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Date : 20230412


Dossier : A-205-21

Référence : 2023 CAF 75

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

LA FÉDÉRATION DE LA POLICE NATIONALE

défenderesse

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 15 décembre 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 avril 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20230412


Dossier : A-205-21

Référence : 2023 CAF 75

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

LA FÉDÉRATION DE LA POLICE NATIONALE

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LEBLANC

I. Introduction

[1] Le procureur général du Canada (le P.G.C.) demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (2021 CRTESPF 77) (la Décision), qui a accueilli la plainte déposée par la défenderesse, la Fédération de la police nationale (FPN), en application de l’article 190 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (la Loi).

[2] Dans sa plainte (la plainte relative au gel), la FPN alléguait que l’employeur, le Conseil du Trésor, par l’intermédiaire de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC ou l’employeur), a violé l’article 56 de la Loi en convertissant – ou « civilarisant » –, durant la « période de gel » prescrite par cette disposition, cinq postes qui étaient traditionnellement occupés par des membres réguliers de la GRC pour les transformer en postes occupés par des fonctionnaires représentés par un agent négociateur différent (les postes en litige ou les postes convertis). Il s’agit de cinq postes sur environ 50 postes d’instructeur/de facilitateur du Programme d’instruction des cadets pour les nouvelles recrues, offert par la Division Dépôt de la GRC située à Regina, en Saskatchewan.

[3] Devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission), la GRC a fait valoir, sans succès, que l’article 56 ne pouvait être invoqué pour paralyser les droits de la direction énoncés à l’article 7 de la Loi, à moins que ces droits n’aient été délibérément cédés par voie de négociation, ce qui n’a pas été fait en l’espèce. Ces droits comprennent notamment l’attribution de fonctions à des fonctionnaires et la classification des postes associés à ces fonctions.

[4] Ces deux dispositions, qui sont au cœur de la présente affaire, sont rédigées comme suit :

Maintien du droit de l’employeur

Right of employer preserved

7 La présente loi n’a pas pour effet de porter atteinte au droit ou à l’autorité du Conseil du Trésor ou d’un organisme distinct quant à l’organisation de tout secteur de l’administration publique fédérale à l’égard duquel il représente Sa Majesté du chef du Canada à titre d’employeur, à l’attribution des fonctions aux postes et aux personnes employées dans un tel secteur et à la classification de ces postes et personnes.

7 Nothing in this Act is to be construed as affecting the right or authority of the Treasury Board or a separate agency to determine the organization of those portions of the federal public administration for which it represents Her Majesty in right of Canada as employer or to assign duties to and to classify positions and persons employed in those portions of the federal public administration.

[…]

Maintien des conditions d’emploi

Continuation of terms and conditions

56 Après notification d’une demande d’accréditation faite en conformité avec la présente partie ou la section 1 de la partie 2.1, l’employeur ne peut modifier les conditions d’emploi applicables aux fonctionnaires de l’unité de négociation proposée et pouvant figurer dans une convention collective, sauf si les modifications se font conformément à une convention collective ou sont approuvées par la Commission. Cette interdiction s’applique, selon le cas :

56 After being notified of an application for certification made in accordance with this Part or Division 1 of Part 2.1, the employer is not authorized, except under a collective agreement or with the consent of the Board, to alter the terms and conditions of employment that are applicable to the employees in the proposed bargaining unit and that may be included in a collective agreement until

a) jusqu’au retrait de la demande par l’organisation syndicale ou au rejet de celle-ci par la Commission;

(a) the application has been withdrawn by the employee organization or dismissed by the Board; or

b) jusqu’à l’expiration du délai de trente jours suivant la date d’accréditation de l’organisation syndicale.

(b) 30 days have elapsed after the day on which the Board certifies the employee organization as the bargaining agent for the unit.

[5] Subsidiairement, la GRC alléguait que, même si l’article 56 s’appliquait en l’espèce, elle demeurait libre de continuer à exercer ses droits de la direction comme elle l’avait fait avant le gel, à condition qu’elle le fasse d’une manière conforme à sa politique habituelle de gestion, ce que la GRC allègue avoir fait en l’espèce. La Commission en est arrivée à une conclusion différente. Selon la Commission, la civilarisation des postes en litige était incompatible avec les pratiques antérieures de gestion de la GRC, de sorte que la GRC ne pouvait pas invoquer une défense fondée sur le « maintien du cours normal des affaires ».

[6] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, il est demandé à notre Cour d’annuler la décision de la Commission et de renvoyer l’affaire à la Commission afin qu’elle soit réexaminée au motif que la Commission a commis des erreurs indéfendables dans son examen du contexte juridique limitant l’exercice de ses pouvoirs décisionnels, en faisant une interprétation erronée de l’article 7 et en appliquant d’une manière trop restrictive l’exception relative au « maintien du cours normal des affaires ».

II. Contexte

[7] La FPN est l’agent négociateur qui représente tous les membres réguliers et réservistes du rang de la GRC. Comme l’a déclaré notre Cour dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Fédération de la police nationale, 2022 CAF 80 (FPN 2022), avant que des modifications soient apportées à la Loi en 2017, les membres réguliers et les réservistes de la GRC n’étaient pas autorisés à se syndiquer ou à entamer des négociations collectives. Il en était ainsi depuis l’introduction de la négociation collective dans la fonction publique fédérale à la fin des années 1960. Cette restriction a été levée après qu’il a été conclu, dans l’arrêt Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3 (FPN 2022, au para. 15), que cette restriction empiétait de manière inacceptable sur la liberté d’association garantie par la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11.

[8] Le 18 avril 2017, la FPN a présenté une demande d’accréditation afin de devenir l’agent négociateur de ce groupe d’employés. La demande a été accueillie le 12 juillet 2019. Le 15 juillet 2019, la FPN a signifié à l’employeur un avis de négocier en application de l’article 105 de la Loi.

[9] Le 23 mai 2019, quelques semaines avant l’accréditation, la GRC a annoncé que les postes en litige, qui étaient vacants à l’époque, avaient été convertis en postes classifiés au groupe et au niveau AS-04 et qu’ils seraient pourvus par des fonctionnaires. Les titulaires des postes convertis, de même que les autres instructeurs et facilitateurs de la Division Dépôt de la GRC, aident à donner le cours Sciences policières appliquées (le cours sur les SPA), qui constitue l’élément central du Programme d’instruction des cadets.

[10] Personne ne conteste le fait que le cours sur les SPA avait toujours été donné par des membres réguliers de la GRC avant que la GRC fasse son annonce. Il n’est pas non plus contesté que les fonctions associées au poste d’instructeur des SPA requièrent une expérience en tant que policier.

[11] La plainte relative au gel a été déposée le 19 août 2019. Il y est allégué que la civilarisation des postes en litige, au moment où elle a été faite, équivaut à un changement unilatéral des conditions d’emploi des employés de l’unité de négociation (alors) proposée, ce qui va à l’encontre de l’article 56 de la Loi.

III. La décision de la Commission

[12] La Commission a défini en ces termes le cadre d’analyse qui s’applique aux plaintes relatives à un gel prévu par la Loi, que ce soit dans le contexte d’une demande d’accréditation ou d’un avis de négocier :

[55] L’analyse des deux types de plaintes commence par une première étape, au cours de laquelle le décideur évalue si la plainte satisfait au critère à quatre volets suivant [...] :

1) qu’une condition d’emploi existe le jour du dépôt de la demande d’accréditation (ou à la suite d’un avis de négocier, en cas de gel des négociations);

2) que l’employeur ait modifié la condition d’emploi sans le consentement ou l’approbation de la Commission (ou de l’agent négociateur, en cas de gel des négociations);

3) que la modification ait été apportée au cours de la période de gel;

4) que la condition d’emploi puisse être incluse dans une convention collective.

[56] Les plaintes qui répondent à ces quatre éléments passent ensuite à la deuxième étape de l’analyse, que l’on appelle couramment l’analyse du « maintien du cours normal des affaires ». Cette évaluation est exposée brièvement dans une décision souvent citée rendue par la Commission des relations de travail de l’Ontario (CRTO), intitulée Spar Professional and Allied Technical Employees Association v. Spar Aerospace Products Ltd., 1978 CanLII 2255 (CRTO), au paragraphe 23, comme suit :

[traduction]

23. L’approche du maintien du cours normal des affaires ne signifie pas qu’un employeur ne peut continuer de gérer ses activités. Elle signifie simplement qu’un employeur doit continuer de gérer ses activités en poursuivant les habitudes établies avant les circonstances ayant mené au gel, ce qui donne un point de départ clair pour la négociation et élimine l’effet de « douche froide » qu’un retrait d’avantages attendus aurait sur la représentation des employés par un syndicat [...]

(la Décision aux para. 55 et 56).

[13] La Commission a indiqué qu’il n’y avait pas de différend entre les parties quant au critère en deux étapes qui s’applique en l’espèce et elle a rappelé que ce cadre d’analyse reconnaît que les dispositions relatives au gel de la Loi ne fonctionnent pas « comme un gel profond » qui empêche les employeurs « d’apporter des changements au lieu de travail », à condition que ces changements s’inscrivent dans les habitudes établies (la Décision au para. 57).

[14] À la demande des parties, la Commission avait déjà décidé, dans une décision préliminaire rendue le 19 novembre 2020 (Fédération de la police nationale c. Conseil du Trésor (Gendarmerie royale du Canada), 2020 CRTESPF 102), que la plainte satisfaisait au quatrième volet de la première étape du critère. Dans cette décision (décision relative au quatrième volet du critère), la Commission a conclu que la Loi n’empêchait pas les parties d’accepter volontairement l’ajout, dans la convention collective, d’une disposition qui exigerait que seuls les membres réguliers de la GRC exercent certaines fonctions d’instruction à l’égard des cadets (la Décision au para. 58). La décision relative au quatrième volet du critère n’a pas été contestée.

[15] À la suite de cette décision préliminaire, la Commission s’est concentrée sur les autres volets du critère, plus précisément sur ce qu’elle considérait comme étant les deux principales questions en litige, à savoir : la condition d’emploi visée par l’analyse et l’analyse du maintien du cours normal des affaires (la Décision au para. 64).

A. La condition en litige

[16] En ce qui concerne la première question en litige – la condition d’emploi visée par l’analyse –, la Commission a d’abord examiné la jurisprudence avant d’entreprendre l’interprétation de l’article 7 de la Loi.

[17] Après avoir fait un examen en profondeur de sa propre jurisprudence, de la jurisprudence de commissions du travail d’autres administrations canadiennes et de la jurisprudence des cours fédérales, la Commission a rejeté la prétention de l’employeur selon laquelle les plaintes relatives au gel n’ont été accueillies que dans les cas où l’employeur avait volontairement accepté de renoncer aux droits de la direction énoncés à l’article 7 de la Loi. Elle a conclu que de telles prétentions n’étaient pas « viables à la lumière de la jurisprudence dans son ensemble », notant qu’elle a « toujours conclu que les droits de la direction pouvaient être circonscrits par les dispositions relatives au gel prévues dans la Loi » (la Décision au para. 109).

[18] Cela dit, la Commission a reconnu qu’aucune des décisions qu’elle avait examinées jusque-là « ne porte sur des questions qui relèvent aussi directement des droits de la direction énumérés à l’article 7 de la Loi que celle en l’espèce », mais elle a conclu que deux décisions rendues par la Commission du travail du Nouveau-Brunswick (C.U.P.E. v. New Brunswick (Treasury Board), 1984 CarswellNB 449, et C.U.P.E. Local 1190 v. New Brunswick (Board of Management), 2004 CarswellNB 632) (les décisions de la Commission du travail du N.-B.) traitaient de ces questions (la Décision aux para. 113 et 114). Plus précisément, la Commission a conclu que ces deux décisions étaient utiles pour deux raisons : premièrement, parce que les deux portaient sur une disposition de la Loi relative aux relations de travail dans les services publics du Nouveau-Brunswick, L.R.N.-B. 1973, chap. P-25, qui s’inspire de l’article 7 de la Loi et, deuxièmement, parce qu’il a été conclu, dans les deux décisions, que les dispositions relatives au gel de cette loi provinciale s’appliquent même à des modifications à la classification apportées par l’employeur (la Décision au para. 119).

[19] La Commission a conclu son examen de la jurisprudence en ces termes :

  • a)En ce qui concerne une plainte relative à un gel, on peut déterminer qu’il existe une condition d’emploi en fonction, par exemple, de lignes directrices et de pratiques antérieures de l’employeur; il est également reconnu qu’une condition d’emploi peut prendre la [forme] d’un exercice unilatéral du pouvoir de la direction.

  • b)La jurisprudence n’étaye toutefois pas la proposition selon laquelle, en l’absence d’une convention collective, les droits de la direction constituent une condition d’emploi gelée, de sorte que l’exercice de ces droits ne peut pas donner lieu à la modification d’une condition d’emploi afin de déterminer s’il y a eu violation du gel.

  • c)La jurisprudence reconnaît plutôt que, même si un employeur a le pouvoir discrétionnaire de modifier les conditions d’emploi maintenues en vigueur en vertu de la disposition relative au gel, l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire doit s’inscrire dans une tendance établie.

(la Décision au para. 121)

[20] La Commission s’est ensuite penchée sur l’interprétation de l’article 7 de la Loi, la deuxième question importante en litige qu’elle devait trancher pour déterminer s’il y avait eu violation de l’article 56. Reconnaissant qu’elle ne pouvait pas faire abstraction du « libellé simple et clair de l’article 7 », la Commission a rappelé que le sens de cette disposition « dépend[ait] non seulement du libellé, mais aussi du contexte et de l’objet, y compris le contexte et l’objet de l’article 56 » (la Décision aux para. 145 et 148).

[21] La Commission a conclu qu’une interprétation téléologique des deux articles permettait de conclure que ces dispositions « ne sont pas en conflit et qu’elles peuvent être lues et fonctionner ensemble dans le régime de la Loi ». La Commission a en outre jugé que cette interprétation était corroborée par la décision rendue par la Cour suprême du Canada intitulée Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 503 c. Compagnie Wal‑Mart du Canada, 2014 CSC 45, [2014] 2 R.C.S. 323 (Wal-Mart) (la Décision au para. 148).

[22] Bien que, selon la Commission, le libellé de l’article 56 de la Loi n’aille pas jusqu’à « éliminer ou même [...] geler entièrement les droits conférés à l’employeur à l’article 7 », cette disposition a néanmoins été rédigée de manière à « [circonscrire] le pouvoir discrétionnaire de l’employeur d’apporter des modifications à certaines conditions d’emploi, pendant une période donnée (comme il est indiqué aux alinéas 56a) et b)) », tout en prévoyant « certaines exceptions s’y afférant (“[…] sauf si les modifications se font conformément à une convention collective ou sont approuvées par la Commission[…])” » (la Décision au para. 152).

[23] Selon la Commission, cette approche est plus conforme « aux objectifs du gel prévu par la loi », lequel, en limitant les pouvoirs de gestion de l’employeur, vise à « faciliter l’accréditation et à favoriser entre les parties la négociation de bonne foi de la convention collective » et, en dernière analyse, « à favoriser l’exercice du droit d’association » (la Décision au para. 155, citant des extraits de l’arrêt Wal-Mart, aux para. 34 et 36).

[24] La Commission a déclaré que, si elle acceptait la thèse de l’employeur, elle « priverai[t] l’article 56 de la majeure partie de son objet » et, citant de nouveau l’arrêt Wal-Mart au paragraphe 49, que cela aurait pour effet de « permettre [à l’employeur] de continuer à utiliser ses pouvoirs de gestion comme si rien n’avait changé » et lui permettrait, ultimement, « de faire ce que la loi vise pourtant à prohiber » (la Décision au para. 157). Le fait que les articles 7 et 56 s’appliquent, a-t-elle souligné, « reconnaît qu’une fois que l’employeur est informé de la demande d’accréditation, il fait face à un nouvel ordre de relations de travail dont il doit tenir compte dans l’exercice de son pouvoir de gestion (voir Wal-Mart, au paragraphe 51) » (la Décision au para. 157).

[25] La Commission a conclu que ni la jurisprudence ni son interprétation de l’article 7 ne l’ont amenée à conclure que la condition qui avait été gelée lorsque la FPN a présenté sa demande d’accréditation « relevait exclusivement du droit illimité [de l’employeur] d’attribuer des fonctions ou de classifier des postes » (la Décision au para. 163). Comme l’a fait valoir la FPN, cette condition portait plutôt sur l’attribution des fonctions d’instructeurs des SPA à des membres réguliers, conformément à la pratique antérieure de la GRC.

[26] Ayant conclu qu’une condition d’emploi (selon laquelle seuls les membres réguliers exerçaient les fonctions d’instructeurs des SPA) existait le jour où la FPN a déposé sa demande d’accréditation et que cette condition d’emploi avait été modifiée par l’employeur durant la période de gel définie à l’article 56 sans obtenir l’approbation de la Commission et, tenant compte de la décision rendue relativement au quatrième volet du critère, la Commission a conclu que la plainte relative au gel satisfaisait aux quatre volets de la première étape du cadre d’analyse (la Décision aux para. 166 et 167).

B. La question du maintien du cours normal des affaires

[27] La Commission est ensuite passée à la deuxième étape de l’analyse et s’est demandée si la modification apportée par la GRC à la condition d’emploi existante avait été effectuée conformément aux pratiques de gestion antérieures de la GRC (la Décision au para. 168).

[28] Pour trancher cette question, la Commission a examiné les pratiques de gestion antérieures de la GRC dans leur ensemble, et pas uniquement celles visant les postes d’instructeurs des SPA, comme le lui demandait la FPN (la Décision au para. 174). Après avoir examiné en détail les éléments de preuve sur les pratiques de dotation de la GRC et sur les différents processus de civilarisation qui s’étaient produits au fil des ans, la Commission a conclu que, même s’il ne faisait aucun doute que la GRC avait modifié ses pratiques au cours des dernières années en faveur d’un recours accru à des fonctionnaires, la civilarisation en litige n’était pas conforme aux pratiques antérieures de la GRC (la Décision au para. 215).

[29] La Commission a noté que, bien que les postes convertis n’exigeaient pas en soi qu’il faille posséder « un insigne et un pistolet » – qui était l’un des critères utilisés par la GRC lors de précédents processus de civilarisation pour déterminer si certaines fonctions pouvaient être exécutées par un civil – il était entendu par les parties que seuls les policiers actuels ou anciens pouvaient « donner l’instruction, exécuter les scénarios des SPA, ainsi que surveiller et évaluer la progression des recrues dans le programme » (la Décision au para. 224). La Commission a également conclu que « la pratique antérieure de la civilarisation à la GRC se concentrait dans des domaines comme les ressources humaines, la planification stratégique, les relations avec les médias, l’analyse du renseignement, l’informatique et les postes de direction connexes », alors que les postes en litige étaient uniques, car « seuls des policiers actuels ou anciens pouvaient donner l’instruction » (la Décision au para. 229).

[30] La Commission a en outre conclu qu’il existait une « preuve non contestée » que, durant sa plus importante période de civilarisation, la GRC avait clairement décidé de ne pas civilariser les postes d’instructeurs des SPA. Des éléments de preuve indiquaient également que la civilarisation en litige avait été motivée par le désir « d’essayer quelque chose de nouveau » (la Décision au para. 232).

[31] La Commission a tenu à souligner qu’elle ne laissait pas entendre, par ces conclusions, qu’il était interdit à la GRC de civilariser des fonctions durant une période de gel. Ses conclusions avaient plutôt été largement influencées par le fait que « [l]e rôle [d’instructeur] des SPA est une situation relativement unique, et [par des] décisions et pratiques antérieures de gestion très précises » (la Décision au para. 234).

IV. Question en litige et norme de contrôle

[32] La seule question en litige en l’espèce est de savoir si notre Cour devrait infirmer la décision de la Commission selon laquelle la civilarisation des postes en litige en mai 2019 équivalait à une violation de l’article 56 de la Loi et que cette violation ne peut être justifiée par une défense fondée sur le maintien du cours normal des affaires.

[33] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est la norme de la décision raisonnable admise sur présomption, laquelle s’applique à tous les aspects des décisions administratives qui y sont assujettis, y compris les aspects mettant en doute l’interprétation que le décideur a faite de sa loi habilitante (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, au para. 25 (Vavilov)).

[34] Lors d’un contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable, l’enquête « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para. 83). En dernière analyse, la cour de révision doit déterminer si la décision administrative est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para. 85).

[35] Lorsque la question en litige porte plus précisément sur l’interprétation que le décideur a faite de sa loi habilitante, l’examen selon la norme de la décision raisonnable signifie que, bien que l’interprétation du décideur doive être conforme au texte, au contexte et à l’objet de la disposition en litige, comme l’exigent les principes bien établis d’interprétation des lois, la cour de révision doit s’abstenir de se livrer à une analyse de novo, de se demander quelle aurait été la bonne interprétation et de trancher elle-même la question en litige (Vavilov, aux para. 75, 83, 116 et 120; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Mason, 2021 CAF 156, au para. 20 (Mason)). Elle doit plutôt faire preuve de « retenue judiciaire ». Ce faisant, elle doit respecter « le rôle distinct des décideurs administratifs », examiner les « motifs du décideur avec une “attention respectueuse” » et chercher à « comprendre le fil du raisonnement » (Mason, au para. 20, citant l’arrêt Vavilov, aux para. 75 et 84).

[36] En ce qui a trait plus précisément à l’espèce, dans l’arrêt FPN 2022, qui porte sur un différend qui opposait les mêmes parties et qui concernait également la portée de l’article 56 de la Loi, notre Cour a formulé cet important rappel au sujet de la grande déférence que l’on doit à l’interprétation que fait la Commission des gels prévus par la loi :

[84] D’emblée, il convient de rappeler que les décisions comme celle en l’espèce sont relativement dépourvues de contraintes du fait de leur objet, du mandat légal de la Commission et de sa spécialisation dans l’exécution de ce mandat. Ainsi, concrètement, les décisions de la Commission dans ce type d’affaire font l’objet d’une grande déférence. L’interprétation du gel prévu par la loi est au cœur de l’établissement de l’équilibre des pouvoirs dans les relations patronales-syndicales, une question que les législateurs ont expressément confiée aux tribunaux spécialisés des relations de travail et sur laquelle ces derniers ont acquis un grand savoir-faire en traitant un grand nombre d’affaires dans ce domaine.

[85] Depuis plus d’un demi-siècle, les cours de ce pays ont uniformément conclu que les décisions de cette nature ne peuvent pas être infirmées à la légère. Il s’agit de l’approche qui a été adoptée à leur égard depuis les années 1970, dans les décisions Union internationale des employés des services, Local no. 333 c. Nipawin District Staff Nurses Association et al., [1975] 1 R.C.S. 382, 1973 CanLII 191 (CSC), et S.C.F.P. c. Société des Alcools du N.-B., [1979] 2 R.C.S. 227, 1979 CanLII 23 (CSC), et jusqu’à ce jour.

[86] La disposition privative du paragraphe 34(1) de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral, L.C. 2013, c. 40, art. 365, est un indice fort de l’obligation de faire preuve de retenue, comme notre Cour l’a conclu dans les arrêts Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction Publique du Canada, 2019 CAF 41, [2019] A.C.F. no 217 (QL), au para. 34, et Canada (Procureur général) c. Best Buy Canada Ltd., 2021 CAF 161, [2021] aux paras 122–123.

[37] Eu égard à ces principes et pour les motifs énoncés ci-après, je ne vois aucune raison d’infirmer les conclusions de la Commission, que ce soit sa conclusion sur l’interaction entre les articles 7 et 56 de Loi qui a amené la Commission à conclure qu’il y avait eu violation de l’article 56 ou celle sur la défense fondée sur le maintien du cours normal des affaires, invoquée par la GRC.

V. Analyse

A. Conclusion concernant la violation de l’article 56

[38] Le P.G.C. fait valoir que cette conclusion est déraisonnable, car la Commission a omis d’adopter une approche textuelle, téléologique et contextuelle dans son interprétation de l’article 7, mais qu’elle a par ailleurs trop insisté sur l’objet de l’article 56 et sur l’effet hypothétique qu’aurait le maintien de droits limités de la direction sur le cadre d’analyse prévu par la Loi. Il soutient que la Commission n’a pas bien saisi le libellé clair et sans équivoque de l’article 7. Le défaut de la Commission d’accorder quelque sens à ce libellé démontre, affirme le P.G.C., qu’elle n’a pas tenu compte des éléments essentiels de l’interprétation des lois.

[39] Le P.G.C. rappelle que l’article 7 porte précisément sur les droits de la direction qui sont conférés à l’employeur et qui lui permettent d’exclure l’attribution de fonctions et la classification de postes de l’application des dispositions relatives au gel prévues dans la loi. Il fait valoir que cela distingue l’espèce de l’affaire Wal-Mart.

[40] Enfin, le P.G.C. affirme que les décisions rendues par la Commission du travail du N.-B ne corroborent pas l’interprétation que la Commission fait de l’article 7. Il appuie sa thèse sur le fait que, selon lui, ces deux décisions ont confirmé que, ce qui est interdit durant une période de gel, n’est pas l’exercice du droit de l’employeur de classifier des postes, mais uniquement l’affectation d’employés. Le P.G.C. rappelle qu’il n’y a eu aucune affectation de la sorte en l’espèce, car les postes en litige étaient vacants lors de la civilarisation.

[41] Je ne souscris à aucune de ces affirmations. Je suis d’avis qu’il en faudrait plus pour annuler, sur la base d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la conclusion de la Commission concernant la violation de l’article 56. De fait, le P.G.C. fait exactement ce qu’il reproche à la Commission d’avoir fait, c’est-à-dire se concentrer sur une disposition au détriment d’une autre. Comme je l’ai mentionné, le P.G.C. affirme essentiellement que la Commission n’a pas bien saisi le libellé clair et sans équivoque de l’article 7. Je suis toutefois d’avis que cela n’offre pas une représentation juste du raisonnement de la Commission sur la question de la violation.

[42] Dans le cadre de l’examen du caractère raisonnable d’une décision rendue par un décideur administratif et justifiée par des motifs écrits, il convient d’abord d’examiner les motifs avec une attention respectueuse, car « les motifs écrits fournis par le décideur administratif servent à communiquer la justification de sa décision » (Vavilov, au para. 84; FPN 2022, au para. 53).

[43] En l’espèce, la décision de 248 paragraphes de la Commission, que j’ai résumée en termes généraux aux paragraphes 12 à 31 des présents motifs, est détaillée et bien étoffée et elle ne présente aucune des lacunes irrémédiables alléguées par le P.G.C. Au contraire, je suis d’avis qu’elle présente une approche plus équilibrée et sensible quant à l’interprétation des lois et de la jurisprudence qui délimitent les pouvoirs décisionnels de la Commission que celle préconisée par le P.G.C. En d’autres termes, elle est intrinsèquement cohérente et elle s’inscrit parfaitement dans les issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[44] Cette approche équilibrée se reflète de plusieurs façons dans les motifs de la Commission.

[45] Comme nous l’avons mentionné précédemment, la Commission a reconnu qu’elle ne peut pas faire abstraction du libellé simple et clair de l’article 7 (la Décision au para. 145). Elle a toutefois établi que l’interprétation de cette disposition dépend « non seulement du libellé, mais aussi du contexte et de l’objet, y compris le contexte et l’objet de l’article 56 » (la Décision au para. 148). La Commission a ensuite conclu, en se fondant sur cette approche, que ces deux dispositions n’étaient pas en conflit et qu’elles pouvaient « être lues et fonctionner ensemble dans le régime de la Loi », ajoutant que l’arrêt Wal-Mart était « utile » à cet égard (ibid).

[46] Je ne relève aucune erreur susceptible de révision dans l’approche proposée par la Commission pour l’interprétation de l’article 7. Je suis d’avis que cette approche est justifiable au regard des principes modernes d’interprétation des lois et qu’elle trouve appui dans l’arrêt faisant autorité, l’arrêt Wal-Mart.

[47] Il est un fait bien établi que, bien que l’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet dans l’interprétation d’une loi puisse varier d’un litige à un autre, il faut chercher, « dans tous les cas », à interpréter les dispositions d’un texte législatif « comme formant un tout harmonieux » (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, au para. 10, cité dans la Décision au para. 130). Cela est conforme à la présomption de cohérence des lois, selon laquelle une loi adoptée par le même ordre de gouvernement est présumée ne contenir aucune contradiction ni incohérence (Ruth Sullivan, The Construction of Statutes, 7e éd. [Toronto: LexisNexis, 2022], à la p. 323). Par conséquent, « une interprétation qui donne lieu à un conflit devrait être évitée dans la mesure du possible » (Lévis (Ville) c. Fraternité des policiers de Lévis Inc., 2007 CSC 14, [2007] 1 R.C.S. 591, au para. 47). En corollaire, la présomption sera maintenue si le conflit peut être évité par l’interprétation (Thibodeau c. Air Canada, 2014 CSC 67, [2014] 3 R.C.S. 340, aux para. 89 et 92).

[48] En l’espèce, le P.G.C. fait essentiellement valoir que le conflit entre les articles 7 et 56 est inévitable à moins que l’employeur ne renonce, par négociation et de son propre gré, aux prérogatives énoncées à l’article 7. Si l’employeur ne le fait pas, alors le conflit doit se régler en donnant préséance à l’article 7 sur l’article 56.

[49] La Commission a rejeté cette interprétation restreinte de l’interaction entre ces deux dispositions. Elle a d’abord insisté sur le fait qu’elle a rejeté, « [d]ans un cas après l’autre », la thèse voulant que l’existence d’une disposition d’une convention collective entre les parties constituait « le facteur déterminant dans une plainte relative au gel », de sorte qu’elle « a été saisie de nombreuses plaintes qui ne comprenai[en]t aucune disposition négociée volontairement sur la condition d’emploi en question et [qu’] elle a accordé de nombreuses réparations dans ces affaires » (la Décision au para. 147).

[50] La Commission a invoqué, à titre d’exemple, la décision de notre Cour intitulée Bibliothèque du Parlement c. Association canadienne des employés professionnels, 2013 CAF 237 (Bibliothèque du Parlement), découlant d’un litige où la Commission avait confirmé une plainte relative au gel qui avait été déposée en application de l’article 39 de la Loi sur les relations de travail au Parlement, L.R.C. 1985, ch. 33 (2e suppl.), relativement à la mise en œuvre par l’employeur d’une politique sur le réaménagement des effectifs durant une période de gel découlant d’un avis de négocier. Dans sa décision, plus précisément, la Commission avait déterminé que, pour qu’une condition d’emploi soit visée par la disposition relative au gel, il n’était pas nécessaire que cette condition fasse partie d’une convention collective; il suffisait qu’elle puisse en faire partie.

[51] L’employeur affirmait dans ce litige que la politique en question ne pouvait pas être incorporée dans une convention collective et qu’elle ne pouvait donc pas être visée par l’article 39 de la Loi sur les relations de travail au Parlement, car cela empiéterait notamment sur les droits de la direction garantis par le paragraphe 5(3) de cette loi (Bibliothèque du Parlement, au para. 23), une disposition qui s’apparente à l’article 7 de la Loi. Notre Cour a rejeté cette prétention, concluant que le paragraphe 5(3) n’empêchait pas l’application de la disposition relative au gel, car la politique contestée pouvait être incorporée dans une convention collective (Bibliothèque du Parlement, aux para. 32 et 34).

[52] En l’espèce, la Commission a conclu que la Loi n’empêchait pas les parties d’accepter volontairement l’ajout, dans la convention collective, d’une disposition qui exigerait que des membres réguliers de la GRC exercent certaines fonctions d’instruction à l’égard des cadets (la Décision au para. 58). Comme je l’ai mentionné précédemment, cette décision n’est pas contestée devant notre Cour. Dans la mesure où l’arrêt Bibliothèque du Parlement appuie la proposition selon laquelle une disposition de la nature de l’article 7 ne fait pas obstacle à une plainte relative au gel si la condition en litige peut être incorporée dans une convention collective – ce qui est l’interprétation que je fais –, il était alors loisible à la Commission de rejeter la prétention de l’employeur que l’article 7 aura toujours préséance sur l’article 56, à moins que les droits de la direction énoncés à l’article 7 n’aient volontairement été cédés dans une convention collective.

[53] Mais peut-être plus important encore, dans son examen de l’interaction entre les articles 7 et 56, la Commission, en se fondant dans une large mesure sur l’arrêt Wal-Mart, a conclu que l’application des deux dispositions n’entraînait aucun conflit (la Décision au para. 155). Elle a essentiellement conclu que les deux dispositions pouvaient coexister et fonctionner ensemble en dehors du cadre limité proposé par l’employeur. Ce faisant, il ne fait aucun doute que la Commission a cherché, par son interprétation de ces deux dispositions, à parvenir à un équilibre qui ne priverait l’article 56 d’aucune de ses significations, tout en préservant le plus possible les droits de la direction conférés à l’employeur aux termes de l’article 7 lorsque les deux dispositions s’opposent.

[54] Je suis d’avis qu’il était raisonnablement loisible à la Commission d’adopter une telle approche, lorsqu’on examine l’arrêt Wal-Mart qui, comme l’a déclaré notre Cour dans l’arrêt FPN 2022, applique, plutôt que ne modifie, des décennies de jurisprudence en matière de droit du travail (FPN 2022, au para. 95). De fait, je dirais qu’il s’agissait de la seule voie qui s’offrait à la Commission.

[55] J’estime qu’il est important de souligner que l’arrêt Wal-Mart portait fondamentalement sur des conflits de la même nature que ceux qui existent en l’espèce, à savoir des conflits entre, d’une part, une disposition relative au gel – en l’occurrence, l’article 59 du Code du travail du Québec, RLRQ, ch. C-27 – et, d’autre part, ce que la Cour suprême a décrit comme « le pouvoir de décision unilatérale de l’employeur » sur les conditions d’emploi des employés (Wal-Mart, au para. 35) ou « les pouvoirs et prérogatives de l’employeur de dicter ou de modifier unilatéralement, en droit ou en fait, les conditions de travail » (Wal-Mart, au para. 50, citant un extrait de l’ouvrage d’André C. Côté, « Le gel statutaire des conditions de travail » (1986) 17 R.G.D. 151, p. 161 [non souligné dans l’original]).

[56] Comme l’a mentionné la Commission (la Décision aux paras. 54 et 155 à 157), la Cour suprême, après avoir insisté sur le fait que la disposition relative au gel en litige ne visait pas simplement à veiller à maintenir l’équilibre qui existait entre les parties lorsque la requête en accréditation a été déposée, mais qu’elle visait, plus fondamentalement, « à favoriser l’exercice du droit d’association » (Wal-Mart, aux para. 34 à 36), a résolu ces oppositions comme suit :

[51] Une interprétation laissant à l’employeur toute la latitude qu’il possédait avant le dépôt de la requête en accréditation violerait les prescriptions de l’art. 41 de la Loi d’interprétation, RLRQ, ch. I-16, lesquelles privilégient une interprétation large et téléologique de la disposition. Il m’apparaît que cette interprétation ferait aussi abstraction du fait que, après l’arrivée du syndicat, l’employeur ne contrôle désormais plus seul les relations de travail dans son entreprise. En effet, à partir du dépôt de la demande d’accréditation, il fait face à « l’éventualité de l’implantation d’un nouvel ordre de relations du travail dans l’entreprise, un régime dorénavant institutionnalisé » et dont il doit tenir compte dans l’exercice de son pouvoir de gestion [...].

(Wal-Mart, au para. 51)

[57] Dans le contexte plus large du droit du travail, il convient de rappeler que les dispositions relatives au gel ne sont pas l’apanage de la Loi ni du droit du travail du Québec. Elles existent dans toutes les autres provinces et territoires du Canada (Wal-Mart, au para. 60; FPN 2022, au para. 1) et elles jouent un rôle fondamental dans « l’établissement de l’équilibre des pouvoirs dans les relations patronales-syndicales » (FPN 2022, au para. 84).

[58] Cela ne signifie pas que la recherche de cet équilibre fera inexorablement pencher la balance en faveur des dispositions relatives au gel. Au contraire, la Commission était bien au fait que les commissions du travail du Canada interprètent depuis longtemps les dispositions relatives au gel prévues par la loi, comme l’article 56 de la Loi, comme exigeant « un gel évolutif et non un gel statique », ce qui signifie que ces dispositions « permettent [–] et exigent parfois [–] que l’employeur continue d’exercer ses activités en suivant les tendances antérieures » (FPN 2022, au para. 2). Pour reprendre les propos de la Commission, les dispositions relatives au gel « ne fonctionnent pas comme un “gel profond” qui empêche les employeurs d’apporter des changements au lieu de travail » (la Décision au para. 57).

[59] Par conséquent, comme l’a clairement indiqué la Commission, les dispositions relatives au gel n’ont pas pour effet d’éliminer, de supprimer ou de geler entièrement les droits de la direction conférés à l’employeur; elles visent plutôt à les circonscrire « pendant une période donnée », en prévoyant, dans le cas de l’article 56 de la Loi, « certaines exceptions » (la Décision au para. 152; voir aussi la Décision, aux para. 155 et 166; Wal-Mart, au para. 35). Comme l’a souligné notre Cour dans l’arrêt FPN 2022, la notion de « gel statique » a été rejetée « parce qu’ils [les tribunaux] ont reconnu que les employeurs doivent continuer à exploiter leur entreprise pendant des périodes de gel, qui sont parfois longues », et elle a été remplacée par le critère « relatif au cours normal des affaires » (FPN 2022, au para. 59).

[60] Cela signifie que, si les modifications que l’employeur apporte à des conditions d’emploi sont visées par une disposition relative au gel, il demeure néanmoins loisible à l’employeur de justifier ces modifications en invoquant la défense ou l’exception fondée sur le maintien du cours normal des affaires. Comme je l’ai mentionné précédemment, ce raisonnement cadre avec celui de la Commission qui, après avoir conclu que la civilarisation des postes en litige mettait en cause l’article 56 de la Loi, a cherché à déterminer si cette défense pouvait être invoquée pour justifier cette modification des conditions d’emploi du groupe d’employés représenté par la FPN.

[61] En définitive, la P.G.C. propose une interprétation qui isolerait totalement l’article 7 de l’application globale de la Loi, la seule condition étant que l’employeur renonce, à sa discrétion exclusive, aux droits énoncés à cet article. La Commission a, de manière raisonnable, rejeté cette approche, jugeant qu’elle était contraire au principe fondamental de l’interprétation qui exige, conformément à la présomption de cohérence des lois, que les dispositions de la Loi soient, « dans tous les cas », interprétées comme « formant un tout harmonieux », et qu’elle était également contraire aux enseignements de l’arrêt Wal-Mart.

[62] Notre Cour a déjà fait une mise en garde contre une « interprétation aussi rigoureuse de l’article 7 » et, en corollaire, contre une « interprétation rigide qui […] ferait échec » aux dispositions relatives au gel (A.F.P.C. c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] A.C.F. 240, au para. 14, citant R. c. A.C.C.T.A., [1982] 2 C.F. 80, au para. 24, et 17 (A.F.P.C.)). L’article 7, a rappelé la Cour, « n’est pas l’expression de la théorie des droits divins du pouvoir exécutif, ni même une proclamation limitée de la souveraineté gouvernementale »; il s’agit « simplement […] d’une clause portant sur les droits de gérance » (A.F.P.C., au para. 20, renvoyant à A.F.P.C. c. Canada (Conseil du Trésor), [1986] A.C.F. n819).

[63] Le fait que l’article 7 exclut certains droits précis de la direction ne modifie pas cette conclusion, contrairement à ce que prétend le P.G.C. L’arrêt Wal-Mart demeure, à mon avis, une contrainte pertinente – et inévitable – peu importe que certains droits de la direction aient, ou non, été exclus par une loi, comme c’est le cas de l’article 7. L’observation du P.G.C. sur cette question n’offre aucune justification fondée sur des principes pour écarter l’arrêt Wal-Mart et la jurisprudence de notre Cour qui met en garde contre une interprétation absolutiste de l’article 7.

[64] Pour paraphraser les propos mentionnés au paragraphe 89 de l’arrêt FPN 2022, le P.G.C. demande en fait à notre Cour d’entreprendre un examen qui s’apparente à un contrôle selon la norme de la décision correcte et de substituer sa propre interprétation à celle de la Commission pour évaluer le caractère raisonnable de la décision de la Commission. Comme nous l’avons mentionné précédemment, il s’agit d’une démarche que les cours de révision ne doivent pas entreprendre, selon l’arrêt Vavilov.

[65] Enfin, le P.G.C. affirme que la Commission a invoqué, à tort, les décisions rendues par la Commission du travail du N.-B. comme jurisprudence portant sur des questions relevant directement des droits de la direction énoncés à l’article 7 de la Loi et corroborant son interprétation de cette disposition. Le P.G.C. appuie cette prétention sur le fait que, ce que la disposition relative au gel en litige dans ces affaires visait à protéger de l’exercice des droits de la direction conférés à l’employeur était l’affectation d’employés dans des postes nouvellement classifiés, et non la classification à proprement parler de ces postes.

[66] Même en présumant que cette prétention est vraie, je conclus qu’elle n’est pas déterminante à l’issue de l’espèce, car, comme nous l’avons vu, la Commission s’est également fondée sur un examen du texte, du contexte et de l’objet des articles 7 et 56 pour rejeter la prétention de la GRC selon laquelle l’article 7 empêche l’application de l’article 56, à moins que l’employeur ne renonce, par négociation, aux droits de la direction qui y sont énoncés.

[67] De plus, la Commission a fondé ses conclusions relatives à la recension de la jurisprudence sur « la prépondérance de la jurisprudence » (la Décision au para. 121), c’est-à-dire sur l’ensemble de la jurisprudence examinée, et pas seulement sur les décisions rendues par la Commission du travail du N.-B. En outre, lorsqu’on examine la structure de la décision de la Commission, on constate que la Commission a conclu que les éléments de preuve étaient suffisants pour passer à la deuxième étape de l’analyse – celle portant sur le maintien du cours normal des affaires – avant d’examiner les décisions rendues par la Commission du travail du N.-B. En d’autres termes, elle a conclu que la FPN avait satisfait à la première étape de ce cadre d’analyse – à savoir celle portant sur la violation de l’article 56 (la Décision, aux para. 112 et 113). Il n’y a rien dans les motifs de la Commission qui indique que les décisions rendues par la Commission du travail du N.-B. ont influencé de manière déterminante les conclusions de la Commission.

[68] Je conclus en terminant que le P.G.C. n’a pu démontrer que les conclusions de la Commission sur la question de la violation de l’article 56 étaient déraisonnables. Au contraire, la Commission a présenté une vue raisonnable et équilibrée de l’interaction entre les articles 7 et 56 de la Loi, une vue qui respecte les principes de l’interprétation des lois et qui est conforme aux enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Wal-Mart. Par conséquent, je ne vois aucune raison d’infirmer la décision de la Commission sur cette question.

B. La défense fondée sur le maintien du cours normal des affaires

[69] Les litiges portant sur des dispositions relatives au gel sont de nature intrinsèquement factuelle (FPN 2022, au para. 96). En l’espèce, la défense fondée sur le maintien du cours normal des affaires, invoquée par la GRC, exigeait de la Commission qu’elle détermine, en tenant compte de l’ensemble des circonstances pertinentes, si la modification contestée des conditions d’emploi était raisonnable et si la GRC était autorisée à effectuer ce changement. Il s’agissait d’une décision éminemment factuelle. Il est bien établi que de telles décisions commandent une grande déférence de la part des cours de révision (Vavilov, aux para. 125 et 126; FPN 2022, au para. 96; Canadian Helicopters Limited c. Syndicat international des employées et employés professionnels(les) et de bureau, 2020 CAF 37, aux para. 25 et 29 à 33 (Canadian Helicopters)).

[70] Comme je l’ai mentionné, la Commission a reconnu que la GRC avait amorcé un virage au cours des dernières années en faveur d’un plus grand recours à des fonctionnaires. Elle a toutefois conclu que la civilarisation en litige n’était pas conforme aux pratiques antérieures de la GRC, lorsque toutes les circonstances pertinentes étaient prises en compte (la Décision au para. 215). Elle a donc rejeté la défense de l’employeur fondée sur le maintien du cours normal des affaires.

[71] Le P.G.C. allègue que la Commission a appliqué d’une manière trop restreinte le critère relatif au maintien du cours normal des affaires, en limitant son application à la civilarisation des postes particuliers en litige. Il soutient que l’analyse de la Commission aurait dû être fondée sur les critères de la civilarisation que la GRC avait établis pour elle-même, avant le gel, pour tous les membres réguliers représentés par le même agent négociateur, une pratique, fait valoir le P.G.C., qui [traduction] « a été appliquée des centaines de fois au fil des ans dans l’ensemble de la GRC » (mémoire des faits et du droit du P.G.C., au para. 33).

[72] Là encore une fois, je ne souscris pas à ces arguments.

[73] Contrairement à ce que soutient la GRC, la Commission n’a pas limité son examen de la défense fondée sur le maintien du cours normal des affaires aux pratiques antérieures de la GRC à l’égard des postes d’instructeurs des SPA. Bien au contraire; la GRC a adopté une approche fondée sur la notion qu’il est « approprié de tenir compte de l’expérience à l’échelle de la GRC » (la Décision, au para. 174). Elle l’a fait après avoir mené un examen détaillé des éléments de preuve sur les diverses initiatives qui ont été entreprises en 2012 et qui ont mené à la civilarisation de centaines d’emplois de membres réguliers. Elle a fait le même exercice à l’égard des pratiques de dotation dans l’ensemble de la GRC.

[74] La Commission a conclu que, bien qu’il y ait eu par le passé civilarisation de postes occupés par des membres réguliers, les postes d’instructeurs des SPA diffèrent sensiblement de ces postes, car ils exigent une expérience en tant que policier, alors que les postes qui ont été civilarisés étaient concentrés dans des domaines administratifs (la Décision au para. 229). Elle a également mentionné que la civilarisation des postes d’instructeurs des SPA avait déjà été envisagée, mais que cette proposition avait été rejetée (la Décision au para. 182). Elle a ajouté que, lorsque l’idée avait été relancée en 2019, c’était dans le but d’« essayer quelque chose de nouveau » (la Décision au para. 232). Cela a amené la Commission à conclure que le rôle d’instructeur des SPA « [était] une situation relativement unique, [avec des] décisions et pratiques antérieures de gestion très précises » (la Décision au para. 234). En d’autres termes, la civilarisation des postes en litige était, de l’avis de la Commission, une décision sans précédent qui, par conséquent, était incompatible avec le cours normal des affaires ou les pratiques antérieures de la GRC.

[75] Je conclus qu’il existe au dossier des éléments de preuve qui corroborent ces conclusions. En l’absence de circonstances exceptionnelles, il est acquis en matière jurisprudentielle que notre Cour ne devrait pas modifier les conclusions de fait de la Commission (Vavilov, au para. 125; Canadian Helicopters, au para. 25). Le P.G.C. n’a pu établir qu’il existe, en l’espèce, de telles circonstances qui justifieraient que notre Cour modifie les conclusions de la Commission au sujet de la défense de la GRC fondée sur le maintien du cours normal des affaires.

[76] On ne peut infirmer à la légère des décisions de la Commission portant sur des plaintes relatives au gel (FPN 2022, au para. 85). En l’espèce, le P.G.C. ne s’est pas acquitté de ce fardeau rigoureux, que ce soit à l’égard de la question de la violation de l’article 56 ou de la défense fondée sur le maintien du cours normal des affaires. Je conclus que la décision de la Commission sur ces deux questions en litige est, dans l’ensemble, « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para. 85).

[77] Pour tous ces motifs, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire du PGC, avec dépens en faveur de la FPN.

« René LeBlanc »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-205-21

 

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. LA FÉDÉRATION DE LA POLICE NATIONALE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 décembre 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 avril 2023

 

COMPARUTIONS :

Jena Montgomery

 

Pour le demandeur

 

Christopher Rootham

Adrienne Fanjoy

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour le demandeur

 

Nelligan O’Brien Payne s.r.l.

Pour la défenderesse

 

 

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