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Date : 20230608


Dossier : A-314-21

Référence : 2023 CAF 89

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

CHELSEA JENSEN et LAURENT ABESDRIS

appelants

et

SAMSUNG ELECTRONICS CO. LTD., SAMSUNG SEMICONDUCTOR INC., SAMSUNG ELECTRONICS CANADA, INC., SK HYNIX INC., SK HYNIX AMERICA, INC., MICRON TECHNOLOGY, INC. et MICRON SEMICONDUCTOR PRODUCTS, INC.

intimées

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 2 novembre 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 28 avril 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

 


Date : 20230608


Dossier : A-314-21

Référence : 2023 CAF 89

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

CHELSEA JENSEN et LAURENT ABESDRIS

appelants

et

SAMSUNG ELECTRONICS CO. LTD., SAMSUNG SEMICONDUCTOR INC., SAMSUNG ELECTRONICS CANADA, INC., SK HYNIX INC., SK HYNIX AMERICA, INC., MICRON TECHNOLOGY, INC. et MICRON SEMICONDUCTOR PRODUCTS, INC.

intimées

MOTIFS MODIFIÉS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] Les appelants cherchent à faire infirmer une décision rendue par le juge Gascon (le juge saisi de la requête) de la Cour fédérale (Jensen c. Samsung Electronics Co. Ltd., 2021 CF 1185 (motifs)) qui leur refuse l’autorisation d’intenter un recours collectif. Le présent appel porte essentiellement sur le rôle du juge dans l’audition d’une requête en autorisation et la mesure dans laquelle le juge peut tenir compte du fondement probatoire à l’appui de la réclamation au moment d’autoriser un recours collectif.

[2] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel.

I. Les faits

[3] Les appelants, Mme Jensen et M. Abesdris, sont des consommateurs finaux indirects de puces de mémoire vive dynamique (DRAM). Les DRAM sont un type de puce mémoire à semi-conducteurs dont sont munis la plupart des produits informatiques, notamment les téléphones cellulaires et les ordinateurs portables. Elles permettent le stockage électronique et la récupération d’information. Les appelants affirment que les intimées ont commis une infraction visée aux articles 45 et 46 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (la Loi) en complotant au moyen de communications directes lors de réunions privées et de déclarations publiques qu’elles s’adressaient – ou de « signaux » – qu’elles se sont envoyés afin de limiter l’offre mondiale de DRAM et d’augmenter le prix de ces produits, du 1er juin 2016 au 1er février 2018. Les appelants cherchent à obtenir une indemnisation d’un milliard de dollars au nom de toutes les personnes ou entités au Canada qui ont acheté des DRAM ou des produits contenant des DRAM fabriqués ou vendus par les intimées.

[4] Les intimées, qui sont toutes des fabricants de DRAM, fabriqueraient de 96 à 98 % des DRAM vendues dans le monde. Les intimées sont Samsung Electronics Co. Ltd., Samsung Semiconductor Inc. et Samsung Electronics Canada Inc., SK Hynix Inc. et SK Hynix America, Inc. ainsi que Micron Technology, Inc. et Micron Semiconductor Products, Inc.

[5] En février 2019, les appelants ont présenté une requête en autorisation d’un recours collectif, qui a été entendue en octobre 2020. Dans le jugement rendu le 5 novembre 2021 qui a été porté en appel, le juge Gascon a rejeté la requête. Dans ses motifs détaillés et fort bien étoffés, il a conclu que les actes de procédure ne révélaient aucune cause d’action valable et que la prétention selon laquelle il existait des points communs était dépourvue de fondement factuel.

[6] Les parties reconnaissent que l’article 334.1 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106, régit les recours collectifs devant les Cours fédérales. L’article 334.16 dispose qu’un recours collectif est autorisé si les conditions suivantes sont réunies : a) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable; b) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes; c) les réclamations soulèvent des points de droit ou de fait communs; d) le recours collectif est le meilleur moyen de régler ces points communs de façon juste et efficace; et e) il existe un représentant demandeur qui représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe.

[7] Dans leur déclaration modifiée, les appelants affirment que les intimées ont commis une infraction visée aux articles 45 et 46 de la Loi, ce qui emporte droit à une action privée en dommages-intérêts pour les dommages subis en raison de ce comportement criminel, conformément à l’article 36 de la Loi. Bref, commettent une infraction criminelle visée à l’article 45 de la Loi les concurrents qui complotent ou concluent un accord ou un arrangement pour fixer les prix, se partager des marchés ou limiter la production d’un produit. L’article 46, quant à lui, érige en infraction criminelle l’application par une personne morale exploitant une entreprise au Canada d’une directive ou d’une communication provenant d’une personne se trouvant dans un pays étranger ayant pour objet de donner effet à un complot intervenu à l’étranger qui, s’il était intervenu au Canada, aurait constitué une infraction visée à l’article 45. Le texte intégral de ces dispositions est reproduit à l’annexe des présents motifs.

[8] Les appelants ont soulevé six questions communes justifiant l’autorisation de l’instance, à savoir :

  • i)Les défenderesses, ou certaines d’entre elles, ont-elles contrevenu à l’article 45 de la Loi?

  • ii)Les défenderesses, ou certaines d’entre elles, ont-elles contrevenu à l’article 46 de la Loi?

  • iii)Les membres du groupe ont-ils subi une perte ou des dommages en raison du comportement des défenderesses interdit par une disposition de la partie VI de la Loi?

  • iv)Les membres du groupe ont-ils droit à des dommages‑intérêts en vertu de l’article 36 de la Loi pour les pertes ou dommages subis et, dans l’affirmative, à combien ceux-ci devraient-ils s’élever?

  • v)Les défenderesses, ou certaines d’entre elles, sont‑elles tenues de payer des intérêts avant jugement et des intérêts après jugement conformément aux articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 et, dans l’affirmative, à combien ceux-ci devraient‑ils s’élever?

  • vi)Les frais d’enquête complets relatifs à la présente espèce, y compris le coût de l’instance ou d’une partie de celle-ci, devraient-ils être fixés ou taxés globalement conformément à l’article 36 de la Loi et, dans l’affirmative, à combien devraient‑ils s’élever?

[9] Les appelants ont étayé leur requête en autorisation de plusieurs affidavits, notamment de chacun des représentants proposés du groupe et de l’avocat du groupe, auxquels 54 pièces étaient jointes. Ces pièces jointes comprenaient des articles concernant une enquête menée par l’organisme de réglementation anti-concurrence chinois, des déclarations publiques faites par les intimées et des documents d’associations professionnelles du secteur des DRAM. Les appelants ont aussi produit en preuve le rapport d’expert et le rapport d’expert en réponse de M. Hal Singer, un économiste. Les intimées ont joint à un affidavit des documents financiers, des transcriptions de conférences téléphoniques relatives aux résultats financiers et de conférences des investisseurs auxquelles elles ont participé et le témoignage d’expert de M. Israel, un économiste, en réponse au rapport de M. Singer.

[10] À l’audition de la requête en autorisation, les intimées ont affirmé que les appelants ne s’étaient pas acquittés de leur fardeau, car le comportement des intimées ne constitue pas une infraction criminelle prévue par la Loi et il n’équivaut pas à un complot passible de sanctions au sens de l’article 45 ni à une directive étrangère illégale au sens de l’article 46 de la Loi. Par conséquent, les intimées ont soutenu que la déclaration modifiée ne révélait pas de cause d’action valable et que les questions soulevées par les appelants ne sont pas des points communs, étant donné qu’ils n’ont présenté aucun fondement factuel quant à la responsabilité des intimées ou aux dommages causés par elles.

II. La décision contestée

[11] Dans ses remarques préliminaires, le juge saisi de la requête a fait observer que des recours collectifs semblables avaient échoué aussi bien aux États-Unis (In re Dynamic Random Access Memory (DRAM) Indirect Purchaser Litigation, ordonnance accueillant en partie et rejetant en partie les requêtes en rejet des défenderesses, Cour de district des É.-U., district du Nord de la Californie, le 24 novembre 2020) qu’au Québec (Hazan c. Micron Technology Inc., 2021 QCCS 2710) : motifs, par. 28 à 35. Dans les deux affaires, les tribunaux ont conclu que les prétentions des demandeurs ne révélaient pas de cause d’action plausible fondée sur le complot et que les éléments de preuve n’établissaient pas, même sommairement, l’existence du complot. Ces deux décisions ont été confirmées en appel depuis le prononcé de la décision de la Cour fédérale : voir les décisions In re Dynamic Random Access Memory (DRAM) Indirect Purchaser Antitrust Litigation, 28 F (4th) 42 (9th Cir. 2022) et Hazan c. Micron Technology Inc., 2023 QCCA 132. Bien entendu, même s’ils se rapportent au même contexte factuel, le juge Gascon a reconnu que ces précédents ne le liaient pas, ne serait-ce que parce que le droit relatif aux recours collectifs et la norme qui s’applique à l’autorisation diffèrent d’un ressort à l’autre (et, dans le cas des États-Unis, le régime légal qui régit les pratiques anticoncurrentielles et en matière antitrust est également différent).

[12] Le juge Gascon a aussi fait remarquer que les appelants allèguent non pas un complot visant à fixer les prix, mais plutôt un complot visant à limiter l’offre de DRAM qui aurait entraîné une augmentation du prix de ces produits : par. 36 à 47 des motifs. Selon lui, il n’y a pas de précédent où l’objet du recours collectif visait une violation de l’article 45 de la Loi découlant d’une limite imposée à la production. Le juge saisi de la requête a ajouté qu’un recours collectif où l’existence du complot est contestée à l’étape de l’autorisation est extrêmement rare. Ainsi, selon lui, la présente espèce se distingue de l’affaire Infineon Technologies AG c. Option consommateurs (2013 CSC 59, [2013] 3 R.C.S. 600) [Infineon], où le complot visant la fixation du prix des DRAM avait été admis.

[13] Après avoir rappelé les principes généraux applicables à la procédure d’autorisation (par. 54 à 62 des motifs), qui ne sont pas contestés dans le présent appel, le juge Gascon a concentré son analyse sur les trois conditions que les intimées attaquaient, à savoir la cause d’action valable, l’existence de points de droit et de fait communs et le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points communs. Puisque je souscris en gros au raisonnement du juge Gascon concernant ces trois questions, je résume ses conclusions de manière assez détaillée.

[14] En ce qui concerne la cause d’action valable, le juge Gascon conclut que les actes de procédure des appelants ne révèlent pas les éléments essentiels de l’infraction définie aux articles 45 et 46 de la Loi, à savoir l’existence d’un accord illégal. Plus précisément, les appelants n’invoquent aucun « fait concret démontrant que les [intimées] ont conclu un accord visant à éliminer la fourniture de DRAM » pour l’application de l’article 45 : par. 69 des motifs. Étant donné que l’existence d’un tel accord est essentielle à la demande de dommages-intérêts présentée par les intimées, il conclut que « ce défaut fondamental vicie fatalement leur cause d’action » : par. 69 des motifs.

[15] Le juge saisi de la requête examine brièvement le critère relatif à l’existence d’une cause d’action, qui est essentiellement le même que celui qui s’applique à une requête en radiation : il est « évident et manifeste », dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que les actes de procédure révèlent une cause d’action valable : voir les arrêts Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, [2013] 3 R.C.S. 477, par. 63 [Pro-Sys]; Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261, par. 20; Canada c. M. Untel, 2016 CAF 191, [2016] A.C.F. no 695 (QL), par. 23 [M. Untel]; Société des loteries de l’Atlantique c. Babstock, 2020 CSC 19, [2020] 2 R.C.S. 420, par. 14 [Loteries de l’Atlantique]; Pioneer Corp. c. Godfrey, 2019 CSC 42, [2019] 3 R.C.S. 295, par. 27 [Godfrey]; R c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, par. 17 [Imperial Tobacco]; Canada c. Greenwood, 2021 CAF 186, [2021] A.C.F. no 1006 (QL), par. 91; Canada (Procureur général) c. Jost, 2020 CAF 212, par. 29 [Jost]. Par conséquent, pour que la demande soit vouée à l’échec à cette étape du critère, elle ne doit avoir « aucun[e] chance d’être accueilli[e] » : Wenham c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 199, [2018] A.C.F. no 1088 (QL), par. 33, renvoyant aux décisions JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, par. 47; Lin c. Airbnb, Inc., 2019 CF 1563, par. 28.

[16] À propos de ce critère, le juge saisi de la requête fait remarquer que l’analyse se limite aux actes de procédure. Il incombe à la partie qui demande l’autorisation, même si aucune preuve ne peut être examinée, d’énoncer des faits permettant d’étayer une cause d’action légalement reconnue. À cet égard, il mentionne les articles 174 et 181 des Règles des Cours fédérales, selon lesquels les parties doivent énoncer des faits substantiels et fournir des précisions sur chaque prétention. Plus précisément, le juge saisi de la requête fait observer que des faits substantiels « ne peuvent pas être uniquement constitu[és] de simples assertions de conclusions » : par. 77 des motifs, renvoyant aux arrêts M. Untel, par. 23; Mancuso c. Canada (Santé Nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227, [2015] A.C.F. no 1245 (QL), par. 27 [Mancuso]; Merchant Law Group c. Canada Agence du revenu, 2010 CAF 184, [2010] A.C.F. no 898 (QL), par. 34. S’il est vrai que les conditions d’autorisation doivent être appliquées avec souplesse et de façon libérale, « la Cour ne peut aller jusqu’à présumer l’existence d’un élément essentiel à l’établissement d’une cause d’action » : par. 76 des motifs.

[17] Résumant la jurisprudence sur cette question, le juge saisi de la requête précise que les règles normales relatives aux actes de procédure s’appliquent autant aux recours collectifs qu’à toute action. Comme il l’affirme au paragraphe 79 de ses motifs, « [...] pour que les allégations contenues dans les actes de procédure soient considérées comme énonçant des faits substantiels, elles doivent être suffisamment précises et ne doivent pas être de simples assertions ou des affirmations non étayées de nature juridique fondées sur des hypothèses ou des conjectures » : par. 79 des motifs, renvoyant à la décision Das c. George Weston Limited, 2017 ONSC 4129, [2017] O.J. no 3542 (QL), par. 17, conf. par 2018 ONCA 1053, [2018] O.J. Noo 6742 (QL), par. 74, au soutien de cette affirmation.

[18] Dans le même ordre d’idées, il souligne également les limites de la présomption de véracité des faits allégués. La présomption ne s’applique que si les faits allégués sont suffisamment précis et concrets pour étayer vraiment l’existence du droit revendiqué. Autrement dit, les prétentions fondées sur de simples hypothèses ou conjectures ne sont pas tenues pour avérées : par. 81 et 82 des motifs. Le juge saisi de la requête souscrit aussi à la thèse des intimées selon laquelle, en l’espèce, les documents mentionnés dans les actes de procédure des appelants faisaient partie intégrante de leur déclaration et y étaient pour ainsi dire incorporés par renvoi. Cela dit, le juge saisi de la requête reconnaît qu’à l’étape de l’autorisation, son rôle consiste non pas à déterminer si les appelants les ont interprétés correctement, mais uniquement à décider si, à première vue, les documents mentionnés dans l’acte de procédure disent réellement ce que les appelants affirment : par. 86 des motifs.

[19] Le juge Gascon aborde ensuite la Loi et plus précisément les articles 36, 45 et 46 sur lesquels repose la déclaration modifiée. Aux termes de l’article 36 de la Loi, les appelants doivent établir que le comportement des intimées satisfait à tous les éléments constitutifs de l’article 45 ou 46 et indiquer la perte ou les dommages subis ainsi que le lien de causalité entre la perte ou les dommages et l’infraction criminelle. L’article 36 de la Loi confère un droit d’action privé à toute personne qui a subi des pertes ou des dommages par suite d’un comportement contrevenant aux dispositions criminelles de la Loi, sans qu’il soit nécessaire qu’il y ait eu une déclaration de culpabilité ou qu’une enquête soit menée. Les éléments du comportement criminel illicite et l’intention criminelle doivent encore être prouvés.

[20] Pour établir un complot au titre de l’article 45 de la Loi, il faut démontrer que la personne coupable de ce complot : 1) complote ou conclut un accord ou un arrangement; 2) avec un concurrent de cette personne relativement à un produit ou à un service; 3) dans le dessein de faire les actions mentionnées au paragraphe 45(1), à savoir fixer les prix; attribuer des ventes, des territoires, des clients ou des marchés ou contrôler la production. Depuis les modifications apportées à la Loi en 2009, il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’effets anticoncurrentiels réels ou vraisemblables ou d’un effet préjudiciable sur la concurrence dans un marché. Quant à l’article 46 de la Loi, il criminalise l’application de directives étrangères au Canada donnant effet à un complot intervenu à l’étranger qui, s’il était intervenu au Canada, aurait constitué une infraction visée à l’article 45.

[21] Le juge Gascon examine ensuite les règles de droit relatives à l’article 45 de la Loi et plus précisément celles régissant la démonstration de l’existence d’un accord, étant donné qu’il s’agit du principal élément constitutif de cette infraction criminelle. Il écrit qu’une « rencontre de volontés » de deux ou plusieurs personnes non affiliées qui sont des concurrentes est l’élément crucial de l’infraction et reconnaît qu’un tel accord peut se déduire d’éléments de preuve circonstancielle. Surtout, il ajoute que, « même s’il n’y a pas de preuve directe d’un accord, il doit au moins y avoir une preuve indirecte ou circonstancielle d’un certain type de communication entre les parties pour qu’un accord soit inféré » : par. 98 des motifs. Autrement dit, une « adoption consciente, mais indépendante, d’une ligne de conduite uniforme ou parallèle par différentes parties, sans une telle rencontre de volontés, l’assentiment, la promesse ou la coordination entre les concurrents, ne constitue pas un accord visé par la disposition relative au complot » : par. 102 des motifs.

[22] Ayant résumé le cadre légal, le juge saisi de la requête examine ensuite la déclaration modifiée et conclut qu’elle « ne contient aucun fait substantiel quant à la façon dont un accord aurait pu être conclu entre les défenderesses et quant au moment où il aurait pu l’être, quant à ce qui aurait pu faire l’objet d’un accord entre les défenderesses, quant à toute rencontre de volontés relativement à la perpétration de l’infraction de complot alléguée ou quant à tout acte manifeste commis par les défenderesses en vue de la réalisation d’un complot » : par. 117 des motifs.

[23] Cette conclusion est fondée sur les déclarations générales faites par les appelants concernant le complot allégué (par. 5, 61, 62, 129 et 135 de la déclaration), les prétentions quant à des communications privées directes entre les intimées (par. 5 et 102 de la déclaration) et les réunions entre les intimées dans le cadre de rencontres commerciales du secteur (par. 5, 51, 52, 71, 102 et 103 de la déclaration). Il conclut que ces prétentions sont « vagues, brèves et constituent des affirmations catégoriques » (par. 130 des motifs) et, partant, qu’elles sont dépourvues de faits substantiels révélant l’existence de tout type d’accord.

[24] En outre, le juge Gascon n’ajoute guère foi aux prétentions des appelants selon lesquelles les intimées ont fait des déclarations publiques desquelles l’existence d’un complot peut être déduite (par. 6 et 56 à 101 de la déclaration). Selon le juge saisi de la requête, ces déclarations n’équivalent pas à un accord pour l’application de l’article 45 de la Loi, et les appelants les invoquent à mauvais escient et les interprètent hors contexte. Loin d’étayer une allégation de restriction de l’offre ou de complot, les documents invoqués par les appelants révèlent plutôt, selon lui, une conduite commerciale unilatérale et indépendante.

[25] Le juge saisi de la requête conclut donc que les actes de procédure des appelants ne révèlent pas de cause d’action valable au titre de l’article 45 de la Loi et que leur action est vouée à l’échec. Ainsi, il conclut également que les actes de procédure ne révèlent pas de cause d’action valable relative à une infraction à l’article 46 de la Loi, étant donné que cette disposition requiert également l’existence d’un complot. De plus, les actes de procédure comportent des vices de forme, car ils reproduisent essentiellement le libellé de l’article 46 de la Loi, sans plus.

[26] En ce qui concerne l’exigence relative aux points communs, le juge saisi de la requête examine les six questions énoncées par les appelants, à savoir : a) l’existence et la portée du complot invoqué et la responsabilité des intimées sous le régime des articles 45 et 46 (première et deuxième questions); b) les allégations de pertes et de dommages découlant des actes répréhensibles invoqués (troisième et quatrième questions) et c) les intérêts et les frais d’enquête (cinquième et sixième questions). Invoquant la décision Crosslink v. BASF Canada (2014 ONSC 4529, par. 51) [Crosslink 2] de la Cour supérieure de l’Ontario, les appelants soutiennent que les deux premières questions peuvent être tranchées sur le seul fondement du comportement des intimées, sans égard aux membres du groupe. En outre, les appelants affirment que trancher ces questions permettrait de faire avancer la demande de chaque membre du groupe et donc de satisfaire à l’exigence relative aux points communs.

[27] Ayant résumé la jurisprudence liée à l’existence de points communs qui, selon lui, impose au juge saisi de la demande d’autorisation d’« évaluer s’il existe des points communs découlant de faits pertinents pour tous les membres du groupe » (par. 188 des motifs), le juge saisi de la requête examine la thèse des appelants, selon laquelle la norme relative à l’existence d’un certain fondement factuel exige uniquement qu’ils établissent un certain fondement factuel en ce qui a trait au caractère commun des questions communes proposées (l’« approche en une étape »), et non qu’ils établissent l’existence d’un certain fondement factuel selon lequel les questions communes proposées 1) existent effectivement et 2) on peut y répondre de façon commune pour tous les membres du groupe (l’approche « en deux étapes »).

[28] Le juge saisi de la requête a rejeté l’argument des appelants selon lequel l’obligation de présenter des éléments de preuve portant sur l’existence de la question commune elle-même incorporerait une analyse au fond à l’étape de l’autorisation. Malgré l’incertitude juridique, il s’est dit d’avis que la grande majorité des tribunaux ont appliqué l’approche en deux étapes et que l’arrêt Pro-Sys de la Cour suprême n’a pas modifié le droit à cet égard. Il a toutefois souligné que cette approche n’intéresse pas le fond du recours, qu’un tribunal ne devrait pas statuer sur les éléments de fait et les éléments de preuve contradictoires à l’étape de l’autorisation et que la norme relative à l’existence d’un certain fondement factuel établit une norme de preuve peu exigeante pour les appelants. Selon lui, l’approche en deux étapes est la seule démarche qui respecte les objectifs de triage qui ressortissent à l’étape de l’autorisation :

[...] Les conditions d’autorisation, aussi faibles soient-elles, n’ont pas pour but de permettre la poursuite de recours collectifs sur le fondement du caractère commun d’une question commune proposée inexistante. Une question inexistante ou fictive n’a pas plus de fondement ou de justification parce qu’elle est commune à un groupe de demandeurs. Une cause d’action sans fondement factuel ne devient pas en quelque sorte plus fondée parce qu’elle est commune à un groupe de demandeurs, et elle n’a pas plus de valeur ou de poids simplement parce qu’elle est partagée par des centaines, des milliers ou des millions de personnes. Il serait paradoxal que l’action d’un demandeur puisse être autorisée à titre de recours collectif simplement parce qu’il existe un certain fondement factuel quant au caractère commun d’une question pour les membres du groupe, sans aucun fondement factuel pour cette question.

[Paragraphe 214 des motifs.]

[29] Dans son analyse de l’approche en deux étapes, le juge saisi de la requête conclut à la lumière des éléments de preuve des appelants à l’absence de fondement probatoire minimal étayant leurs questions communes concernant la responsabilité. Plus précisément, selon le juge saisi de la requête, les éléments de preuve ne corroboraient pas la conclusion selon laquelle les intimées étaient parties à une restriction coordonnée de l’offre de DRAM et qu’elles avaient conclu un accord en contravention à l’article 45 de la Loi.

[30] Comme l’article 46 constitue le prolongement de l’article 45, le juge saisi de la requête tire la même conclusion à l’égard de cette disposition, à savoir que la deuxième question commune proposée est dépourvue de tout fondement factuel. Il ajoute qu’il n’y a pas la moindre preuve des autres principaux éléments constitutifs d’une directive étrangère tombant sous le coup de l’article 46. Pour ces motifs, il estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions communes proposées soulevées par les appelants. Comme il l’indique, faute d’élément de preuve et de fondement factuel quant au comportement et à la responsabilité ainsi qu’à l’existence du complot allégué, les questions communes proposées concernant les dommages ou la perte allégués, ou les intérêts ou les frais d’enquête, ne peuvent pas être autorisées. Compte tenu de l’absence de questions communes pouvant être autorisées, le juge saisi de la requête conclut qu’un recours collectif ne saurait être le meilleur moyen de régler les réclamations des appelants.

III. Questions en litige

[31] À mon avis, le présent appel soulève les deux questions suivantes :

  1. Le juge saisi de la requête a-t-il commis une erreur en concluant que la déclaration ne révélait pas de cause d’action valable?

  2. Le juge saisi de la requête a-t-il commis une erreur en concluant que les questions communes relatives à l’existence d’un complot proposées par les appelants étaient dépourvues d’un certain fondement factuel?

IV. Discussion

[32] Il ne fait aucun doute que la décision rendue par un juge de première instance sur les actes de procédure est assujettie à la norme de contrôle applicable aux appels : Imperial Manufacturing Group Inc. c. Decor Grates Incorporated, 2015 CAF 100, [2015] A.C.F. no 503 (QL), par. 19; Mancuso c. Canada (Santé Nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227, [2016] 1 R.C.F. 246, par. 8. Par conséquent, les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante, tandis que les questions de droit et les questions de droit qui peuvent être dégagées des questions de fait et de droit sont contrôlées suivant la norme de la décision correcte : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen].

[33] Les appelants et les intimées ont maille à partir au sujet de la norme de contrôle applicable à la première question. Selon les appelants, l’évaluation de l’exigence quant à une cause d’action valable est une pure question de droit susceptible de révision selon la norme de la décision correcte, tandis que les intimées sont d’avis qu’en l’espèce, l’affaire repose non pas sur les exigences relatives à la cause d’action alléguée (une question de droit), mais sur la question de savoir si les faits énoncés satisfont à ces conditions (une question mixte de droit et de fait).

[34] Ayant examiné avec soin la jurisprudence invoquée par les deux parties dans leurs réponses respectives, j’arrive à la conclusion que la norme de contrôle applicable, dans les circonstances particulières de l’espèce, est celle de l’erreur manifeste et dominante.

[35] Les appelants, sur le fondement de l’arrêt Godfrey de la Cour suprême du Canada, de l’arrêt M. Untel de notre Cour et de plusieurs décisions de cours d’appel provinciales, affirment que [traduction] « l’existence d’une cause d’action valable révélée par un acte de procédure est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte » (par. 6 du mémoire en réponse des appelants). À mon avis, il s’agit d’une interprétation inexacte et biaisée de la jurisprudence.

[36] Dans la plupart des cas, décider si un acte de procédure révèle une cause d’action consiste essentiellement à déterminer la cause d’action proposée et à établir si elle est justiciable en droit canadien. L’affaire Godfrey présentait exactement un tel scénario, où la question était de savoir si des « acheteurs sous parapluie » (c.-à-d. des acheteurs de produits fabriqués et fournis par un tiers, mais qui affirment que la fixation des prix par les défenderesses s’est traduite par une hausse du prix du produit sur le marché) avaient une cause d’action fondée sur l’alinéa 36(1)a) de la Loi. Comme l’affirment les juges majoritaires au paragraphe 61 de leurs motifs, il s’agit d’une question d’interprétation législative. Il est évident que, si la réponse à cette question est affirmative, les faits allégués établissent la réclamation. Dans ce contexte, la question de savoir si les acheteurs sous parapluie avaient une cause d’action était indéniablement une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Godfrey, par. 57).

[37] Il en ainsi des autres affaires invoquées par les appelants dans leur mémoire en réponse (notes de bas de page 5 à 10) et de l’arrêt M. Untel de notre Cour qui fondent substantiellement leur argument. La question en litige dans cette affaire était celle de savoir si la déclaration révélait une cause d’action valable pour manquement au contrat, négligence, abus de confiance, intrusion dans l’intimité, divulgation de la vie privée et violation du droit à la vie privée garanti par les articles 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ces questions étaient de prime abord de nature juridique. Il convient donc de tenir compte de ce contexte dans l’interprétation des commentaires de la Cour invoqués par les appelants. Selon notre Cour, le critère de l’évaluation de la cause d’action valable diffère des quatre derniers critères d’autorisation, car il « appelle un raisonnement essentiellement juridique, consistant à se demander s’il est satisfait aux conditions juridiques nécessaires pour qu’une prétention donnée puisse être formulée » : M. Untel, par. 30. D’autres décisions de notre Cour ont le même effet : voir les arrêts King c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 122, [2010] A.C.F. no 634 (QL), par. 5; Jost, par. 21, 47 et 48; Bauer c. Canada, 2018 CAF 62, par. 7.

[38] Toutefois, dans certaines affaires, la question à trancher n’est pas tant celle de savoir si la cause d’action soulevée est en effet une cause d’action valable, mais plutôt si les faits allégués, dans l’hypothèse où ils seraient avérés, satisfont aux critères relatifs à la cause d’action soulevée. Même si les faits énoncés sont tenus pour avérés et qu’il n’est pas nécessaire de les démontrer au moyen d’une preuve, il n’en reste pas moins qu’ils doivent être pris en considération et doivent étayer la cause d’action. Comme notre Cour l’indique dans l’arrêt M. Untel (par. 23), « [s]i l’on tient pour avérés les faits allégués, il n’en reste pas moins qu’ils doivent être invoqués au soutien de chaque cause d’action. Les simples affirmations ne constituent pas des allégations de faits substantiels et ne peuvent fonder une cause d’action ». La deuxième partie de l’analyse est non pas une question juridique, mais une question mixte de droit et de fait assujettie à la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[39] En l’espèce, le premier volet du critère n’est pas contesté : la violation des articles 45 ou 46 de la Loi emporte manifestement l’établissement de la cause d’action visée à l’article 36. La question est de savoir si les faits, tels qu’ils sont énoncés dans la déclaration, étayent la cause d’action. Il ressort on ne peut plus clairement de la jurisprudence que cette deuxième partie de l’analyse ne soulève pas de pure question de droit. La Cour suprême n’indique ni dans l’arrêt Godfrey ni dans une autre décision que la question générale de savoir si un acte de procédure révèle ou non une cause d’action valable constitue une pure question de droit. Cette analyse doit être divisée en deux parties : 1) si la cause d’action alléguée existe en droit et 2) si les faits invoqués fondent la cause d’action. De toute évidence, la deuxième partie ne constitue pas une pure question de droit.

[40] Certes, dans l’arrêt M. Untel, notre Cour n’a pas énoncé explicitement ces deux volets du critère. Comme je l’explique plus haut, dans cette affaire, l’analyse relative à la cause d’action valable portait principalement sur l’existence en droit des causes d’action invoquées. Ce fait n’a toutefois pas empêché la Cour de rejeter certaines des causes d’action, au motif qu’elles n’étaient pas étayées par les faits invoqués. Au paragraphe 45, par exemple, la Cour indique que « cette prétention ne s’appuie sur aucun fait substantiel » quant à un manquement au contrat, ce qui suffit « en soi pour que soit écartée la cause d’action ». De même, selon la Cour, les délits civils invoqués de divulgation de la vie privée et d’intrusion dans l’intimité auraient dû être écartés, car ils n’étaient pas étayés de faits substantiels : M. Untel, par. 53, 56 et 58.

[41] Plus récemment, la Cour d’appel de l’Ontario établit la même distinction entre les aspects juridiques et factuels de l’exigence relative à l’existence d’une cause d’action valable, dans l’arrêt PMC York Properties Inc. v. Siudak, 2022 ONCA 635, 2022 A.C.W.S. 3647. Cette cour écrit ce qui suit, au paragraphe 29 :

[traduction]
Comme l’affirment les demandeurs dans leurs prétentions, l’évaluation par le juge saisi de la requête de la plainte pour diffamation ne constituait pas une pure analyse juridique. Elle nécessitait l’application de la norme juridique que commande l’approche moderne et souple à l’égard de la diffamation à une série présumée de faits, ce qui fait intervenir une question de droit et de fait. Essentiellement, les arguments des demandeurs ne nécessitaient pas que le juge saisi de la requête décide si les actes de procédure de M. Siudak révélaient une cause d’action connue et défendable. Il devait plutôt déterminer si la cause d’action connue était énoncée de manière suffisamment détaillée pour satisfaire à l’approche moderne et souple en matière de diffamation. L’analyse par le juge saisi de la requête commandait donc l’application d’une norme empreinte de déférence.

[42] À la lumière de ce qui précède, je suis d’accord avec les intimées pour dire que la décision du juge saisi de la requête, qui a rejeté la requête en autorisation des appelants au motif que la déclaration ne révélait pas de cause d’action valable, est susceptible de révision selon la norme empreinte de déférence de l’erreur manifeste et dominante. Il en est ainsi, car cette décision repose sur la conclusion selon laquelle les faits énoncés n’étayent pas la cause d’action, et non pas sur une conclusion quant à l’existence de cette cause d’action en droit canadien.

[43] Quant à la deuxième question, il n’est pas controversé entre les parties que les normes de contrôle applicables sont celles énoncées dans l’arrêt Housen. Par conséquent, la détermination du critère servant à déterminer si un fondement factuel étaye les points communs envisagés est une question de droit qui doit être examinée selon la norme de la décision correcte. L’application de ce critère servant à déterminer si les membres du groupe proposé soulèvent des points communs fait intervenir une question de droit et de fait, qui doit être examinée selon la norme de l’erreur manifeste et dominante : voir les arrêts M. Untel, par. 29 à 31; Horseman c. Canada, 2016 CAF 238, par. 4; Condon c. Canada, 2015 CAF 159, [2015] A.C.F. no 803 (QL), par. 7 [Condon].

A. Le juge saisi de la requête a-t-il commis une erreur en concluant que la déclaration ne révélait pas de cause d’action valable?

[44] Les appelants affirment essentiellement devant nous que le juge saisi de la requête a examiné l’affaire au fond à mauvais droit et a ainsi outrepassé le rôle limité qui lui incombe dans l’examen d’une requête en autorisation. Les appelants, qui soulignent qu’aucun élément de preuve ne peut être pris en considération et que les actes de procédure doivent être lus dans leur ensemble, soutiennent que le juge saisi de la requête a commis une erreur en appliquant une norme trop élevée dans son analyse. Plus précisément, les appelants affirment qu’il a imposé une norme exagérée quant aux précisions suffisantes, qu’il n’a pas considéré les actes de procédure dans leur ensemble, qu’il n’a pas présumé que les faits allégués étaient avérés et qu’il a omis de tenir compte des éléments de preuve.

[45] Les appelants affirment que leurs actes de procédure satisfont à chacune des conditions nécessaires établies par la jurisprudence pour plaider le complot : une description des parties et de leurs rapports, l’accord entre les défenderesses en vue de comploter, le but ou les objectifs du complot, les actes manifestes qui auraient été commis par chacun des conspirateurs soupçonnés pour exécuter le complot et enfin le préjudice et les dommages subis qui en découlent. Selon eux, la conclusion du juge saisi de la requête – selon laquelle la déclaration est « trop peu détaillée » et ne contient pas une description suffisante d’un accord illicite – repose sur une norme exagérée quant aux précisions suffisantes : par. 117 des motifs. Les appelants prétendent que leurs actes de procédure étaient suffisamment détaillés pour permettre aux intimées de déterminer l’accord en question. Ils avancent que le juge saisi de la requête, en affirmant que les appelants auraient dû fournir des faits substantiels pour confirmer l’identité des personnes présentes, l’objet des discussions et l’existence d’une rencontre de volontés lors des réunions qui se seraient tenues pendant les congrès du secteur, a appliqué une norme pratiquement impossible à respecter. Non seulement ces détails ne seraient pas connus des appelants, mais ils surgiraient au cours de l’interrogatoire préalable, étant donné que le complot allégué est, par nature, secret.

[46] En outre, les appelants prétendent qu’au lieu d’évaluer les actes de procédure « dans leur ensemble », le juge saisi de la requête a examiné les prétentions individuelles et les a rejetées à tour de rôle. Selon eux, en abordant les actes de procédure de manière fragmentée, le juge saisi de la requête a omis d’examiner les allégations qu’il avait auparavant rejetées lorsqu’il a évalué un nouvel élément des actes de procédure, ce qui l’a amené à tirer des conclusions erronées, notamment celle selon laquelle les appelants n’ont rien soulevé de plus que l’existence d’un parallélisme conscient.

[47] Les appelants soutiennent que le juge Gascon a restreint la présomption de véracité en dénaturant des faits substantiels et en refusant de tenir les prétentions des appelants pour avérées. Premièrement, il a fait une mauvaise application de l’exigence quant aux précisions suffisantes en l’appliquant à des paragraphes individuels, au lieu de l’appliquer aux actes de procédure dans leur ensemble et il a ainsi fait fi de faits individuels qu’il croyait ne pas être suffisamment détaillés. Les appelants prétendent ensuite que le juge Gascon a fait une mauvaise application du critère relatif à l’existence d’une cause d’action valable. Selon eux, il a rejeté l’allégation selon laquelle [traduction] « [l]es défenderesses, par le truchement de leurs hauts dirigeants, se sont rencontrées et ont communiqué entre elles, directement et indirectement, en personne, au téléphone et lors de réunions de diverses organisations commerciales du secteur » au motif qu’elle était vague, brève et constituait une affirmation catégorique. Il a ainsi appliqué le critère de certification en vigueur au Québec (comme la Cour suprême l’a précisé dans les arrêts L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., 2019 CSC 35, [2019] 2 R.C.S. 831 et Infineon) au lieu de celui qui s’applique devant la Cour fédérale : par. 62 du mémoire des faits et du droit des appelants; par. 130 des motifs. Enfin, les appelants contestent la déclaration du juge saisi de la requête, selon laquelle des faits substantiels « ne peuvent pas être uniquement constitués de simples assertions de conclusions » ou de « simples allégations » : par. 77 et 82 des motifs. Selon eux, les simples allégations de fait constituent précisément les renseignements à indiquer dans les actes de procédure, vu l’article 174 des Règles, qui interdit d’y assortir tout moyen de preuve. Par conséquent, des faits substantiels ne seront rejetés, du fait qu’ils constituent une affirmation catégorique, que si le demandeur énonce simplement une conclusion de droit, sans préciser de faits substantiels.

[48] Enfin, les appelants affirment que le juge saisi de la requête a tenu compte d’éléments de preuve au moment de déterminer si les actes de procédure révélaient une cause d’action valable, malgré les consignes claires de notre Cour l’interdisant. Ils soutiennent qu’il a outrepassé son rôle en évaluant en détail les documents incorporés pour déterminer si leur interprétation par les appelants était correcte. De plus, le juge saisi de la requête exigeait un fondement probatoire pour les faits substantiels, ce qui est interdit dans une requête en autorisation.

[49] À mon avis, aucun de ces arguments ne peut être retenu, et le juge saisi de la requête n’a pas commis d’erreur en concluant que les appelants n’avaient pas fait état d’une cause d’action pour complot. En concluant ainsi, le juge Gascon a déterminé les principes de droit pertinents et n’a commis aucune erreur manifeste ou dominante en les appliquant. Je souscris également entièrement à sa démarche générale, en ce qui concerne les requêtes en autorisation, que le paragraphe suivant de ses motifs illustre le mieux :

[292] Je ne remets pas en question le fait que les recours collectifs constituent un moyen procédural spécifique pour les parties et qu’une requête en autorisation n’est pas l’instrument approprié pour se concentrer sur le fond et le bien-fondé d’un recours collectif envisagé. Cependant, l’étape de l’autorisation n’en reste pas moins un important mécanisme de contrôle qui doit fonctionner comme un « mécanisme de filtrage efficace » et qui ne doit pas être considéré comme une « simple formalité » (Desjardins au para 74; Oratoire au para 62; Pro-Sys au para 103). Contrairement à ce que les demandeurs semblaient laisser entendre, le fait pour un tribunal de procéder à un examen rigoureux de la requête en autorisation d’un demandeur et d’en examiner attentivement les allégations, les faits substantiels et les éléments de preuve présentés par un demandeur dans le cadre d’une requête en autorisation ne signifie pas que l’examen se métamorphose en un examen du fond de l’affaire. Comme la [Cour suprême du Canada] l’a souvent affirmé, ceci s’inscrit plutôt dans le rôle et l’obligation qu’ont les tribunaux de faire plus qu’approuver sans discussion et de procéder à un examen symbolique des recours collectifs envisagés à l’étape de l’autorisation, et de s’assurer que les conditions d’autorisation sont effectivement respectées.

[50] Dans leur mémoire, les appelants affirment que, bien que le juge saisi de la requête ait énoncé le bon le critère juridique, il a procédé tout de même à une analyse au fond complète. Dans le tout premier paragraphe de leur mémoire, ils écrivent que, selon le juge saisi de la requête, la véracité de l’allégation de complot constituait « la question déterminante », en invoquant, au soutien de cette affirmation, sa conclusion selon laquelle « [l]a formation et l’existence d’un complot visé à l’article 45 » constituaient « la question centrale en litige » : par. 5 et 6 des motifs. À mon avis, il s’agit d’une interprétation injuste et biaisée des motifs du juge saisi de la requête. Il ressort d’une interprétation globale du paragraphe 5 des motifs qu’il est axé sur les points communs et que la nature inhabituelle de la réclamation des appelants y est soulignée :

La formation et l’existence d’un complot visé à l’article 45 dont font état les demandeurs constituent la question centrale en litige, car cette allégation centrale motive les actes de procédure des demandeurs et fournit le contexte des points communs proposés. J’ouvre une parenthèse pour faire observer qu’une telle situation est très inhabituelle dans le cadre de recours collectifs en droit de la concurrence intentés en vertu des articles 36 et 45 de la Loi. Dans la très grande majorité des cas, la question de savoir si les réclamations soulèvent des points communs concernant un complot n’est normalement pas litigieuse. La principale question en litige concerne généralement plutôt les points communs envisagés relativement aux conséquences des actes répréhensibles allégués, à savoir s’il existe un certain fondement factuel dans le dossier permettant d’établir la perte ou les dommages allégués à l’échelle d’un groupe. La plupart du temps, il s’agit de déterminer s’il existe une méthode crédible et plausible pour établir la perte ou les dommages à l’échelle du groupe. Comme on pouvait s’y attendre, les parties ont consacré une part importante de leurs observations écrites et orales sur ce point.

[Souligné dans l’original.]

[51] Contrairement aux arguments des appelants, le juge saisi de la requête a appliqué sans conteste le bon critère juridique (« évident et manifeste »), celui-là même qu’ils ont indiqué au paragraphe 58 de leur mémoire. Invoquant la jurisprudence de la Cour suprême (Loteries de l’Atlantique, par. 87; R. c. Imperial Tobacco, par. 23) et de notre Cour (Condon), le juge saisi de la requête précise ainsi le critère :

Pour rejeter une requête en autorisation sur le fondement de l’exigence relative à la cause d’action, la Cour doit être convaincue, en supposant que les faits allégués soient avérés, qu’il est évident et manifeste que la cause d’action n’existe pas ou que l’action n’a aucune chance raisonnable de succès. Pour ce critère, aucune preuve ne peut être prise en considération et l’analyse se limite aux actes de procédure [...].

[Par. 70 des motifs]

[52] En appliquant ce critère, le juge saisi de la requête est guidé à bon droit par les articles 174 et 181 des Règles, aux termes desquels un acte de procédure doit contenir un exposé concis des faits substantiels (mais pas les moyens de preuve) sur lequel une partie se fonde et des précisions sur chaque prétention qu’il contient. Après s’être penché sur la jurisprudence relative au critère du caractère évident et manifeste, notamment en ce qui concerne l’exigence de précisions suffisantes, la présomption selon laquelle les allégations de fait sont avérées et la teneur des actes de procédure, le juge saisi de la requête énonce les principes bien établis suivants :

  • a)Un demandeur doit plaider des faits substantiels d’une manière suffisamment détaillée pour étayer la réclamation et la réparation sollicitée. Pour que les allégations contenues dans les actes de procédure soient considérées comme énonçant des faits substantiels, elles doivent être suffisamment précises au besoin et ne doivent pas constituer de simples assertions non étayées ou de simples affirmations de nature juridique fondées sur des hypothèses ou des conjectures : par. 75 et 79 des motifs.

  • b)Les faits énoncés dans l’acte de procédure sont tenus pour avérés. Cependant, cette présomption ne s’étend pas aux questions qu’il n’est manifestement pas possible de prouver, aux questions qui sont dénuées de bon sens, qui constituent une généralisation vague, une opinion, une supposition, de simples allégations, de simples affirmations non étayées de nature juridique ou une hypothèse qui n’est pas étayée par des faits substantiels : par. 81 et 82 des motifs.

  • c)Les documents mentionnés dans les actes de procédure, au moyen notamment de citations directes, de résumés ou de paraphrases, sont incorporés par renvoi et seront considérés comme faisant partie des actes de procédure s’ils sont suffisamment cruciaux pour la demande pour constituer un élément essentiel ou faire partie intégrante de la demande elle-même ou de sa matrice factuelle : par. 85 et 87 des motifs.

  • d)Si les documents mentionnés dans les actes de procédure ne disent pas réellement ce qu’un demandeur prétend ou si le demandeur a attribué à ces paraphrases et citations un sens qui n’est pas compatible, à la simple lecture, avec les documents d’où elles sont tirées, le tribunal ne peut considérer ces allégations comme des faits substantiels. Il n’appartient pas au juge, à l’étape de la requête en autorisation, d’examiner ces documents de manière détaillée et de déterminer si le demandeur les a interprétés correctement. En revanche, il peut chercher à savoir si ce que le demandeur mentionne reflète fidèlement ce qui a été expressément énoncé dans les documents : par. 86 et 87 des motifs.

[53] Le juge saisi de la requête s’est ensuite penché sur le cadre légal et a noté que la seule cause d’action présentée par les appelants était une réclamation en dommages-intérêts visée à l’article 36 de la Loi sur la concurrence découlant d’une violation des articles 45 et 46 de cette Loi : par. 29 à 31 des motifs.

[54] Il est bien établi en droit que l’élément central – et exigence préliminaire de base – d’un complot criminel est un accord entre les conspirateurs soupçonnés, ce qui n’est pas contesté par les parties : voir, par exemple, États-Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, 1997 CanLII 359, par. 87 et 177; Proulx c. R., 2016 QCCA 1425, [2016] J.Q. no 11393, par. 32. C’est sur ce fondement que la Cour suprême conclut, dans l’arrêt Atlantic Sugar Refineries Co. Ltd. et autres c. Procureur général du Canada, [1980] 2 R.C.S. 644, 1980 CanLII 226 (p. 657) [Atlantic Sugar], que ce comportement parallèle délibéré (« décisions consciemment parallèles ») ne constitue pas une entente tacite et n’est donc pas illégal. Comme le fait remarquer le juge saisi de la requête, un parallélisme conscient, qu’il définit comme « l’acte d’adopter de façon indépendante une ligne de conduite commune en étant conscient de la réaction probable des concurrents ou en réponse au comportement des concurrents » (par. 104 des motifs), n’est pas un comportement interdit par l’article 45 de la Loi sur la concurrence. Il en va de même pour les « signaux » envoyés par les concurrents entre eux, qui peuvent être qualifiés de moyen de communication, par l’intermédiaire de déclarations publiques, pour indiquer leur intention de ne pas obtenir des parts de marchés.

[55] Autrement dit, un comportement unilatéral ne suffit pas. Il doit exister une forme d’accord entre les parties au complot, comportant une offre ou une invitation et un comportement dont l’acceptation peut être déduite. La jurisprudence invoquée par le juge saisi de la requête à l’appui de cette proposition ne laisse planer aucun doute : voir les arrêts Godfrey, par. 190 (motifs dissidents de la juge Côté sur une autre question); R. v. Cominco Ltd., 1980 CanLII 3865 (AB KB), (1980) 46 C.P.R. (2d) 154 (C. sup. j. Alb.); R. v. Aluminum Co. of Canada Ltd., (1976) 29 C.P.R. (2d) 183, 1976 Carswell 94 (CS Qué); R. v. Ciment Canada Lafarge Ltd., (1973) 12 C.P.R. (2d) 12, 1973 CarswellOnt 1031 (C. prov. Ont.); R. c. Canada Packers Inc., 1988 CanLII 3796 (AB KB), 19 C.P.R. (3d) 133 (BR Alb.).

[56] En appliquant ces principes, le juge saisi de la requête est parvenu à la conclusion selon laquelle la déclaration, même si elle recevait une interprétation libérale, n’énonçait pas des faits substantiels établissant si un accord existait ou non, comment et quand cet accord aurait pu avoir été conclu entre les intimées et ce qui aurait été convenu. Il n’a pas non plus discerné une quelconque rencontre de volontés quant à la perpétration de l’infraction de complot invoquée ou quant à tout acte manifeste commis par les intimées en vue de la réalisation d’un tel complot.

[57] Les appelants prétendent que le juge saisi de la requête a appliqué une norme exagérée quant aux précisions suffisantes, impossible à satisfaire vu la nature secrète de l’infraction. Au soutien de cette affirmation, ils invoquent, comme devant le juge saisi de la requête, les affaires Crosslink v. BASF Canada, 2014 ONSC 1682 (C. div.), 54 C.P.C. (7th) 111 [Crosslink 1] et Mancinelli v. Royal Bank of Canada, 2020 ONSC 1646, 320 A.C.W.S. (3d) 547 [Mancinelli], qui toutes deux faisaient intervenir des allégations de complots visant à fixer les prix. Dans ces deux affaires, cette cour a prononcé une mise en garde contre l’établissement d’une norme trop difficile à satisfaire dans la situation où les détails du complot se trouvent essentiellement entre les mains des parties au complot. Il s’agit d’une préoccupation légitime, et les tribunaux devraient être réticents à imposer des règles en matière d’évaluation des actes de procédure qui pourraient « permettre à ceux qui ont connaissance des faits substantiels d’opprimer ceux qui cherchent à s’appuyer sur ces faits sans toutefois avoir les moyens de les connaître de façon à être en mesure de les plaider dans les détails » : Enercorp Sand Solutions Inc. c. Specialized Desanders Inc., 2018 CAF 215, [2018] A.C.F. no 1179 (QL), par. 36.

[58] Le paragraphe 45(3) de la Loi traite de cette question. Il dispose clairement qu’un tribunal peut déduire l’existence d’un accord à partir d’une preuve circonstancielle, même en l’absence de toute preuve de « communication directe » entre les parties au complot invoqué. Le juge saisi de la requête était bien conscient de cette difficulté et a renvoyé expressément à cette disposition : par. 98 des motifs. Cela dit, et comme le juge saisi de la requête le souligne, même dans une affaire de complot, des exigences précises relatives aux actes de procédure existent. Faute de preuve directe d’un accord, le demandeur doit néanmoins présenter des faits substantiels et donner toutes les précisions voulues sur un accord, sur le fondement d’une preuve indirecte ou circonstancielle d’une certaine forme de communication entre les parties au complot soupçonnées pour qu’un accord puisse être inféré.

[59] Comme l’indique la Cour suprême dans l’arrêt Atlantic Sugar (p. 656 et 657), une entente peut être conclue par suite de l’acceptation tacite d’une offre, mais cette offre doit toutefois avoir été communiquée. L’article 45 de la Loi ne vise pas les comportements individuels. Pour que cette disposition prenne effet, il doit exister une offre ou une invitation ainsi qu’un comportement de laquelle l’acceptation de l’offre peut être déduite. J’estime que trois paragraphes des motifs du juge saisi de la requête sont particulièrement éclairants à cet égard, et, compte tenu de leur rôle essentiel dans ses conclusions générales, il vaut la peine de les reproduire dans leur intégralité, malgré leur longueur :

[144] Cela dit, je conviens que les demandeurs pourraient alléguer et démontrer l’existence d’un accord entre concurrents au moyen d’une preuve circonstancielle, et que le comportement public, le parallélisme conscient ou des signaux publics simultanés pourraient être utilisés conjointement avec d’autres éléments de preuve pour établir l’existence d’un accord illicite visé par l’article 45. Il s’agit des « pratiques facilitantes » mentionnées par le Bureau de la concurrence dans les Lignes directrices CC. Toutefois, les allégations de fait fondées sur une preuve circonstancielle doivent s’appuyer sur des faits substantiels permettant à la Cour d’inférer qu’il pourrait exister un accord illégitime. Autrement dit, les allégations et le fondement factuel des événements circonstanciels doivent porter sur l’établissement d’un accord et sur le comportement des parties. Les demandeurs ne peuvent simplement alléguer des changements généraux observés dans les prix sans s’appuyer sur des faits substantiels liés au comportement des défenderesses. En l’espèce, il n’y a strictement aucune allégation ni fait substantiel, et encore moins de fondement probatoire, concernant des « pratiques facilitantes » dans le comportement des défenderesses – comme le partage de renseignements de nature délicate sur le plan de la concurrence en ce qui concerne la production, la capacité ou les prix, la coordination entre les défenderesses, ou des activités facilitant la surveillance mutuelle – qui pourraient aller dans le sens d’une preuve circonstancielle d’un accord.

[145] Deuxièmement, et plus important encore, les documents mentionnés ou paraphrasés dans les actes de procédure ne disent pas ce que les demandeurs tentent de leur faire dire dans la Déclaration, et les allégations d’accord qui en découlent ne peuvent donc pas être tenues pour avérées. Il va sans dire que la Cour ne peut tenir pour avérées des allégations qui sont manifestement inexactes ou fausses. Après en avoir effectué une lecture attentive, je conclus que les déclarations publiques sur lesquelles s’appuient les demandeurs ne présentent pas de faits substantiels à l’appui d’une allégation d’accord entre les défenderesses en vue d’éliminer la fourniture de DRAM, ni même visant à appuyer toute élimination, restriction ou limitation de l’offre de DRAM en tant que telle. En fait, dans la plupart des cas, les allégations des demandeurs découlant des déclarations publiques dénaturent ce que ces documents indiquent. Je conviens avec les défenderesses que les demandeurs ont fabriqué des allégations de complot à partir d’extraits et de documents qui n’indiquent tout simplement pas qu’un accord est intervenu entre les défenderesses ou qu’il y a eu une élimination coordonnée de la fourniture de DRAM. Les affirmations en ce sens contenues dans la Déclaration sont loin de permettre une conclusion raisonnable de collusion. Ces affirmations, qui sont toutes présentées comme reprenant ce qui a été dit lors de conférences en vue de la communication des résultats financiers ou à l’occasion de conférences sectorielles, constituent plutôt les indications des défenderesses quant à leur comportement individuel futur, des descriptions de leur propre comportement passé et leurs prévisions respectives des tendances de l’industrie.

[146] Autrement dit, après avoir examiné les documents mentionnés dans les actes de procédure, je conclus que les extraits et les documents invoqués par les demandeurs ne suggèrent pas l’existence d’un complot, et que les affirmations des demandeurs qui sont censées résumer leur contenu dénaturent les faits pour qu’ils donnent l’impression qu’il y a un complot. Les demandeurs inventent essentiellement dans la Déclaration un scénario fictif d’intention, de communications et de coordination entre les défenderesses dont ne font pas foi les documents que les demandeurs prétendent paraphraser. Je ne relève ni fait substantiel ni fondement probatoire à l’appui de l’existence éventuelle d’un accord, d’une rencontre de volontés ou d’une entente mutuelle entre les défenderesses. Je ne relève non plus aucune allégation d’actes manifestes de la part des défenderesses qui pourraient donner à penser qu’il y a eu une forme quelconque de communication bilatérale ou de ligne de conduite dont on pourrait raisonnablement déduire l’acceptation d’une offre. Il n’y a que des extraits montrant l’état d’esprit et la réflexion de chacune des défenderesses. Dans les extraits et les documents sur lesquels s’appuient les demandeurs, chaque défenderesse expose et explique la politique et l’approche qui lui sont propres, en fonction de ce que font les autres. Il s’agit d’exemples faisant état d’une industrie concurrentielle à l’œuvre, dans laquelle les concurrents suivent ce qui se passe sur le marché et en sont conscients. On ne saurait tirer une inférence quant à l’existence d’un accord par ailleurs illicite en s’appuyant sur l’observation d’un intervenant de l’industrie selon laquelle sa conception de l’industrie n’est pas très différente de celle des autres joueurs (voir, par exemple, les déclarations de Micron dans la Déclaration, aux para 91–92).

[60] Je remarque que, dans les deux affaires que les appelants ont invoquées à l’appui de leur argument selon lequel le juge saisi de la requête a appliqué une norme trop élevée relativement aux précisions suffisantes pour étayer une cause d’action valable, les déclarations étaient beaucoup plus détaillées que celles en l’espèce. Dans l’affaire Crosslink, par exemple, la déclaration contenait une allégation selon laquelle les cadres supérieurs et les employés de chacune des défenderesses avaient eu des conversations téléphoniques et des rencontres, à la suite desquelles ils s’étaient entendus sur le prix auquel chaque défenderesse vendrait ses produits, ainsi que sur le volume que chaque société fournirait à ses clients : Crosslink 1, par. 75. On a aussi affirmé qu’en vue du complot, des représentants des défenderesses se sont rencontrés en secret afin de discuter des prix et des volumes de ventes, ont procédé à des augmentations de prix coordonnées, ont attribué (entre eux) les volumes de ventes, les clients et les marchés, se sont abstenus de soumissionner ou de soumettre des offres intentionnellement élevées, complémentaires et non concurrentielles pour des contrats de fournitures particuliers, ont échangé des renseignements concernant les prix et les volumes de ventes dans le but de surveiller et de faire respecter les prix, les volumes de ventes et les marchés convenus, ont donné pour directives aux membres du complot de ne pas divulguer l’existence du complot, ont pris des mesures actives pour dissimuler le complot illégal à leurs clients, aux autorités et au public et ont sanctionné toute société qui ne s’est pas conformée au complot : Crosslink 1, par. 75. Pour ces motifs, la cour a accueilli la requête en autorisation d’un recours collectif, en soulignant néanmoins que les actes de procédure étaient [traduction] « peu détaillés », malgré les détails sur le comportement des défenderesses que contenaient les actes de procédure : Crosslink 1, par. 76. Comme nous le révèle l’analyse du juge saisi de la requête, et comme il le fait remarquer en refusant d’établir l’analogie avec l’affaire Crosslink 1, l’accord dans cette affaire présentait néanmoins beaucoup plus de détails qu’en l’espèce : par. 169 à 171 des motifs.

[61] Il en va de même pour l’affaire Mancinelli. Dans cette affaire, les demandeurs affirmaient que les défenderesses avaient communiqué directement entre elles pour mener à bien le complot grâce à des clavardoirs désignés nommément. Elles auraient utilisé ce mode de communication pour coordonner les prix offerts aux clients et échanger des renseignements confidentiels sur les clients et auraient créé ces clavardoirs dans l’intention précise d’agir de connivence avec d’autres afin de manipuler le marché. Les dix-huit groupes d’institutions financières auraient indûment communiqué des renseignements confidentiels sur les clients et des renseignements commerciaux exclusifs, coordonné des négociations pour influer sur les taux de change et de devise sur le marché, surveillé le comportement des parties au complot afin de garantir la confidentialité et le respect du complot, utilisé des noms de code, mal orthographié des mots intentionnellement pour échapper à la détection et convenu de [traduction] « se retirer » en retardant l’achat ou la vente de devises au profit des parties au complot : Mancinelli, par. 78. En outre, le comportement des défenderesses avait fait l’objet d’enquêtes criminelles et administratives aux États-Unis, au Royaume-Uni et ailleurs : Mancinelli, par. 80. Il ne fait aucun doute que les appelants ont raison de signaler, comme l’a fait la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans cette affaire, que les demandeurs ne peuvent pas être tenus de satisfaire à une norme pratiquement impossible dans un complot visant à fixer les prix qui, en raison de sa nature, est secret. Cependant, cette cour a aussi affirmé qu’il était nécessaire de fournir des précisions sur chaque partie au complot (ce qui a été fait en l’occurrence) et a ajouté ce qui suit :

[traduction]
L’énonciation d’une série de faits, conjuguée à l’affirmation selon laquelle ils visaient à porter préjudice, ne suffit pas et il ne convient pas d’affirmer qu’une partie ou l’ensemble des défenderesses ont comploté pour causer préjudice au demandeur. Si le demandeur, au moment des déposer les actes de procédure, n’a pas connaissance des faits nécessaires pour étayer la cause d’action, il ne convient pas d’énoncer des allégations dans la déclaration.

Mancinelli, par. 142

[62] La déclaration modifiée qui est en cause en l’espèce diffère de celles qui étaient l’objet de ces deux affaires. Après un examen attentif, le juge saisi de la requête conclut que, même si elle recevait une interprétation libérale, la déclaration modifiée ne contient pas d’exposé des faits substantiels révélant l’accord soupçonné : voir par. 22 des présents motifs. Il est parvenu à cette conclusion à la lumière d’une lecture méticuleuse de la déclaration modifiée. Il regroupe les diverses allégations en quatre catégories distinctes : a) affirmations générales, b) communications privées directes, c) rencontres d’associations professionnelles et d) déclarations publiques.

[63] Avant de se pencher sur les allégations relatives à des communications privées directes et à des « signaux », le juge saisi de la requête examine d’abord les affirmations générales qui se trouvent dans cinq paragraphes de la déclaration modifiée. Il souligne que, pour l’essentiel, ces prétentions ne sont rien de plus que de « simples affirmations catégoriques concernant des faits non établis », sans aucun fait substantiel étayant la conclusion ou même l’existence d’un accord visant à fixer ou à augmenter les prix des DRAM ou à en limiter l’offre et sont dépourvues de tout fondement factuel : par. 123 des motifs. En effet, il conclut que les allégations de complot contenues dans les affirmations générales des appelants reproduisent essentiellement le libellé de la Loi et ne sont pas étayées de faits substantiels révélant de possibles communications bilatérales ou ligne de conduite desquelles on pourrait inférer l’existence d’un accord ou d’un complot entre les intimées.

[64] Je suis d’accord avec le juge saisi de la requête pour dire que ces allégations ne suffisent pas pour révéler une cause d’action valable, plus précisément en ce qui concerne de très graves prétentions juridiques relatives à un complot illicite. Il serait très injuste de s’attendre à ce que les intimées se défendent contre ces vagues allégations. La jurisprudence regorge de mises en garde qui rappellent que des allégations de complot doivent comporter des précisions quant aux actes reprochés à chacune des parties au complot : voir, p. ex., Mancuso, par. 18; David v. Loblaw, 2021 ONSC 7331,160 O.R. (3d) 33, par. 33 [Loblaw]; Mancinelli, par. 142 et 143.

[65] Le juge saisi de la requête examine ensuite les allégations de communications directes entre les intimées énoncées dans l’acte de procédure. En fait, la déclaration modifiée contient seulement une allégation de ce type, selon laquelle les intimées [traduction] « se sont rencontrées et ont communiqué entre elles, directement et indirectement, au téléphone et en personne » (par. 5 de la déclaration modifiée). Comme le souligne le juge saisi de la requête, cette allégation n’est étayée d’aucun fait substantiel et semble fondée entièrement sur de pures conjectures. Je suis d’accord, sur ce point également, avec le juge saisi de la requête pour dire qu’en l’absence de tout fait substantiel, la simple allégation selon laquelle les prétendues parties au complot se sont rencontrées et ont communiqué n’est pas suffisante pour plaider le complot visé à l’article 45 de la Loi ou une rencontre de volontés ayant pour objet un comportement interdit par la Loi.

[66] Il en va de même pour les rencontres d’associations professionnelles dont les intimées sont membres. Dans différents paragraphes de la déclaration modifiée (voir par. 5, 51 et 52, 71 et 102 et 103), les appelants affirment que les intimées se sont rencontrées et qu’elles ont communiqué entre elles à l’occasion de rencontres prévues de différentes associations commerciales et d’organisations du secteur, et que les prix des DRAM ont augmenté au cours des mois ou années suivants. Toutefois, le dossier ne comporte aucune allégation – et encore moins de faits substantiels – indiquant que les intimées se sont rencontrées et ont convenu de quoi que ce soit à la suite de ces prétendues rencontres ou ont conclu un accord visant à limiter l’offre de DRAM ou à en augmenter les prix. Comme le juge saisi de la requête l’indique, « [i]l ne suffit pas de dresser une liste des rencontres prévues d’associations commerciales pour alléguer l’existence d’un accord, à plus forte raison lorsqu’il n’y a aucun fait substantiel pour confirmer l’identité des personnes présentes, l’objet des discussions et la question de savoir s’il y a eu une quelconque rencontre de volontés » : par. 135 des motifs. Les associations professionnelles remplissent un grand nombre de fonctions utiles et légitimes, et la simple participation à des activités prévues de ces organisations ne saurait emporter une inférence raisonnable de complot. La possibilité de comploter n’est pas suffisante en l’absence de faits substantiels selon lesquels les prétendues parties au complot ont convenu de quoi que ce soit.

[67] Les allégations des appelants portent essentiellement sur les déclarations publiques des intimées. Le juge saisi de la requête signale d’abord que les « signaux publics », qu’il décrits comme n’étant rien de plus que des « renseignements communiqués unilatéralement par un participant au marché », constituent une forme de comportement unilatéral qui n’est pas une cause d’action reconnue au titre de l’article 45 de la Loi : par. 142 des motifs. Il examine ensuite les allégations des appelants et conclut que les déclarations publiques des intimées ne fournissent pas de faits substantiels qui étayeraient ou tendraient à indiquer un complot, étant donné que les appelants « ont mal cité, cité de façon sélective et présenté de façon erronée » les déclarations attribuées aux intimées : par. 141 des motifs. Le juge saisi de la requête est parvenu à cette conclusion après avoir lu l’intégralité des documents dont les appelants ont extrait les déclarations publiques. Je suis d’accord avec le juge saisi de la requête pour dire que les déclarations contestées, au vu du contexte, sont loin de permettre une inférence raisonnable de collusion et donnent plutôt une idée du comportement futur des intimées et de leurs prévisions respectives quant aux tendances au sein du secteur. Ce comportement est conforme à un comportement unilatéral et à un parallélisme conscient et n’indique pas de complot ou d’accord. En outre, le fait que l’augmentation de l’offre, au cours de la période visée par le recours collectif, a été moins rapide que celle de la demande ne signifie pas que les intimées ont eu l’intention de limiter ou de restreindre l’offre, ou avaient un engagement à cet égard.

[68] En parvenant à cette conclusion, le juge saisi de la requête était très conscient du fait que sa tâche ne consistait pas à évaluer la preuve en profondeur. Cependant, il ne pouvait pas accepter telles quelles les allégations des appelants sans au moins s’assurer que celles-ci et les déclarations publiques mentionnées reflètent fidèlement les propos des intimées, à la lumière des documents dont elles étaient tirées : par. 160 des motifs. Une fois retranchées les citations fausses, les citations sélectives, les mauvaises interprétations, les distorsions et les présentations erronées, les déclarations publiques auxquelles les appelants font référence dans la déclaration modifiée ne constituent rien de plus que des allégations de comportement parallèle et sont loin de révéler l’existence possible d’un accord.

[69] Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que le juge saisi de la requête n’a pas commis d’erreur en concluant que la déclaration modifiée, même si elle recevait une interprétation libérale, ne révélait pas de cause d’action valable pour l’application de l’article 45 de la Loi. La déclaration ne présente aucune allégation en bonne et due forme concernant le principal élément constitutif d’un complot, à savoir l’existence possible d’un accord entre les intimées. Comme le reconnaît le juge saisi de la requête, le critère de la cause d’action valable est peu exigeant, mais il ne saurait être à ce point bas qu’il serait dépourvu de tout sens. Pour que la condition voulant que les actes de procédure révèlent une cause d’action valable n’équivaille pas à un exercice de pure forme, il ne saurait y être satisfait en l’absence du principal élément d’un complot allégué. Voici ce qu’en dit le juge saisi de la requête dans la conclusion de cette partie de ses motifs :

Si des actes de procédure comme la Déclaration déposée en l’espèce pouvaient suffire pour satisfaire au critère de la cause d’action valable et pour autoriser un recours collectif en matière de droit de la concurrence visant un complot fondé sur l’article 45, cela voudrait essentiellement dire que les demandeurs canadiens pourraient déposer des recours collectifs en invoquant la simple observation de décisions parallèles en matière de prix ou d’offre prises par des concurrents, ou d’augmentations simultanées de prix d’une certaine ampleur et en présentant une affirmation vague et conjecturale selon laquelle les concurrents dans l’industrie doivent avoir comploté pour arriver à ces effets, sans plus. [...] Selon moi, cela aurait pour effet de dénaturer l’article 45 de la Loi et de dépouiller cette disposition fondamentale de la Loi de ce qui constitue maintenant son élément le plus essentiel et central, à savoir le comportement des personnes qu’on soupçonne d’avoir comploté.

[Par. 174 des motifs]

[70] À défaut d’une erreur de droit, la décision du juge saisi de la requête commande un haut degré de retenue. Notre Cour n’interviendra que si son évaluation des conditions énoncées à l’article 334.1 des Règles est manifestement erronée. Fondamentalement, les appelants affirment que le juge saisi de la requête n’aurait dû effectuer qu’un examen symbolique. J’explique plus haut pourquoi ce point de vue est erroné et n’est pas fondé en droit. Comme il est indiqué dans l’arrêt Pro-Sys (par. 103), la procédure d’autorisation est un « mécanisme de filtrage efficace ». Si elle doit conserver cette fonction, il faut que l’analyse soit plus que superficielle. Je conclus donc que la tentative de contestation par les appelants des conclusions de fait du juge saisi de la requête, sous le couvert d’une question de droit, doit échouer.

B. Le juge saisi de la requête a-t-il commis une erreur en concluant que les questions communes relatives à l’existence d’un complot proposées par les appelants étaient dépourvues d’un certain fondement factuel?

[71] Les appelants soutiennent que le juge saisi de la requête a indûment examiné leur affaire sur le fond au moment de décider s’il existait un certain fondement factuel étayant la question commune proposée relative à un complot, qu’il a appliqué le mauvais critère juridique dans son examen et qu’un certain fondement factuel étaye les questions communes des appelants.

[72] Premièrement, pour déterminer l’existence de points communs, le juge Gascon a demandé si un certain fondement factuel permettait d’affirmer que les questions communes (1) existent effectivement et (2) qu’on peut y répondre de façon commune pour tous les membres du groupe. Les appelants reconnaissent que le droit actuel n’est pas clair, mais ils invitent notre Cour à rejeter ce qui, selon eux, constitue un critère en deux étapes, au motif qu’il appelle une analyse au fond interdite. Les appelants affirment que l’application par le juge saisi de la requête du critère en deux étapes l’a conduit à une analyse au fond servant à déterminer si un fondement factuel étayait leurs prétentions. Selon eux, par suite de ses arrêts Pro-Sys et Sun-Rype Products Ltd. c. Archer Daniels Midland Company, 2013 CSC 58, [2013] 3 R.C.S. 545, la Cour suprême interdit expressément ce type d’analyse.

[73] Les appelants soutiennent que le juge saisi de la requête a confondu, à mauvais droit, la norme de preuve et l’objet de preuve. Les appelants déclarent qu’ils sont d’accord pour dire que la norme de l’existence d’un certain fondement factuel s’applique en tant que norme de preuve, mais que le juge saisi de la requête a cru, à tort, que leur argument était lié à l’objet de preuve. Ils se fondent en grande partie sur une phrase dans l’arrêt Pro-Sys où la Cour suprême déclare ce qui suit : « [é]tablir la communauté des questions n’exige pas la preuve que les actes allégués ont effectivement eu lieu. À ce stade, il faut plutôt établir que les questions soulevées sont communes à tous les membres du groupe » (par. 110). Selon eux, une lecture honnête de cette affirmation indique clairement que la Cour suprême faisait référence à l’objet de preuve et non à la norme de preuve, comme le croyait le juge saisi de la requête, et écartait tout examen au fond à l’étape de l’autorisation. De leur avis, exiger la preuve d’une prétention est impossible sans exiger qu’une partie en fasse la preuve.

[74] Les appelants prétendent en outre que l’application du critère en deux étapes va à l’encontre de l’objet des recours collectifs, étant donné qu’il ajoute [traduction] « un bouclier supplémentaire contre la responsabilité » en exigeant la preuve d’un acte répréhensible commis en secret. Selon les appelants, si la preuve d’un tel acte est exigée, il serait impossible d’intenter des recours collectifs en droit de la concurrence en l’absence d’enquêtes administratives ou de l’aveu d’un acte répréhensible par les sociétés visées.

[75] Enfin, les appelants affirment qu’un certain fondement factuel permet de conclure que les membres du groupe soulèvent les questions que le juge saisi de la requête rejette. Selon eux, le juge Gascon a commis une erreur de principe qu’il est possible de dégager en évaluant chaque catégorie d’éléments de preuve isolément au lieu d’examiner globalement la preuve des appelants.

[76] À mon avis, le juge saisi de la requête n’a commis aucune des erreurs juridiques ou factuelles invoquées par les appelants.

[77] Tout d’abord, au sujet de la démarche applicable à l’évaluation des points communs, je ne vois pas comment on peut sérieusement soutenir qu’il est loisible à un juge de décider si les membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, sans d’abord décider si un certain fondement factuel étaye l’existence même de chaque point commun. Ce qu’on appelle l’« approche en deux étapes » n’ajoute rien à l’exigence énoncée dans l’arrêt Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158 [Hollick], selon laquelle il doit exister des points communs découlant de faits pertinents pour tous les membres du groupe. Il ne faut pas oublier que cette affaire concernait un recours collectif envisagé dans le domaine de l’environnement, qui découlait de la pollution émanant d’une décharge. Après avoir rappelé que les représentants du groupe doivent établir un certain fondement factuel pour chacune des conditions énumérées à l’article 5 de la Loi de 1992 sur les recours collectifs de l’Ontario, la Cour suprême a examiné les dossiers de plainte des membres du groupe proposé, qui avaient été obtenus auprès du ministère de l’Environnement et de l’Énergie et que l’appelant avait présentés, et elle a conclu qu’il avait été satisfait au critère quant à l’existence d’« un certain fondement factuel ».

[78] Bien que, dans cette affaire, la Cour suprême n’ait pas précisé que le critère compte une ou deux étapes, il ne fait aucun doute qu’en pratique, le critère quant à l’existence d’« un certain fondement factuel » compte deux composantes. Premièrement, les membres du groupe proposé doivent avoir une réclamation ou, à tout le moins, une preuve minimale à l’appui de la réclamation. Deuxièmement, ils doivent avoir une preuve que la question commune est telle que sa résolution est nécessaire pour le règlement de la réclamation de chaque membre du groupe. Comme la Cour suprême l’indique, de toute évidence, au moins un aspect de la question de la responsabilité, c.-à-d. si les intimées ont rejeté des polluants dans l’air, était commun à tous ceux qui poursuivaient les intimées : Hollick, par. 19. Cependant, il était difficile de « décider si chaque membre du groupe proposé a[vait] effectivement une demande ou, à tout le moins, une ‘demande apparente’ à faire valoir contre l’intimée » : Hollick, par. 19.

[79] Les appelants allèguent, comme ils l’ont fait devant le juge saisi de la requête, que l’approche en deux étapes demande ou implique une analyse au fond. Rien n’est plus loin de la réalité. L’analyse visant à décider si la réclamation avancée par les membres d’un groupe proposé est fondée, même si de nombreux demandeurs la font valoir, se distingue entièrement d’un examen au fond de la réclamation. À cet égard, je souscris entièrement à la réponse donnée par le juge saisi de la requête à l’argument des appelants :

211. Je ne conteste pas qu’à l’étape de l’autorisation, la preuve présentée pour étayer l’autorisation d’une question commune ne doit pas être évaluée quant au bien-fondé de l’action. L’objet d’une requête en autorisation est de déterminer la façon dont le litige doit se dérouler et non d’examiner le bien-fondé de la réclamation du demandeur. Le juge saisi de la requête en autorisation ne devrait pas non plus procéder à l’appréciation d’éléments de preuve contradictoires relatifs au fond de la demande. En fait, l’application de l’approche en deux étapes ne signifie pas que les tribunaux doivent procéder à la pondération de la preuve et à l’examen du bien‐fondé lorsqu’ils examinent le critère des questions communes. C’est toujours la norme du certain fondement factuel qui s’applique, et non la norme de la prépondérance des probabilités. De plus, on ne conteste pas que le certain fondement factuel constitue une « norme de preuve relativement peu exigeante » (Sun‑Rype Products Ltd c Archer Daniels Midland Company, 2013 CSC 58 [Sun-Rype] aux para 57, 61). La norme de preuve peu exigeante doit toutefois reposer sur un fondement factuel, et l’absence d’éléments de preuve ou de simples conjectures ne suffiront pas (Sun-Rype au para 70).

212. Il existe une différence fondamentale entre l’appréciation du bien‐fondé de la réclamation (ce que les tribunaux ne peuvent pas faire au moment de l’autorisation) et la recherche d’une preuve minimale à l’appui de la réclamation (c.‐à‐d. le critère en deux étapes). Selon l’approche en deux étapes, il faut un certain fondement probatoire, mais pas un dossier exhaustif sur lequel le fond de l’affaire sera plaidé. La norme exige un certain fondement factuel, mais non une preuve de fait ou une preuve que les faits ont effectivement eu lieu. C’est en ce sens que le critère du certain fondement factuel se situe bien en deçà de la norme civile de la preuve selon la prépondérance des probabilités et ne peut être assimilé à un critère reposant sur le bien-fondé du recours.

[80] Je suis également entièrement d’accord avec le juge saisi de la requête pour dire que seule la démarche en deux étapes cadre avec l’objet du processus d’autorisation. Pour que ce processus soit efficace et atteigne l’objectif consistant à écarter les demandes non fondées et frivoles, il faut procéder à une évaluation minimale du point commun envisagé afin d’en garantir le caractère vraisemblable. Autrement, l’autorisation n’atteindrait pas son objectif, et presque tout recours envisagé devrait être autorisé : Dine v. Biomet, 2015 ONSC 7050, [2015] O.J. no 6732 (QL), par. 15, note de bas de page 9. Je cite une fois encore le juge saisi de la requête : « [u]ne cause d’action sans fondement factuel ne devient pas en quelque sorte plus fondée parce qu’elle est commune à un groupe de demandeurs, et elle n’a pas plus de valeur ou de poids simplement parce qu’elle est partagée par des centaines, des milliers ou des millions de personnes » : par. 214 des motifs. Assurément, permettre l’instruction d’une question commune dépourvue d’un fondement factuel ne favoriserait ni l’économie des ressources, ni une modification des comportements, ni l’accès à la justice.

[81] L’exigence voulant qu’un demandeur établisse un certain fondement factuel quant à l’existence d’un point commun envisagé a été appliquée uniformément comme condition d’autorisation. Dans ses motifs, le juge saisi de la requête renvoie à plusieurs affaires où l’approche en deux étapes a été appliquée (par. 198) et un grand nombre d’autres affaires pourraient sans doute être ajoutées : voir, p. ex., Canada (Procureur général) c. Nasogaluak, 2023 CAF 61, par. 104; Canada c. Greenwood, 2021 CAF 186, [2021] A.C.F. no 1006 (QL), p. 188; Loteries de l’Atlantique, par. 160 et 161; Ewert v. Canada (Attorney General), 2022 BCCA 131, par. 22; Nissan Canada Inc. v. Mueller, 2022 BCCA 338, par. 140 et 143 [Nissan]; LaSante v. Kirk, 2023 BCCA 28, par. 22, 26 et 61; Sherry Good v. Toronto Police Services Board, 2014 ONSC 4583, [2014] O.J. no 3643 (QL), par. 62 et 63, conf. par 2016 ONCA 250; O’Brien v. Bard Canada Inc., 2015 ONSC 2470, [2015] O.J. no 1892 (QL), par. 88; Shah v. LG Chem Ltd., 2015 ONSC 6148, [2015] O.J. no 5168 (QL), par. 140 et 141, conf. par 2017 ONSC 2586 (C. div.), inf. pour d’autres motifs par 2018 ONCA 819; Batten v. Boehringer Ingelheim (Canada) Ltd., 2017 ONSC 53, par. 161, conf. par 2017 ONSC 6098 (C. div.); Markowich v. Lundin Mining Corporation, 2022 ONSC 81, par. 257; Loblaw, par. 71; Simpson v. Facebook, 2021 ONSC 968, 2021 CarswellOnt 1822, par. 43, conf. par 2022 ONSC 1284 (C. div.), par. 26 et 27; Wright v. Horizons ETFS Management (Canada) Inc., 2021 ONSC 3120, 2021 CarswellOnt 6446, par. 116; G.C. v. Jugenburg, 2021 ONSC 3119, 155 OR (3d) 634, par. 130; Carter v. Ford Motor Company of Canada, 2021 ONSC 4138, 2021 CarswellOnt 8397, par. 80; Curtis v. Medcan Health Management Inc., 2021 ONSC 4584, 2021 CarswellOnt 9727, par. 82; Drynan v. Bausch Health Companies Inc., 2021 ONSC 7423, 2021 CarswellOnt 16594, par. 21; Bhangu v. Honda Canada Inc., 2021 BCSC 794, par. 99; Krishnan v. Jamieson Laboratories Inc., 2021 BCSC 1396, 2021 CarswellBC 1348, par. 115 et 116; MacInnis v. Bayer Inc., 2020 SKQB 307, 2020 CarswellSask 609, par. 143; Engen v. Hyundai Auto Canada Corp., 2021 ABQB 740, 2021 CarswellAlta 2262, par. 56 et note de bas de page 39; conf. (sur ce point) par 2023 ABCA 85, par. 12; Simpson v. Goodyear Canada Inc., 2021 ABCA 182, 459 D.L.R. (4th) 315, par. 40.

[82] Pour étayer leur argument en faveur de la démarche en une étape, les appelants se fondent sur un seul passage tiré de la décision Pro-Sys de la Cour suprême, où le juge Rothstein affirme ce qui suit :

110. La multitude de variables que font intervenir les actions d’acheteurs indirects pourrait fort bien présenter un défi de taille à l’étape de l’examen au fond. [...] Établir la communauté des questions n’exige pas la preuve que les actes allégués ont effectivement eu lieu. À ce stade, il faut plutôt établir que les questions soulevées sont communes à tous les membres du groupe.

[83] Je suis entièrement d’accord avec le juge saisi de la requête pour dire que les commentaires du juge Rothstein, placés en contexte, ne signifient pas qu’il faille éliminer la première étape de l’exigence, à savoir celle voulant que la question commune proposée existe effectivement. Il ne compare nulle part l’approche en une étape à l’approche en deux étapes. Ses commentaires visent l’argument de Microsoft, selon lequel la norme de l’existence d’un certain fondement factuel exige que le demandeur prouve qu’il a satisfait aux éléments du critère selon la norme de la prépondérance des probabilités. Sa déclaration au paragraphe 110 vient confirmer que la norme relative à l’existence d’un certain fondement factuel n’équivaut pas à celle de la prépondérance des probabilités.

[84] La thèse selon laquelle le juge Rothstein n’entendait pas s’écarter de l’arrêt Hollick est en outre appuyée par son application du critère dans cette affaire. La question en litige dans l’affaire Pro-Sys portait sur la communauté des questions liées au préjudice ou à la perte soulevées dans les actions intentées par des acheteurs indirects. La norme relative à l’existence d’un certain fondement factuel a aussi été appliquée à la détermination de l’exigence juridique que doit respecter la méthode proposée par l’expert dans les cas où le préjudice est soulevé à titre de question commune. Il ressort clairement de son analyse à cet égard que le juge Rothstein s’attendait à plus qu’une simple affirmation selon laquelle la question est commune à tous les membres du groupe :

118. À mon avis, la méthode d’expert doit être suffisamment valable ou acceptable pour établir un certain fondement factuel aux fins du respect de l’exigence d’une question commune. Elle doit donc offrir une possibilité réaliste d’établir la perte à l’échelle du groupe, de sorte que, si la majoration est établie à l’issue de l’examen des questions communes au procès, un moyen permette de démontrer qu’elle est commune aux membres du groupe (c.‑à‑d. que le transfert a eu lieu). Or, il ne peut s’agir d’une méthode purement théorique ou hypothétique; elle doit reposer sur les faits de l’affaire. L’existence des données auxquelles la méthode est censée s’appliquer doit être étayée par quelque preuve.

[85] L’arrêt Infineon de la Cour suprême, rendu le même jour que l’arrêt Pro-Sys, confirme que le juge Rothstein n’avait pas l’intention de remettre en question le critère en deux étapes applicable à la condition relative à l’existence de points communs ni de signaler que la norme de l’existence d’un certain fondement factuel était une simple formalité. Opposant la norme de la « cause défendable », appliquée dans les recours collectifs au Québec, à la norme d’« un certain fondement factuel » énoncée dans l’arrêt Hollick, les juges LeBel et Wagner, s’exprimant au nom de la Cour, affirment ce qui suit :

128. Ce fardeau de preuve est aussi moins exigeant que celui qui s’applique ailleurs au Canada. En effet, comme l’atteste la décision de notre Cour dans Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158, pour obtenir l’autorisation d’exercer un recours collectif dans d’autres ressorts canadiens, les acheteurs indirects doivent démontrer que leur demande repose sur un fondement factuel suffisant […].

[86] Plus loin dans ses motifs, la Cour suprême souligne que de simples allégations de préjudice dans les actes de procédure ne suffiraient pas pour établir une cause défendable au Québec, mais que ces allégations, si elles étaient accompagnées d’une certaine preuve de l’existence d’un complot visant la fixation des prix, suffiraient au demandeur pour s’acquitter de son fardeau à l’étape de l’autorisation (Infineon, par. 133 à 135).

[87] Si la Cour suprême avait voulu signaler son intention de rompre avec l’arrêt Hollick – et l’exigence qu’il établit voulant qu’il y ait un certain fondement factuel quant à l’existence de points communs envisagés comme condition d’autorisation –, on se serait attendu à une déclaration plus explicite que la phrase isolée extraite des motifs du juge Rothstein dans l’arrêt Pro-Sys et invoquée par les appelants. Cependant, au lieu de s’écarter de l’arrêt Hollick, la Cour suprême confirme ses principes fondamentaux dans ses arrêts subséquents.

[88] Peu de temps après avoir rendu ses arrêts Pro-Sys et Infineon, la Cour suprême, dans l’arrêt AIC Limitée c. Fischer (2013 CSC 69, [2013] 3 R.C.S. 949 [Fisher]) confirme que le fardeau de preuve applicable à l’étape de la requête en autorisation n’est pas élevé. Elle cite avec approbation le paragraphe 25 de l’arrêt Hollick où est formulée la norme d’« un certain fondement factuel » : Fisher, par. 39. Le juge Cromwell, s’exprimant au nom de la Cour, affirme qu’elle a « confirmé » ces principes dans l’arrêt Pro-Sys et il renvoie à plusieurs paragraphes de cette décision sans jamais mentionner son paragraphe 110 : Fisher, par. 40. Il renvoie ensuite, pour illustrer une façon dont il pourrait être satisfait au critère d’« un certain fondement factuel », à la décision Pearson v. Inco Ltd. (2006 CanLII 913 (ON CA), [2005] O.J. no 4918 (QL)) de la Cour d’appel de l’Ontario, qui a autorisé un recours collectif dans le domaine de l’environnement sur la foi de la preuve indiquant un effet négatif sur le prix des immeubles : voir Fisher, par. 39 à 42.

[89] Encore plus récemment, la juge Karakatsanis (motifs dissidents, mais pas sur ce point) rappelle dans l’arrêt Loteries de l’Atlantique que la norme du « certain fondement factuel » exige que le représentant des demandeurs offre un « minimum d’éléments probants » pour faire en sorte que le recours collectif envisagé ne « s’écroule [pas] à l’étape de l’examen au fond » : Loteries de l’Atlantique, par. 138 et 160. Pour ce motif, elle conclut qu’une simple allégation ne saurait fournir un certain fondement factuel selon lequel un redressement pécuniaire sollicité pourrait, en fin de compte, être établi à l’échelle du groupe.

[90] Ainsi qu’il est mentionné plus haut, les tribunaux canadiens ont rejeté l’argument selon lequel l’arrêt Pro-Sys avait eu pour effet de modifier le critère en deux étapes ou la norme du « certain fondement factuel » : voir la jurisprudence précitée, par. 83. La Cour divisionnaire de l’Ontario l’a fait explicitement dans deux décisions (Kuiper v. Cook (Canada) Inc., 2020 ONSC 128 (CanLII), 320 A.C.W.S. (3d) 382, par. 32 à 36 et Batten v. Boehringer Ingelheim (Canada) Ltd., 2017 ONSC 6098 (CanLII), [2017] O.J. no 5673 (QL), par. 15 à 23), et ces décisions sont particulièrement pertinentes, les Règles des Cours fédérales étant inspirées des règles adoptées en Ontario. Quant à l’arrêt Nissan rendu récemment par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, il est évident qu’il ne soutient pas la thèse selon laquelle l’approche en deux étapes a été abandonnée, comme l’avancent les appelants. Bien que cette cour ne traite pas expressément de cette question, il ressort clairement d’une lecture attentive de ses motifs (et plus précisément des paragraphes 140 et 143), qu’elle ne souscrit pas à l’approche en une étape préconisée par les appelantes.

[91] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que le juge saisi de la requête a choisi la bonne norme juridique et n’a pas commis d’erreur en appliquant l’approche en deux étapes pour évaluer le caractère commun.

[92] Enfin, les appelants n’ont pas relevé d’erreur manifeste et dominante dans l’évaluation de la preuve par le juge saisi de la requête. À la lumière d’un examen méticuleux des éléments de preuve déposés par les appelants à l’appui de leurs questions communes relatives à un complot, le juge saisi de la requête conclut qu’ils « ne [lui] permett[aient] même pas de déceler ne serait-ce qu’un pouls » d’une allégation de complot : par. 289 des motifs. Cette conclusion commande un haut degré de retenue. Le simple fait de rejeter les conclusions du juge saisi de la requête ne révèle pas une erreur susceptible de révision.

[93] Quant au témoignage d’expert de M. Singer, les appelants ne peuvent reprocher au juge saisi de la requête d’avoir conclu qu’il ne fournissaient pas un fondement factuel quant à l’existence d’un complot lorsque M. Singer lui-même a clairement déclaré qu’on ne lui avait pas demandé de donner un avis sur l’existence d’un accord entre les intimées ou sur la question de savoir s’il y a eu effectivement collusion ou si les documents relatifs au dossier permettent d’inférer l’existence d’une collusion : rapport d’expert de M. Hal J. Singer, 19 avril 2019, par. 3, dossier d’appel, vol. 1, p. 214; transcription du contre-interrogatoire mené auprès de M. Singer, en date du 14 juillet 2020, p. 23, lignes 8 à 20, dossier d’appel, vol. 6, p. 1896. En outre, je suis d’accord avec le juge saisi de la requête pour dire que présenter un rapport d’expert ne suffit pas à établir un certain fondement factuel quant à l’existence d’un point commun envisagé.

[94] Quant à l’argument selon lequel le juge saisi de la requête a commis une erreur en examinant les éléments de preuve par catégorie, il est totalement sans fondement. Je ne peux déterminer clairement de quelle autre manière le juge saisi de la requête devait s’employer à examiner les éléments de preuve que les appelants ont eux-mêmes présentés par catégorie. Si aucun des éléments de preuve n’a permis d’étayer la restriction ou limitation de l’offre de DRAM par les intimées, je ne vois pas comment un examen global mènerait à une issue différente. Qu’ils soient examinés isolément ou dans leur ensemble, les éléments de preuve ne permettent pas d’établir l’existence d’un accord visant à limiter l’offre de DRAM, et les appelants ne se sont pas acquittés du lourd fardeau qui leur incombait d’établir une erreur manifeste et dominante dans l’évaluation faite par le juge saisi de la requête de ces éléments de preuve.

V. Conclusion

[95] Par conséquent, je rejetterais l’appel.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Judith Woods, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


ANNEXE

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34, art. 45 et art. 46

Competition Act, R.S.C., 1985, c. C-34, s. 45 and s. 46

Complot, accord ou arrangement entre concurrents

Conspiracies, agreements or arrangements between competitors

45 (1) Commet une infraction quiconque, avec une personne qui est son concurrent à l’égard d’un produit, complote ou conclut un accord ou un arrangement :

45 (1) Every person commits an offence who, with a competitor of that person with respect to a product, conspires, agrees or arranges

a) soit pour fixer, maintenir, augmenter ou contrôler le prix de la fourniture du produit;

(a) to fix, maintain, increase or control the price for the supply of the product;

b) soit pour attribuer des ventes, des territoires, des clients ou des marchés pour la production ou la fourniture du produit;

(b) to allocate sales, territories, customers or markets for the production or supply of the product; or

c) soit pour fixer, maintenir, contrôler, empêcher, réduire ou éliminer la production ou la fourniture du produit.

(c) to fix, maintain, control, prevent, lessen or eliminate the production or supply of the product.

Peine

Penalty

(2) Quiconque commet l’infraction prévue au paragraphe (1) est coupable d’un acte criminel et encourt un emprisonnement maximal de quatorze ans et une amende maximale de 25 000 000 $, ou l’une de ces peines.

(2) Every person who commits an offence under subsection (1) is guilty of an indictable offence and liable on conviction to imprisonment for a term not exceeding 14 years or to a fine not exceeding $25 million, or to both.

Preuve du complot, de l’accord ou de l’arrangement

Evidence of conspiracy, agreement or arrangement

(3) Dans les poursuites intentées en vertu du paragraphe (1), le tribunal peut déduire l’existence du complot, de l’accord ou de l’arrangement en se basant sur une preuve circonstancielle, avec ou sans preuve directe de communication entre les présumées parties au complot, à l’accord ou à l’arrangement, mais il demeure entendu que le complot, l’accord ou l’arrangement doit être prouvé hors de tout doute raisonnable.

(3) In a prosecution under subsection (1), the court may infer the existence of a conspiracy, agreement or arrangement from circumstantial evidence, with or without direct evidence of communication between or among the alleged parties to it, but, for greater certainty, the conspiracy, agreement or arrangement must be proved beyond a reasonable doubt.

Défense

Defence

(4) Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction prévue au paragraphe (1) à l’égard d’un complot, d’un accord ou d’un arrangement qui aurait par ailleurs contrevenu à ce paragraphe si, à la fois :

(4) No person shall be convicted of an offence under subsection (1) in respect of a conspiracy, agreement or arrangement that would otherwise contravene that subsection if

a) il établit, selon la prépondérance des probabilités :

(a) that person establishes, on a balance of probabilities, that

(i) que le complot, l’accord ou l’arrangement, selon le cas, est accessoire à un accord ou à un arrangement plus large ou distinct qui inclut les mêmes parties,

(i) it is ancillary to a broader or separate agreement or arrangement that includes the same parties, and

(ii) qu’il est directement lié à l’objectif de l’accord ou de l’arrangement plus large ou distinct et est raisonnablement nécessaire à la réalisation de cet objectif;

(ii) it is directly related to, and reasonably necessary for giving effect to, the objective of that broader or separate agreement or arrangement; and

b) l’accord ou l’arrangement plus large ou distinct, considéré individuellement, ne contrevient pas au même paragraphe.

(b) the broader or separate agreement or arrangement, considered alone, does not contravene that subsection.

Défense

Defence

(5) Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction prévue au paragraphe (1) si le complot, l’accord ou l’arrangement se rattache exclusivement à l’exportation de produits du Canada, sauf dans les cas suivants :

(5) No person shall be convicted of an offence under subsection (1) in respect of a conspiracy, agreement or arrangement that relates only to the export of products from Canada, unless the conspiracy, agreement or arrangement

a) le complot, l’accord ou l’arrangement a eu pour résultat ou aura vraisemblablement pour résultat de réduire ou de limiter la valeur réelle des exportations d’un produit;

(a) has resulted in or is likely to result in a reduction or limitation of the real value of exports of a product;

b) il a restreint ou restreindra vraisemblablement les possibilités pour une personne d’entrer dans le commerce d’exportation de produits du Canada ou de développer un tel commerce;

(b) has restricted or is likely to restrict any person from entering into or expanding the business of exporting products from Canada; or

c) il ne vise que la fourniture de services favorisant l’exportation de produits du Canada.

(c) is in respect only of the supply of services that facilitate the export of products from Canada.

Exception

Exception

(6) Le paragraphe (1) ne s’applique pas au complot, à l’accord ou à l’arrangement :

(6) Subsection (1) does not apply if the conspiracy, agreement or arrangement

a) intervenu exclusivement entre des parties qui sont chacune des affiliées de toutes les autres;

(a) is entered into only by parties each of which is, in respect of every one of the others, an affiliate;

b) conclu entre des institutions financières fédérales et visé au paragraphe 49(1);

(b) is between federal financial institutions and is described in subsection 49(1); or

c) constituant une entente au sens de l’article 53.7 de la Loi sur les transports au Canada, autorisée par le ministre des Transports en application du paragraphe 53.73(8) de cette loi, dans la mesure où l’autorisation n’a pas été révoquée et le complot, l’accord ou l’arrangement est directement lié à l’objectif de l’entente et raisonnablement nécessaire à la réalisation de cet objectif.

(c) is an arrangement, as defined in section 53.7 of the Canada Transportation Act, that has been authorized by the Minister of Transport under subsection 53.73(8) of that Act and for which the authorization has not been revoked, if the conspiracy, agreement or arrangement is directly related to, and reasonably necessary for giving effect to, the objective of the arrangement.

Principes de la common law — comportement réglementé

Common law principles — regulated conduct

(7) Les règles et principes de la common law qui font d’une exigence ou d’une autorisation prévue par une autre loi fédérale ou une loi provinciale, ou par l’un de ses règlements, un moyen de défense contre des poursuites intentées en vertu du paragraphe 45(1) de la présente loi, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur du présent article, demeurent en vigueur et s’appliquent à l’égard des poursuites intentées en vertu du paragraphe (1).

(7) The rules and principles of the common law that render a requirement or authorization by or under another Act of Parliament or the legislature of a province a defence to a prosecution under subsection 45(1) of this Act, as it read immediately before the coming into force of this section, continue in force and apply in respect of a prosecution under subsection (1).

Définitions

Definitions

(8) Les définitions qui suivent s’appliquent au présent article.

(8) The following definitions apply in this section.

concurrent S’entend notamment de toute personne qui, en toute raison, ferait vraisemblablement concurrence à une autre personne à l’égard d’un produit en l’absence d’un complot, d’un accord ou d’un arrangement visant à faire l’une des choses prévues aux alinéas (1)a) à c). (competitor)

competitor includes a person who it is reasonable to believe would be likely to compete with respect to a product in the absence of a conspiracy, agreement or arrangement to do anything referred to in paragraphs (1)(a) to (c). (concurrent)

prix S’entend notamment de tout escompte, rabais, remise, concession de prix ou autre avantage relatif à la fourniture du produit. (price)

price includes any discount, rebate, allowance, price concession or other advantage in relation to the supply of a product. (prix)

Procédures en vertu des articles 76, 79, 90.1 ou 92

Where application made under section 76, 79, 90.1 or 92

45.1 Aucune poursuite ne peut être intentée à l’endroit d’une personne en application du paragraphe 45(1) si les faits au soutien de la poursuite sont les mêmes ou essentiellement les mêmes que ceux allégués au soutien d’une ordonnance à l’endroit de cette personne demandée par le commissaire en vertu des articles 76, 79, 90.1 ou 92.

45.1 No proceedings may be commenced under subsection 45(1) against a person on the basis of facts that are the same or substantially the same as the facts on the basis of which an order against that person is sought by the Commissioner under section 76, 79, 90.1 or 92.

Directives étrangères

Foreign directives

46 (1) Toute personne morale, où qu’elle ait été constituée, qui exploite une entreprise au Canada et qui applique, en totalité ou en partie au Canada, une directive ou instruction ou un énoncé de politique ou autre communication à la personne morale ou à quelque autre personne, provenant d’une personne se trouvant dans un pays étranger qui est en mesure de diriger ou d’influencer les principes suivis par la personne morale, lorsque la communication a pour objet de donner effet à un complot, une association d’intérêts, un accord ou un arrangement intervenu à l’étranger qui, s’il était intervenu au Canada, aurait constitué une infraction visée à l’article 45, commet, qu’un administrateur ou dirigeant de la personne morale au Canada soit ou non au courant du complot, de l’association d’intérêts, de l’accord ou de l’arrangement, un acte criminel et encourt, sur déclaration de culpabilité, une amende à la discrétion du tribunal.

46 (1) Any corporation, wherever incorporated, that carries on business in Canada and that implements, in whole or in part in Canada, a directive, instruction, intimation of policy or other communication to the corporation or any person from a person in a country other than Canada who is in a position to direct or influence the policies of the corporation, which communication is for the purpose of giving effect to a conspiracy, combination, agreement or arrangement entered into outside Canada that, if entered into in Canada, would have been in contravention of section 45, is, whether or not any director or officer of the corporation in Canada has knowledge of the conspiracy, combination, agreement or arrangement, guilty of an indictable offence and liable on conviction to a fine in the discretion of the court.

Restriction

Limitation

(2) Aucune poursuite ne peut être intentée en vertu du présent article contre une personne morale déterminée lorsque le commissaire a demandé en vertu de l’article 83 de rendre une ordonnance contre cette personne morale ou toute autre personne et que cette demande est fondée sur les mêmes faits ou sensiblement les mêmes faits que ceux qui seraient exposés dans les poursuites intentées en vertu du présent article.

(2) No proceedings may be commenced under this section against a particular company where an application has been made by the Commissioner under section 83 for an order against that company or any other person based on the same or substantially the same facts as would be alleged in proceedings under this section.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-314-21

 

 

INTITULÉ :

CHELSEA JENSEN ET LAURENT ABESDRIS c. SAMSUNG ELECTRONICS CO. LTD. et al.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 novembre 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

DATE DES MODIFICATIONS :

Le 28 avril 2023

LE 8 JUIN 2023

COMPARUTIONS :

James Sayce

Alec Angle

Caitlin Leach

Kyle Taylor

 

Pour les appelants

 

Subrata Bhattacharjee

Caitlin R. Sainsbury

Pierre N. Gemson

Graham Splawski

 

Pour les intimées

SAMSUNG ELECTRONICS CO. LTD., SAMSUNG SEMICONDUCTOR, INC. ET SAMSUNG ELECTRONICS CANADA INC.

 

Sandra A. Forbes

Chantelle Cseh

Trevor Mauy

Pour les intimées Sk Hynix, Inc., Sk Hynix America, Inc.

 

David W. Kent

James B. Musgrove

Guneev Bhinder

Samantha Gordon

Pour les intimées Micron Technology, Inc. et Micron Semiconductor Products, Inc.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Koskie Minsky LLP

Toronto (Ontario)

Orr Taylor LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour les appelants

 

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

Pour les intimées

SAMSUNG ELECTRONICS CO. LTD., SAMSUNG SEMICONDUCTOR, INC. ET SAMSUNG ELECTRONICS CANADA INC.

 

Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour les intimées Sk Hynix, Inc., Sk Hynix America, Inc.

 

McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour les intimées Micron Technology, Inc. et Micron Semiconductor Products, Inc.

 

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