Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20230531


Dossier : A-32-23

Référence : 2023 CAF 120

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LA JUGE MONAGHAN

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LE ROI ET LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

appelants

et

BOLOH 1(a), BOLOH 2(a) homme adulte seulement, BOLOH 12 et BOLOH 13

intimés

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 27 mars 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 31 mai 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LA JUGE MONAGHAN

 


Date : 20230531


Dossier : A-32-23

Référence : 2023 CAF 120

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LA JUGE MONAGHAN

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LE ROI ET LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

appelants

et

BOLOH 1(a), BOLOH 2(a) homme adulte seulement, BOLOH 12 et BOLOH 13

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

A. Introduction

[1] La Cour fédérale (le juge Brown) a exigé de l’administration canadienne, plus précisément les appelants, qu’elle prenne des mesures visant à rapatrier les intimés, qui sont quatre citoyens canadiens détenus à l’heure actuelle dans le nord-est de la Syrie dans des conditions abominables (2023 CF 98).

[2] Les faits de l’affaire peuvent être résumés comme il suit.

[3] Le nord-est de la Syrie est une zone de guerre chaotique. Il y règne une situation en constante évolution, dangereuse et violente pour tous les intéressés (motifs de la Cour fédérale, par. 10, 152, 160 et 173). La région est sous le contrôle de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie, une entité non étatique, qui ne s’estime pas liée par les conventions et traités internationaux sur les droits de la personne, les relations internationales ou le libre passage des diplomates.

[4] Depuis plusieurs années, l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie garde les intimés en détention dans des prisons administrées par son aile militaire, les Forces démocratiques syriennes. Elle soupçonne les intimés d’avoir combattu pour Daech ou le groupe État islamique en Irak et en Syrie, aussi connu sous le sigle EIIS, ou d’avoir appuyé leurs combattants (motifs de la Cour fédérale, par. 2 et 7 à 9). L’État islamique est un groupe militant fondamentaliste et extrémiste célèbre dans le monde entier pour des décapitations, des atrocités et des actes de terrorisme.

[5] L’administration canadienne n’est pour rien dans la présence en Syrie des intimés ni dans leur incarcération (motifs de la Cour fédérale, par. 176), tout au contraire. Dès 2011, l’administration canadienne conseillait aux citoyens canadiens de ne pas se rendre en Syrie en raison de la guerre civile brutale qui y sévissait, causant instabilité, violence et carnage (motifs de la Cour fédérale, par. 4). En outre, elle a averti les citoyens canadiens qu’elle ne sera pas en mesure de leur apporter de l’aide en cas de problème en Syrie (motifs de la Cour fédérale, par. 6). L’ambassade canadienne est fermée depuis 2012.

[6] Malgré l’avertissement, les intimés sont entrés en Syrie, se sont rendus dans le nord-est du pays pour y faire on ne sait quoi et ont fini par être incarcérés dans une prison dirigée par l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (motifs de la Cour fédérale, par. 4 à 5).

[7] Récemment, l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie a invité les États à rapatrier leurs ressortissants détenus dans ses prisons et dans certains camps. De son propre chef, l’administration canadienne a rapatrié certains citoyens qui languissaient dans des camps.

[8] Toutefois, dans chaque cas, le rapatriement présente des obstacles. Par exemple, les conditions de remise des détenus ne sont ni certaines ni précises (motifs de la Cour fédérale, par. 45 à 47). Ces conditions doivent être négociées à chaque fois auprès de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie et il se peut que le Canada ne puisse les accepter, pour des raisons pratiques ou juridiques.

[9] Certaines conditions sont déjà connues, grosso modo. Les représentants du Canada ou ses délégués seraient contraints de s’exposer aux dangers que présente le nord-est de la Syrie pour se rendre au lieu de remise des intimés (motifs de la Cour fédérale, par. 43 à 45). Ils y recevraient alors les intimés, signeraient les documents requis et devraient ensuite affronter les mêmes dangers sur le chemin du retour.

[10] À l’audience, en réponse à une question de la Cour, l’un des avocats des intimés a volontiers reconnu que la situation en Syrie était [traduction] « très difficile » et « a été décrite comme une zone de guerre », que « le dossier révèle une multitude d’obstacles, de problèmes et de risques susceptibles de se présenter à un représentant du Canada » dépêché dans la région et que l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie ne peut « garantir la sécurité de qui que ce soit qui se trouve sur son territoire ». Le dossier de preuve étaye ces énoncés.

[11] Selon les intimés, dans ces circonstances, le Canada doit prendre des mesures concrètes pour les rapatrier depuis cette zone de guerre instable et dangereuse, obligation qui lui incombe en droit et en application de la Charte canadienne des droits et libertés. Leur argument est principalement fondé sur le paragraphe 6(1) de la Charte, qui prévoit le droit de tout citoyen canadien « d’y entrer [au Canada] ».

[12] La Cour fédérale était d’accord avec les intimés. Ainsi, elle a transformé le droit garanti aux citoyens canadiens « d’y entrer [au Canada] » en un droit de rentrer au Canada ou d’exiger que leur gouvernement prenne des mesures pour les secourir et les rapatrier, peu importe où ils se trouvent et les actes commis à l’étranger (voir les motifs de la Cour fédérale, par. 105 à 112, 115, 117, 119, 121 à 122, 125, 128, 132, 136, 145, 149 à 150, 155 à 156, 158, 160 à 162, 173 et 176). La Cour fédérale a ordonné à l’administration canadienne de prendre des mesures concrètes pour obtenir la remise des intimés — qui avaient agi contrairement aux avertissements qu’elle avait émis tandis qu’elle n’était pour rien dans leur fâcheuse situation — malgré les difficultés que représentent la planification, la logistique, la diplomatie, les relations internationales ainsi que la sécurité nationale et personnelle.

[13] Le droit prévu au paragraphe 6(1) de la Charte n’a pas une telle portée. Il incombe à la Cour d’intervenir. Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement prononcé par la Cour fédérale et, rendant le jugement que cette dernière aurait dû rendre, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire présentée par les intimés.

B. Analyse

(1) Interprétation qu’il convient de donner au paragraphe 6(1) de la Charte

[14] Pour interpréter à bon droit le paragraphe 6(1) de la Charte, il faut tout d’abord se pencher sur une question plus générale, à savoir quelle est la démarche qu’il convient d’adopter pour interpréter la Charte?

[15] Ensuite, il incombe d’examiner la jurisprudence ayant interprété le paragraphe 6(1) de la Charte selon cette démarche.

(a) Démarche d’interprétation de la Charte

[16] Peu de temps après l’entrée en vigueur de la Charte, la Cour suprême a énoncé la démarche d’interprétation des droits et libertés qui y sont prévus.

[17] Au début de l’analyse, il faut se pencher sur le texte des dispositions énonçant les droits et libertés. Ce libellé ne peut être modifié qu’en application de dispositions précises de la Loi constitutionnelle de 1982. Or, l’interprétation du libellé ne constitue qu’un seul aspect de l’exercice; d’autres considérations entrent en jeu et sont susceptibles d’avoir une incidence importante sur le résultat.

[18] L’énoncé classique de la Cour suprême à ce sujet est ainsi rédigé :

[I]l faut faire cette analyse et l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l’arrêt Southam, l’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au[-]delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte et que, par conséquent, comme l’illustre l’arrêt de Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés.

(R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344, 1985 CanLII 69)

[19] Au cours des deux premières décennies d’existence de la Charte, la Cour suprême a toujours suivi la démarche d’interprétation énoncée dans l’arrêt Big M, ce qui était logique. À de très rares exceptions près, et dans des circonstances qui se justifient, dès lors que la Cour suprême dit le droit, tous, y compris la Cour suprême elle-même, y sont assujettis (R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, 1991 CanLII 17; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342; Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489). C’est particulièrement vrai dans le cas de la jurisprudence fondamentale qui remonte à plusieurs décennies, comme l’arrêt Big M.

[20] Cependant, autour du début du nouveau siècle, la Cour suprême a tâté d’une démarche plus laxe, qui a été depuis discréditée et rejetée. Suivant cette nouvelle démarche, bien décrite par les juges majoritaires dans l’arrêt Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec Inc., 2020 CSC 32, le libellé constituait, non pas une contrainte ou l’expression du sens d’une disposition constitutionnelle, mais une invitation ou un appel à énoncer un sentiment ou un esprit beaucoup plus général en vue de soutenir une interprétation élargie de la disposition. Par conséquent, de nouveaux droits non écrits, qui vont bien au-delà du libellé de la disposition constitutionnelle, ont parfois été « découverts » (voir p. ex. Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31 (droit élargi d’accès à la justice ressortissant au pouvoir de nomination judiciaire du procureur général); Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101 (élargissement radical de la doctrine de la portée excessive fondé sur l’article 7). Il n’y a rien d’étonnant à ce que la Cour suprême, après avoir adopté cette démarche d’interprétation laxe, ait infirmé ou contourné des arrêts de principe vieux de plusieurs décennies. Il en a résulté un flottement dans la jurisprudence. Voir, p. ex., Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245; voir également les exemples de flottement énumérés dans l’arrêt Schmidt c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 55, [2019] 2 R.C.F. 376, par. 91 à 95.

[21] En 2020, la démarche énoncée dans l’arrêt Big M et la démarche plus laxe se sont heurtées de plein fouet sur le champ de bataille que constituait l’affaire 9147-0732 Québec Inc. La première l’a emporté.

[22] Pour faire bonne mesure, peu après, dans l’arrêt Toronto (Ville) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34, les juges majoritaires de la Cour suprême ont confirmé le rôle que joue le libellé d’une disposition dans l’exercice d’interprétation constitutionnelle. La question est maintenant éclaircie, et, vu la doctrine du précédent qui lie toutes les juridictions, y compris la Cour suprême elle-même, aucun doute ne peut subsister. La question a été réglée une fois pour toutes : il faut interpréter la Charte selon la démarche énoncée dans l’arrêt Big M.

[23] L’ère de l’inspiration provenant d’un vague sentiment, esprit ou autre notion subjective est révolue. Elle a été remplacée par un exercice judiciaire rigoureux, objectif et discipliné fondé sur le libellé de la Constitution même, examiné à la lumière du contexte historique, des objectifs généraux de cette dernière ainsi que du sens et de l’objet des dispositions connexes de la Constitution, le cas échéant. Après tout, [traduction] « si [notre] tâche consiste à faire respecter la Constitution, alors c’est elle qu’il [nous] faut faire respecter, et non ce qui [nous] semble opportun à un moment donné » (John Hart Ely, Democracy and Distrust: A Theory of Judicial Review (Cambridge, Harvard University Press, 1980), p. 12).

[24] En confirmant récemment à deux reprises la démarche énoncée dans l’arrêt Big M, la Cour suprême apporte une stabilité accrue aux principes d’interprétation de la Charte, du moins dans les affaires civiles. Il s’agit d’un résultat heureux. La stabilité favorise la séparation des pouvoirs entre le judiciaire et les autres organes du gouvernement : elle empêche que le pouvoir judiciaire sorte de la voie prévisible qu’il est censé occuper. La stabilité emporte la certitude, la prévisibilité et la liberté : elle a pour résultat une jurisprudence constante sur les mesures ouvertes à l’État et sur les obligations de ce dernier. La stabilité favorise la primauté du droit et la confiance dans le système juridique. Les gens qui tombent sous le coup du système judiciaire méritent un traitement fondé sur des principes juridiques constants, élaborés avec soin au fil des ans par nombre de décideurs, et non dicté par les marottes de la personne qui se trouve à siéger à un tribunal donné à un moment donné.

[25] Donc, comment faut-il procéder lorsqu’il s’agit d’examiner une question fondée sur la Charte? Selon la démarche énoncée dans l’arrêt Big M, il faut commencer par examiner le libellé de la disposition de la Charte prévoyant le droit ou la liberté en question (9147-0732 Québec Inc., par. 8 à 9, citant Colombie-Britannique (Procureur général) c. Canada (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 41, 1994 CanLII 81 (Chemin de fer de l’Île de Vancouver); R. c. Poulin, 2019 CSC 47, [2019] 3 R.C.S. 566, par. 32; Caron c. Alberta, 2015 CSC 56, [2015] 3 R.C.S. 511, par. 36 à 37). La primauté du droit « exige des tribunaux qu’ils donnent effet au texte constitutionnel » (Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 67). Le libellé a une « importance primordiale », définit les « limites externes » de tout examen visant à déterminer l’objet de la disposition, empêche la cour d’adopter une interprétation qui va « au-delà [. . .] de l’objet véritable du droit » et « fournit les fondements et la pierre de touche du contrôle judiciaire en matière constitutionnelle » (Big M, p. 344; 9147-0732 Québec Inc., par. 10; R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2019] 3 R.C.S. 144, par. 21 et 126; Caron, par. 36, Chemin de fer de l’Île de Vancouver, p. 88; R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236, par. 17 à 18 et 40, Toronto (Ville), par. 14; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 53, 1998 CanLII 793).

[26] Or, l’analyse n’est pas confinée au texte de la disposition. Il s’agirait alors d’un exercice de textualisme pur consistant à déléguer à un dictionnaire l’obligation judiciaire de dégager le sens authentique d’une garantie constitutionnelle. Comme il est mentionné plus haut, il faut plutôt déterminer « l’objet et le champ d’application du droit » ou de la liberté en question en tenant compte « du contexte [philosophique et] historique, des vastes objectifs de la Charte et, s’il y a lieu, du sens et de l’objet des droits connexes garantis par la Charte » (9147-0732 Québec Inc., par. 7 et 13, citant le passage classique de l’arrêt Big M reproduit plus haut). Dans certains cas, une partie importante de l’exercice consiste à [traduction] « [interpréter] le libellé pour lui donner un sens fidèle aux théories sur lesquelles il est fondé ». Une analyse de la structure de la Constitution peut éclairer cet exercice (Hon. Malcolm Rowe et Manish Oza, « Structural Analysis and the Canadian Constitution » (2023) 101 Can. Bar Rev. 205, p. 222, citant Kate Glover, « Structure, Substance and Spirit: Lessons in Constitutional Architecture from the Senate Reform Reference » (2014) 67 S.C.L.R. 221, p. 236).

[27] Bref, si dans certains cas l’analyse du libellé en question est susceptible de nous mener loin, elle ne nous mène pas forcément à destination. Cependant, elle peut souvent fixer les balises et bornes essentielles qui jalonnent la route et nous guident dans le droit chemin.

[28] Dans le cadre de la démarche énoncée dans l’arrêt Big M, quelle est la place du droit international et du droit étranger? Ils peuvent jouer un rôle, parfois important, dans l’interprétation de la Charte en étayant ou en confirmant le résultat obtenu au terme d’une interprétation téléologique fondée sur la démarche énoncée dans l’arrêt Big M (9147-0732 Québec Inc., par. 19 à 47). En outre, certaines garanties prévues dans la Charte, dont le paragraphe 6(1) comme on le verra plus loin, sont inspirées de dispositions d’instruments de droit international. Ainsi, la jurisprudence internationale relative à ces dispositions peut souvent jouer un rôle important dans l’exercice d’interprétation.

[29] Toutefois, le droit international et le droit étranger n’évacuent pas la démarche énoncée dans l’arrêt Big M ni n’y suppléent. Ils ont un rôle défini et limité, et non celui, tentaculaire et indiscipliné que leur accordait la démarche laxe (voir 9147-0732 Québec Inc. et tout particulièrement les remarques des juges majoritaires sur l’application erronée du droit international préconisée dans les motifs dissidents). Dans l’interprétation de la Charte, le droit international et le droit étranger ne représentent pas « un buffet de plats savoureux duquel nous pouvons choisir ce qui nous plaît » (Canada (Procureur général) c. Kattenburg, 2020 CAF 164, par. 26). En outre, l’exercice d’interprétation n’accorde pas aux différentes sources de droit international une valeur équivalente (voir en général 9147-0732 Québec Inc., par. 29 à 38).

(b) Application de la démarche d’interprétation qui convient : le paragraphe 6(1) de la Charte et la jurisprudence en la matière

[30] Suivant l’interprétation du paragraphe 6(1) de la Charte préconisée par les intimés, l’administration canadienne est contrainte de prendre des mesures concrètes, voire qui comportent des risques, notamment à l’étranger, pour permettre aux intimés d’exercer leur droit d’entrer au Canada. Dans les circonstances, le droit « d’y entrer [au Canada] » serait ainsi transformé en un droit d’être renvoyé au Canada.

[31] Cet argument a des relents de la démarche laxe d’interprétation de la Charte maintenant discréditée et rejetée. En l’espèce, les intimés reconnaissent l’existence du libellé du paragraphe 6(1), mais sélectionnent, dans certains paragraphes isolés de la jurisprudence de la Cour suprême, des énoncés généraux censés définir l’objet fondamental de cette disposition tout en faisant fi des remarques et conclusions plus précises émises par cette cour dans ces mêmes arrêts ainsi que du libellé même de la disposition. Il ne reste alors que les énoncés généraux, pris hors contexte et dans l’abstrait. Résultat? L’interprétation du paragraphe 6(1) de la Charte va au-delà de la portée qui devrait être la sienne.

[32] Il faut rejeter une telle démarche au profit de celle énoncée dans l’arrêt Big M. Suivant cette dernière, il importe de garder à l’esprit le libellé de la garantie prévue dans la Charte, à savoir les bornes et balises essentielles qui jalonnent la route et nous gardent dans le droit chemin, lorsqu’il s’agit d’examiner notamment les objets de la Charte en général et ceux du paragraphe 6(1) en particulier.

[33] Le paragraphe 6(1) de la Charte est ainsi rédigé : « [t]out citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir ». En l’espèce, les mots pertinents sont les suivants : « d’y entrer [au Canada] ». Ils semblent avoir été choisis avec soin et sont précis et non ambigus. De toute évidence, le droit d’entrer au Canada n’équivaut pas à celui d’y être renvoyé.

[34] Suivant la démarche énoncée dans l’arrêt Big M, il faut examiner le contexte historique, les objectifs généraux de la Charte, le sens et l’objet de tout droit connexe prévu par la Charte ainsi que l’objet de la garantie en question.

[35] En ce qui a trait au paragraphe 6(1) de la Charte, la Cour suprême s’est penchée sur la question (États-Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469, 1989 CanLII 106; Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 R.C.S. 157). Le raisonnement de la Cour suprême énoncé dans ces affaires lie notre Cour. Dans les cas où la Cour suprême ne s’est pas prononcée sur une question, la jurisprudence de notre Cour nous lie également (R. c. Sullivan, 2022 CSC 19; Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370; L’hon. Malcolm Rowe et Leanna Katz, « A Practical Guide to Stare Decisis », (2020), Windsor Rev. Legal Soc. Issues 1). La Cour suprême et les Cours fédérales ont élaboré leur jurisprudence relative au paragraphe 6(1) suivant la démarche acceptée énoncée dans l’arrêt Big M.

[36] Dans l’arrêt Cotroni, la Cour suprême analyse le libellé du paragraphe 6(1) à la lumière des considérations générales énoncées dans l’arrêt Big M dont il est question plus haut. Au terme de cette analyse, elle conclut (à la p. 1482) que « le par. 6(1) vise à protéger contre l’exil et le bannissement qui ont pour objet l’exclusion de la participation à la communauté nationale ». Il ressort d’une telle interprétation que tombe sous le coup du paragraphe 6(1) l’acte étatique visant à expulser quelqu’un du Canada ou à empêcher cette personne d’y rentrer ou les deux. L’analyse à laquelle la Cour suprême procède dans l’affaire Cotroni n’étaye aucunement la thèse selon laquelle le droit prévu au paragraphe 6(1) comporte celui d’être renvoyé au Canada.

[37] En effet, la Cour suprême dans l’arrêt Cotroni estime (à la p. 1481) que l’extradition — qui consiste à envoyer dans un autre pays pour y subir un procès une personne qui se trouve au Canada — « se situe à la limite des valeurs fondamentales que cette disposition cherche à protéger ». Que dire de la prétendue obligation de l’administration canadienne de prendre des mesures concrètes, dont certaines présentent un danger pour la sécurité de ses représentants, en vue de rapatrier une personne détenue sur le territoire sous le contrôle d’une entité non étatique —? Assurément, pareille obligation se situe hors des « limites » du paragraphe 6(1).

[38] Dans l’arrêt Divito, la Cour suprême se penche à nouveau sur le paragraphe 6(1) de la Charte et le droit qui y est garanti d’entrer au Canada. Selon elle, l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, [1976] R.T. Can. no 47, a inspiré l’article 6 de la Charte et est essentiel à l’interprétation de ce dernier.

[39] La Cour suprême reproduit le libellé du paragraphe 12(4), ainsi rédigé : « [n]ul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays ». Dans leur analyse du paragraphe 6(1), les juges majoritaires concluent que très peu de limites au droit d’entrer au pays, voire aucune, seraient jugées raisonnables. Selon eux, cette interprétation est justifiée par certains facteurs contextuels. Par exemple, le droit énoncé au paragraphe 6(1) est absolu, contrairement à celui prévu au paragraphe 6(2), dont l’application est limitée par les paragraphes 6(3) et 6(4). En outre, le paragraphe 6(1) échappe à la disposition de dérogation prévue à l’article 33. Voir Divito, par. 28, citant Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519, par. 11.

[40] Or, il importe à nos fins de faire observer que la Cour suprême définit étroitement le droit prévu au paragraphe 6(1) de la Charte comme le droit d’entrer au Canada, un point c’est tout. Elle ne reconnaît pas que ce droit comporte celui d’obliger l’administration canadienne à rapatrier un citoyen canadien.

[41] Tout particulièrement, dans l’arrêt Divito (par. 45 et 48), la Cour suprême conclut qu’une personne incarcérée dans une prison américaine ne peut invoquer le paragraphe 6(1) de la Charte pour contraindre l’administration canadienne à prendre des mesures en vue de son transfèrement vers une prison canadienne. Le droit du détenu à rentrer au Canada est régi uniquement par un traité international et sa loi de mise en œuvre. La Cour suprême précise que la faculté pour un citoyen canadien de quitter un territoire étranger est assujettie aux pouvoirs de cet État étranger ou de l’entité qui contrôle le territoire en question (Divito, par. 40 et 48).

[42] La formulation et le raisonnement de l’arrêt Divito rendu par la Cour suprême sont dans le droit fil de l’arrêt Cotroni. En fait, on peut certes dire que la Cour suprême, en se prononçant dans l’affaire Divito, est venue réitérer ce qu’elle a dit dans l’arrêt Cotroni sur ce qui tombe et — pertinemment en l’espèce — ne tombe pas sous le coup du paragraphe 6(1) de la Charte.

[43] Les conclusions énoncées par la Cour suprême dans les arrêts Divito et Controni lient notre Cour. En outre, elles tombent sous le sens. Premièrement, la Charte régit des matières qui ressortissent aux gouvernements au sein du Canada (Charte, art. 32). Conclure que le paragraphe 6(1) de la Charte prévoit l’obligation constitutionnelle et impérative pour l’administration canadienne de poser des actes sur le territoire d’un autre État en vue de secourir et de rapatrier des citoyens qui se trouvent dans le pétrin de leur propre fait dépasse de beaucoup les bornes. Pour citer les remarques des appelants :

[traduction]

Le droit d’entrer au Canada prévu au par. 6(1) a un rapport indéniable avec des matières qui relèvent de la compétence exclusive du Canada, à savoir le contrôle des arrivants à la frontière. En revanche, le retour au Canada depuis l’étranger comporte essentiellement un aspect transnational et intergouvernemental. Le retour au pays, tout particulièrement dans le cas des citoyens détenus à l’étranger, comporte de multiples étapes et fait intervenir des questions qui outrepassent le territoire, les compétences et l’autorité du Canada.

(Mémoire des faits et du droit des appelants, par. 31.)

[44] L’administration canadienne peut-elle tenter, de son propre chef, par les voies diplomatiques ou autrement, d’aider un citoyen en difficulté à l’étranger? Bien sûr que oui. Or, y est-elle contrainte en droit constitutionnel? Bien sûr que non. Le paragraphe 6(1) de la Charte, qui régit le droit d’entrer au Canada, d’y demeurer ou d’en sortir, ne donne pas aux citoyens canadiens à l’étranger le droit absolu de contraindre l’État à prendre des mesures, voire des mesures dangereuses et risquées, visant à les soustraire aux répercussions de leurs actions.

[45] Les intimés invoquent deux décisions issues des Cours fédérales à l’appui de leur argument, à savoir Kamel c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 R.C.F. 449 et Abdelrazik c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2009 CF 580, [2010] 1 R.C.F. 267.

[46] Les arrêts Kamel et Abdelrazik ne sont d’aucune utilité pour les intimés. Cette jurisprudence concerne des affaires où l’administration canadienne avait omis de délivrer des titres de voyage sans justification raisonnable. Il s’agissait d’une mesure administrative légale relativement facile à exécuter et qui ressortissait entièrement à l’administration canadienne. C’était le seul obstacle à l’entrée au Canada dans ces affaires.

[47] Cette jurisprudence n’étaye pas la thèse voulant que l’administration canadienne soit contrainte d’agir afin « de garantir l’entrée dans un autre pays ou la sortie d’un autre pays », pour citer notre Cour qui résume ainsi l’argument d’une partie dans l’arrêt Kamel (par. 17). En effet, dans l’affaire Abdelrazik, la Cour fédérale rejette expressément l’argument selon lequel, en ne prenant pas de mesures extraordinaires pour rapatrier le citoyen en question, par exemple en dépêchant un avion militaire à cette fin, l’administration canadienne a porté atteinte aux droits que le paragraphe 6(1) de la Charte garantit au citoyen.

[48] En outre, selon les intimés, le droit international étaye leur argument. Ce n’est pas le cas. Comme il est indiqué aux paragraphes 38 à 39 des présents motifs, le paragraphe 6(1) de la Charte est inspiré du paragraphe 12(4) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Cette dernière disposition est ainsi libellée : « [n]ul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays ». Il ne ressort pas du texte de cette disposition que quiconque a le droit d’être renvoyé dans le pays dont il a la citoyenneté. En outre, la jurisprudence relative au paragraphe 12(4) vient confirmer l’interprétation adoptée par la Cour suprême dans les arrêts Cotroni et Divito sur le paragraphe 6(1) de la Charte (Affaire H.F. et autres c. France, requêtes nos 24384/19 et 44234/20, décision de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (14 septembre 2022), tout particulièrement les par. 201, 250 à 252, 259, 261 et 272 à 276; voir aussi C.B. v. Germany (no 22012/93, décision inédite de la Commission, 11 janvier 1994). Suivant l’arrêt H.F., le paragraphe 12(4) interdit à un État de prendre des mesures visant à empêcher un citoyen, de manière arbitraire, d’entrer dans le pays dont il a la citoyenneté, mais ne crée pas de droit d’être rapatrié. Les parties n’ont présenté aucune jurisprudence internationale contredisant l’arrêt H.F., et la Cour n’a trouvé aucune jurisprudence à cet effet.

[49] La Cour fédérale invoque une lettre du rapporteur spécial de l’ONU à l’appui de sa décision qui fonde dans le paragraphe 6(1) de la Charte l’obligation d’agir pour l’administration canadienne. Cette lettre appuie certes l’avis de la Cour fédérale, mais, comme il est mentionné plus haut, une décision de la Cour européenne des droits de l’homme, l’arrêt H.F., arrive à la conclusion contraire, au terme d’un raisonnement très détaillé et convaincant.

[50] Les sources internationales n’ont pas toutes le même poids, et les décisions de cours internationales saisies d’une question à trancher, comme l’arrêt H.F., méritent qu’on leur accorde une valeur supérieure à l’opinion d’un autre acteur international qui n’exerce pas de juridiction, comme la lettre du rapporteur spécial de l’ONU invoquée par la Cour fédérale (Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176, par. 142 à 144 et 147 à 148). Le droit international ne saurait être comparé à une boîte de chocolats où l’on peut choisir le morceau qui nous plaît et laisser les autres dans l’emballage. Il s’agit d’un champ spécialisé nécessitant discipline, rigueur intellectuelle et jugement avisé lorsqu’il est appliqué à des questions nationales (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Entertainment Software Association, 2022 CSC 30, par. 43 à 48, venant confirmer en grande partie Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, [2021] 1 R.C.F. 374, par. 76 à 92).

[51] La Cour fédérale ne mentionne pas la décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire H.F. Pourtant, cet arrêt est pertinent. Il concerne le paragraphe 12(4) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui a grandement inspiré le libellé du paragraphe 6(1) de la Charte. Il rejette la thèse portant qu’il existe un droit d’être rapatrié dans le pays dont on a la citoyenneté et confirme en grande partie l’interprétation adoptée par la Cour suprême dans les arrêts Cotroni et Divito en ce qui a trait au paragraphe 6(1).

(c) Application de ces principes à l’espèce

[52] Vu ce qui précède, il ne fait aucun doute que la Cour fédérale ne pouvait, sur le fondement du paragraphe 6(1) de la Charte, prononcer le jugement qu’elle a rendu. Dans de telles circonstances, notre Cour doit intervenir, annuler le jugement et rendre le jugement que cette cour aurait dû rendre.

(2) Autres questions

[53] Les intimés, dans leurs observations écrites, traitent également brièvement des articles 7, 9, 12 et 15 de la Charte. Ils ne les ont pas mentionnés à l’audience. Ces arguments n’apportent rien de nouveau : il s’agit essentiellement d’une tentative visant à donner aux termes « d’y entrer [au Canada] » prévus au paragraphe 6(1) de la Charte une interprétation élargie.

[54] Donner aux articles 7, 9, 12 et 15 de la Charte la portée que leur prêtent les intimés aurait pour effet d’éclipser le paragraphe 6(1) de la Charte; il deviendrait alors complètement superflu. Une disposition de la Constitution ne saurait être interprétée et appliquée de sorte qu’elle vient modifier ou annuler d’autres dispositions de ce texte (Paul c. Colombie-Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55, [2003] 2 R.C.S. 585, par. 24; Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609, 1996 CanLII 148; Gosselin (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 15, [2005] 1 R.C.S. 238, par. 14). Le paragraphe 6(1), qui énonce un droit en termes exprès et conçu pour ce genre de situation, s’applique en l’espèce et ne saurait être supplanté par d’autres droits exprimés en termes plus généraux.

[55] Quoi qu’il en soit, la Charte et toutes les dispositions qu’invoquent les intimés ne trouvent pas application en l’espèce. L’administration canadienne n’est pas responsable de la présence des intimés dans le nord-est de la Syrie, ne les a pas empêchés d’entrer au Canada et n’a pas causé ni prolongé la fâcheuse situation dans laquelle ils se trouvent. Les intimés, en raison de leur conduite, et les personnes à l’étranger qui les gardent sous leur emprise sont seuls responsables de la situation. Au vu des faits, j’estime que l’administration canadienne ne porte aucunement atteinte au droit des intimés à la liberté et n’enfreint aucun principe de justice fondamentale (article 7), ne détient pas les intimés de façon arbitraire (article 9), ne leur inflige pas de traitement ou de peine cruels ou inusités (article 12) et ne fait pas preuve de discrimination à leur égard (article 15). L’atteinte à ces droits, le cas échéant, est attribuable à d’autres entités que l’administration canadienne.

[56] En outre, l’application de la Charte préconisée en l’espèce serait extraterritoriale et invalide. Certes, la Charte s’applique parfois à des situations qui se produisent à l’extérieur du Canada (voir, p. ex., Canada (premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44). Toutefois, dans ces cas, un acte ou une participation quelconque de l’administration canadienne doit justifier l’application de la Charte. Tout particulièrement, il faut la preuve de « la participation du Canada à un processus qui va à l’encontre de ses obligations internationales » ou « le consentement de l’État étranger à l’application du droit canadien » (R. c. McGregor, 2023 CSC 4, par. 18; voir également R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, par. 51 à 52 et 101 ainsi que Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28, [2008] 2 R.C.S. 125, par. 18 à 19). Aucune de ces conditions n’est présente en l’espèce.

[57] Comme la Cour fédérale l’affirme, rien ne démontre la participation ou la contribution de l’administration canadienne à la situation fâcheuse dans laquelle se trouvent les intimés. Un État étranger n’a pas consenti à l’application sur son territoire du droit canadien. La situation fâcheuse des intimés découle de causes étrangères et des actes ou omissions de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie, des Forces démocratiques syriennes ou des deux. Par conséquent, la Charte ne s’applique pas en l’espèce.

[58] Pour la gouverne de la Cour à l’avenir, quelques remarques s’imposent sur la réparation ordonnée par la Cour fédérale. Elle a commis une erreur de droit à cet égard aussi.

[59] La Cour fédérale affirme avoir prononcé un jugement déclaratoire. Voici les passages pertinents du jugement de la Cour fédérale :

2. Il est déclaré par les présentes que les demandeurs ont droit à ce que les défendeurs, dès qu’il sera raisonnablement possible de le faire, demandent officiellement à l’[Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie] d’autoriser le rapatriement volontaire des hommes canadiens détenus dans les prisons gérées par la branche militaire de l’[Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie], soit les [Forces démocratiques syriennes].

3. Il est déclaré par les présentes que les demandeurs ont le droit de se voir remettre par les défendeurs des passeports ou des titres de voyage d’urgence dès qu’ils seront requis après que l’[Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie] aura accepté de permettre aux demandeurs d’être rapatriés au Canada.

4. Il est déclaré par les présentes que les demandeurs ont le droit de faire nommer par les défendeurs un ou plusieurs représentants ou délégués qui seront présents sur le territoire contrôlé par l’[Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie] ou comme convenu autrement, dès que possible après que l’[Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie] aura accepté de remettre les demandeurs en vue de leur rapatriement au Canada.

[60] Les jugements déclaratoires sont censés exprimer les droits des parties qui les réclament. Toutefois, ce que la Cour fédérale a prononcé est, non pas un jugement déclaratoire, mais une ordonnance impérative ou un mandamus déguisés en jugement déclaratoire, au préjudice de l’administration canadienne.

[61] On ne peut faire fi des critères établis relatifs aux réparations de droit administratif en qualifiant simplement la réparation d’un autre nom, comme « jugement déclaratoire » (Schmidt, par. 21 à 22; Première Nation des Hupacasath c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4). Au contraire, la cour de justice est appelée à déterminer la véritable nature et la nature essentielle de la demande de réparation (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, par. 49 à 50). Ensuite, elle est appelée à déterminer les critères juridiques applicables. Ce n’est qu’alors qu’elle est en mesure de décider s’il lui est loisible et s’il est judicieux d’accorder la réparation.

[62] La réparation accordée par la Cour fédérale, selon sa nature véritable et essentielle, consiste en l’imposition d’obligations impératives à l’administration canadienne, ce qui tient du mandamus. La Cour fédérale indique que le Canada « doit faire une demande officielle » visant le rapatriement des intimés (par. 155), doit fournir les titres de voyage adéquats aux intimés (par. 145) et « doit nommer » un délégué ou un représentant de l’administration canadienne chargé de se rendre en Syrie pour organiser la remise des intimés (par. 161), et ce « dès qu’il est raisonnablement possible de le faire » (par. 160), soit sur-le-champ.

[63] Or, des obligations ne sauraient être imposées ni un mandamus prononcé en l’absence d’une analyse visant à déterminer s’il est satisfait aux critères juridiques stricts auxquels ce type de réparation est subordonné (voir la liste énoncée dans Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. LeBon, 2013 CAF 55, par. 14, citant entre autres Apotex c. Canada (Procureur général), [1994] 3 R.C.S. 1100, 1994 CanLII 47, conf. [1994] 1 C.F. 742, p. 767 à 768 (C.A.), 1993 CanLII 3004). En l’espèce, il n’est pas satisfait aux critères.

[64] En outre, lorsqu’il s’agit pour une cour de justice de rendre une ordonnance impérative en la matière, la prudence est de mise. Il est loisible à l’administration canadienne de tenir compte de dangers possibles et d’autres considérations, telles les relations étrangères, les affaires internationales et la sécurité nationale, et son jugement en la matière mérite une large marge d’appréciation et la retenue (Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 56; Khadr (2010), par. 37).

[65] Lorsqu’il s’agit de trancher une affaire, les juges sont limités à la preuve déposée par des parties intéressées et peuvent certes compter sur une grande connaissance du droit, mais ne disposent guère d’autres outils. Dans le type de situation délicate, complexe et fluctuante que constitue la présente espèce, les juges sont-ils en mesure de facilement substituer leur jugement à celui de l’administration canadienne, vu son accès à des informations étrangères et au renseignement, ses connaissances et son expérience et expertise en relations étrangères et en affaires internationales? Bien sûr que non.

[66] Les tribunaux doivent à juste titre faire preuve de retenue à l’égard des décisions de l’exécutif qui relèvent éminemment et uniquement de sa compétence (Canada c. Kabul Farms Inc., 2016 CAF 143, par. 25; CMRRA-SODRAC Inc. c. Apple Canada Inc., 2020 CAF 101, par. 49; Ré:Sonne c. Association canadienne des radiodiffuseurs, 2017 CAF 138, par. 49; Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Canada, 2018 CAF 58, par. 100; Première Nation des Hupacasath, par. 66 à 67, citant de nombreux arrêts de la Cour suprême). Les affaires délicates faisant intervenir les relations étrangères et les affaires internationales en constituent des exemples (Portnov c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 171, par. 44; Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, p. 522 à 523, 1987 CanLII 48; Spencer c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 278, 1985 CanLII 4; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, 1991 CanLII 78; Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, 1985 CanLII 74).

[67] Les appelants affirment à bon droit que la Cour fédérale n’a pas agi avec suffisamment de retenue en l’espèce :

[traduction]

La Cour a ordonné au Canada de n’entreprendre rien de moins que des négociations diplomatiques avec [l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie], une entité non étatique étrangère, et de se rendre sur un territoire étranger, sans le consentement de l’État étranger, comme il est normalement requis, pour procéder au rapatriement des intimés détenus dès que possible après que [l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie] accepte de les libérer. Cette décision ne donne guère à l’administration canadienne de souplesse ou de contrôle sur des questions importantes d’orientation générale.

(Mémoire des faits et du droit des appelants, par. 82.) Pour citer la Cour suprême dans l’arrêt Khadr (2010) (par. 39), la Cour fédérale accorde « un poids insuffisant à la responsabilité constitutionnelle de l’exécutif de prendre des décisions concernant les affaires étrangères dans le contexte de circonstances complexes et en fluctuation constante, en tenant compte des intérêts nationaux plus larges du Canada ».

[68] Comme le jugement déclaratoire rendu par la Cour fédérale, en plus d’être un mandamus, était accordé sous le régime du paragraphe 24(1) de la Charte à titre de réparation « convenable et juste », nombre des mêmes considérations entrent en jeu. Par exemple, la réparation accordée en vertu de cette disposition de la Charte doit tenir compte des rôles respectifs du judiciaire et de l’exécutif ainsi que des limites juridiques et pratiques au pouvoir judiciaire (Doucet-Boudreau, par. 56 à 57).

[69] Enfin, la Cour avait sollicité l’opinion des parties sur la possibilité que l’administration canadienne soit contrainte de prendre des mesures pour faciliter l’exercice des droits d’entrer au Canada dont jouissent les intimés. Elle avait donc demandé aux parties de lui présenter des observations écrites supplémentaires tenant compte du cadre énoncé notamment dans les arrêts Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016, Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673 et Toronto (City). La Cour a pris connaissance des observations présentées.

[70] Suivant l’interprétation du paragraphe 6(1) de la Charte énoncée plus haut, cette disposition prévoit le droit pour un citoyen canadien de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir, rien de plus. Imposer à l’administration canadienne l’obligation d’agir équivaudrait à réécrire cette disposition et à en élargir indûment la portée. Pareille interprétation aurait pour effet de transformer l’objet de la disposition, à savoir le droit d’entrer au Canada, en un droit considérable, accordé aux citoyens canadiens, d’obliger l’administration canadienne à déployer tous les efforts nécessaires pour assurer leur rapatriement. Un tel droit serait susceptible d’avoir une portée illimitée. Il s’appliquerait à une myriade de situations, du rapatriement d’une personne détenue à l’étranger pour quelque motif que ce soit, y compris une infraction reprochée au droit étranger en sol étranger, au versement d’une rançon aux responsables de l’enlèvement d’un citoyen canadien. Un droit de cette ampleur serait possiblement incompatible avec les principes de droit international relatif à la souveraineté des États.

[71] En outre, le raisonnement énoncé dans les arrêts portant sur le paragraphe 6(1) comme Cotroni, Divito, Kamel et Abdelrazik interdit d’imposer à l’administration l’obligation de prendre des mesures visant à faciliter l’exercice du droit d’entrer au Canada. La seule situation où l’existence d’une telle obligation est reconnue concerne la délivrance d’un passeport ou d’un titre de voyage, reconnue dans les arrêts Kamel et Abdelrazik comme une mesure gouvernementale dont le refus avait pour effet d’empêcher l’exercice du droit d’entrer au Canada.

[72] Enfin, les tribunaux n’imposent une obligation de prendre des mesures pour faciliter l’exercice d’un droit ou d’une liberté à l’administration que lorsque cette dernière est la cause de l’impossibilité d’exercer une liberté fondamentale (Dunmore; Baier, par. 29 à 30; Toronto (City), par. 23; Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 815, par. 37). En l’espèce, l’administration canadienne n’y est pour rien dans l’impossibilité pour les intimés d’entrer au Canada; en l’espèce, cette responsabilité est attribuable à l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie, aux Forces démocratiques syriennes et aux principaux intéressés, qui ont méprisé les conseils de l’administration canadienne et ont quitté le pays pour la Syrie, ou toute combinaison de ces derniers.

C. Sursis prononcé par la Cour du jugement d’instance inférieure et évolution de la situation

[73] Par voie d’ordonnance rendue le 14 mars 2023, la Cour a sursis au jugement de la Cour fédérale. Cependant, l’ordonnance prévoyait que l’administration canadienne [traduction] « poursuive les efforts prévus au paragraphe 2 du [jugement] de la Cour fédérale à moins que les appelants n’estiment de bonne foi qu’une mesure précise nuirait aux intimés ».

[74] Par voie de lettre, les appelants ont confirmé qu’ils poursuivaient les efforts. Toutefois, dans une lettre datée du 12 mai 2023, les appelants ont affirmé que [traduction] « l’administration canadienne estime de bonne foi qu’à l’heure actuelle, la prise d’autres mesures en vue d’obtenir le rapatriement volontaire des intimés nuirait à ces derniers ».

[75] Dans une lettre en date du 16 mai 2023, les intimés ont demandé à l’administration canadienne de leur communiquer les renseignements et les raisons qui justifient une telle conclusion.

[76] Aucune requête n’a été déposée à cet égard. Donc, point n’est besoin de se prononcer. Quoi qu’il en soit, la question aura bientôt un caractère théorique. Le jugement de la Cour fédérale, y compris les prescriptions énoncées au paragraphe 2, sera annulé quand notre Cour rendra un jugement accueillant l’appel.

[77] La lettre des intimés datée du 16 mai 2023 comporte également un affidavit souscrit par un ancien directeur d’Amnistie internationale. Il y affirme qu’il accompagnera une délégation composée de [traduction] « parlementaires, anciens diplomates, experts en matière de droits de la personne et avocats » qui se rendront dans le nord-est de la Syrie pour visiter la prison où les intimés sont détenus. La délégation a pour objectif de tenter d’obtenir la libération des intimés. Si elle réussit, les étapes suivantes ne sont pas certaines. Selon le dossier, on pourrait s’attendre à ce qu’il y ait une évaluation des intimés à des fins de sécurité et que des mesures soient prises pour permettre leur transit par d’autres pays à destination du Canada.

[78] Il est loisible à la délégation d’évaluer les risques et de faire ce que bon lui semble. Or, ses plans ne changent rien à l’issue du présent appel. L’administration canadienne n’a pas l’obligation, fondée sur le droit constitutionnel ou une autre source de droit, de rapatrier les intimés.

D. Postscriptum

[79] Dans plusieurs autres affaires, l’administration canadienne a réussi à rapatrier des citoyens canadiens depuis des camps situés dans le nord-est de la Syrie malgré des obstacles de nature pratique et juridique.

[80] Comme il est mentionné plus haut, les présents motifs portent que l’administration canadienne n’a pas l’obligation, constitutionnelle ou autre, de rapatrier les intimés. Or, les présents motifs n’ont pas pour objet de décourager l’administration canadienne de déployer des efforts, de son propre chef, pour obtenir un tel résultat.

E. Dispositif proposé

[81] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel interjeté par les appelants, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et, rendant le jugement que cette dernière aurait dû rendre, je rejetterais la demande des intimés. Étant donné les circonstances, je ne condamnerais pas les intimés aux dépens.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb j.c.a. »

« Je suis d’accord.

K.A. Siobhan Monaghan j.c.a. »s

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-32-23

APPEL D’UN JUGEMENT DE L’HONORABLE JUGE HENRY S. BROWN DATÉ DU 20 JANVIER 2023, NO DE DOSSIER T-1483-21

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LE ROI ET AUTRES C. BOLOH 1(A) ET AUTRES

 

 

lieu de l’audience :

Toronto (Ontario)

 

DATE de l’audience :

le 27 mars 2023

 

motifs du jugement :

le juge STRATAS

 

y ont souscrit :

WEBB J.A.

MONAGHAN J.A.

 

DATE :

may 31, 2023

 

COMPARUTIONS

Anne M. Turley

Elizabeth Richards

 

pour les appelants

 

Lawrence Greenspon

 

pour les intimés, sauf boloh 13

 

Barbara Jackman

Zoe Chong

pour l’intimé BOLOH 13

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

pour les appelants

 

Greenspon Granger Hill

Ottawa (Ontario)

 

pour les intimés, sauf boloh 13

 

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

pour l’intimé BOLOH 13

 

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