Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20230608


Dossier : A-234-22

Référence : 2023 CAF 131

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GOYETTE

 

 

ENTRE :

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Affaire jugée sur la foi du dossier sans comparution des parties.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 8 juin 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GOYETTE

 


Date : 20230608


Dossier : A-234-22

Référence : 2023 CAF 131

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GOYETTE

 

 

ENTRE :

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DE JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF NOËL

INTRODUCTION

[1] Il s’agit d’un appel dirigé à l’encontre de la décision de radiodiffusion CRTC 2022-175 (la décision) émise le 29 juin 2022 par laquelle le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (le CRTC) a accueilli une plainte reprochant à la Société Radio-Canada (la SRC) d’avoir diffusé un mot offensant en ondes.

[2] Le Procureur général du Canada (le Procureur général) demande avec le consentement de la SRC, par voie de requête présentée en vertu de la règle 349 des Règles des Cours fédérales, que l’appel soit accueilli. Ce faisant, il reconnaît que le CRTC a excédé sa compétence et a commis des erreurs de droit.

[3] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’il y a lieu de donner suite à la requête du Procureur général, d’annuler la décision du CRTC et de lui retourner l’affaire pour qu’il la décide à nouveau selon le droit applicable.

LES FAITS PERTINENTS

[4] La problématique à la source du présent litige concerne la citation du titre d’un livre de Pierre Vallières, lequel comporte un mot offensant et raciste commençant par la lettre « N », sur les ondes de la SRC. Ce titre, que le CRTC évoque en français dans sa décision : Nègres blancs d’Amérique, a été cité à quatre reprises – trois fois en français et une fois selon sa traduction anglaise – au cours d’une chronique intitulée Actualité avec Simon Jodoin : Certaines idées deviennent-elles taboues? diffusée le 17 août 2020 lors de l’émission de radio Le 15-18. La chronique en question, d’une durée de 6 minutes et 27 secondes, traitait d’une pétition exigeant le renvoi d’une professeure de l’université Concordia qui avait évoqué en classe le livre de Pierre Vallières par son titre.

[5] Le 28 août 2020, une personne dont le nom a depuis été rayé de l’intitulé de cause à sa demande a déposé une plainte auprès du CRTC condamnant l’utilisation du mot « N- » dans le cadre de la chronique. La plainte fut transmise à la première chef de contenu, Mme Stéphanie Gendron. Cette dernière l’a rejetée le 2 septembre 2020, estimant que l’usage du mot « N‐ » lors de la chronique n’a été ni abusif, ni inconsidéré.

[6] Le 29 septembre 2020, le plaignant a demandé à l’ombudsman des services français de la SRC, M. Guy Gendron, de réviser la décision de Mme Gendron. Le 26 octobre 2020, ce dernier a refusé d’intervenir après avoir indiqué que l’utilisation du mot « N‐ » lors de la chronique respectait la politique de la SRC codifiée dans un document intitulé Normes et pratiques journalistiques.

[7] Le 26 novembre 2020, le plaignant a demandé au CRTC de réviser la décision de l’ombudsman en vertu de l’alinéa 5(1)b) du Règlement de 1987 sur la télédiffusion, DORS/87-49 (Règlement de 1987) et des alinéas 3(1)d) et g) de la Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991, c. 11 (la Loi). Tous ont compris que le plaignant désirait invoquer non pas l’alinéa 5(1)b) du Règlement de 1987, mais bien l’alinéa 3b) du Règlement de 1986 sur la radio, DORS/86-982 (Règlement de 1986) et rien ne découle de cette désignation erronée (voir la note 29 des représentations écrites du Procureur général).

[8] Le 25 février 2021, la SRC a transmis au CRTC sa réponse dans laquelle elle affirme que l’utilisation du mot « N‐ » lors de la chronique respectait la Loi, les règlements et ses conditions de licence.

LA DÉCISION DU CRTC

[9] Le 29 juin 2022, dans le cadre d’une décision partagée, le CRTC a confirmé le bien-fondé de la plainte, retenant pour motif que le contenu diffusé sur les ondes « va à l’encontre des objectifs et valeurs de la politique canadienne de radiodiffusion énoncés aux alinéas 3(1)d), 3(1)g) et 3(1)m) de la Loi » (motifs, par. 22).

[10] Selon le CRTC, cette conclusion répond à « l’enjeu fondamental » soulevé par la plainte, soit celui de :

déterminer si le contenu diffusé par la SRC est compatible avec l’objectif de la Loi énoncé à l’alinéa 3(1)g), qui précise que la programmation offerte par les entreprises de radiodiffusion devrait être de haute qualité, ainsi qu’avec les objectifs sociaux énoncés aux alinéas 3(1)d) et 3(1)m)(viii) de la Loi, qui indiquent que la programmation doit contribuer au renforcement du tissu culturel et social et au reflet du caractère multiculturel et multiracial de la société canadienne. (motifs, par. 10)

[11] Dans le cadre de son analyse, le CRTC a tenu compte du contexte dans lequel le mot « N‐ » a été diffusé (motifs, par. 11). Il a souligné le fait que le contexte social actuel en lien avec les questions raciales est « en pleine évolution », référant de façon explicite aux événements entourant le décès tragique de M. George Floyd (motifs, par. 12), et affirmé qu’en conséquence, les radiodiffuseurs doivent faire preuve d’une vigilance accrue et mettre en place « toutes les mesures nécessaires pour atténuer l’impact d’un propos pouvant être perçu comme offensant par son auditoire » (motifs, par. 14).

[12] Bien que le CRTC ait reconnu que le mot « N‐ » n’a pas été utilisé de manière discriminatoire dans le cadre de la chronique, mais « plutôt pour citer le titre d’un ouvrage qui était au cœur d’un enjeu d’actualité » (motifs, par. 14), il s’est néanmoins dit :

insatisfait de la manière dont le propos a été traité dans cette chronique. Il estime que la SRC aurait dû prendre toutes les mesures nécessaires afin d’atténuer l’impact du mot sur l’auditoire, notamment en ne le répétant pas et en émettant une mise en garde claire au début de la chronique. Selon le Conseil, la SRC n’a pas fait preuve de suffisamment de prudence et de vigilance dans la façon dont elle a traité le propos, ce qui a pu avoir un effet néfaste sur son auditoire, notamment la communauté noire. (motifs, par. 19)

[13] C’est ce qui a mené le CRTC à conclure que la diffusion de la chronique n’a pas respecté « la norme de programmation de haute qualité prévue par la Loi » (motifs, par. 19 et 22) et « n’a pas contribué au renforcement du tissu culturel et social et au reflet du caractère multiculturel et multiracial de la société canadienne prévus à l’alinéa 3(1)d) et au sous-alinéa 3(1)m)(viii) de Loi » (motifs, par. 20, voir aussi le par. 22).

[14] En guise de redressement, le CRTC a ordonné à la SRC de se conformer à quatre mesures, soit (motifs, par. 23 à 26) :

  1. fournir des excuses écrites publiques au plaignant;
  2. faire rapport au CRTC de mesures internes et de pratiques exemplaires en matière de programmation qu’elle mettra en place afin d’assurer de mieux traiter d’un sujet semblable à l’avenir et faire en sorte que ce rapport soit accessible au public;
  3. préciser au CRTC la manière dont elle compte atténuer l’impact du mot « N‐ » dans la chronique étant donné qu’elle est toujours accessible en ligne et en rattrapage sur la plateforme Web; et
  4. mettre en place toutes les mesures raisonnables nécessaires pour atténuer l’impact de la diffusion de propos pouvant être offensants pour l’auditoire, y compris des mises en garde explicites.

[15] Deux conseillères du CRTC ont chacune signé une opinion minoritaire distincte reprochant aux décideurs majoritaires d’avoir ignoré, d’une part, les dispositions applicables en l’espèce, soit l’article 3 du Règlement de 1986 ainsi que l’alinéa 10c) du Code de représentation équitable de l’Association canadienne des radiodiffuseurs (le Code), et, d’autre part, la liberté d’expression de la SRC garantie par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Elles prétendent que si le CRTC avait tranché la plainte en vertu desdites dispositions et en conformité avec le droit applicable en matière de liberté d’expression, ils auraient rejeté la plainte.

[16] Le 13 juillet 2022, la SRC a indiqué au CRTC avoir fourni des excuses publiques écrites au plaignant. Elle s’est aussi engagée à ajouter une mise en garde au segment de l’émission disponible en rediffusion, se conformant ainsi à la première et à la troisième des mesures susmentionnées. En novembre 2022, la SRC s’est également conformée à la deuxième mesure en établissant des lignes directrices régissant la diffusion de propos pouvant être offensants. Conformément à la quatrième mesure, ces lignes directrices mettent en place plusieurs mécanismes destinés à mitiger l’impact de la diffusion de tels propos, incluant des mises en garde explicites.

INCIDENTS PROCÉDURAUX EN APPEL

[17] Le 28 juillet 2022, la SRC a demandé l’autorisation d’en appeler de la décision en vertu du paragraphe 31(2) de la Loi, laquelle demande fût accueillie le 12 septembre 2022. L’avis d’appel qui nous invite à annuler la décision fût déposé en date du 8 novembre 2022. On y allègue que le CRTC ne pouvait sanctionner la SRC au seul motif que les propos diffusés en ondes étaient, à son avis, incompatibles avec la politique canadienne de radiodiffusion énoncée au paragraphe 3(1) de la Loi et que, ce faisant, il a excédé sa compétence. L’avis d’appel allègue également que le CRTC a commis des erreurs de droit en omettant de considérer certaines dispositions applicables ainsi que les valeurs de la Charte, soit plus particulièrement la liberté d’expression.

[18] Dans l’intérim, le plaignant a demandé, en date du 18 août 2022, que son nom soit rayé de l’intitulé de cause parce qu’il ne voulait pas être exposé aux frais de justice et qu’il avait subi plusieurs conséquences négatives du fait que son nom soit associé à la décision du CRTC. Cette demande a été accueillie en date du 7 septembre 2022 dans le cadre de la requête de la SRC demandant l’autorisation d’en appeler (dossier 22-A-11).

[19] Le 14 décembre 2022, le Procureur général s’est retourné contre la décision du CRTC, invoquant son devoir d’agir conformément au droit applicable, et a demandé que jugement accueillant l’appel et annulant la décision soit rendu. Ce faisant, le Procureur général s’est rallié à l’argument de la SRC selon lequel le CRTC a excédé sa compétence et a omis de tenir compte du cadre juridique applicable ainsi que de la liberté d’expression de la SRC telle que garantie par la Charte.

[20] Le 6 janvier 2023, le CRTC a demandé l’autorisation d'intervenir afin de s’opposer à la requête du Procureur général et défendre sa décision. Le 1er février 2023, la demande a été refusée au motif que cette intervention contreviendrait aux principes d’impartialité et du caractère définitif des décisions administratives (voir l’ordonnance du 1er février 2023 rejetant la requête du CRTC demandant l’autorisation d’intervenir, citant à son soutien Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147, par. 65 et 72; et Canada (Procureur général) c. Quadrini, 2010 CAF 246, [2012] 2 R.C.F. 3, par. 17).

[21] Le même jour, la Cour, agissant de son propre chef et dans le but d’obtenir un éclairage complet sur les questions qu’elle était appelée à décider, a nommé le professeur Paul Daly comme amicus curiae ou « ami de la cour » et lui a attribué le mandat de faire valoir tout argument que le CRTC aurait été en mesure de présenter pour contrer la requête du Procureur général, et ce, sans égard aux contraintes jurisprudentielles limitant sa participation.

[22] Compte tenu du fait que le Procureur général demande que l’appel soit accueilli, le dossier a, une fois complété, été assigné en date du 27 avril 2023 à une formation de trois juges pour adjudication. Le paragraphe 16(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), c. F-7 prévoit que seule une formation ainsi composée peut accorder ce recours dans l’hypothèse où il s’avère justifié.

LES ARGUMENTS DU PROCUREUR GÉNÉRAL ET DE LA SRC

[23] Le Procureur général demande que l’appel soit accueilli et que la décision soit annulée, au motif que le CRTC a excédé sa compétence et a, de surcroît, commis des erreurs de droit en faisant abstraction du cadre juridique applicable en l’espèce. Ce faisant, il reprend pour l’essentiel les arguments mis de l’avant par la SRC au soutien de son appel.

[24] Le Procureur général reconnaît d’emblée que certaines dispositions attributives de compétence dans la Loi confèrent au CRTC le pouvoir de contrôler le contenu des émissions diffusées par la SRC (représentations écrites du Procureur général, par. 40; réplique du Procureur général, par. 5), mais il maintient que ces dispositions n’ont pas été invoquées ou appliquées dans la présente affaire. En l’espèce, le CRTC a fondé sa décision exclusivement sur un manquement aux objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion énoncés au paragraphe 3(1) de la Loi. Selon le Procureur général, c’est à tort que le CRTC invoque cette disposition, car ni le paragraphe 3(1) de la Loi, ni aucune autre disposition n’autorise le CRTC à sanctionner la diffusion de contenus considérés inappropriés en fonction de ces seuls objectifs (représentations écrites du Procureur général, par. 19 à 21; réplique du Procureur général, par. 2 et 4).

[25] Au soutien de cet argument, le Procureur général rappelle que la Cour suprême a reconnu à de nombreuses reprises que le paragraphe 3(1) n’est pas une disposition attributive de compétence (représentations écrites du Procureur général, par. 18 à 26, citant Barrie Public Utilities c. Assoc. canadienne de télévision par câble, 2003 CSC 28, [2003] 1 R.C.S. 476 [Barrie Public Utilities], par. 37 et 42; et Renvoi relatif à la Politique réglementaire de radiodiffusion CRTC 2010-167 et l’ordonnance de radiodiffusion CRTC 2010-168, 2012 CSC 68, [2012] 3 R.C.S. 489 [Renvoi de 2012], par. 22).

[26] De plus, selon le Procureur général, bien que le paragraphe 5(1) de la Loi confie au CRTC la mission de surveiller « tous les aspects du système canadien de radiodiffusion en vue de mettre en œuvre la politique canadienne de radiodiffusion », il n’est pas plus attributif de compétence que le paragraphe 3(1) (représentations écrites du Procureur général, par. 28, citant Groupe TVA Inc. c. Bell Canada, 2021 CAF 153 [TVA Inc.], par. 35, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 39861 (12 mai 2022)).

[27] Selon le Procureur général, la mission de surveillance du CRTC doit s’exécuter dans le cadre des pouvoirs octroyés au CRTC par les articles 9 à 17 de la Loi, sous la rubrique « Pouvoirs généraux » (réplique du Procureur général, par. 26). Plus précisément, le Procureur général soumet que l’article 12 de la Loi permet au CRTC de sanctionner tout manquement à la partie II (articles 5 à 34) de la Loi ou aux termes imposés par toute licence, ordonnance, décision ou règlement pris en application de celle-ci (représentations écrites du Procureur général, par. 30 à 34). Il s’ensuit, selon le Procureur général, que l’article 12 de la Loi confère au CRTC le pouvoir de contrôler la conformité du contenu diffusé en ondes au regard des conditions des licences attribuées en vertu de l’article 9 de la Loi ainsi qu’au regard des obligations imposées aux radiodiffuseurs par les règlements édictés en vertu de l’article 10 de la Loi (représentations écrites du Procureur général, par. 40; réplique du Procureur général, par. 27).

[28] En l’espèce, le Procureur général soutient que le CRTC aurait pu sanctionner la SRC au motif que les propos diffusés contreviennent aux articles 9 et 10 du Code (imposés comme condition de licence à la SRC) ainsi qu’à l’alinéa 3b) du Règlement de 1986, si telle avait été sa conclusion, mais qu’il n’a pas exercé ce pouvoir (représentations écrites du Procureur général, par. 53 à 54 et 59 à 60). Ce faisant, le CRTC aurait a appliqué le mauvais cadre juridique aux faits dont il était saisi, ce qui constitue en soi une erreur de droit (représentations écrites du Procureur général, par. 61).

[29] Cela dit, le Procureur général soumet que rien n’empêche le CRTC d’avoir recours aux objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion afin d’interpréter le contenu des dispositions applicables (réplique du Procureur général, par. 28). Rien ne l’empêcherait non plus d’amender les conditions de licence des radiodiffuseurs ou les règlements applicables afin de les harmoniser davantage avec la politique canadienne de radiodiffusion, mais d’ici là, le CRTC doit appliquer les dispositions en vigueur, ce qu’il n’a pas fait (réplique du Procureur général, par. 3 et 5). Conclure le contraire, prétend le Procureur général, reviendrait à reconnaître au CRTC un pouvoir discrétionnaire illimité (représentations écrites du Procureur général, par. 34 à 35, citant le Renvoi de 2012, par. 27 à 28; réplique du Procureur général, par. 32 à 33).

[30] Par ailleurs et dans un tout autre ordre d’idées, le Procureur général fait valoir que puisque la décision encadre l’utilisation qui peut être faite du mot « N‐ » sur les ondes, elle met nécessairement en cause la liberté d’expression de la SRC telle que garantie par la Charte (représentations écrites du Procureur général, par. 66). Or, le CRTC n’a indiqué aucune considération particulière qui exige d’apporter des restrictions à cette liberté. Il s’ensuit qu’aux yeux du Procureur général, la décision ne reflète pas la mise en balance proportionnée qui s’impose dans ces circonstances (représentations écrites du Procureur général, par. 65 et 68, citant École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, [2015] 1 R.C.S. 613 [Loyola], par. 4). Selon le Procureur général, cette erreur est aussi déterminante que les autres.

LES ARGUMENTS DE L’AMICUS CURIAE

[31] En réponse aux arguments du Procureur général, l’amicus curiae (l’amicus) fait valoir que la décision s’inscrit à l’intérieur du champ de compétence du CRTC et que ce dernier a tenu compte du cadre juridique applicable. Il maintient également que le CRTC a effectué la mise en balance qui s’impose en vertu de la Charte. L’amicus demande donc que la requête pour jugement sur consentement soit rejetée. Dans l’éventualité contraire, il demande que l’affaire soit renvoyée au CRTC pour qu’il s’y penche à nouveau.

[32] Selon l’amicus, la compétence du CRTC en matière de surveillance du système canadien de radiodiffusion est suffisamment large pour lui permettre de contrôler la conformité du contenu diffusé en ondes au regard des seuls objectifs de la politique canadienne de radiodiffusion. Ce pouvoir trouverait assise dans le paragraphe 5(1) lequel, selon l’amicus, « accorde au CRTC la compétence de réglementer et de surveiller le système canadien de radiodiffusion » afin de mettre en œuvre la politique canadienne de radiodiffusion prévue au paragraphe 3(1) de la Loi (réponse de l’amicus, par. 31; voir aussi les par. 47 à 52, référant à Capital Cities Comm. c. C.R.T.C., [1978] 2 R.C.S. 141, 81 D.L.R. (3e) 609 [Capital Cities], p. 171). Alors que la compétence du CRTC en matière de réglementation est « strictement encadrée par les articles 9 et 10 de la Loi » et par les arrêts Renvoi de 2012 et TVA Inc. (réponse de l’amicus, par. 31 et 61 à 63), celle en matière de surveillance n’est pas ainsi limitée (réponse de l’amicus, par. 31 et 41 à 42). Elle s’exercerait entre autres par le biais du paragraphe 18(3) qui permet au CRTC, s’il l’estime dans l’intérêt public, de trancher toute plainte qui relève de sa compétence « au titre de la présente loi », ce qui inclut celle conférée par les paragraphes 3(1) et 5(1) de la Loi (réponse de l’amicus, par. 37 et 41).

[33] Toujours selon l’amicus, cette interprétation donne un sens à chaque mot-clé du paragraphe 5(1) et réalise l’intention du législateur qui est de créer un organisme agissant comme « chien de garde du système de radiodiffusion au Canada » (réponse de l’amicus, par. 59). Afin d’assumer pleinement ce rôle, le CRTC doit être capable d’intervenir ponctuellement : c’est-à-dire sans devoir attendre le processus de renouvellement de licence et devoir s’en remettre à un règlement spécifique ou à une condition de licence afin de sanctionner une utilisation inappropriée des ondes. Seule cette approche permettrait au CRTC d’assurer le sain fonctionnement du système de radiodiffusion canadien dans un contexte d’évolution sociale rapide (réponse de l’amicus, par. 43 et 51).

[34] L’amicus souligne que cette interprétation est conforme au rôle que le CRTC a joué dans le passé (réponse de l’amicus, par. 51, citant la décision de radiodiffusion CRTC 2005-348, par. 30; la décision de radiodiffusion CRTC 2007-423, par. 38 à 40; et la décision de radiodiffusion CRTC 2009-548, par. 17 à 19, 21 et 24) ainsi que dans le cadre de la décision dont appel. En effet, en tranchant la plainte sur la base de la politique canadienne de radiodiffusion, le CRTC a attiré l’attention de la SRC et de tous les autres titulaires de licence « sur ses attentes en matière de programmation de haute qualité, de renforcement du tissu culturel et social, et de la nécessité de refléter le caractère multiculturel et multiracial du Canada » (réponse de l’amicus, par. 53).

[35] Même si le CRTC a tranché la plainte sur la seule base des objectifs de la politique, l’amicus maintient qu’il a tout de même pris en compte les autres dispositions applicables en l’espèce, à savoir l’alinéa 3b) du Règlement de 1986 ainsi que les articles 9 et 10 du Code. Il prétend en effet que la référence accessoire aux notions et mots-clés de ces dispositions dans les motifs de la décision, juxtaposée à l’existence d’opinions minoritaires traitant de ces dispositions, démontre que le CRTC en a tenu compte (réponse de l’amicus, par. 69 à 80).

[36] Enfin, l’amicus prétend que le CRTC a exécuté l’obligation de mise en balance qui lui incombe en vertu de la Charte. Selon l’amicus, la seule question que cette Cour doit se poser est celle à savoir si le CRTC était « conscient » de cet enjeu (réponse de l’amicus, par. 30, 81, 83 à 84, 86 et 95, citant Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395 [Doré], par. 55 à 56; et Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, 2018 CSC 32, [2018] 2 R.C.S. 293 [Trinity Western University], par. 55 à 56). À son avis, c’est le cas; il soumet que le fait que les conseillères minoritaires aient considéré la liberté d’expression de la SRC permet de croire que les décideurs majoritaires ont fait de même (réponse de l’amicus, par. 87). Même si ceci n’est dit nulle part, il nous invite également à lire les motifs comme si les décideurs majoritaires s’étaient affairés à démontrer que l’atteinte à la liberté d’expression de la SRC se justifie dans le cadre d’une société libre et démocratique (réponse de l’amicus, par. 88 à 94).

ANALYSE

[37] Avant d’aborder l’analyse, la Cour tient à remercier le professeur Daly d’avoir accepté de jouer le rôle d’amicus et mis de l’avant avec force et rigueur les arguments susceptibles de démontrer le bien-fondé de la décision du CRTC face à la requête du Procureur général. La Cour en dégage l’assurance qu’elle a devant elle les tenants et aboutissants des deux thèses qui se confrontent.

- Les questions en litige

[38] La requête du Procureur général soulève les deux questions suivantes :

  1. Le CRTC a-t-il compétence pour contrôler le contenu des émissions en fonction de la politique canadienne de radiodiffusion énoncée au paragraphe 3(1) de la Loi et sanctionner les titulaires de licence au seul motif que les propos diffusés en ondes contreviennent à cette politique?
  2. Le CRTC a-t-il procédé à la mise en balance exigée par la Charte telle qu’interprétée et appliquée dans les arrêts Doré, Loyola et Trinity Western University?

- Ces questions sont-elles théoriques?

[39] Il convient dans un premier temps de rappeler qu’une cour d’appel ne traite normalement pas de questions qui sont devenues théoriques. En l’espèce, bien que la SRC se soit conformée aux quatre mesures imposées par la décision dont appel, ni l’amicus ni les parties ne demandent que la requête présentée par le Procureur général soit rejetée pour ce motif, ces derniers étant vraisemblablement d’avis qu’il existe toujours un litige réel entre les parties ou bien que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de disposer de la requête malgré le fait qu’elle soit théorique, compte tenu de l’importance des enjeux (Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, 57 D.L.R. (4e) 231 [Borowski], p. 353; Right to Life Association of Toronto v. Canada (Attorney General), 2022 FCA 220, par. 8).

[40] Je suis d’accord. D’une part, l’annulation de la décision aurait un effet concret sur les droits de la SRC, soit celui de soustraire cette dernière à l’exigence continue découlant de la quatrième mesure ordonnée par le CRTC (voir le par. 14 ci-haut). À tout événement, les enjeux juridictionnel et constitutionnel soulevés par le Procureur général sont suffisamment importants pour que la Cour s’y penche même s’ils devaient s’avérer théoriques (Borowski, p. 358 à 362; Amgen Canada Inc. c. Apotex Inc., 2016 CAF 196, 487 N.R. 202, par. 16).

- La norme de contrôle

[41] Le paragraphe 31(2) de la Loi prévoit un mécanisme d’appel en vertu duquel seules les questions de droit ou de compétence sont susceptibles d’appel. Dans ces circonstances, l’on doit s’en remettre aux normes de contrôle applicables à un appel (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 36 à 52; Bell Canada c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 66, [2019] 4 R.C.S. 845, par. 4 et 34 à 35). C’est donc la norme de la décision correcte qu’il convient d’appliquer aux deux questions auxquelles la Cour est appelée à répondre (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 8).

- Le CRTC a-t-il compétence pour contrôler le contenu des émissions en fonction de la politique canadienne de radiodiffusion énoncée au paragraphe 3(1) de la Loi et sanctionner les titulaires de licence au seul motif que les propos diffusés en ondes contreviennent à cette politique?

[42] Je précise d’emblée qu’il est bien établi que le Parlement peut légiférer sur ce qui peut et ne peut être dit sur les ondes et qu’il a délégué au CRTC le pouvoir de le faire (Genex Communications c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 283, [2006] 2 R.C.F. 199 [Genex], par. 131 à 137). Personne ne remet en question ce pouvoir. En effet, tous reconnaissent que le CRTC a validement établi des règles de conduite à cette fin et qu’il peut sanctionner tout manquement à ces dernières en vertu de l’article 12 de la Loi. Les règles de conduite applicables en l’espèce sont établies par l’alinéa 3b) du Règlement de 1986, édicté en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi, ainsi que par les articles 9 et 10 du Code, lesquels s’appliquent à la SRC à titre de condition de sa licence en vertu du paragraphe 9(1) de la Loi (voir la condition #7 de l’annexe 4 de la décision de radiodiffusion CRTC 2013-263. Cette licence a été renouvelée par voie administrative par le biais de la décision de radiodiffusion CRTC 2018-407).

[43] Ces règles de conduite obligent les radiodiffuseurs à faire preuve de vigilance et de sensibilité quant au langage et aux expressions utilisées sur les ondes pour faire référence à des individus ou à des groupes en évoquant, entre autres, la race. Elles interdisent notamment la diffusion de propos offensants qui risquent d’exposer ces derniers à la haine pour des motifs fondés sur la race.

[44] Le CRTC n’a tiré aucune conclusion en fonction de ces règles de conduite, mais uniquement en fonction de la politique canadienne de radiodiffusion. S’il a fait autrement, rien ne peut expliquer qu’il n’y réfère pas, si ce n’est que pour circonscrire la question qu’il était appelé à décider. Je note à cet égard que lorsque le CRTC a, dans le passé, tiré une conclusion en fonction desdites règles, il y a référé nommément (voir, par ex., les décisions de radiodiffusion CRTC 2005-348, par. 30; et CRTC 2007-423, par. 41).

[45] L’amicus maintient que cette omission est sans conséquence puisqu’à tout événement, le CRTC a le pouvoir de sanctionner la SRC au seul motif que les propos diffusés sont, à son avis, incompatibles avec la politique canadienne de radiodiffusion énoncée au paragraphe 3(1) de la Loi.

[46] Le paragraphe 3(1) n’octroie pas au CRTC ce pouvoir. La Cour suprême a reconnu à maintes reprises que cette disposition n’est pas attributive de compétence. Sa vocation est plutôt d’expliquer la politique de radiodiffusion que poursuivait le Parlement en adoptant la Loi et de circonscrire l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au CRTC (Renvoi de 2012, par. 22 à 23 et 25; Barrie Public Utilities, par. 37 et 42; voir aussi Bell Canada c. Bell Aliant Communications régionales, 2009 CSC 40, [2009] 2 R.C.S. 764, par. 50 et 74).

[47] L’amicus ne conteste pas cette jurisprudence, mais s’en remet plutôt au paragraphe 5(1) de la Loi; il maintient que contrairement au paragraphe 3(1), le paragraphe 5(1) n’est pas ainsi limité et permet d’en arriver au même résultat. Le paragraphe 5(1) est rédigé comme suit :

Mission

Objects

5 (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, ainsi que de la Loi sur la radiocommunication et des instructions qui lui sont données par le gouverneur en conseil sous le régime de la présente loi, le Conseil réglemente et surveille tous les aspects du système canadien de radiodiffusion en vue de mettre en œuvre la politique canadienne de radiodiffusion.

5 (1) Subject to this Act and the Radiocommunication Act and to any directions to the Commission issued by the Governor in Council under this Act, the Commission shall regulate and supervise all aspects of the Canadian broadcasting system with a view to implementing the broadcasting policy set out in subsection 3(1) and, in so doing, shall have regard to the regulatory policy set out in subsection (2).

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[48] À l’appui de cette prétention, l’amicus cite le passage suivant de Capital Cities à travers lequel, fait-il valoir, la Cour suprême aurait confirmé que le paragraphe 5(1) (l’article 15 à l’époque) est attributif de compétence en matière de surveillance de ce qui peut et ne peut pas être dit sur les ondes (à la p. 171) :

À mon avis, compte tenu de la grande portée des matières confiées au Conseil par l’art. 15 de la Loi [aujourd’hui l’article 5 de la Loi], qui comprennent la surveillance de « tous les aspects du système de la radiodiffusion canadienne en vue de mettre en œuvre la politique de radiodiffusion énoncée dans l’art. 3 de la présente loi », il était tout à fait approprié d’énoncer des principes directeurs comme le Conseil l’a fait à l’égard de la télévision par câble. Les principes en cause ont été établis après de longues auditions auxquelles les parties intéressées étaient présentes et ont pu faire des observations. Sous le régime de réglementation établi par la Loi sur la radiodiffusion, il est dans l’intérêt des titulaires éventuels de licences et du public d’avoir une politique d’ensemble. Même si une telle politique peut ressortir d’une succession de demandes, il est plus judicieux de la faire connaître à l’avance.

[49] Ce passage n’a ni le sens ni la portée que lui attribuent l’amicus. Ce disant, la Cour suprême ne faisait que confirmer que le CRTC peut élaborer des principes directeurs applicables à un secteur particulier d’activités – en l’occurrence la câblodistribution – qui le guideront dans l’exercice des pouvoirs discrétionnaires qui lui sont conférés en vertu des articles 9 à 17 de la Loi, incluant le pouvoir d’attribuer et de modifier des licences. C’est d’ailleurs le rôle qu’ont joué ces principes directeurs dans l’affaire Capital Cities, en guidant le CRTC dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de modifier des licences en vertu de l’alinéa 9(1)c) de la Loi (l’alinéa 17(1)b) à l’époque).

[50] Cet énoncé jurisprudentiel a par la suite été codifié et trouve maintenant son expression à l’article 6 de la Loi qui se lit comme suit :

Directives du Conseil

Policy guidelines and statements

6 Le Conseil peut à tout moment formuler des directives — sans pour autant être lié par celles-ci — sur toute question relevant de sa compétence au titre de la présente loi.

6 The Commission may from time to time issue guidelines and statements with respect to any matter within its jurisdiction under this Act, but no such guidelines or statements issued by the Commission are binding on the Commission.

[51] Capital Cities appuie plutôt la position du Procureur général selon laquelle le paragraphe 5(1) n’est pas plus attributif de compétence que le paragraphe 3(1), chacun ayant comme objet de guider l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au CRTC, l’un sous la forme d’une politique et l’autre sous la forme d’une mission. Il s’agit d’ailleurs de la conclusion à laquelle en est venue notre Cour dans TVA Inc. (par. 35). Cette décision lie cette Cour et l’amicus n’a mis de l’avant aucun motif qui nous permettrait de l’écarter (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, 220 D.L.R. (4e) 149, par. 10).

[52] En effet, le paragraphe 5(1), de par son libellé, confère au CRTC la mission d’élaborer un cadre réglementaire et de surveiller ce qui est dit en ondes afin de mettre en œuvre la politique canadienne de radiodiffusion. Il s’ensuit que la prétention de l’amicus voulant que le CRTC puisse avoir recours à cette politique comme si elle constituait en soi une règle de conduite faisant partie du cadre réglementaire régissant ce qui peut être dit sur les ondes doit échouer.

[53] Contrairement à la politique canadienne de radiodiffusion qui a pour vocation de guider l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré au CRTC, les règles de conduite sont érigées dans le but d’établir des balises en ce qui a trait à ce qui peut et ne peut être dit sur les ondes. Il s’ensuit qu’imposer des sanctions en fonction de cette seule politique comme si elle s’érigeait elle-même en règle de conduite va à l’encontre du rôle que le législateur lui a attribué.

[54] L’amicus maintient que le CRTC doit être en mesure de recourir à la politique canadienne de radiodiffusion afin de pouvoir agir de façon ponctuelle « dans un contexte d’évolution sociale rapide » (réponse de l’amicus, par. 51). Autant il est vrai que le CRTC doit être en mesure d’agir avec célérité, la Loi telle que rédigée permet au CRTC d’agir ponctuellement sans qu’il ne soit nécessaire de traiter la politique comme si elle constituait une règle de conduite. En effet, les manquements allégués aux règles de conduite existantes peuvent être portés à l’attention du CRTC en tout temps par le biais de plaintes logées en vertu du paragraphe 18(3) de la Loi et, lorsque les circonstances l’exigent, rien ne l’empêche d’imposer la sanction appropriée de façon ponctuelle en vertu des règles de conduite établies à cette fin.

[55] Comme le rappelle le Procureur général, le CRTC peut modifier les règles de conduite de façon prospective afin de les adapter aux nouvelles réalités qui se dégagent du contexte social évolutif s’il considère nécessaire de le faire. Rien non plus n’empêche le CRTC d’avoir recours à la politique canadienne de radiodiffusion afin de préciser le sens et la portée des règles de conduite existantes. Il demeure cependant que le CRTC ne peut sanctionner les titulaires de licence au seul motif que ce qui est dit sur les ondes est, à son avis, incompatible avec la politique canadienne de radiodiffusion, sans plus. Comme l’affirme le Procureur général, conclure le contraire reviendrait à lui reconnaître un pouvoir discrétionnaire illimité sur ce qui peut et ne peut être dit sur les ondes.

[56] C’est donc à bon droit que le Procureur général, avec l’appui de la SRC, maintient que le CRTC a excédé sa compétence en sanctionnant la SRC au seul motif que le contenu diffusé était, à son avis, incompatible avec la politique canadienne de radiodiffusion.

- Le CRTC a-t-il procédé à la mise en balance exigée par la Charte telle qu’interprétée et appliquée dans les arrêts Doré, Loyola et Trinity Western University?

[57] Le deuxième enjeu consiste à déterminer si le CRTC a procédé à la mise en balance proportionnée exigée par la Charte telle qu’appliquée dans les arrêts Doré, Loyola et Trinity Western University. À cet enjeu se greffe l’obligation imposée par l’alinéa 2(3)a) de la Loi d’interpréter et d’appliquer la Loi de manière compatible avec la liberté d’expression et l’indépendance, en matière de journalisme, de création et de programmation dont jouissent les radiodiffuseurs, incluant la SRC (voir le par. 46(5) de la Loi).

[58] L’amicus ne conteste pas qu’en encadrant l’utilisation qui peut être faite du mot « N‐ » sur les ondes, la décision restreint la liberté d’expression de la SRC et donc fait intervenir l’alinéa 2b) de la Charte. Il s’ensuit que le CRTC avait l’obligation de mettre en balance les intérêts qui s’opposent et de « se demander comment protéger au mieux la valeur en jeu consacrée par la Charte compte tenu des objectifs visés par la loi » (Doré, par. 56; voir au même effet Loyola, par. 4 et 39; et Trinity Western University, par. 80). L’amicus prétend cependant que le CRTC s’est acquitté de cette obligation. Avec égards, cet argument ne saurait réussir.

[59] D’une part, la décision ne fait aucune mention de la liberté d’expression de la SRC. Sa structure s’articule exclusivement autour de la question à savoir si la diffusion en ondes du mot « N‐ » est compatible ou non avec la politique canadienne de radiodiffusion.

[60] D’autre part, ce silence n’est pas remédié par le dossier tel que constitué, lequel ne laisse voir d’aucune façon que les décideurs majoritaires auraient été « conscients » de leur obligation de veiller à ce que la liberté d’expression de la SRC ne soit pas restreinte plus que nécessaire compte tenu des objectifs visés par la Loi (comparer Trinity Western University, par. 55, où la preuve démontrait que les décideurs étaient conscients de la question entourant la Charte pour en avoir longuement débattu dans le cadre du processus décisionnel).

[61] Contrairement à ce qu’affirme l’amicus, le fait que les conseillères minoritaires se soient penchées sur la liberté d’expression de la SRC de façon détaillée rend le silence des décideurs majoritaires sur cette question encore plus difficile à expliquer. Ces opinions appuient plutôt la thèse du Procureur général voulant que les décideurs majoritaires n’étaient pas conscients de l’enjeu entourant la liberté d’expression de la SRC, ce qui explique pourquoi ils ne se sont pas livrés à l’exercice de mise en balance qu’impose la Charte.

DISPOSITIF

[62] Pour ces motifs, j’accueillerais la requête du Procureur général pour jugement sur consentement ainsi que l’appel de la SRC et j’annulerais la décision du CRTC. Puisque le législateur a confié au CRTC le mandat d’agir comme premier décideur en ce qui a trait à ce qui peut et ne peut être dit sur les ondes, je lui retournerais l’affaire pour qu’il se prononce à nouveau sur le mérite de la plainte à la lumière du dossier tel que constitué devant lui, sans préjudice à son droit de le bonifier, et selon les règles de conduite établies en vertu de l’alinéa 3b) du Règlement de 1986 et des articles 9 et 10 du Code, après avoir dûment soupesé l’impact que sa décision pourrait avoir sur la liberté d’expression de la SRC.

[63] Compte tenu du fait que chacune des parties a gain de cause, elles devront assumer leurs propres dépens. Quant à l’amicus, l’ordonnance le désignant prévoit expressément qu’il ne peut être assujetti aux dépens découlant de la présente affaire.

« Marc Noël »

Juge en chef

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Nathalie Goyette, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-234-22

 

INTITULÉ :

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AFFAIRE JUGÉE SUR LA FOI DU DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE JUGEMENT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GOYETTE

 

DATE :

LE 8 juin 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Christian Leblanc

Eliane Ellbogen

 

Pour l’appelante

Benoît de Champlain

Michaël Fortier

 

Pour l’intimé

 

Paul Daly

POUR L’AMICUS CURIAE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour l’appelante

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’intimé

 

 

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