que la réponse à la question commune f) est « non », les dommages‐intérêts constituent‐ils une réparation convenable et juste au titre de l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés relativement à ces violations?

h) Si la réponse à l’une des questions communes a), b) ou g) est « oui », la Cour peut‐elle procéder à une évaluation globale du préjudice par certains membres du groupe ou par la totalité de ceux‐ci dans le cadre de l’instruction des questions communes, et, le cas échéant, à hauteur de quel montant?

i) La conduite du défendeur justifie‐t‐elle l’octroi de dommages punitifs ou majorés?

j) Si la réponse à la question commune ci‐dessus est « oui », quel montant devrait être adjugé à titre de dommages‐intérêts punitifs à l’encontre du défendeur?

  • [102]En certifiant ces questions communes, la juge saisie de la requête a conclu que ces questions offraient un moyen approprié pour faire avancer l’instruction, en évitant la répétition de l’analyse juridique. Elle a rejeté l’observation du procureur général – observation qui a été répétée devant notre Cour – selon laquelle un nombre anormalement élevé d’enquêtes individuelles sur les faits serait nécessaire. Elle a plutôt déclaré, au paragraphe 101 de ses motifs, que « [l]es réponses aux questions communes, qu’elles soient positives ou négatives, permettront ensuite de déterminer les situations individuelles des membres du groupe pour lesquelles un certain degré d’évaluation individuelle sera approprié ». C’est précisément ce que prévoit le plan relatif à la poursuite de l’instance qui a été approuvé par la juge saisie de la requête. Bien sûr, si les réponses aux questions communes relatives à la responsabilité sont négatives, il se pourrait qu’aucune enquête individuelle ne soit nécessaire.

  • [103]Le procureur général affirme que l’autre déclaration faite par la juge, au paragraphe 102 de ses motifs, selon laquelle « [l]e préjudice subi par le membre du groupe est à la fois une preuve du système et une cause potentielle de dommages », indique clairement que le règlement des questions communes est tributaire, et découle nécessairement, des conclusions de fait individuelles. Je ne suis pas de cet avis; selon moi, cette déclaration ne fait que reconnaître d’une autre manière le caractère systémique de la demande de M. Nasogaluak.

  • [104]Le procureur général soutient en outre que les questions communes certifiées vont au-delà de la portée des éléments de preuve qui ont été présentés à la juge saisie de la requête. Mais comme l’indique M. Nasogaluak dans sa réponse, il n’est pas nécessaire que les éléments de preuve présentés à l’appui d’une requête en autorisation établissent le bien-fondé de l’affaire; il suffit qu’ils démontrent un certain fondement factuel en ce qui a trait aux questions communes : arrêt Pro-Sys, aux par. 100 et 110.

  • [105]En l’espèce, le dossier comprend, outre la preuve par affidavit mentionnée aux paragraphes 15 et 16 précités et la déclaration de la Commissaire Lucki mentionnée au paragraphe 96, la preuve par affidavit de l’expert Scot Wortley, Ph. D., professeur agrégé au Centre of Criminology and Sociolegal Studies, Université de Toronto. Ce dernier a déclaré qu’il analyserait les documents obtenus dans le cadre de l’interrogatoire préalable en utilisant les modèles qu’il a décrits, et que cette analyse l’aiderait à déterminer dans quelle mesure la partialité raciale et les lacunes systémiques contribuent à l’usage de la force par la GRC contre les peuples autochtones dans les territoires, ainsi qu’à déterminer si la collecte de données par la GRC, les politiques sur l’usage de la force, les politiques anti-partialité et la formation sont efficaces et appropriées et si elles satisfont aux normes requises pour assurer la mise en place de services de police équitables dans les territoires : cahier d’appel (format PDF), p. 2894 et 3149.

  • [106]Comme l’indique clairement le libellé de l’alinéa 334.16(1)c) des Règles, la condition d’autorisation relative aux « points communs » peut être satisfaite, « que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre ». De nombreuses autres affaires ont démontré que plusieurs réclamations systémiques, comparables à celles faites en l’espèce, ont satisfait à cette condition ou à des conditions d’un libellé semblable : voir, par exemple, l’arrêt Rumley, aux par. 27 et 30; Canada c. M. Untel, 2016 CAF 191, au par. 63; l’arrêt Greenwood, aux par. 183 et 184; l’arrêt Francis, aux par. 106 et 107. De nombreux autres exemples sont présentés à la note en bas de page 103 du mémoire de l’intimé.

  • [107]À deux exceptions près, je conviens avec la juge saisie de la requête qu’il existe un certain fondement factuel pour les questions communes qu’elle a certifiées, et qu’elle n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en les certifiant.

  • [108]La première exception découle de ma conclusion selon laquelle la réclamation relative au manquement à l’obligation fiduciaire ne peut être certifiée. Il s’ensuit que la question dirigée sur cette cause d’action – la question b) – devrait être annulée.

  • [109]La deuxième exception concerne la certification, par la juge saisie de la requête, d’une question – la question h) – sur l’évaluation globale des dommages-intérêts. Elle est rédigée comme suit :

Si la réponse à l’une des questions communes a) [manquement à l’obligation de diligence], b) [manquement à l’obligation fiduciaire] ou g) [dommages-intérêts au titre de la Charte] est « oui », la Cour peut‐elle procéder à une évaluation globale du préjudice par certains membres du groupe ou par la totalité de ceux‐ci dans le cadre de l’instruction des questions communes, et, le cas échéant, à hauteur de quel montant?

  • [110]Le paragraphe 334.28(1) des Règles autorise un juge à rendre une ordonnance relativement à l’évaluation d’une réparation pécuniaire, y compris une évaluation globale, qui est due au groupe ou au sous-groupe. Cependant, le dossier qui a été présenté à la juge saisie de la requête ne contenait aucun élément de preuve sur quelque méthode permettant de mener une évaluation globale; de même, le plan relatif à la poursuite de l’instance ne fournit aucun renseignement sur la manière dont une telle évaluation serait menée.

  • [111]Dans l’arrêt Greenwood, face à un vide factuel comparable, notre Cour a conclu (aux paragraphes 188 et 189) qu’il n’existait aucun fondement factuel justifiant la certification d’une question commune liée à l’évaluation globale des dommages-intérêts et que le juge saisi de la requête avait commis une erreur manifeste et dominante en la certifiant. De même, dans l’arrêt Lewis v. WestJet Airlines Ltd., 2022 BCCA 145, aux par. 158 à 160, demande de pourvoi rejetée, 2019 CanLII 64825 (CSC), la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a récemment confirmé la décision d’un juge chargé d’autoriser le recours collectif qui avait refusé de certifier une question commune liée à l’évaluation globale des dommages-intérêts dans des circonstances comparables.

  • [112]Je suis d’avis qu’il convient, sur cette question, de suivre le raisonnement exposé dans l’arrêt Greenwood.

  • [113]M. Nasogaluak soutient que nous ne devrions pas le faire, car la réclamation de dommages-intérêts globaux en l’espèce comprend une réclamation pour violations de la Charte; une catégorie « variable » de dommages qui n’était pas en litige dans l’arrêt Greenwood. Il soutient en outre que les rapports de M. Wortley peuvent être utilisés pour proposer une méthode pour évaluer les dommages‐intérêts fondés sur la Charte.

  • [114]Je ne suis pas de cet avis. Le fait que les dommages-intérêts globaux réclamés en l’espèce consistent en partie en des dommages‐intérêts fondés sur la Charte ne dégage pas M. Nasogaluak de l’obligation de proposer une méthode pour déterminer ces dommages-intérêts. Et je ne vois rien dans les rapports de M. Wortley qui répond, ou répondrait, à cette obligation.

  • [115]Par conséquent, j’exigerais qu’une modification soit apportée à l’ordonnance d’autorisation afin que soit supprimée la question commune sur les dommages-intérêts globaux. Sa suppression n’empêcherait pas le juge de première instance appelé à statuer sur les questions communes de conclure que l’exigence relative à l’octroi de dommages-intérêts globaux est satisfaite et d’accorder ces dommages-intérêts globaux, s’il y a lieu, sans qu’il soit nécessaire de procéder à des évaluations individuelles : arrêt Pro‐sys, au par. 134; arrêt Lewis, au par. 160; Good v. Toronto Police Services Board, 2016 ONCA 250, au par. 75. Par conséquent, malgré ma conclusion concernant la demande de dommages-intérêts globaux à cette étape de l’instance, il demeure possible que des dommages-intérêts globaux soient accordés lors de l’instruction des questions communes et pas seulement dans le cadre d’évaluations individuelles subséquentes.

  • [116]Comme l’a déclaré la juge saisie de la requête, au paragraphe 113 de ses motifs, en renvoyant aux arrêts Hollick, au par. 27 et AIC Limitée c. Fischer, 2013 CSC 69, au par. 22, l’analyse relative au meilleur moyen de régler l’affaire s’effectue à la lumière des trois principaux objectifs du recours collectif : l’économie des ressources judiciaires, la modification des comportements et l’accès à la justice. Elle a conclu que, « [d]ans cette optique, et compte tenu de la vulnérabilité des populations autochtones du Nord, il est évident qu’un recours collectif est le meilleur moyen de régler [l]es questions [communes] ».

  • [117]La juge saisie de la requête n’a pas retenu les observations du procureur général selon lesquelles des actions civiles individuelles ou un processus de traitement des plaintes seraient de meilleurs recours pour les personnes alléguant avoir été victimes d’agressions, et qu’une enquête publique serait le meilleur moyen d’examiner les questions systémiques. Elle a conclu que les frais à débourser en vue d’intenter des actions civiles individuelles seraient prohibitifs, étant donné la situation économique générale des membres du groupe. Quoi qu’il en soit, aucun élément de preuve n’indique la mise en place d’une procédure de traitement des plaintes ou la tenue d’une enquête publique.

  • [118]La juge saisie de la requête a également examiné et appliqué l’alinéa 334.18a) des Règles qui dispose qu’un juge

VII. La juge saisie de la requête a-t-elle commis une erreur en concluant que le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les questions communes de droit ou de fait?

ne peut invoquer uniquement un ou plusieurs des motifs ci-après pour refuser d’autoriser une instance comme recours collectif :

a) les réparations demandées comprennent une réclamation de dommages-intérêts qui exigerait, une fois les points de droit ou de fait communs tranchés, une évaluation individuelle [...].

  • [119]Devant notre Cour, le procureur général soutient que la juge saisie de la requête a commis une erreur manifeste et dominante en concluant qu’un recours collectif constituait le meilleur moyen de régler l’affaire. Il affirme que la juge était tenue, à la fois par le paragraphe 334.16(2) des Règles et par l’arrêt Hollick, de prendre en compte l’importance des questions communes en regard des réclamations dans leur ensemble, mais qu’elle ne l’a pas fait.

  • [120]Je ne souscris pas à l’existence des lacunes alléguées. Au paragraphe 109 de ses motifs, dans la partie des motifs portant sur le meilleur moyen de régler l’affaire, la juge saisie de la requête renvoie expressément à l’observation du procureur général selon laquelle,

dans le contexte de la demande dans son ensemble, la mesure dans laquelle l’instruction des questions communes ferait avancer les réclamations du groupe proposé serait faible par rapport à la réclamation fondée en droit que chaque membre du groupe devrait établir lors d’une instruction des points individuels.

  • [121]Elle a ajouté que le procureur général avait « mentionné que, même si on devait conclure à l’existence d’un devoir de diligence, les questions du manquement à la norme de diligence, de la causalité et des dommages devront tout de même faire l’objet d’une évaluation individuelle ».

  • [122]Même si la juge saisie de la requête n’a pas accepté la thèse du procureur général sur ce point, elle a manifestement tenu compte de l’importance des questions communes en regard des réclamations dans leur ensemble avant de décider qu’un recours collectif était le meilleur moyen de régler l’affaire. Je ne relève aucune erreur manifeste et dominante dans cette décision – une décision qui commande la retenue.

  • [123]J’accueillerais l’appel en partie, j’annulerais l’ordonnance d’autorisation et je renverrais l’ordonnance à la Cour fédérale afin qu’elle soit modifiée conformément aux présents motifs. La Cour fédérale devrait également exiger que le plan relatif à la poursuite de l’instance soit modifié conformément aux présents motifs. En application de l’article 334.39 des Règles, je ne rendrais aucune ordonnance quant aux dépens.

VIII. Règlement proposé

« J.B. Laskin »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

Judith M. Woods, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

René LeBlanc, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-188-21

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. JOE DAVID NASOGALUAK

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 mai 2022

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LASKIN

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

Le 17 mars 2023

COMPARUTIONS :

Christine Ashcroft

Brent Thompson

Sydney McHugh

Pour l’appelant

James Sayce

Sue Tan

Steven Cooper

Mary Grzybowska

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’appelant

Koskie Minsky LLP

Toronto (Ontario)

POUR L’INTIMÉ

 

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