Dossier : A-76-22
Référence : 2023 CAF 148
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LE JUGE WEBB
LE JUGE RENNIE
LE JUGE LOCKE
|
ENTRE : |
GENERAL ENTERTAINMENT AND MUSIC INC.
|
appelante |
et |
GOLD LINE TELEMANAGEMENT INC., GLWIZ INC.,
AVA TELECOM LIMITED, ATA MOEINI, SHAWN REYHANI, ARASH BAFEKR
et VIDA SHARIFIPOUR faisant affaire sous le nom de GLOBAL FILM AND MEDIA |
intimées |
Audience tenue à Toronto (Ontario), le 16 mars 2023.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 juin 2023.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LE JUGE WEBB |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE RENNIE LE JUGE LOCKE |
Date : 20230626
Dossier : A-76-22
Référence : 2023 CAF 148
CORAM :
|
LE JUGE WEBB
LE JUGE RENNIE
LE JUGE LOCKE
|
ENTRE : |
GENERAL ENTERTAINMENT AND MUSIC INC.
|
appelante |
et |
GOLD LINE TELEMANAGEMENT INC., GLWIZ INC.,
AVA TELECOM LIMITED, ATA MOEINI, SHAWN REYHANI, ARASH BAFEKR
et VIDA SHARIFIPOUR faisant affaire sous le nom de GLOBAL FILM AND MEDIA |
intimées |
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE WEBB
[1] La Cour fédérale (2022 CF 418, sous la plume du juge Fothergill) a suspendu, à la faveur de l’arbitrage aux Bermudes, l’instance que General Entertainment and Music Inc. (GEM) a introduite devant elle contre les intimés. GEM interjette appel de cette décision de la Cour fédérale.
[2] Pour les motifs exposés ci-après, je rejetterais le présent appel.
I. Contexte
[3] L’instance au principal est la requête que GEM a déposée à la Cour fédérale pour violation du droit d’auteur et contrefaçon de marque de commerce. S’ajoutent des allégations connexes de violation de certains articles de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, et de la Loi sur la radiocommunication, L.R.C. (1985), ch. R-2.
[4] GEM diffuse le contenu de 28 chaînes de télévision en persan à ses abonnés au moyen de services par satellite payants. GEM affirme être titulaire des droits d’auteur sur diverses séries télévisées, divers films et autres œuvres cinématographiques qu’elle produit ou qu’elle a acquis d’autres producteurs.
[5] Avant de s’installer au Canada, le groupe de sociétés GEM était établi à Istanbul, en Turquie, ainsi qu’à Dubaï, aux Émirats arabes unis. Ses activités étaient menées principalement par l’intermédiaire d’une entité du nom de General Entertainment and Media Advertising Agency LLC (GEMCO). Dans la déclaration, GEMCO est décrite comme le prédécesseur en titre des droits d’auteur et des marques de commerce visés par les allégations de contrefaçon.
[6] Gold Line Telemanagement Inc. (Gold Line) est la société mère des deux autres sociétés intimées : GLWiZ Inc. et Ava Telecom Inc. (Ava). Collectivement, les trois sociétés intimées fournissent des services de diffusion en continu de chaînes de télévision et de vidéos sur demande au moyen d’applications pour téléviseurs intelligents et appareils mobiles, de sites Web et de boîtes numériques.
[7] En 2013, une entente d’acquisition de contenu et d’octroi de licences (l’entente) a été conclue entre Ava et « General Entertainment and Media »
, cette dernière y étant désignée comme le [traduction] « concédant »
. Aux termes de cette entente, Ava a acquis le droit d’offrir à ses clients du contenu audio et vidéo (notamment des émissions de télévision) produit ou autorisé sous licence par General Entertainment Media.
[8] Gold Line allègue avoir aidé GEMCO en lien avec divers projets d’entreprise, ce qui a entraîné l’accumulation d’une dette considérable pour « General Entertainment and Media »
à l’égard de Gold Line. Cette dernière fait valoir que l’entente a été conclue en partie pour l’indemniser pour les services qu’elle avait rendus à GEMCO.
[9] L’entente comportait une clause d’arbitrage selon laquelle elle était régie par les lois des Bermudes et tout différend devait être réglé par voie d’arbitrage aux Bermudes. L’entente comportait également une clause autorisant l’une ou l’autre partie à la résilier sur préavis de six mois.
[10] Au paragraphe 20 de ses motifs, la Cour fédérale note que, le 17 octobre 2015, le directeur général de « Gem Group TV »
a envoyé un courriel à Ava pour demander la résiliation immédiate de l’entente. Le dossier contient une lettre du 22 octobre 2015, adressée à « General Entertainment and Media »
et dans laquelle le vice-président d’Ava indiquait qu’Ava rejetait l’avis de résiliation de l’entente au motif qu’un préavis de six mois était requis aux fins de la résiliation. Dans la lettre, Ava ajoutait que « General Entertainment and Media »
lui devait toujours de l’argent, précisant qu’elle continuerait de diffuser le contenu jusqu’à ce que la dette ait été acquittée dans son intégralité. Gold Line a continué d’agir comme si l’entente était toujours en vigueur, et ce, jusqu’en mars 2019.
[11] Le 5 mars 2021, GEM a déposé sa déclaration à la Cour fédérale. Le 23 avril 2021, après avoir demandé des précisions et obtenu des réponses de GEM, Gold Line a envoyé une demande à GEM concernant la suspension de l’instance devant la Cour fédérale en faveur d’un arbitrage aux Bermudes, comme le prévoyait l’entente. Le 6 mai 2021, GEM a refusé de donner son consentement. Le 9 juin 2021, Gold Line a déposé sa défense et sa demande reconventionnelle.
[12] Dans sa défense, Gold Line prétend que la Cour fédérale n’est pas le tribunal compétent aux fins du règlement du différend, lequel doit plutôt être tranché par voie d’arbitrage aux Bermudes conformément à la clause d’arbitrage contenue dans l’entente. Le 25 juin 2021, Gold Line a amorcé une procédure d’arbitrage aux Bermudes.
II. Décisions de la juge responsable de la gestion de l’instance (la juge adjointe) [dossier de la Cour fédérale : T-410-21]
[13] Gold Line, GLWiZ Inc., Ava et trois particuliers (Ata Moeini, Shawn Reyhani et Arash Bafekr) ont déposé une requête en suspension de l’instance à la Cour fédérale dans l’attente du résultat de l’arbitrage aux Bermudes. Les trois particuliers ont également déposé une requête en vue de faire radier leurs noms de la déclaration. Rien n’indique que Vida Sharifipour, faisant affaire sous le nom de Global Film and Media (l’une des intimés dans la demande devant la Cour fédérale), était partie à cette requête.
[14] La juge adjointe a rejeté la requête en suspension de l’instance. Les noms de Ata Moeini, Shawn Reyhani et Arash Bafekr ont par ailleurs été radiés de la déclaration sous toutes réserves et avec autorisation de la modifier. Rien n’indique qu’il a été interjeté appel de l’ordonnance radiant les noms de ces trois particuliers de la déclaration. On ne sait donc pas clairement pourquoi leurs noms figurent dans l’intitulé de l’appel devant la Cour fédérale ainsi que dans celui du présent appel devant notre Cour.
[15] Dans sa décision par laquelle elle a rejeté la requête en suspension de l’instance, la juge adjointe a mentionné qu’elle ne pouvait conclure que GEM était liée par l’entente et que les intimés avaient pris des mesures pour faire progresser l’instance. Elle a également conclu que l’entente avait été résiliée et que les droits en cause comprenaient des droits d’auteur sur des œuvres créées après le 1er janvier 2018 qui ne pouvaient pas avoir été la propriété de GEMCO ou être visées par l’entente.
III. Appel devant la Cour fédérale (2022 CF 418)
[16] Gold Line, GLWiZ Inc. et Ava ont interjeté appel de l’ordonnance de la juge adjointe devant la Cour fédérale. Selon le juge de la Cour fédérale, lors de la présentation de leurs arguments devant la juge adjointe, les parties avaient reconnu que l’exercice du pouvoir discrétionnaire quant à l’octroi de la suspension était régi par l’arrêt Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V., 2003 CSC 27 (Pompey), rendu par la Cour suprême du Canada. Dans cet arrêt, la Cour suprême a défini le critère qu’il convient d’appliquer pour déterminer si une suspension de l’instance doit être accordée pour donner effet à une clause d’élection de for contenue dans un connaissement. Au paragraphe 3 de ses motifs, le juge de la Cour fédérale a décrit comme suit le critère énoncé dans l’arrêt Pompey :
Selon cet arrêt, une fois convaincue qu’un connaissement valablement conclu lie par ailleurs les parties, la cour doit faire droit à la demande de suspension, à moins que le demandeur ne fasse valoir des « motifs assez sérieux » pour lui permettre de conclure qu’il ne serait pas raisonnable ou juste, dans les circonstances, d’exiger que le demandeur se conforme à cette clause.
[17] Le juge de la Cour fédérale a conclu que le critère énoncé dans l’arrêt Pompey n’était pas celui qu’il convenait d’appliquer. Il a plutôt jugé que les principes énoncés par la Cour suprême dans les arrêts Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34 (Dell), et Uber Technologies Inc. c. Heller, 2020 CSC 16 (Uber), étaient ceux qu’il convenait d’appliquer pour déterminer si une suspension devrait être accordée en faveur d’un arbitrage.
[18] Dans l’affaire portée en appel, GEM conteste l’applicabilité et la validité de l’entente. Le juge de la Cour fédérale a conclu que les parties avaient soulevé des questions de droit et de fait complexes sur lesquelles devait d’abord se pencher l’arbitre, la validité de la clause d’arbitrage ne pouvant être tranchée en fonction d’un examen superficiel du dossier.
[19] Le juge de la Cour fédérale a également conclu que la juge adjointe n’avait pas formulé de conclusion précise selon laquelle Gold Line reconnaissait la compétence de la Cour fédérale.
[20] Le juge de la Cour fédérale a donc accueilli l’appel et accordé la suspension.
IV. Questions en litige et norme de contrôle
[21] GEM soulève deux questions dans son mémoire des faits et du droit :
a)Le juge de la Cour fédérale a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte de la conclusion de la juge adjointe selon laquelle GEM n’était pas liée par l’entente?
b)Le juge de la Cour fédérale a-t-il commis une erreur en concluant que la conduite de Gold Line, dans sa poursuite de l’action devant la Cour fédérale, ne se rapportait aucunement à son droit à la suspension de l’instance?
[22] Comme l’a conclu notre Cour dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, les normes de contrôle applicables sont celles énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33. La norme de contrôle de l’erreur manifeste et déterminante s’applique aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit, alors que la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit.
V. Analyse
A. Conclusions de fait de la juge adjointe
[23] Dans son mémoire et à l’audience relative au présent appel, GEM a insisté sur le fait qu’elle avait été constituée en société après la signature de l’entente et qu’elle n’était donc pas liée par cette entente. GEM prétend également que, quoi qu’il en soit, l’entente avait été résiliée. Les conclusions de la juge adjointe concernant l’entente sont énoncées dans les paragraphes suivants de son ordonnance :
[traduction]
La relation entre les parties et les diverses ententes contractuelles sont certainement complexes. Elles sont d’autant plus difficiles à comprendre et à cerner, compte tenu de la rapidité avec laquelle la famille Karimian [qui gérait le groupe GEM] a dû se réinstaller (des observations ont été présentées concernant la perte de documents et de dossiers), de l’absence de distinction nette entre l’entreprise familiale et des personnes morales distinctes, ainsi que des diverses ententes conclues entre la demanderesse ou GEMCO et un ou plusieurs des défendeurs. Quoi qu’il en soit, il n’a pas été établi que GEM Inc. est, de quelque façon, un successeur en titre de GEMCO, ou que GEM Inc. est liée par les modalités de l’entente d’acquisition de contenu et d’octroi de licences.
[…]
Je note par ailleurs que la requête en suspension est fondée entièrement sur l’entente d’acquisition de contenu et d’octroi de licences. Cependant, pour que l’entente d’acquisition de contenu et d’octroi de licences puisse s’appliquer, il doit être conclu qu’elle n’a pas été résiliée. Je conclus qu’un préavis valide a été signifié et que l’entente a été résiliée le 17 avril 2016. Il doit également être déterminé, aux fins de l’application de l’entente, que GEMCO et GEM Inc. sont essentiellement la même partie au titre de l’entente; or, je conclus qu’il ne s’agit pas de la même partie et qu’il n’a pas été établi que GEM Inc. est autrement liée par l’entente d’acquisition de contenu et d’octroi de licences.
[24] La question en litige dans le présent appel est toutefois de savoir s’il était loisible à la juge adjointe de tirer ces conclusions de fait ou ces conclusions mixtes de fait et de droit. Dans son ordonnance, la juge adjointe n’a fait référence à aucune jurisprudence, pas même à l’arrêt Pompey de la Cour suprême, lequel, selon le juge de la Cour fédérale, avait été présenté par les parties à la juge adjointe comme étant la jurisprudence applicable.
[25] Puisqu’il s’agit d’une requête en suspension en faveur d’un arbitrage, les arrêts de la Cour suprême sur cette question sont pertinents. Plus particulièrement, dans l’arrêt Uber, les juges majoritaires de la Cour suprême se sont exprimés ainsi :
[34] La doctrine établi[e] dans l’arrêt Dell est bien résumée dans l’affaire connexe Rogers Sans‐fil inc. c. Muroff, [2007] 2 R.C.S. 921, par. 11 :
Les juges majoritaires ont conclu qu’en présence d’une clause d’arbitrage, toute contestation de la compétence de l’arbitre doit d’abord être renvoyée à l’arbitre. Les tribunaux judiciaires ne devraient déroger à cette règle générale et se prononcer en premier sur cette question que dans le cas où la contestation de la compétence de l’arbitre ne comporte qu’une question de droit seulement. Lorsqu’une question soulevant la compétence de l’arbitre nécessite l’admission et l’examen des faits, les tribunaux sont normalement tenus de renvoyer ces questions à l’arbitrage. Quant aux questions mixtes de droit et de fait, les tribunaux doivent également privilégier le renvoi à l’arbitrage; n’y font exception que les situations où les questions de fait ne nécessitent qu’un examen superficiel de la preuve documentaire versée au dossier et où le tribunal est convaincu que la contestation ne se veut pas une tactique dilatoire ou qu’elle ne met pas en péril le recours à l’arbitrage.
[26] Les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit quant à la compétence de l’arbitre de trancher les questions pertinentes doivent d’abord être renvoyées à l’arbitre. En l’espèce, ces questions comprendraient notamment la résiliation ou la non-résiliation de l’entente et le fait que GEM est ou non liée par cette entente. Comme l’a mentionné la juge adjointe, [traduction] « [l]a relation entre les parties et les diverses ententes contractuelles sont certainement complexes »
.
[27] Il ne revenait pas à la juge adjointe d’examiner la preuve pour déterminer si GEM est liée par l’entente et, donc, par la clause d’arbitrage. Compte tenu de la complexité des ententes intervenues entre les diverses entités ainsi que des multiples dénominations du groupe GEM, une appréciation superficielle de la preuve documentaire ne saurait suffire pour ce qui est de trancher les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit qui se posent quant à la validité de l’entente et à son application contraignante à GEM :
GEM allègue qu’il y a eu violation du droit d’auteur à l’égard d’œuvres qui ont été créées avant sa constitution en société, mais maintient néanmoins qu’elle n’est pas liée par l’entente.
« General Entertainment and Media »
était la partie à l’entente.GEMCO est désignée comme le prédécesseur en titre à l’égard de certains des droits d’auteur en litige.
Le courriel de résiliation de l’entente a été envoyé par le directeur général de
« Gem Group TV »
.
[28] Le juge de la Cour fédérale n’a pas appliqué les conclusions de la juge adjointe, qui a jugé que GEM n’était pas liée par l’entente et que cette dernière avait été résiliée. Ce faisant, il n’a pas commis d’erreur puisqu’il n’appartenait pas à la juge adjointe de trancher ces questions.
B. Conduite dans la défense de la déclaration
[29] GEM allègue que Gold Line, étant donné les diverses mesures qu’elle a prises dans l’instance devant la Cour fédérale, ne devrait pas avoir droit à une suspension. GEM prétend également que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur parce qu’il ne s’est pas penché sur la renonciation de Gold Line à son droit à l’arbitrage en raison des diverses mesures qu’elle avait prises dans cette affaire avant de présenter sa requête en suspension en faveur de l’arbitrage.
[30] Récemment, dans l’arrêt Peace River Hydro Partners c. Petrowest Corp., 2022 CSC 41 (Peace River), les juges majoritaires de la Cour suprême ont établi le cadre d’analyse applicable à la suspension de l’instance en faveur de l’arbitrage :
[76] Les dispositions relatives à la suspension d’instance dans les lois provinciales en matière d’arbitrage partout au pays comportent deux volets généraux. Comme le cadre d’analyse est semblable d’une province à l’autre, il est utile de présenter un aperçu général avant de s’attarder à l’interprétation de l’art. 15 de l’Arbitration Act. Les deux volets sont :
a) les conditions préliminaires à la suspension obligatoire d’une instance judiciaire; et
b) les exceptions statutaires à la suspension obligatoire d’une instance judiciaire.
[77] Bien qu’ils soient interreliés, ces deux volets doivent demeurer distincts sur le plan analytique. Cette distinction est nécessaire, car il y a inversion du fardeau de la preuve entre le premier et le second volet.
[78] Sous le premier volet, la partie qui requiert la suspension d’une instance en faveur de l’arbitrage doit établir que les conditions préliminaires sont remplies selon la norme de preuve applicable (McEwan et Herbst, § 3:43; Hosting Metro Inc. c. Poornam Info Vision Pvt, Ltd., 2016 BCSC 2371, par. 29‑30 (CanLII)).
[79] Si le requérant s’acquitte de ce fardeau, la partie qui cherche à se soustraire à l’arbitrage doit, sous le second volet, démontrer que l’une des exceptions prévues par la loi s’applique, de sorte que la suspension devrait être refusée (McEwan et Herbst, § 3:43; Casey, c. 3.4). Sinon, le tribunal doit suspendre l’instance et laisser la procédure d’arbitrage suivre son cours.
[80] J’examine brièvement chaque volet et la norme de preuve applicable à chacun d’eux.
(1) Conditions préliminaires
[81] Le premier volet porte sur la question de savoir si la partie qui demande la suspension d’instance a établi que la convention d’arbitrage en cause fait intervenir la disposition relative à la suspension obligatoire figurant dans la loi provinciale applicable en matière d’arbitrage.
[82] À cette étape, les considérations peuvent différer selon la loi provinciale et la nature de l’arbitrage (c.‐à‐d., selon qu’elle porte sur l’arbitrage national ou international). Toutefois, de façon générale, cet examen préliminaire exige que le tribunal détermine si la partie qui cherche à invoquer la convention d’arbitrage a établi les conditions préliminaires à une suspension d’instance en faveur de l’arbitrage.
[83] En règle générale, quatre conditions préliminaires sont pertinentes à cette étape :
a) l’existence d’une convention d’arbitrage;
b) une « partie » à la convention d’arbitrage a intenté une procédure judiciaire;
c) l’instance porte sur une question que les parties ont convenu de soumettre à l’arbitrage; et
d) la partie qui demande une suspension d’instance en faveur de l’arbitrage le fait avant « d’agi[r] » dans l’instance.
Si toutes les conditions préliminaires sont remplies, la disposition relative à la suspension obligatoire entre en jeu et le tribunal passe au second volet de l’analyse.
[84] Il importe de souligner que la norme de preuve applicable à la première étape est moins exigeante que la norme habituellement applicable en matière civile. Pour satisfaire au premier volet, le demandeur doit uniquement établir sur le fondement d’une [traduction] « cause défendable » que les conditions préliminaires sont remplies (McEwan et Herbst, § 3:47; Sum Trade Corp. c. Agricom International Inc., 2018 BCCA 379, 18 B.C.L.R. (6th) 322, par. 26 et 32, citant Gulf Canada Resources Ltd. c. Arochem International Ltd. (1992), 66 B.C.L.R. (2d) 113 (C.A.), par. 39‑40).
[31] Dans l’appel dont nous sommes saisis, seule la question des conditions préliminaires est pertinente.
[32] Dans ses motifs, le juge de la Cour fédérale a indiqué que « [l]e fardeau qui incombe à un demandeur qui cherche à se soustraire à l’arbitrage est lourd »
. Dans l’arrêt Peace River, la Cour suprême a déclaré ce qui suit :
[...] la norme de preuve applicable à la première étape est moins exigeante que la norme habituellement applicable en matière civile. Pour satisfaire au premier volet, le demandeur doit uniquement établir sur le fondement d’une [traduction] « cause défendable » que les conditions préliminaires sont remplies [...]
Par conséquent, le fardeau incombe à la partie qui demande la suspension (qui ne serait généralement pas la partie demanderesse) et cette dernière doit uniquement établir, sur le fondement d’une cause défendable, que les conditions préliminaires sont remplies.
[33] Dans l’arrêt Peace River, la loi provinciale applicable en matière d’arbitrage était la loi britanno‑colombienne intitulée Arbitration Act (Loi sur l’arbitrage), laquelle n’est pas applicable en l’espèce. L’arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta O’Hara v. Wawanesa Mutual Insurance Company, 1990 ABCA 259 (O’Hara), illustre bien le rôle que la quatrième condition préliminaire définie dans l’arrêt Peace River peut jouer dans le rejet de la requête en suspension d’instance. Dans cette affaire, le contrat d’assurance précisait que toute demande d’indemnisation devait être réglée par entente ou, en cas d’échec, par voie d’arbitrage. L’assuré a intenté une action contre la compagnie d’assurances et cette dernière a déposé une défense dans laquelle elle invoquait la clause d’arbitrage, mais traitait également du bien-fondé de la demande.
[34] Le juge en cabinet a accordé la suspension en faveur de l’arbitrage, mais la Cour d’appel de l’Alberta a infirmé cette décision. La Cour d’appel a renvoyé aux articles 3 et 4 de la loi albertaine intitulée Arbitration Act (Loi sur l’arbitrage), RSA 1980, ch. A-43. Plus particulièrement, l’article 3 disposait que la requête en suspension en faveur de l’arbitrage devait avoir été présentée avant que la partie qui en est à l’origine ne dépose quelque acte de procédure ou ne prenne quelque autre mesure dans l’instance. Le dépôt de sa défense empêchait donc la compagnie d’assurances de présenter une requête en suspension en faveur de l’arbitrage.
[35] Le rejet de la requête en suspension dans l’arrêt O’Hara était fondé sur le libellé spécifique de l’Arbitration Act de l’Alberta, qui exigeait que la requête en suspension soit présentée avant le dépôt de tout acte de procédure ou la prise de toute autre mesure dans l’instance.
[36] Dans l’affaire dont nous sommes saisis, aucune des parties n’a invoqué quelque loi sur l’arbitrage qui soit applicable.
[37] En vertu de l’article 2 de la Loi sur la Convention des Nations Unies concernant les sentences arbitrales étrangères, L.R.C. (1985), ch. 16 (2e suppl.) (Loi sur la Convention), la Convention des Nations Unies pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, adoptée par la Conférence des Nations Unies sur l’arbitrage commercial international tenue à New York le 10 juin 1958 (la Convention), telle qu’elle figure en annexe à Loi sur la Convention, a été approuvée et a force de loi au Canada.
[38] Bien que la Convention se rapporte de manière générale à la reconnaissance et à l’exécution, dans un pays donné, des sentences arbitrales établies dans un autre pays, l’article II exige que chacun des États contractants (dont le Canada) respecte les dispositions en matière d’arbitrage :
1 Chacun des États contractants reconnaît la convention écrite par laquelle les parties s’obligent à soumettre à un arbitrage tous les différends ou certains des différends qui se sont élevés ou pourraient s’élever entre elles au sujet d’un rapport de droit déterminé, contractuel ou non contractuel, portant sur une question susceptible d’être réglée par voie d’arbitrage.
2 On entend par « convention écrite » une clause compromissoire insérée dans un contrat, ou un compromis, signés par les parties ou contenus dans un échange de lettres ou de télégrammes.
3 Le tribunal d’un État contractant, saisi d’un litige sur une question au sujet de laquelle les parties ont conclu une convention au sens du présent article, renverra les parties à l’arbitrage, à la demande de l’une d’elles, à moins qu’il ne constate que ladite convention est caduque, inopérante ou non susceptible d’être appliquée.
[39] Gold Line prétend que, conformément à la Convention, la Cour fédérale doit renvoyer l’affaire à l’arbitrage dès lors que les trois premières conditions préliminaires que la Cour suprême a énoncées dans l’arrêt Peace River ont été remplies, sauf si la Cour fédérale constate que l’entente applicable est caduque, inopérante ou non susceptible d’être appliquée. La prise de mesures par l’une des parties dans l’instance devant la Cour fédérale (la quatrième condition préliminaire énoncée dans l’arrêt Peace River) n’est pas pertinente aux fins de l’application de la Convention.
[40] Je souscris aux arguments de Gold Line selon lesquels la quatrième condition préliminaire énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Peace River (exigeant que la partie qui demande la suspension de l’instance n’ait pas pris des mesures dans l’instance avant de présenter sa requête) n’est pas une condition préliminaire dans l’affaire dont nous sommes saisis. Le libellé de la Convention adoptée aux termes de la Loi sur la Convention ne comprend pas cette restriction particulière, et les parties n’ont renvoyé à aucune autre loi en vertu de laquelle cette restriction précise s’appliquerait.
[41] De même, l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, n’énonce aucune restriction comparable :
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[42] Aucune disposition légale n’exige que Gold Line demande une suspension avant de déposer une défense ou une demande reconventionnelle.
[43] GEM prétend que Gold Line, en prenant des mesures dans l’instance devant la Cour fédérale, a renoncé à son droit de recourir à l’arbitrage. Le juge de la Cour fédérale n’a pas explicitement déclaré que Gold Line n’avait pas renoncé à son droit à l’arbitrage. Toutefois, au paragraphe 24 de ses motifs, le juge de la Cour fédérale mentionne qu’avant de déposer une défense, Gold Line a envoyé une demande à GEM concernant son consentement à la suspension en faveur de l’arbitrage et que, lors du dépôt de sa défense, Gold Line a expressément indiqué que la Cour fédérale n’était pas le tribunal compétent et que le différend devrait être réglé par voie d’arbitrage. Gold Line n’a pas renoncé à son droit à l’arbitrage.
VI. Conclusion
[44] Je rejetterais l’appel, avec dépens.
« Wyman W. Webb »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
Donald J. Rennie j.c.a. »
« Je suis d’accord.
George R. Locke j.c.a. »
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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A-76-22 |
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INTITULÉ :
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GENERAL ENTERTAINMENT AND MUSIC INC. c. GOLD LINE TELEMANAGEMENT INC. et al.
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario) |
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 16 mars 2023 |
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE WEBB |
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE RENNIE LE JUGE LOCKE |
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DATE DES MOTIFS :
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LE 26 juin 2023 |
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COMPARUTIONS :
Kevin Sartorio James Green |
Pour l’appelante |
Neil Paris Adam Stikuts |
Pour les intiméEs GOLD LINE TELEMANAGEMENT INC., GLWIZ INC., AVA TELECOM LIMITED, ATA MOEINI, SHAWN REYHANI, ARASH BAFEKR |
Michael Adams |
Pour les intiméEs GOLD LINE TELEMANAGEMENT INC., GLWIZ INC., AVA TELECOM LIMITED, ATA MOEINI, SHAWN REYHANI, ARASH BAFEKR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l. Toronto (Ontario) |
Pour l’appelante |
Paris & Company Toronto (Ontario) |
Pour les intiméEs GOLD LINE TELEMANAGEMENT INC., GLWIZ INC., AVA TELECOM LIMITED, ATA MOEINI, SHAWN REYHANI, ARASH BAFEKR |
Riches, McKenzie & Herbert LLP
Toronto (Ontario)
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Pour les intiméEs, GOLD LINE TELEMANAGEMENT INC., GLWIZ INC., AVA TELECOM LIMITED, ATA MOEINI, SHAWN REYHANI, ARASH BAFEKR |