Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230515


Dossier : A-16-22

Référence : 2023 CAF 101

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

CLAIRE BOREL CHRISTEN

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Montréal (Québec), le 11 mai 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 mai 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20230515


Dossier : A-16-22

Référence : 2023 CAF 101

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

CLAIRE BOREL CHRISTEN

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LEBLANC

[1] La Cour est saisie de l’appel d’un jugement prononcé par la juge Elizabeth Walker de la Cour fédérale (la Juge) en date du 17 décembre 2021 (2021 CF 1440). Aux termes de son jugement (le Jugement), la Juge accueillait en partie la demande de contrôle judiciaire logée par l’appelante à l’encontre de la décision prise le 2 décembre 2016 par un délégué de la ministre du Revenu national (la Ministre) au deuxième palier de la procédure administrative d’examen de la validité de la divulgation volontaire faite par l’appelante relativement à des actifs détenus à l’étranger (la Décision de décembre 2016).

[2] Cette divulgation (la Divulgation) a été faite dans le cadre du Programme des divulgations volontaires (le PDV) administré par l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) aux fins de l’application du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la Loi). Cette disposition confère à la Ministre le pouvoir – discrétionnaire – de renoncer, en tout ou en partie, à un montant de pénalités ou d’intérêts autrement payable par le contribuable concerné.

[3] Ce pouvoir ministériel peut être exercé pour alléger, dans certaines circonstances et selon les politiques mis en place par la Ministre, sur production d’une divulgation volontaire, le fardeau fiscal d’un contribuable qui ne s’est pas conformé à certaines de ses obligations aux termes de la Loi, dont celle, comme c’est le cas en l’espèce, de déclarer un revenu provenant de sources étrangères. Ici, l’appelante, qui a immigré au Canada en 1974 en provenance de la Suisse, a, jusqu’au dépôt de la Divulgation en octobre 2015, omis de déclarer les actifs qu’elle détient en Suisse et les revenus que ces actifs ont pu générer annuellement. Cela aurait normalement dû se faire par la production auprès de l’ARC, du moins pour chaque année d’imposition entre 1976 à 2014, du formulaire de renseignements T1135. Ces faits à la base du litige entre les parties ne sont pas contestés.

[4] Malgré l’historique administratif et judiciaire chargé qui a marqué la présente affaire jusqu’à maintenant et sur lequel il n’est pas utile de s’étendre en détail pour les fins du présent appel, le cœur du différend entre les parties, sur le fond, se résume à une seule et même question, soit celle de la validité de la Divulgation. L’ARC est d’avis que comme elle avait déjà entrepris une vérification, après en avoir informé l’appelante par lettre datée du 24 septembre 2015, portant sur des renseignements que cette dernière divulguera quelques semaines plus tard dans sa Divulgation, celle-ci ne peut être considérée comme étant valide. L’appelante rétorque qu’il était de son intention, dès le mois de mars 2015, de faire une divulgation volontaire, tel qu’en fait foi, selon elle, le mandat confié à un avocat à cette fin et les démarches entreprises par la suite pour aller chercher, en Suisse, l’information nécessaire pour ce faire. La preuve de cette intention, soutient‐elle, devrait prévaloir sur le fait qu’une vérification liée aux biens qu’elle détient en Suisse a été entreprise avant que la Divulgation ne soit produite, et ce, même si elle en était déjà au courant.

[5] Le présent pourvoi se présente toutefois sous des traits pour le moins singuliers. En effet, l’intimé reconnait, depuis le tout début des procédures en Cour fédérale, que la Décision de décembre 2016 doit être annulée puisqu’elle aurait été prise en contravention des règles d’équité procédurale. Il en serait ainsi parce que le décideur au palier initial de la procédure administrative d’examen aurait été impliqué dans le processus d’examen du palier suivant, soit celui qui a donné lieu à la Décision de décembre 2016. L’intimé a même, par requête, demandé à ce que la demande de contrôle judiciaire de l’appelante soit accueillie sur cette base et que l’affaire soit retournée à l’ARC pour un nouvel examen. Cette demande a par contre échoué puisque l’appelante, aux termes de sa demande de contrôle judiciaire, demande non pas que l’affaire soit retournée à l’ARC pour un nouvel examen, mais que la Cour fédérale enjoigne à l’ARC d’accepter la Divulgation comme étant volontaire et valide et qu’elle la déclare elle‐même comme telle (Borel Christen c. Canada (Agence du revenu), 2017 CF 1022).

[6] Le débat devant la Juge a donc porté non pas sur la validité de la Décision de décembre 2016, mais plutôt sur le remède qu’il convenait à la Cour fédérale d’imposer dans les circonstances. Aux termes d’un jugement étoffé, la Juge a opté pour le remède qui s’impose normalement en matière de contrôle judiciaire, soit le renvoi de l’affaire au décideur administratif pour qu’il en fasse un nouvel examen, renvoi auquel, en l’espèce, elle a greffé des directives visant à assurer, notamment, le traitement approfondi, impartial, urgent et prioritaire du dossier de l’appelante.

[7] En décidant comme elle l’a fait, la Juge a rejeté les prétentions de l’appelante voulant que la Cour fédérale soit justifiée de prononcer une « décision imposée » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Tennant, 2018 CAF 132 au para. 28 (Tennant 2018); Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Tennant, 2019 CAF 206, [2020] 1 R.C.F. 231 au para. 74), soit rendre la décision quant à la validité de la Divulgation au lieu et place de la Ministre. Selon l’appelante, une telle réparation est justifiée dans les circonstances de la présente affaire aux motifs (i) qu’on ne peut raisonnablement conclure qu’à la validité de la Divulgation, et (ii) que par la façon dont elle a traité le dossier jusqu’à maintenant, il y a une crainte raisonnable de partialité qui pèse contre la Ministre et ses agents du PDV et qui fait en sorte qu’ils ne peuvent plus agir dans le dossier.

[8] Devant notre Cour, l’appelante reprend les mêmes arguments. Pour réussir, celle-ci doit démontrer, en l’absence d’une question de droit clairement identifiable, que la Juge a commis une erreur manifeste et dominante dans son appréciation des faits ou encore dans son application des faits au droit applicable. En effet, puisque cet appel porte sur l’exercice, par la Juge, du pouvoir de réparation de la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire, et non sur la validité comme telle de la Décision de décembre 2016, c’est la norme énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen) qui s’applique et non celle, comme le prétend l’appelante, énoncée dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 (Agraira) propre aux appels des questions tranchées dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire (Canada c. Première nation de Long Plain, 2015 CAF 177 aux paras. 88 et 89; Tennant 2018 au para. 27; Sturgeon Lake Cree Nation c. Hamelin, 2018 CAF 131 aux paras. 37 et 51; Doyle v. Canada (Attorney General), 2022 FCA 56 au para. 6 (Doyle); Burlacu v. Canada (Attorney General), 2022 FCA 197 au para. 11 (Burlacu); Northern Inter-Tribal Health Authority Inc. v. Yang, 2023 FCA 47 aux paras. 45-50 (Yang)).

[9] Le procureur de l’appelante a tenté de nous convaincre, à l’audience, que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (Vavilov) permettrait de redéfinir la norme d’intervention applicable aux cours d’appel dans des cas où, comme ici, ces cours sont appelées à se pencher sur une décision de première instance se prononçant sur l’à-propos de rendre une « décision imposée » dans une instance en contrôle judiciaire. Il n’a pu citer aucune autorité d’une cour d’appel qui pourrait servir d’assise à sa prétention. Chose certaine, celle-ci va à l’encontre de la jurisprudence de cette Cour, post‐Vavilov, où la Cour a continué d’appliquer la norme de l’erreur manifeste et dominante à ces questions, tel qu’en font foi les affaires Doyle, Burlacu et Yang précitées. Au-delà du fait que l’affaire Vavilov ne traite aucunement de la norme d’intervention en appel, sauf pour les cas, qui n’est pas le nôtre, d’appels statutaires, jusque-là assimilés à des contrôles judiciaires aux fins du choix de la norme de contrôle (et qui doivent dorénavant être traités, comme tout autre appel, comme étant assujettis à la norme d’intervention définie dans l’arrêt Housen), cette prétention est sans mérite.

[10] La norme de l’erreur manifeste et dominante, faut-il le rappeler, impose un fardeau élevé à celui ou celle à qui elle s’impose. Une erreur est manifeste lorsqu’elle relève de l’évidence et qu’il n’est pas nécessaire de réexaminer toute la preuve pour s’en apercevoir; elle est déterminante lorsqu’elle a influencé la décision (Hydro Québec c. Matta, 2020 CSC 37 au para. 33). Cette Cour a déjà dit que pour conclure à ce type d’erreur, il ne suffit pas de faire tomber les feuilles et les branches d’un arbre; l’on doit plutôt « faire tomber l’arbre tout entier » (Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165 au para. 46).

[11] Après avoir soigneusement pris connaissance du dossier et des représentations tant écrites qu’orales de l’appelante, je suis d’avis que celle-ci n’a pas rencontré ce fardeau.

(a) Conclure au caractère volontaire de la Divulgation : seule issue possible pour la Ministre?

[12] Comme l’a rappelé à juste titre la Juge, les réparations dites de « décisions imposées » ont un caractère plutôt exceptionnel en droit administratif. Cela reflète la volonté du législateur de confier certaines affaires à un décideur administratif, et non aux cours de justice (Vavilov au para. 142). Une des exceptions reconnues ouvrant droit à une telle réparation est celle du caractère inévitable de la décision que le décideur administratif serait appelé à rendre sur le fond si l’affaire lui était retournée pour nouvel examen (Jugement aux paras. 23-24; D'Errico c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 95 au para. 16). On dit alors que ce renvoi serait futile (Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 aux paras. 46 et 52-53 (Stemijon)).

[13] L’appelante soutient que ce serait le cas en l’espèce puisque la Décision de décembre 2016 ne peut, en aucun cas, être raisonnable, puisque : (i) elle ne respecte pas l’objectif d’équité qui sous-tend la mise en œuvre du paragraphe 220(3.1) de la Loi, (ii) résulte d’un « ordre » reçu de la Direction de la vérification de l’ARC, (iii) est strictement fondée sur la circulaire d’information IC00-1R4 (la Circulaire), ce qui a eu pour effet d’entraver la portée du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 220(3.1), et (iv) est en porte-à-faux avec le principe de la préclusion promissoire, puisque lors du l’examen administratif de premier niveau, le caractère volontaire de la Divulgation ne semblait pas être une préoccupation pour l’ARC.

[14] La Juge a examiné – et rejeté – chacun de ces arguments.

[15] Quant à l’argument lié à l’objectif d’équité du paragraphe 220(3.1) de la Loi, la Juge, tout en rappelant la nature « hautement discrétionnaire » du pouvoir dévolu à la Ministre aux termes de cette disposition, a souligné que cet objectif exige aussi que les demandes d’allégement faites par des contribuables aux termes de cette disposition soient traitées par l’ARC « de manière consistante et transparente à la lumière des faits et de la preuve à l’appui de leur demande individuelle » (Jugement au para. 29).

[16] J’ajouterais, comme elle, que la mise en œuvre du paragraphe 220(3.1), qui se fait notamment par le biais du PDV, a pour point de départ, pour le contribuable qui souhaite s’en prévaloir, une omission de sa part de communiquer à l’ARC des renseignements qu’il était par ailleurs tenu par la Loi de lui communiquer. L’objectif d’équité doit donc se comprendre dans l’optique du traitement équitable de l’ensemble des demandes d’allègement faites à la Ministre dans un contexte où il n’existe aucun droit, comme tel, à un allègement, et non dans l’optique de la réparation d’une injustice. À mon sens, la Juge n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en concluant comme elle l’a fait sur ce point.

[17] Pour sa part, l’argument selon lequel la Décision de décembre 2016 aurait, en quelque sorte, été dictée par un courriel directif, daté du 6 mai 2016, provenant de la Direction de la vérification de l’ARC, ne résiste pas à l’analyse. Comme l’a noté la Juge, il n’y a aucune preuve que ce courriel, transmis dans le cadre de l’examen administratif qui a précédé celui qui a mené à la Décision de décembre 2016, ait été porté à la connaissance de ceux qui ont joué un rôle dans la prise de cette décision au moment où ils procédaient à ce deuxième examen et prenaient ladite décision. En bout de ligne, cet argument repose en grande partie sur des suppositions. La Juge n’a commis aucune erreur manifeste et déterminante en n’y faisant pas droit.

[18] La même conclusion s’impose, à mon avis, au regard de l’argument de l’appelante portant sur le principe de la préclusion promissoire. L’appelante soutient, je le rappelle, que les agents de l’ARC qui ont procédé au premier examen administratif se sont comportés de façon à lui donner l’impression que le caractère volontaire de la Divulgation, normalement décidé en début de processus, était acquis, plusieurs mois s’étant écoulés entre le dépôt de la Divulgation, le 20 octobre 2015, et la décision administrative de premier niveau rendue en mai 2016. La Juge a conclu que les faits au dossier n’établissaient pas qu’une promesse, même tacite, avait été faite à l’appelante pendant cette période et qu’il était normal que des renseignements supplémentaires, compte tenu du nombre d’années d’imposition en cause, soient requis de l’appelante par le PDV (Jugement au para. 45).

[19] Pour revendiquer le droit au respect d’une promesse, celle-ci doit avoir été établie au moyen d’une preuve claire et non équivoque (Immeubles Jacques Robitaille inc. c. Québec (Ville), 2014 CSC 34, [2014] 1 R.C.S. 784 au para. 19). À la lumière de l’ensemble des faits au dossier, la Juge n’a commis, à mon sens, aucune erreur justifiant l’intervention de notre Cour en écartant cette prétention. Encore une fois, la norme de l’erreur manifeste et dominante impose un fardeau élevé que l’appelante, ici aussi, n’a pas rencontré.

[20] Finalement, la Juge a discuté longuement de l’argument selon lequel la Ministre n’aurait pu que conclure au caractère volontaire de la Divulgation si elle n’avait pas entravé son pouvoir discrétionnaire en se servant de la Circulaire comme seul cadre d’analyse et, ce, au mépris des enseignements de notre Cour dans l’affaire Stemijon.

[21] Elle a rejeté cet argument au terme d’une analyse rigoureuse de l’état du droit sur la question et de la preuve au dossier, notamment des notes et du rapport de l’agent de l’ARC chargé de procéder au deuxième examen administratif de la Divulgation et de faire une recommandation au délégué ministériel investi du pouvoir de prendre ce qui sera la Décision de décembre 2016. Comme elle, je constate que, loin d’avoir suivi aveuglément la Circulaire, cet agent s’est penché sur la justification avancée par l’appelante pour expliquer son retard à produire la Divulgation et a entrepris des consultations au sein du PDV en vue de valider ce qu’il se proposait de recommander comme décision face à ce qu’il considérait être un « dilemme ». Comme l’a noté la Juge, la preuve démontre que cet agent a non seulement considéré les exigences de la Circulaire, mais « qu’il était conscient de l’importance d’analyser tous les faits pertinents, y compris les intentions de [l’appelante] lors de ses rencontres avec son avocat en mars et en mai 2015 ainsi que les principes d’équité » (Jugement au para. 37).

[22] La Juge a conclu qu’il existait au moins deux issues possibles à la question du caractère volontaire de la Divulgation, l’une favorisant la thèse de l’appelante et fondée sur le fait qu’elle avait, depuis mars 2015, l’intention de faire une Divulgation, comme en font foi les démarches entreprises en ce sens à ce moment; l’autre favorisant l’invalidité de la Divulgation et fondée sur le fait que malgré cette intention, ce n’est qu’après avoir été notifiée par l’ARC qu’une vérification sur ses avoirs suisses serait entamée – et donc qu’une mesure de contrainte était prise contre elle au sens de la Circulaire – que l’appelante a produit la Divulgation (Jugement au para. 47).

[23] La Juge s’est dite d’accord avec l’intimé pour dire qu’il y a une distinction importante entre la date où des renseignements sont réellement divulgués auprès du PDV et la date où le contribuable envisage de produire une divulgation et entreprend des démarches à cette fin. Il en est ainsi, selon elle, parce que :

La décision de [l’appelante] de commencer à identifier la portée d’une éventuelle divulgation n’est pas la fin de l’histoire. Le PDV ne pouvait pas non plus la traiter comme tel. Les intentions peuvent changer, tout comme la portée de la divulgation proposée. En l’espèce, la preuve au dossier indique que la Divulgation n’était pas prête ou complète en mai 2015. La portée éventuelle de la Divulgation n’a pas pu être établie sans enquête supplémentaire par [l’appelante] et son avocat. Par conséquent, l’examen par les agents du PDV des démarches de [l’appelante] et de son avocat de mai à octobre 2015 et de l’écart entre sa connaissance de la Vérification et le dépôt de sa Divulgation n’étaient pas erronées. Il s’agissait d’une partie nécessaire d’une analyse complète du dossier, de la loi et la jurisprudence, et de la circulaire.

(Jugement au para. 42)

[24] La Juge s’est aussi dite satisfaite, en faisant les nuances qui s’imposent, que le processus suivi par la Ministre et qui a mené à la Décision de décembre 2016, ne contrevenait pas aux enseignements de notre Cour dans Stemijon (Jugement au para. 29). Cette conclusion, à mon avis, est inattaquable.

[25] Comme la Cour l’a précisé dans Stemijon, le recours, par un décideur administratif, à un énoncé de politique n’est pas en soi problématique (Stemijon au para. 31). Elle a même souligné le « rôle utile et important » que ces énoncés jouent dans l’administration publique en ce qu’ils « permettent aux personnes susceptibles de faire l’objet de décisions administratives de comprendre la façon dont les pouvoirs discrétionnaires peuvent être exercés » (Stemijon au para. 59). Pourvu qu’ils servent de guide à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et qu’ils ne viennent pas « dicter de façon obligatoire comment ce pouvoir discrétionnaire s’exerce », leur utilisation est permise (Stemijon au para. 60). En l’espèce, la Juge a conclu de l’ensemble de la preuve que cette limite n’avait pas été franchie.

[26] L’appelante reprend devant cette Cour les arguments qu’elle a fait valoir devant la Juge dans l’espoir que nous en venions à une conclusion différente. Or, comme je l’ai déjà mentionné, là n’est pas notre rôle. En effet, il n’appartient pas aux cours d’appel de remettre en question le poids attribué par le juge d’instance aux différents éléments de preuve (Nelson (City) c. Mowatt, 2017 CSC 8, [2017] 1 R.C.S. 138 au para. 38).

[27] Le bien-fondé de la conclusion de la Juge voulant que la Ministre, en l’instance, n’a pas entravé sa discrétion et qu’il existe plus d’une issue possible à la question de fond dont dépend le sort de la Divulgation, doit, comme nous l’avons vu, s’apprécier à l’aune de la norme de l’erreur manifeste et dominante. Il ne suffit pas, surtout en contexte d’exercice d’un pouvoir hautement discrétionnaire, d’exprimer son désaccord avec cette conclusion, comme le fait l’appelante, pour satisfaire à cette norme d’intervention.

[28] En somme, je suis d’avis que la Juge n’a commis aucune erreur justifiant l’intervention de notre Cour en rejetant la prétention de l’appelante suivant laquelle on ne peut conclure, en l’espèce, qu’au caractère volontaire et à la validité de la Divulgation.

(b) La Ministre peut-elle toujours rendre une décision impartiale si l’affaire lui est retournée?

[29] L’appelante soutient que la Ministre n’est plus institutionnellement habilitée, pour cause de partialité, à décider de la validité de la Divulgation, et donc, que lui retourner l’affaire pour un nouvel examen ne serait pas une réparation appropriée dans les circonstances et l’assujettirait à la continuation d’un tourbillon administratif et juridique sans fin, lequel perdurerait depuis 2015.

[30] Cette crainte de partialité tiendrait : (i) de « l’ordre » reçu via le courriel de la Direction de la vérification de mai 2016, lequel affecterait, selon l’appelante, l’impartialité de l’ensemble du PDV, et non seulement de ceux et celles qui ont pu participer aux décisions des deux paliers de la procédure administrative d’examen; (ii) des efforts de dissimulation de cet « ordre »; (iii) de l’implication du décideur de premier niveau dans le processus ayant mené à la Décision de décembre 2016; (iv) du choix d’un subalterne comme affiant aux fins de la réponse de l’intimé à la demande de contrôle judiciaire, un choix qui aurait été fait pour « “protéger” ses supérieurs des reproches prévisibles quant à la manière dont ils se sont laissés asservir par la Direction de la vérification et se sont soumis à ses volontés » (Mémoire de l’appelante au para. 77); (v) des « incrédibilités assénées par [cet affiant] durant son interrogatoire sous serment » (Mémoire de l’appelante au para. 78); (vi) des réponses « invraisemblables » aux engagements requis de l’affiant lors de son contre-interrogatoire (Mémoire de l’appelante au para. 81); et (vii) d’une troisième décision – défavorable – rendue par le PDV pendant le déroulement des procédures en contrôle judiciaire, sur le caractère volontaire de la Divulgation.

[31] Bien qu’elle se soit dite d’avis que « l’ordre » de la Direction de la vérification, en mai 2016, ait pu entacher la décision prise au premier palier de la procédure administrative d’examen, rien dans la preuve, selon la Juge, ne permet de rattacher cet « ordre » au processus ayant mené à la Décision de décembre 2016. De même, si la participation du décideur de premier niveau dans le processus ayant mené à la Décision de décembre 2016 entachait l’équité procédurale de ce processus, comme le reconnait l’intimé, cela n’affectait pas pour autant, suivant la Juge, l’impartialité attendue de la part des autres agents du PDV. La Juge a rejeté également les « allégations graves » de dissimulation des faits liées au choix de l’affiant, opinant que le choix de cet affiant en était un qui était « évident et raisonnable [...] compte tenu de la retraite effective ou imminente de [celui ayant pris la Décision de décembre 2016] » (Jugement au para. 63). La Juge a noté que la question de l’impartialité de l’affiant avait été réglée dans un jugement interlocutoire que l’appelante n’a pas porté en appel (Jugement au para. 65).

[32] La Juge a déterminé également que l’appelante n’avait pas établi « ses allégations généralisées de mauvaise conduite de la part de chacun des participants impliqués dans son dossier » (Jugement au para. 67). Elle a rejeté aussi l’argument portant sur la décision défavorable – mais par la suite annulée – rendue par le PDV sur la question du caractère volontaire de la Divulgation après que la demande de contrôle judiciaire ait été produite. Elle a jugé que cette décision ne constituait pas une preuve de mauvaise foi, puisque cette question « reste encore à être déterminée par le biais d’un processus équitable, complet et clairement indépendant » (Jugement au para. 68).

[33] Enfin, la Juge a écarté l’argument voulant que le renvoi de l’affaire à la Ministre pour nouvel examen ne ferait qu’exacerber le « tourbillon administratif et judiciaire sans fin » dans lequel l’appelante dit se trouver (Jugement au para. 69). Elle a rappelé, à cet égard, que l’insistance de l’appelante à rechercher une « décision imposée », malgré la mise en garde qui lui a été faite par la Cour fédérale quant aux chances de succès d’une telle demande de réparation et à laquelle réfère la Juge au paragraphe 69 des motifs du Jugement, avait contribué à prolonger les délais de l’affaire, tout comme y ont également contribué les perturbations causées par la pandémie de COVID-19.

[34] À mon avis, la Juge, contrairement aux prétentions de l’appelante, s’est bien dirigée en droit et n’a commis, au regard des faits du présent dossier, aucune erreur manifeste et dominante en concluant comme elle l’a fait sur cette question de partialité institutionnelle. Comme il est bien établi, la crainte de partialité, pour être fondée, doit être celle qu’entretient une personne raisonnable (Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, 1976 CanLII 2 (CSC), [1978] 1 R.C.S. 369 à la p. 394; Davidson c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 226 au para. 15). En d’autres termes, elle doit être objectivement observable; elle ne peut être subjective. Ce sont d’ailleurs les principes que rappelle l’arrêt Ordre des audioprothésistes du Québec c. Chanteur prononcé par la Cour d’appel du Québec (1996 CanLII 6273 (QC CA) (Ordre des audioprothésistes du Québec)) et auquel l’appelante s’en remet pour asseoir son argument de partialité.

[35] Dans cette affaire, la Cour d’appel du Québec n’a pas manqué de souligner qu’elle était « devant un cas tout à fait exceptionnel où l’incurie de l’Ordre et de ses dirigeants, leur mauvaise foi apparente et l’acharnement qu’ils ont mis à régler une vendetta personnalisée, teintée, comme le laisse entendre la juge de la Cour supérieure, de xénophobie » qui ne permettait pas de penser que le renvoi du dossier au décideur administratif présenterait une garantie d’impartialité pour la personne concernée (Ordre des audioprothésistes du Québec au para. 10).

[36] Ici, l’appelante fait une série d’allégations de mauvaise foi, de mensonges, de malversations et de dissimulation, mais encore lui fallait-il les prouver. De telles allégations, excessivement sérieuses comme l’a noté la Juge, ne peuvent reposer sur un amalgame de suppositions, d’affirmations générales, d’hypothèses et d’extrapolations. C’est, malheureusement pour l’appelante, le cas en l’espèce. Nous sommes loin de ce qui a été mis en preuve dans l’arrêt Ordre des audioprothésistes du Québec.

[37] Même examinées suivant la norme de la décision correcte, comme nous a invité à le faire le procureur de l’appelante à l’audience, ma conclusion sur les allégations de partialité institutionnelle avancées par l’appelante ne change pas puisque les faits mis en preuve devant la Cour fédérale n’autorisent pas une conclusion différente.

[38] Je ne vois donc aucune raison d’intervenir dans le choix de la réparation ordonnée par la Juge. Je rappelle que, consciente des ratées survenues aux premier et second paliers de la procédure administrative d’examen, la Juge a prescrit, dans le dispositif du Jugement, des conditions strictes visant à assurer le dénouement rapide, indépendant, transparent et rigoureux du nouvel examen auquel devra se livrer la Ministre. Ces conditions ne pourront évidemment être ignorées par la Ministre et participeront de l’évaluation de la raisonnabilité de la décision à venir sur le mérite du différend entre les parties et de la conformité aux règles de l’équité procédurale du processus qui sera suivi pour en arriver à cette décision.

[39] Je n’interviendrais pas davantage, comme nous le demande l’appelante, eu égard à la conclusion de la Juge relative aux dépens, rien au dossier ne faisant transparaitre une conduite abusive de la part de l’intimé dans la conduite des procédures en Cour fédérale, conduite qui aurait pu justifier une condamnation aux dépens sur une base avocat-client comme le réclame l’appelante.

[40] Je rejetterais donc le présent appel et compte tenu de l’issue que je propose, je le ferais avec dépens en faveur de l’intimé.

[41] Un dernier point, de pure procédure cette fois-ci. L’intimé nous demande de modifier l’intitulé de la cause de manière à substituer le Procureur général du Canada à l’ARC à titre d’intimé. À la lumière de la règle 303(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-196, cette demande me parait bien fondée (Grewal c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 114 au para. 14; Doyle au para. 11). Je modifierais donc l’intitulé de la cause en conséquence, y compris dans les présents motifs et le jugement à suivre.

« René LeBlanc »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Richard Boivin j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Georges R. Locke j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-16-22

 

INTITULÉ :

CLAIRE BOREL CHRISTEN c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 mai 2023

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 MAI 2023

 

 

COMPARUTIONS :

Yacine Agnaou

 

Pour l'appelante

 

Sébastien Louis

Marie-Aimée Cantin

Karman Kong

 

Pour l'intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dupuis Paquin, avocats et conseillers d’affaires inc.

 

Pour l'appelante

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l'intimé

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.