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Date : 20230622


Dossier : A-127-22

Référence : 2023 CAF 146

[traduction française]

CORAM :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

 

ENTRE :

SHENGDI CHEN

appelante

et

SA MAJESTÉ LE ROI

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 22 juin 2023.

Jugement rendu à l'audience à Toronto (Ontario), le 22 juin 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20230622


Dossier : A-127-22

Référence : 2023 CAF 146

CORAM :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

 

ENTRE :

SHENGDI CHEN

appelante

et

SA MAJESTÉ LE ROI

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

(Prononcés à l'audience à Toronto (Ontario), le 22 juin 2023.)

LE JUGE LEBLANC

[1] L'appelante, Mme Chen, interjette appel de la décision rendue de vive voix le 12 mai 2022 par le juge Sommerfeldt de la Cour canadienne de l'impôt. La Cour canadienne de l'impôt a confirmé la décision du ministre du Revenu national (le ministre), qui avait rejeté la demande de Mme Chen de remboursement de 24 000 $ au titre de la TPS/TVH pour l'achat, en mai 2018, d'une maison neuve.

[2] La demande de Mme Chen a été rejetée au motif qu'elle ne remplissait pas toutes les conditions pour avoir droit à ce qui s'appelait alors le remboursement pour habitations neuves de l'Ontario. Ces conditions sont énoncées au paragraphe 254(2) de la Loi sur la taxe d'accise, L.R.C. (1985), ch. E‑15 (la Loi); celles aux alinéas 254(2)a), b) et g) de la Loi sont pertinentes en l'espèce. Selon ces dispositions, le ministre verse un remboursement pour habitations neuves lorsque les conditions suivantes sont réunies :

  • a)le constructeur d'un immeuble d'habitation à logement unique ou d'un logement en copropriété en effectue, par vente, la fourniture taxable au profit du « particulier » (alinéa 254(2)a) de la Loi);

  • b)au moment où le « particulier » devient responsable ou assume une responsabilité aux termes du contrat de vente d'une nouvelle maison conclu entre le constructeur et le « particulier », celui-ci acquiert la maison « pour qu'[elle] lui serve de lieu de résidence habituelle ou serve ainsi à son proche » (alinéa 254(2)b) de la Loi);

  • c)dans le cas de l'immeuble, le premier particulier à occuper l'immeuble à titre résidentiel, à un moment après que les travaux sont achevés en grande partie, est le « particulier » ou son proche (alinéa 254(2)g) de la Loi).

[3] Le sens du terme « particulier » est au cœur du litige entre Mme Chen et le ministre. Au moment où Mme Chen a acheté sa nouvelle maison, le paragraphe 262(3) de la Loi prévoyait que, lorsque la fourniture d'un immeuble d'habitation était effectuée au profit de plusieurs particuliers, la mention d'un « particulier » au paragraphe 254(2) de la Loi valait mention de « l'ensemble de ces particuliers en tant que groupe ».

[4] Au moment de l'achat de la maison, Mme Chen était encore étudiante à l'université et elle ne devait commencer son nouvel emploi qu'après la date de prise de possession de l'immeuble. Ainsi, Mme Chen n'a pu obtenir de financement pour le solde du prix d'achat dû au constructeur, car les institutions financières qu'elle avait contactées exigeaient que d'autres personnes soient ajoutées au titre de propriété.

[5] Mme Chen a obtenu du financement lorsque son parrain et sa marraine ont accepté d'être ajoutés au titre. Le ministre a toutefois estimé que cela avait une incidence sur la demande de remboursement pour habitations neuves de Mme Chen. Selon lui, le parrain et la marraine formaient désormais, avec Mme Chen, le « particulier » auquel renvoient les alinéas 254(2)a), b) et g) de la Loi, de sorte que le parrain et la marraine étaient également tenus de satisfaire aux conditions d'admissibilité énoncées à ces alinéas. Le parrain et la marraine n'avaient pas l'intention d'occuper ou d'habiter, à titre de lieu de résidence habituelle, la maison nouvellement acquise par Mme Chen, ils n'étaient pas ses proches, et ils n'ont jamais occupé la maison après la prise de possession. Par conséquent, le ministre a conclu que Mme Chen n'avait pas droit au remboursement pour habitations neuves.

[6] Devant la Cour canadienne de l'impôt, Mme Chen a soutenu qu'elle devait être la seule à être considérée comme un « particulier » au sens du paragraphe 254(2) de la Loi, car la participation de son parrain et de sa marraine à l'achat de sa nouvelle maison avait été organisée de manière à les exclure de la définition du terme « particulier ». Comme elle satisfaisait aux deux conditions prévues aux alinéas 254(2)b) et g), elle prétend que le ministre n'avait d'autre choix que de lui accorder le remboursement de taxe. Plus particulièrement, Mme Chen a avancé que la déclaration de fiducie – qu'elle avait signée avec son parrain et sa marraine avant la clôture de l'achat et par laquelle ceux-ci acceptent leurs droits sur l'immeuble en leur qualité de fiduciaires de Mme Chen – avait créé une fiducie nue. Selon elle, une fiducie nue a pour effet d'exclure son parrain et sa marraine de la définition du terme « particulier ».

[7] Bien qu'elle ait manifesté de la sympathie pour la situation dans laquelle Mme Chen se trouvait, la Cour canadienne de l'impôt, après avoir longuement analysé l'arrêt de notre Cour Canada c. Cheema, 2018 CAF 45, [2018] 4 R.C.F. 328 (Cheema), s'est sentie liée par celui‑ci. Elle a rejeté l'appel de Mme Chen, tout en reconnaissant que ce résultat était [traduction] « regrettable et malheureux », compte tenu de l'objet de l'article 254 de la Loi, qui est de faire en sorte que la TPS ne constitue pas un obstacle au logement abordable, et du fait que Mme Chen ne peut profiter des modifications législatives de 2021, car elles n'ont pas d'effet rétroactif. Quant au bien‑fondé de l'argument relatif à la fiducie nue, la Cour canadienne de l'impôt n'était pas convaincue que la convention de fiducie – mise en place par Mme Chen d'une part et par son parrain et sa marraine d'autre part – constituait une fiducie nue. Se référant aux enseignements de la décision de la majorité dans l'arrêt Cheema, elle a également souligné que, de toute façon, il n'était pas pertinent d'examiner si on avait constitué une fiducie nue en l'espèce, car le paragraphe 254(2) de la Loi ne prévoit aucune exception pour les fiduciaires (Cheema, au para. 94).

[8] À notre Cour, Mme Chen s'appuie fortement sur la dissidence dans l'arrêt Cheema pour soutenir que la Cour canadienne de l'impôt a commis une erreur en concluant qu'il n'existait pas de fiducie nue entre elle et ses parrain et marraine et que ses parrain et marraine étaient des « particuliers » pour l'application du paragraphe 254(2) de la Loi. En outre, elle avance que la Cour canadienne de l'impôt a commis une erreur susceptible de révision en rejetant son appel après avoir reconnu l'objectif qui sous‑tend l'article 254 de la Loi, c'est-à-dire octroyer le remboursement pour habitations neuves aux particuliers qui n'ont pas les moyens d'acheter eux‑mêmes une nouvelle maison et qui ont besoin, pour garantir le paiement du prix d'achat, d'une seconde personne sans lien de parenté.

[9] Nous sommes tous d'avis que la décision de la majorité dans l'arrêt Cheema règle les questions soulevées par Mme Chen et que, par conséquent, son appel ne peut être accueilli.

[10] Il est bien établi en droit que, dans un souci de constance, d'uniformité et de prévisibilité du droit, la Cour suit normalement ses précédents (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, au para. 9 (Miller); Feeney c. Canada, 2022 CAF 190, au para. 16). En effet, les décisions d'une formation de notre Cour sont des décisions de la Cour dans son ensemble. Par conséquent, lorsqu'une formation de juges d'appel s'exprime, elle ne le fait pas en son nom, mais au nom de la Cour. Cela se reflète dans la règle du stare decisis horizontal, selon laquelle les décisions d'une formation d'un tribunal judiciaire d'appel lient les formations futures du même tribunal (Tan c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 186, [2019] 2 R.C.F. 648, au para. 24). Il en va de même lorsqu'il y a une opinion dissidente. En l'espèce, la décision qui lie notre formation est l'opinion de la majorité dans l'arrêt Cheema, et non l'opinion du juge dissident (R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, au para. 257).

[11] La Cour écartera la décision d'une autre formation seulement dans des « circonstances exceptionnelles ». Cela se produit généralement lorsque « la décision en cause [est] manifestement erronée, du fait que la Cour n'aurait pas tenu compte de la législation applicable ou d'un précédent qui aurait dû être respecté » (Miller, au para. 10).

[12] Nous estimons qu'il n'y a pas de telle circonstance exceptionnelle en l'espèce. En fin de compte, Mme Chen nous invite à préférer l'opinion dissidente dans l'arrêt Cheema qui, selon elle, correspond davantage à l'intention du législateur lorsqu'il a établi le remboursement de la TPS pour habitations neuves. Encore une fois, il ne s'agit pas là de notre rôle. Il incombait à Mme Chen de démontrer que l'opinion de la majorité dans l'arrêt Cheema est manifestement erronée. Elle soutient essentiellement que les modifications apportées à la Loi en 2021 ont affaibli les motifs de la majorité. Cependant, cet argument est insuffisant, car l'arrêt Cheema a été rendu, comme il se doit, à la lumière du droit qui était alors en vigueur. De plus, il n'y a aucune indication – et Mme Chen n'en a suggéré aucune – que les modifications de 2021 visaient uniquement à clarifier les choses. En outre, Mme Chen allègue que, dans l'arrêt Cheema, la majorité a mal interprété l'alinéa 254(2)a) de la Loi, ce qui, selon elle, étaye son argument selon lequel elle était l'unique « particulier » selon le régime de remboursement pour habitations neuves. La majorité a analysé en long et en large cette disposition et nous ne voyons aucune erreur qui justifierait que notre formation s'écarte de cette décision. En résumé, Mme Chen ne nous a convaincus ni que la décision de la majorité était manifestement erronée, ni que des distinctions significatives pouvaient être établies entre sa situation et celle qui prévalait dans l'affaire Cheema.

[13] Par conséquent, on ne peut reprocher à la Cour canadienne de l'impôt de s'être fondée sur cette décision et d'avoir déclaré que, même si elle aurait aimé trouver un moyen de donner gain de cause à Mme Chen, elle ne pouvait faire abstraction de l'opinion de la majorité. La Cour canadienne de l'impôt n'avait d'autre choix que de suivre cette décision, qui indiquait clairement qu'à l'époque pertinente, le remboursement était « destiné aux occupants ou aux membres de la famille des occupants » (Cheema, au para. 103). Le fait qu'une personne acquière une nouvelle maison au seul titre de fiduciaire et qu'elle n'ait aucun droit de bénéficiaire sur le bien immobilier est sans effet; il n'y a aucune exception pour les fiduciaires (Cheema, aux para. 93 à 95). Selon la majorité, ce qui importait à l'époque était « la relation [...] qui lie la personne qui acquiert, par la vente, l'immeuble au constructeur, et non la relation entre les co‑acheteurs » (Cheema, au para. 94). À notre avis, cela tranche les arguments de Mme Chen relatifs à l'existence alléguée d'une fiducie nue et à l'application de la définition de « particulier » à son parrain et sa marraine.

[14] Mme Chen avance que la Cour canadienne de l'impôt a commis une erreur susceptible de révision en rejetant son appel, alors qu'elle reconnaissait, dans sa décision, que la loi visait à faire bénéficier de ses avantages des personnes comme Mme Chen. Nous estimons que cet argument est sans fondement. Dans l'arrêt Cheema, les juges majoritaires ont fait la mise en garde suivante : « Même en souscrivant personnellement à l'objectif qui sous-tend le remboursement pour habitations neuves, nous ne pouvons [ni] permettre que la portée du remboursement outrepasse le sens authentique de la disposition législative qui le définit » ni « “mettre de côté” le texte clair [...] ou “[traduction] créer une exception tacite à ce qui est clairement prescrit” » (Cheema, au para. 74). La Cour canadienne de l'impôt connaissait bien cette mise en garde, comme en témoigne le fait que, même si elle jugeait [traduction] « regrettable et malheureux » le résultat de l'appel, elle l'a néanmoins rejeté, car elle ne pouvait pas [traduction] « contourner l'arrêt Cheema ». Lorsqu'elle a rendu son jugement, la Cour canadienne de l'impôt n'a pas commis d'erreur en témoignant de la sympathie envers la situation de Mme Chen.

[15] Au début de l'audience, Mme Chen a demandé l'autorisation de déposer de nouveaux éléments de preuve qui, selon elle, étayent son allégation selon laquelle la Cour canadienne de l'impôt a commis une erreur en concluant qu'au moment de la clôture de l'achat, il n'existait aucune fiducie nue. Cette preuve est l'acte de vente du 24 mai 2023 par lequel son parrain et sa marraine lui ont transféré, sans contrepartie, leurs intérêts dans la maison. Compte tenu de notre conclusion sur le fond du présent appel, nous rejetons cette demande.

[16] Pour tous ces motifs, et malgré toute la sympathie que l'on peut éprouver à l'égard de Mme Chen, nous sommes tous d'avis de rejeter l'appel, sans dépens.

« René LeBlanc »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

ce 15e jour de juillet 2024.

Yves Bellefeuille, réviseur


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-127-22

 

INTITULÉ :

SHENGDI CHEN c. SA MAJESTÉ LE ROI

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 22 juin 2023

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

PRONONCÉS À L'AUDIENCE PAR :

LE JUGE LEBLANC

COMPARUTIONS :

Shengdi Chen

appelante

(SE REPRÉSENTANT ELLE-MÊME)

Lesley L'Heureux

Tigra Bailey

Pour l'intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour l'intimé

 

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