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Date : 20230503


Dossier : A-63-22

Référence : 2023 CAF 92

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 

ENTRE :

VIDÉOTRON LTÉE

GROUPE TVA INC.

appelantes

et

TECHNOLOGIES KONEK INC.

COOPÉRATIVE DE CÂBLODISTRIBUTION HILL VALLEY

LIBÉO INC.

LOUIS MICHAUD

JOÉ BUSSIÈRE

JEAN-FRANÇOIS ROUSSEAU

intimés

Audience tenue à Montréal (Québec), le 8 mars 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 3 mai 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y A (ONT) SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 


Date : 20230503


Dossier : A-63-22

Référence : 2023 CAF 92

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 

ENTRE :

VIDÉOTRON LTÉE

GROUPE TVA INC.

appelantes

et

TECHNOLOGIES KONEK INC.

COOPÉRATIVE DE CÂBLODISTRIBUTION HILL VALLEY

LIBÉO INC.

LOUIS MICHAUD

JOÉ BUSSIÈRE

JEAN-FRANÇOIS ROUSSEAU

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

I. Introduction

[1] Vidéotron Ltée (Vidéotron) et Groupe TVA inc. (Groupe TVA), les appelantes, interjettent appel du jugement par voie de procès sommaire rendu par le juge Grammond de la Cour fédérale (le juge) le 24 février 2022 (2022 CF 256). Le juge a notamment conclu que les sociétés intimées Technologies Konek inc. (Konek) et Coopérative de câblodistribution Hill Valley (Hill Valley) sont solidairement responsables de violations de droit d’auteur dans la retransmission des stations du Groupe TVA, regroupant notamment les stations TVA et TVA Sports. Le juge a toutefois exonéré la société intimée Libéo inc. (Libéo) de toute responsabilité relative aux violations en cause.

[2] Dans le présent appel, les appelantes demandent à notre Cour de déclarer Libéo solidairement responsable, avec Konek et Hill Valley, des violations de droit d’auteur de Groupe TVA aux termes de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), c. C-42 (LDA) en raison de sa participation directe à ces violations.

[3] Après avoir soigneusement pris connaissance du dossier et étudié les arguments oraux et écrits des parties, je propose d’accueillir l’appel.

II. Contexte

[4] Le juge a bien résumé les faits de la présente affaire (décision du juge aux para. 8-17). Il convient donc pour les fins du présent appel d’en reproduire les plus pertinents.

[5] L’appelante Groupe TVA est un télédiffuseur canadien qui possède et exploite un certain nombre de stations de télévision incluant les stations TVA et TVA Sports. Quant à l’appelante Vidéotron, elle est une entreprise de distribution de radiodiffusion (EDR) au sens de la Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991 c. 11. À titre d’EDR, Vidéotron reçoit et retransmet un certain nombre de stations de télévision à ses abonnés, incluant notamment les stations TVA et TVA Sports.

[6] L’intimée Libéo, fondée en 1996 (sous le nom de Technologies Sys-Tech) par Jean-François Rousseau, est une entreprise qui œuvre dans le domaine des technologies de l’information et de l’hébergement de sites web. Jean-François Rousseau a occupé le poste de directeur général au sein de Libéo jusqu’en 2019 et Joé Bussière en est le président depuis 2016.

[7] En 2016, Jean-François Rousseau, alors qu’il occupe le poste de directeur général chez Libéo, entreprend une collaboration avec Louis Michaud afin de concevoir de nouvelles solutions technologiques pour les hôtels. C’est à cette fin que Jean-François Rousseau et Louis Michaud ont constitué l’entreprise Konek.

[8] Quelques années plus tard, aux termes d’un contrat avec Libéo en 2018, Konek a conçu ce qu’il convient d’appeler le « boîtier Konek ». Ce boîtier permet à un téléviseur se trouvant dans une chambre d’hôtel de remplir plusieurs fonctions, dont la retransmission de plusieurs stations de télévision dans les chambres d’hôtel. Dans les années qui ont suivi le contrat entre Konek et Libéo, Jean-François Rousseau s’est graduellement désengagé de ses responsabilités au sein de Libéo et il a quitté son poste de directeur général au cours de l’année 2019.

[9] En février 2020, Jean-François Rousseau a participé à la constitution de Hill Valley, l’objectif étant d’offrir un plus grand choix de stations de télévision aux hôtels abonnés aux services de Konek.

[10] Le 30 décembre 2020, Hill Valley a présenté une demande au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) afin d’être reconnue comme une EDR exemptée des exigences de la Loi sur la radiodiffusion tout en étant assujettie à un ensemble d’obligations plus restreintes. Le 3 février 2021, la demande d’exemption de Hill Valley a été approuvée par le CRTC.

[11] Ayant pris connaissance des activités de retransmission de stations de télévision de Konek en 2020, Vidéotron a entrepris des vérifications dans les chambres d’hôtel desservies par Konek. Les résultats des vérifications entreprises par Vidéotron ont démontré que Konek ainsi que Hill Valley utilisaient internet pour retransmettre du contenu à leurs abonnés, incluant les stations TVA et TVA Sports.

[12] Les appelantes ont donc intenté des procédures en Cour fédérale le 26 février 2021 alléguant que Konek, Hill Valley et Libéo ainsi que leurs âmes dirigeantes (Jean-François Rousseau, Joé Bussière et Louis Michaud) violaient le droit d’auteur du Groupe TVA en communiquant au public par télécommunication les programmes diffusés sur les stations TVA et TVA Sports, et ce, sans autorisation ou sans avoir obtenu au préalable une licence à cet effet. Le même jour, Vidéotron a fait parvenir un avis de résiliation de contrat à Libéo en désactivant les décodeurs utilisés pour la retransmission des stations TVA et TVA Sports.

III. Jugement frappé d’appel

[13] Avant d’aborder le fond du litige, le juge a précisé les contours dans lesquels s’inscrit un procès sommaire et il s’est ensuite dit d’accord avec les parties qu’il était approprié dans les circonstances de procéder par voie de procès sommaire aux termes de la Règle 216 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106 (Tremblay c. Orio Canada Inc., 2013 CF 109, [2014] 3 R.C.F. 404 au para. 24). Devant le juge, les parties ont convenu que la question de la responsabilité des administrateurs ne devait pas être tranchée lors du procès sommaire et que le débat devait donc être circonscrit aux entités corporatives, c’est-à-dire Konek, Libéo et Hill Valley.

[14] Les appelantes (demanderesses) ont donc plaidé que les intimées Konek, Libéo et Hill Valley (défenderesses) avaient violé leur droit d’auteur en retransmettant les stations TVA et TVA Sports. Pour leur part, les intimées (défenderesses) ont répliqué que ladite retransmission bénéficiait de l’exemption de l’article 31 de la LDA et qu’en conséquence, le droit d’auteur des appelantes (demanderesses) n’avait pas fait l’objet de violation.

[15] Dans son jugement en procès sommaire rendu le 24 février 2022, le juge a notamment tiré les conclusions suivantes qui ne font pas l’objet du présent appel :

  • i)La retransmission de TVA Sports n’est pas visée par l’article 31 de la LDA (décision du juge aux para. 45 et 100);

  • ii)Avant le 3 février 2021, ni Konek, ni Hill Valley ne se qualifiaient à titre de « retransmetteur » au sens de l’article 31 de la LDA. À ce titre, elles ne pouvaient donc se prévaloir de l’exception prévue par la LDA pour la retransmission de TVA (décision du juge aux para. 53, 54 et 100);

  • iii)Konek et Hill Valley sont solidairement responsables des violations du droit d’auteur commises par l’une ou l’autre dans la retransmission des stations TVA et TVA Sports, lorsque cette retransmission n’est pas visée par l’exemption de l’article 31 de la LDA (décision du juge aux para. 95 et 101).

[16] Le juge a ainsi déterminé que deux des trois entités corporatives en question, c’est-à-dire, Konek et Hill Valley étaient solidairement responsables de la violation de droit d’auteur de l’appelante Groupe TVA lorsque lesdites retransmissions ne sont pas visées par l’exemption de l’article 31 de la LDA. Il s’est toutefois dit d’avis que Libéo, la troisième entité corporative en cause, n’était pas responsable des violations de droit d’auteur commises par Konek et Hill Valley dans la retransmission des stations TVA et TVA Sports (Jugement déclaratoire aux para. 4 et 5). Dans le présent appel, les appelantes attaquent cette conclusion du juge, soit celle exonérant Libéo de violations de droit d’auteur dans la retransmission des stations TVA et TVA Sports.

[17] Il est à noter que lors de l’audience, notre Cour a exceptionnellement permis à Me Spicer de faire de brèves représentations au nom des intimées portant sur les paragraphes 27 (2.3) et 27 (2.4) de la LDA bien que ce dernier n’ait pas comparu au dossier. Quoi qu’il en soit, ces paragraphes ne sont pas en jeu dans le présent appel et il n’est donc pas nécessaire de nous prononcer sur leur portée.

IV. Norme de contrôle

[18] La norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen). La norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit (Housen au para. 8), mais les conclusions de fait ou les questions mixtes de fait et droit ne sont susceptibles de révision que lorsque le tribunal de première instance a commis une erreur manifeste et dominante (Housen aux para. 10 et 36).

V. La question en litige

[19] Le présent pourvoi soulève la question de savoir si le juge a erré dans son application des principes juridiques applicables. Plus spécifiquement, le juge a-t-il correctement identifié le cadre juridique dans lequel s’inscrit son analyse? Cette question est assujettie à la norme de la décision correcte et telle que le mentionnait récemment notre Cour dans Canada (Commissaire aux langues officielles) c. Canada (Emploi et Développement social), 2022 CAF 14, [2022] A.C.F. no 72 (QL) au paragraphe 109, « si le juge de première instance a mal déterminé le principe juridique qui doit guider son analyse, aucune déférence ne lui est due ».

VI. Survol des dispositions pertinentes de la LDA

[20] Bien que le juge soit demeuré silencieux sur la question de la titularité des droits, il n’est pas contesté dans la présente affaire que le Groupe TVA détient les droits d’auteur au Canada sur une grande variété d’émissions. Certaines de ces émissions sont produites directement ou via sa filiale et sont ensuite diffusées sur un certain nombre de stations de télévision, dont les stations TVA et TVA Sports.

[21] Ainsi, aux termes du paragraphe 3(1) de la LDA, le Groupe TVA détient notamment le droit exclusif de communiquer les Programmes du Groupe TVA au public par télécommunication :

Droit d’auteur et droits moraux sur les œuvres

Copyright and Moral Rights in Works

Droit d’auteur

Copyright

Droit d’auteur sur l’œuvre

Copyright in works

3 (1) Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’œuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante; ce droit comporte, en outre, le droit exclusif :

3 (1) For the purposes of this Act, copyright, in relation to a work, means the sole right to produce or reproduce the work or any substantial part thereof in any material form whatever, to perform the work or any substantial part thereof in public or, if the work is unpublished, to publish the work or any substantial part thereof, and includes the sole right

[…]

f) de communiquer au public, par télécommunication, une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique;

(f) in the case of any literary, dramatic, musical or artistic work, to communicate the work to the public by telecommunication,

[…]

Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes.

and to authorize any such acts.

[22] Dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339 (CCH), la Cour suprême du Canada a mentionné que le paragraphe 3(1) de la LDA inclut le droit d’autoriser l’un ou l’autre des actes prévus à ce paragraphe. La Cour suprême a aussi discuté des enjeux pour déterminer si une violation du droit d’auteur a été autorisée. Elle a jugé que cette autorisation signifie « approuver, sanctionner, permettre, favoriser, encourager » et qu’elle peut s’inférer par des agissements ou de l’indifférence :

L’autorisation est néanmoins une question de fait qui dépend de la situation propre à chaque espèce et peut s’inférer d’agissements qui ne sont pas des actes directs et positifs, et notamment d’un degré suffisamment élevé d’indifférence. Toutefois, ce n’est pas autoriser la violation du droit d’auteur que de permettre la simple utilisation d’un appareil susceptible d’être utilisé à cette fin. Les tribunaux doivent présumer que celui qui autorise une activité ne l’autorise que dans les limites de la légalité. [Notes omises]

(CCH au para. 38)

[23] Toujours dans CCH, la Cour suprême a pris soin de souligner au même paragraphe que cette présomption d’autorisation peut également être réfutée selon la relation qui existe entre l’auteur allégué de l’autorisation et les personnes qui ont violé le droit d’auteur :

Cette présomption peut être réfutée par la preuve qu’il existait une certaine relation ou un certain degré de contrôle entre l’auteur allégué de l’autorisation et les personnes qui ont violé le droit d’auteur. [Notes omises]

(CCH au para. 38)

[24] Notre Cour dans l’affaire Sirius Canada Inc. c. CMRRA/SODRAC Inc., 2010 CAF 348, [2012] 3 R.C.F. 717, s’est dit d’avis que l’arrêt CCH n’exigeait pas « nécessairement l’existence d’une relation juridique particulière entre l’utilisation de l’appareil et la personne qui en autorise l’usage » pour réfuter la présomption (au para. 26). Autrement dit, la présomption peut être réfutée dans d’autres circonstances.

[25] L’alinéa 2.4(1)b) de la LDA prévoit que certaines activités sont soustraites à application de la LDA. Cette disposition se lit comme suit :

Communication au public par télécommunication

Communication to the public by telecommunication

2.4 (1) Les règles qui suivent s’appliquent dans les cas de communication au public par télécommunication :

2.4 (1) For the purposes of communication to the public by telecommunication,

 

[…]

b) n’effectue pas une communication au public la personne qui ne fait que fournir à un tiers les moyens de télécommunication nécessaires pour que celui-ci l’effectue;

(b) a person whose only act in respect of the communication of a work or other subject-matter to the public consists of providing the means of telecommunication necessary for another person to so communicate the work or other subject-matter does not communicate that work or other subject-matter to the public; and

[…]

[26] Cet alinéa a été interprété par la Cour suprême du Canada dans Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427 (SOCAN), et récemment par notre Cour dans Bell Canada c. Lackman, 2018 CAF 42, [2018] R.C.F. 199 (Lackman). Le principe qui découle de l’alinéa 2.4(1)b) de la LDA peut être résumé comme suit : un intermédiaire qui se contente dans les faits de faire office de « courroie de transmission », ignorante du contenu et qui permet à autrui de communiquer sans avoir d’incidence sur le contenu, sera considéré un « agent » et à ce titre, bénéficiera de la protection conférée à l’alinéa 2.4(1)b) de la LDA et ne sera donc pas injustement visé par la définition de l’alinéa 3(1)f) ci-haut mentionnée (SOCAN aux para. 90, 92, et 101; Lackman aux para. 4, 27-33).

[27] Finalement, l’alinéa 31.1(1) de la LDA recèle une autre exception qui peut être invoquée relativement à certaines activités des retransmetteurs par internet pour se soustraire à l’application de la LDA :

Services réseau

Network services

Services réseau

Network services

31.1 (1) La personne qui, dans le cadre de la prestation de services liés à l’exploitation d’Internet ou d’un autre réseau numérique, fournit des moyens permettant la télécommunication ou la reproduction d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur par l’intermédiaire d’Internet ou d’un autre réseau ne viole pas le droit d’auteur sur l’œuvre ou l’autre objet du seul fait qu’elle fournit ces moyens.

 

31.1 (1) A person who, in providing services related to the operation of the Internet or another digital network, provides any means for the telecommunication or the reproduction of a work or other subject-matter through the Internet or that other network does not, solely by reason of providing those means, infringe copyright in that work or other subject-matter.

 

VII. Prétention des parties en appel

[28] Les appelantes soumettent que le juge a erré en concluant que Libéo n’était pas responsable de la violation commise par Konek et Hill Valley, aux motifs que les appelantes n’ont pas fait la preuve de « fraude, abus de droit ou contravention à une règle intéressant l’ordre public » (art 317 Code civil du Québec (CCQ)), nécessaire pour lever le voile corporatif entre Konek, Hill Valley et Libéo. Or, les appelantes allèguent qu’elles n’avaient pas à faire cette preuve exigée par le juge puisque la question de soulever le voile corporatif et de faire abstraction de la personnalité distincte de Libéo, ne faisait pas partie des questions que le juge était appelé à trancher.

[29] Pour sa part, l’intimée Libéo avance essentiellement qu’à la lumière de la preuve soumise au juge dans le cadre du procès sommaire, il n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante qui justifierait l’intervention de notre Cour. Toutefois, et au même titre que les appelantes, les intimées reprochent aussi au juge de s’être prononcé sur des questions qui ne lui étaient pas soumises par les parties. Plus particulièrement, elles soumettent que parmi les questions soumises au juge, il n’a jamais été question de déterminer à quelle période Hill Valley se qualifie comme une EDR. Selon ces dernières, le juge n’avait donc pas à se prononcer sur les périodes qui n’avaient pas été mentionnées et soumises par les parties dans le cadre du procès sommaire (mémoire des faits et de droit des intimés aux para. 29-32). Or, puisque qu’aucun appel incident n’a été déposé, nous ne sommes pas saisis de la question et il n’y a donc pas lieu pour notre Cour d’en traiter.

[30] À l’audience devant notre Cour, les appelantes ont insisté sur le fait que la question du soulèvement du voile corporatif de Libéo n’avait pas été soumise au juge. Elles allèguent qu’elles n’avaient pas à faire cette preuve exigée par le juge puisque la question de soulever le voile corporatif et de faire abstraction de la personnalité distincte de Libéo, ne faisait pas partie des questions que le juge était appelé à trancher. Libéo, quant à elle, concède que les appelantes n’ont pas fait référence au voile corporatif mais affirme que le juge a appliqué le principe parce que les appelantes ont plaidé que les sociétés étaient intrinsèquement liées ou indissociables.

[31] Les mémoires des parties en première instance confirment que la question du voile corporatif n’était pas un enjeu soulevé par les parties. Le juge semble d’ailleurs avoir compris la position des appelantes (demanderesses) au paragraphe 93 :

En substance, les demanderesses soutiennent que Konek et Hill Valley sont indissociables. Elles prétendent également que Libéo a engagé sa responsabilité en louant à Vidéotron les décodeurs qui, jusqu’au 1er mars 2021, ont servi à la retransmission des stations TVA et TVA Sports. Libéo aurait donc participé activement à la violation du droit d’auteur de Groupe TVA. [Mon soulignement]

[32] Toutefois, le juge a ensuite abordé la responsabilité de Libéo sous un angle complètement différent, soit celui du soulèvement du voile corporatif et la personnalité distincte des sociétés en cause. Statuant que Libéo n’était pas responsable des violations du droit d’auteur commises par Konek et Hill Valley, le juge s’est dit d’avis que les faits ne lui permettaient pas « d’écarter la personnalité juridique distincte » et donc de soulever le voile corporatif de Libéo :

Le fait que les mêmes personnes soient actionnaires ou administrateurs de Konek et de Libéo ne permet pas d’écarter la personnalité juridique distincte de ces sociétés. Il est loisible aux actionnaires ou aux administrateurs d’une société par actions de mettre sur pied une société par actions différente afin d’exploiter une entreprise différente. Comme je l’ai expliqué plus haut, ce n’est que dans des cas de fraude, d’abus de droit ou de contravention à une règle d’ordre public que le voile corporatif sera levé. Les demanderesses n’ont rien prouvé de tel. Les liens étroits entre les deux sociétés ou le fait que le site web de Libéo mentionne que celle-ci ait fondé Konek ne permettent pas de faire abstraction de la personnalité juridique distincte des deux sociétés. [Mon soulignement]

(Décision du juge au para. 97)

[33] En fait, les appelantes n’alléguaient pas en première instance que Libéo devait être tenue responsable pour la faute de Konek et celle de Hill Valley (faute d’autrui) par le biais du soulèvement du voile corporatif. Les appelantes alléguaient plutôt que Libéo était responsable de violations de droit d’auteur pour avoir directement communiqué les Programmes du Groupe TVA par télécommunication (faute directe).

[34] En adoptant le cadre juridique du soulèvement du voile corporatif pour cause de « fraude, abus de droit ou contravention à une règle intéressant l’ordre public » (art 317 CCQ), l’analyse du juge a forcément porté sur la question de la responsabilité de Libéo à travers le prisme de la faute d’autrui, soit celle de Konek et Hill Valley, alors que c’était la question de la faute directe de Libéo qui était en jeu. En introduisant le soulèvement du voile corporatif eu égard à la responsabilité de Libéo, le juge a donc appliqué un cadre juridique erroné, ce qui l’a mené à errer dans son analyse de la preuve car il recherchait notamment une preuve de « fraude ou d’abus de droit » pour lever le voile corporatif, alors que seule la faute directe de Libéo était en jeu. Il s’avère important de rappeler que si le juge était préoccupé par la question du voile corporatif, il devait inviter les parties à présenter des observations à ce sujet et, si nécessaire, des représentations supplémentaires. Faute de l’avoir fait, il avait l’obligation de trancher l’ensemble des questions en fonction du dossier et des arguments qui lui étaient présentés. Tel était son rôle (CXS Transportation, Inc. c. ABB Inc., 2022 CAF 96).

[35] Ainsi, si le juge avait inscrit son analyse dans le cadre juridique adéquat, je suis d’avis qu’à la lumière des éléments de preuve déposés, la conclusion que Libéo est responsable de la violation du droit d’auteur du Groupe TVA se serait imposée.

VIII. Les liens étroits entre Libéo et Konek

[36] Après avoir pris connaissance de la preuve, le juge semble avoir écarté la responsabilité de Libéo en s’appuyant sur le témoignage de Jean-François Rousseau qui affirmait que les frais reliés aux décodeurs de Vidéotron ont toujours été payés par Konek et non par Libéo. Le juge a également retenu le témoignage de Joé Bussière à l’effet qu’il ignorait l’existence des décodeurs Vidéotron en question et que, partant, la preuve ne démontrait pas que Libéo était au courant de l’usage qui était fait des décodeurs de Vidéotron :

Les demanderesses s’appuient sur un fait particulier pour retenir la responsabilité de Libéo. Jusqu’au 1er mars 2021, Konek ou Hill Valley, selon le cas, captaient les stations TVA et TVA Sports au moyen de décodeurs Illico loués à Vidéotron. Ces décodeurs se trouvaient dans la salle des serveurs de Libéo et ils étaient enregistrés au nom de Libéo auprès de Vidéotron. J’estime qu’il s’agit là d’un fondement très ténu pour rendre Libéo responsable. Premièrement, M. Rousseau a témoigné que c’est lui qui a commandé ces décodeurs de Vidéotron et que les frais ont toujours été payés par Konek. C’est également lui qui a supervisé l’installation de ces décodeurs dans la salle des serveurs de Libéo. M. Bussière, de son côté, affirme qu’il n’était pas au courant de la présence de ces décodeurs ni de leur utilisation. Deuxièmement, même s’il fallait conclure que le contrat de location de ces décodeurs était entre Vidéotron et Libéo, il n’y a aucune preuve que Libéo était au courant de l’usage précis qu’en faisaient Konek et Hill Valley. Ultimement, les demanderesses s’appuient sur le fait qu’un même individu, M. Rousseau, agissait dans les faits autant comme dirigeant de Konek que de Libéo. Cependant, cela ne constitue pas un fondement suffisant pour assimiler les deux sociétés. Libéo n’est donc pas responsable de violations du droit d’auteur commises par Konek ou Hill Valley.

(Décision du juge au para. 99)

[37] Avec respect, l’ensemble des éléments de preuve au dossier, analysé dans le bon cadre juridique, contredit la conclusion du juge.

[38] Il convient de rappeler que Jean-François Rousseau et Joé Bussière entretiennent une relation d’affaires de longue date et collaborent au sein de diverses entreprises de technologies de l’information. Plus particulièrement, ils occupent des rôles importants qui se chevauchent au sein de Libéo et Konek. Jean-François Rousseau a fondé Libéo en 1996 (sous le nom de Technologies Sys-Tech). Libéo a pour objectif principal le développement de solutions et d’infrastructures technologiques et l’hébergement de serveurs et de site web (décision du juge au para. 9). Son siège social est situé au 300-5700 boulevard des Galeries à Québec. Jean-François Rousseau en a été le président jusqu’en 2016 et directeur général jusqu’en mars 2019. Dans les faits, il y est resté plusieurs mois par la suite, bien qu’officiellement il ait quitté pour Konek (dossier d’appel, onglet 24 aux pp. 150-153). Il a également été secrétaire-trésorier, administrateur et actionnaire majoritaire. À ce jour, il demeure l’actionnaire majoritaire de Libéo avec le « contrôle ultime » (dossier d’appel, onglet 24 aux pp. 20-22). Quant à Joé Bussière, il a remplacé Jean-François Rousseau à titre de président de Libéo en 2016 et demeure son deuxième actionnaire en importance. Il en ressort que Libéo est une petite entreprise composée de deux administrateurs : Jean-François Rousseau et Joé Bussière.

[39] Pour ce qui est de Konek, Joé Bussière en est le co-fondateur avec Jean-François Rousseau, administrateur et actionnaire à parts égales avec ce dernier. Les services de Konek consistent en un service intégré de télévision, téléphonie IP, Internet et Wi-Fi pour hôtels. Les « boîtiers Konek » installés dans les chambres d’hôtel permettent d’accéder à un nombre important de stations de télévision en direct, dont les stations TVA et TVA Sports (décision du juge aux para. 10 et 98). Lors de sa fondation et jusqu’en septembre 2019, Konek partageait les mêmes locaux que Libéo à la même adresse (300-5700 boulevard des Galeries à Québec). Depuis septembre 2019, Konek occupe des bureaux voisins de ceux Libéo situés au 302-5700 boulevard des Galeries à Québec.

[40] À la suite d’un contrat conclu avec Konek en 2018, Libéo a joué un rôle important dans la société Konek et savait en signant ce contrat que Konek allait offrir ses services de télévision en utilisant son infrastructure incluant des serveurs de capture d’encodage (dossier d’appel, onglet 26 aux pp. 59-61 et 64-66).

[41] Plus précisément, à la suite de ce contrat, Libéo a participé au développement de plusieurs aspects de l’infrastructure de Konek permettant en retour aux clients de Konek d’avoir accès aux services Konek. Le juge a d’ailleurs souligné les contributions de Libéo, à savoir :

(i) concevoir et en fournir les « boîtiers Konek » (décision du juge au para. 10);
(ii) développer les logiciels de ces mêmes boîtiers (décision du juge au para. 96) et,
(iii) fournir l’infrastructure et les serveurs nécessaires au bon fonctionnement des services Konek, incluant des « serveurs de capture et d’encodage » de contenu télévisuel (décision du juge aux para. 96 et 99 et dossier d’appel, onglet 26 aux pp. 64-66).

[42] Au mois d’août 2019, Libéo s’est abonnée aux services télévisuels offerts par Vidéotron. Joé Bussière a confirmé que lors de l’installation des décodeurs ILLICO, un technicien de Vidéotron a eu accès à la salle sécurisée de Libéo et qu’en conséquence, un administrateur de Libéo savait que la salle des serveurs contenait des terminaux ILLICO (dossier d’appel, onglet 26 aux pp. 107-108 et 112). Qui plus est, lors de son contre-interrogatoire, Jean-François Rousseau a confirmé avoir lui-même donné accès à la salle des serveurs de Libéo au technicien de Vidéotron car il y avait lui-même accès. Il a de plus confirmé qu’à la date de son contre-interrogatoire, le 27 septembre 2021, il avait toujours accès à la salle des serveurs de Libéo.

[43] La preuve a aussi révélé que certains des décodeurs ILLICO hébergés chez Libéo étaient constamment syntonisés sur la station TVA Sports du Groupe TVA et éventuellement retransmis vers les hôtels (dossier d’appel, onglet 24 aux pp. 148-150). Les intimées affirment que même si les décodeurs ILLICO étaient loués par Libéo, c’est Konek qui payait directement pour lesdits décodeurs et Libéo « n’est donc pas celle qui a propagé les contenus de TVA et de TVA Sports » et n’a donc pas engagé sa responsabilité (mémoire de faits et de droit des intimés aux para. 39-41). Cet argument est sans fondement. En tant qu’entité contractante de la location des décodeurs ILLICO, Libéo était responsable de l’utilisation qu’elle faisait de ces mêmes décodeurs qui se trouvaient dans ses locaux.

[44] La relation étroite entre Libéo et Konek ressort également d’un document déposé en preuve provenant du site internet de Libéo (MC-5, dossier d’appel, vol. 2, onglet 14 à la p 564). Cette capture d’écran mentionne une « étude de cas » réalisée par Libéo portant sur « Konek.ai la chambre d’hôtel connectée » et « Konek.ai : la p’tite boîte noire aux grands pouvoirs ». Cette capture d’écran, sous le titre « 100% fait chez Libéo », décrit également la relation entre Libéo et Konek de « partenariat » et d’« alliance » et indique par ailleurs que les « compétences en innovations de Libéo sont à la base du succès de Konek.ai. »

[45] Dans ce contexte, et vu l’ensemble de la preuve démontrant les liens étroits existants entre Libéo et Konek, il m’apparaît sérieusement difficile — lorsque la question est analysée sous l’angle de la faute directe plutôt que sous l’angle du voile corporatif — de conclure qu’il n’y a « aucune preuve que Libéo était au courant de l’usage précis » des décodeurs (décision du juge au para. 99) et qu’elle ne participait donc pas activement à la communication des Programmes de Groupe TVA par télécommunication. Au contraire, et tout bien considéré, il ressort de l’ensemble de la preuve que Libéo est abonnée aux services télévisuels de Vidéotron de par la location des décodeurs ILLICO; elle en reçoit donc le signal et le retransmet illégalement, incluant les stations du Groupe TVA, sur les services Konek. En conséquence, je suis d’avis que la preuve établit la participation directe de Libéo, et cette dernière n’est donc pas en mesure de se prévaloir des exceptions prévues à la LDA.

IX. La question de l’injonction permanente

[46] Finalement, les appelantes soumettent que vu les conclusions du juge quant à la non-applicabilité de l’article 31 de la LDA, ce dernier aurait dû émettre une ordonnance en injonction permanente à l’encontre de Konek et de Hill Valley et qu’il s’est mal dirigé en s’appuyant sur une conception trop étroite du contrat judiciaire pour justifier son refus. Les appelantes ne demandent pas à notre Cour de trancher cette question comme un motif d’appel distinct, mais de discourir de la question sous la forme d’un obiter car « il y a peu de jurisprudence sur la portée des procès sommaires et que la distinction n’est pas toujours claire entre les notions de détermination préliminaire d’un point de droit, de requête en jugement sommaire et de requête en procès sommaire » (mémoire des faits et du droit des appelantes au para. 94).

[47] Or, il ne m’apparaît pas opportun pour notre Cour d’aborder cette question dans l’abstrait comme le souhaitent les appelantes, d’autant plus que les parties ont confirmé lors de l’audience que la question de l’injonction a été soumise de nouveau au juge lors du procès. Ce dernier aura donc l’occasion d’en traiter plus amplement dans le cadre de son analyse au fond. Je formulerai toutefois l’observation suivante relativement à la présente affaire : le juge a, d’une part, déclaré que Konek et Hill Valley sont solidairement responsables de violations de droit d’auteur en vertu de la LDA mais, d’autre part, s’est refusé à statuer sur l’injonction pour faire cesser cette violation sur la base de l’entente conclue entre les parties quant à la portée de la requête en procès sommaire (décision du juge aux para. 30-35). Aux prises avec un jugement sommaire sans effet pratique, les appelantes se sont paradoxalement retrouvées dans la même situation qui prévalait préalablement au procès sommaire malgré une déclaration de violations de droit d’auteur et devront dupliquer les procédures et les coûts pour faire trancher cette question à une date ultérieure. À première vue, ce résultat semble aller à l’encontre de la proportionnalité et de la saine administration de la justice.

X. Conclusion

[48] Pour tous ces motifs, je propose d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement en partie avec dépens et rendant le jugement que le juge de la cour fédérale aurait dû rendre, de déclarer Libéo responsable des violations de droit d’auteur de par sa participation directe à la retransmission des stations TVA et TVA Sports et solidairement responsable avec Konek et Hill Valley des violations de droit d’auteur commises dans la retransmission des stations TVA et TVA Sports.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

René LeBlanc j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Nathalie Goyette j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-63-22

INTITULÉ :

VIDÉOTRON LTÉE, GROUPE TVA INC. c. TECHNOLOGIES KONEK INC., COOPÉRATIVE DE CÂBLODISTRIBUTION HILL VALLEY, LIBÉO INC., LOUIS MICHAUD, JOÉ BUSSIÈRE, JEAN-FRANÇOIS ROUSSEAU

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 mars 2023

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

 

Y ONT (A) SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE GOYETTE

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 mai 2023

 

 

COMPARUTIONS :

FRANÇOIS GUAY

JEAN-SÉBASTIEN DUPONT

LAMBERT BEAULAC

 

Pour les appelantes

 

ABDULKADIR ABKEY

JOSHUA SPICER

 

Pour les intimés

TECHNOLOGIES KONEK INC.

COOPÉRATIVE DE CÂBLODISTRIBUTION HILL VALLEY

LIBÉO INC.

JOÉ BUSSIÈRE

JEAN-FRANÇOIS ROUSSEAU

JOÉ BUSSIÈRE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SMART & BIGGAR S.E.N.C.R.L., S.R.L.

Montréal (Québec)

 

Pour les appelantes

 

ABKEY AVOCAT INC.

Québec (Québec)

BERESKIN & PARR LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour les intimés

 

 

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