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Date : 20230626


Dossier : A-80-22

Référence : 2023 CAF 149

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE ROUSSEL

 

ENTRE :

DARRYL W. WHITSTONE et
DELORES CHIEF

appelants

et

NATION CRIE D’ONION LAKE et FLORENCE BLOIS

intimées

Audience tenue à Edmonton (Alberta), le 19 avril 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 juin 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE ROUSSEL

 


Date : 20230626


Dossier : A-80-22

Référence : 2023 CAF 149

CORAM :

LE JUGE LOCKE

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE ROUSSEL

 

ENTRE :

DARRYL W. WHITSTONE et
DELORES CHIEF

appelants

et

NATION CRIE D’ONION LAKE et FLORENCE BLOIS

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LOCKE

[1] Les appelants, Darryl W. Whitstone et Delores Chief, interjettent appel d’une décision de la Cour fédérale (2022 CF 399, sous la plume du juge Henry S. Brown) rejetant leur demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par le tribunal d’appel de la Nation crie d’Onion Lake (le tribunal d’appel). Le 12 août 2021, le tribunal d’appel avait accueilli (en partie) l’appel interjeté par l’intimée Florence Blois et annulé l’élection du 18 juin 2018, lors de laquelle M. Whitstone et Mme Chief avaient été élus pour un mandat de quatre ans aux postes d’onikaniwak (conseillers) de la Nation crie d’Onion Lake (NCOL), l’autre intimée.

[2] Dans sa décision, le tribunal d’appel a conclu que Mme Chief était inéligible en raison d’obligations pécuniaires qui contrevenaient à l’alinéa 10.6c) de la Wicekaskosiw Sakahikan Wiyaskonitowin Wiyasiwewin, ou loi électorale de la Nation crie d’Onion Lake (la loi électorale de la NCOL). Le tribunal d’appel a également conclu que M. Whitstone avait contrevenu à l’alinéa 5.1e) de la loi électorale de la NCOL, qui exige que les candidats mènent une campagne [traduction] « éthique, axée sur les enjeux politiques et leur plateforme électorale, plutôt que de se livrer au libelle et à la diffamation ». Se prononçant sur l’utilisation d’un article de presse par M. Whitstone, le tribunal d’appel a conclu (i) que la seule raison plausible qui expliquerait pourquoi il s’est servi de cet article, [traduction] « c’est qu’il tentait de faire des libelles ou de la diffamation contre le conseil sortant » et (ii) que les questions posées par M. Whitstone en lien avec l’article pourraient avoir influé sur le résultat de l’élection.

[3] Devant notre Cour, les appelants affirment que la Cour fédérale a commis une erreur en ne relevant aucune erreur dans les aspects suivants de la décision du tribunal d’appel :

  1. le tribunal d’appel a entendu l’appel de Mme Blois malgré l’inobservation de certaines exigences du règlement sur les appels de la NCOL;

  2. le tribunal d’appel a conclu que M. Whitstone avait commis des libelles ou de la diffamation, en contravention avec l’alinéa 5.1e) de la loi électorale de la NCOL;

  3. le tribunal d’appel a conclu que le manquement allégué de M. Whitstone à la loi électorale de la NCOL pourrait avoir influé sur le résultat de l’élection.

[4] La NCOL appuie la thèse des appelants en ce qui concerne l’inobservation du règlement sur les appels de la NCOL. La NCOL ne prend pas position sur les deux autres questions soulevées par les appelants. En outre, la NCOL s’oppose à la demande adressée par les appelants à notre Cour de déclarer qu’ils ont été dûment élus et qu’ils ont droit à tous les avantages et droits qui leur reviennent à titre de conseillers de la NCOL depuis la date de leur destitution. Pour sa part, Mme Blois conteste tous les points soulevés par les appelants.

[5] Fait intéressant, les mémoires des faits et du droit des parties ne traitent pas de la question du caractère théorique de l’appel compte tenu de l’élection de juin 2022 d’un nouvel Onikaniwak (conseil de la NCOL). Avant l’audition du présent appel, les parties ont reçu la directive suivante : [traduction] « Lors de l’audition de l’appel le 19 avril 2023, les parties devraient être prêtes à traiter de la question de savoir si l’appel est théorique et, le cas échéant, si notre Cour devrait le trancher malgré son caractère théorique. »

[6] À l’audition de l’appel, toutes les parties ont abordé la question du caractère théorique, mais aucune n’a fait valoir que l’appel n’est pas théorique : même les appelants se sont contentés de demander à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’appel même si elle devait conclure à son caractère théorique. Les appelants se sont surtout attardés aux éventuels bienfaits de la décision de notre Cour pour leur réputation. Ils ont également indiqué qu’ils souhaitaient obtenir la rémunération et les avantages perdus pour la période allant d’octobre 2021, date à laquelle leur rémunération a été suspendue, à juin 2022, lorsque le nouveau conseil a été élu. La NCOL n’a pas d’opinion très arrêtée sur la question de savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre le présent appel, mais Mme Blois soutient que la Cour devrait s’abstenir de le faire.

[7] À mon avis, le présent appel est en effet devenu théorique. L’élection de 2022 au sein de la NCOL a donné lieu à la formation d’un nouveau conseil, ce qui signifie que les appelants ne peuvent plus être rétablis dans les postes de conseillers dont ils ont été destitués. Par conséquent, il n’existe plus de litige actuel entre les parties au sens de l’arrêt Borowski c. Canada (procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342 (Borowski). Même si nous étions d’accord avec les appelants à propos des questions soulevées et que nous décidions d’accueillir l’appel, nous ne ferions rien de plus que de renvoyer l’affaire au tribunal d’appel pour une nouvelle décision concernant l’appel de Mme Blois. Le rôle de notre Cour n’est pas de trancher sur le fond l’appel dont le tribunal d’appel a été saisi ou d’accorder des mesures de réparation en lien avec ce dernier. Les arguments des appelants ne justifient pas que l’on s’écarte de la règle générale voulant que les décisions déraisonnables des tribunaux leur soient renvoyées pour qu’ils les revoient : voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, au para. 141.

[8] Quoi qu’il en soit, puisque le mandat de quatre ans pour lequel les appelants avaient été élus est maintenant échu, une nouvelle décision du tribunal d’appel ne pourra pas avoir l’effet voulu du règlement sur les appels de la NCOL. Advenant une nouvelle décision, la tâche du tribunal d’appel serait (i) de déterminer si l’appel de Mme Blois devrait être entendu; et (ii) le cas échéant, d’entendre l’appel et de déterminer si les éléments de preuve et les renseignements recueillis appuient l’appel de telle sorte que l’élection de l’un ou l’autre des appelants, ou des deux appelants, devrait être annulée. Annuler l’élection de ces conseillers après la fin de leur mandat n’aurait aucun effet direct. Le tribunal d’appel pourrait décider de ne pas entendre l’appel ou déterminer que les éléments de preuve ne justifient pas l’annulation de l’élection de 2018 en litige. Subsidiairement, le tribunal d’appel pourrait entendre l’appel et déterminer que l’annulation de l’élection de 2018 est justifiée. Dans un cas comme dans l’autre, les appelants ne pourront pas être réintégrés dans leurs postes de conseillers.

[9] Je refuserais également que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour entendre le présent appel malgré son caractère théorique, pour les motifs énoncés ci-dessous.

[10] Les parties semblent s’entendre pour affirmer que les critères régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux d’entendre une affaire théorique sont énoncés dans l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, au para. 18 (Doucet-Boudreau), renvoyant à l’arrêt Borowski, aux pp 358 à 363 :

(1) l’existence d’un débat contradictoire;

(2) le souci d’économie des ressources judiciaires;

(3) la nécessité pour les tribunaux d’être conscients de leur fonction juridictionnelle dans notre structure politique.

[11] J’examine chacun de ces critères à tour de rôle.

[12] Je reconnais qu’il existe un débat contradictoire en l’espèce. Toutes les parties ont vigoureusement défendu leurs arguments. Aucune des parties ne conteste que le premier critère est rempli.

[13] Le second critère, le souci d’économie des ressources judiciaires, exige que l’on examine les facteurs suivants :

(i) la question de savoir si la décision de la Cour aura un effet pratique sur les droits des parties;

(ii) la question de savoir si les questions en litige sont de nature répétitive et de courte durée, de sorte qu’elles pourraient échapper à l’examen judiciaire;

(iii) l’importance que représente la résolution du débat entre les parties pour le public.

(Borowski, pp. 360 à 362)

[14] Comme il est indiqué ci-dessus, l’« effet pratique » recherché par les appelants se rapporte à l’espoir de rebâtir leur réputation respective et de récupérer la rémunération et les avantages perdus. Toutefois, la réparation que notre Cour pourrait offrir pour la réputation des appelants est tout au plus théorique. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, le rôle de notre Cour n’est pas de réévaluer le bien-fondé de l’appel de Mme Blois, et nous ne pourrions rien faire de plus que de renvoyer l’affaire au tribunal d’appel pour une nouvelle décision. En outre, si notre Cour devait accueillir le présent appel au motif que l’appel de Mme Blois n’aurait pas dû être entendu en premier lieu, il est peu probable que notre Cour se penche sur les conclusions du tribunal d’appel ayant eu un effet sur la réputation des appelants (les allégations d’obligations pécuniaires et de libelles/diffamation). De plus, compte tenu du temps écoulé, il est difficile d’imaginer que la NCOL (en qualité de source de financement) ou le tribunal d’appel voudra consacrer des ressources à un appel qui ne peut avoir d’effet direct sur la gouvernance de la NCOL. Par conséquent, sans égard au bien-fondé du présent appel, il est peu probable que les conclusions du tribunal d’appel concernant les appelants soient modifiées.

[15] Il est également peu probable que les appelants récupèrent la rémunération et les avantages perdus. Comme la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, ne prévoit aucune réparation de cette nature dans un contrôle judiciaire, notre Cour n’est pas compétente pour l’ordonner : Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585, au para. 52. En outre, comme je l’ai indiqué au paragraphe précédent, il est peu probable que le tribunal d’appel se penche sur ce point.

[16] Même si je reconnais qu’il demeure possible qu’une décision de notre Cour dans le présent appel puisse avoir des effets positifs marginaux sur la réputation ou les finances des appelants, j’estime que ces effets ont peu de poids devant la question de savoir si les questions en litige sont de nature répétitive et de courte durée, de sorte qu’elles sont susceptibles d’échapper à l’examen judiciaire. Le mandat des conseillers élus aux élections en litige était de quatre ans, ce qui n’est donc pas une courte durée. Plusieurs événements ont contribué aux retards ayant fait en sorte qu’il a fallu plus de trois ans avant que l’appel de Mme Blois soit tranché, et que le présent appel n’ait été entendu qu’après la tenue d’une nouvelle élection du conseil de la NCOL. Parmi ces événements, mentionnons (i) les efforts déployés par le chef et le conseil de la NCOL en janvier 2019 (décision par la suite infirmée : voir Blois c. Nation crie d’Onion Lake, 2020 CF 953) pour faire obstacle au processus d’appel, qui ont retardé l’affaire pendant plus de 20 mois jusqu’en octobre 2020, et (ii) la pandémie de COVID-19, qui a considérablement limité de nombreuses activités à partir de mars 2020. Ces deux événements expliquent la majeure partie du retard dans le travail du tribunal d’appel, et il est peu probable qu’ils se reproduisent. Les questions que les appelants souhaitent soulever dans le présent appel ne sont pas susceptibles d’échapper à l’examen judiciaire.

[17] La dernière des considérations relatives à l’économie des ressources judiciaires mentionnées ci-dessus concerne l’importance que représente la résolution du débat entre les parties pour le public. Je reconnais que les questions de droit soulevées par les parties dans le présent appel, qui ont trait à la gouvernance, ont de l’importance pour le public. Cela dit, je suis conscient que l’intention de la loi électorale de la NCOL et du règlement sur les appels de la NCOL est que ces questions soient tranchées au sein de la communauté de la NCOL et non par notre Cour. Notre Cour n’a qu’un rôle de supervision. Ce fait est particulièrement important en l’espèce, puisqu’il est question d’autonomie gouvernementale des peuples autochtones : voir Pastion c. Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648, [2018] 4 R.C.F. 467, aux para. 22 et 23, citée dans Porter c. Boucher-Chicago, 2021 CAF 102, au para. 27. Ce facteur n’étaye en rien l’argument voulant que notre Cour doive entendre le présent appel rendu théorique.

[18] J’en arrive maintenant au troisième des critères régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux d’entendre une affaire théorique énoncés dans l’arrêt Doucet-Boudreau : la nécessité pour les tribunaux d’être conscients de leur fonction juridictionnelle dans notre structure politique. Je reconnais qu’en acceptant d’entendre le présent appel, notre Cour n’outrepasserait pas nécessairement sa fonction juridictionnelle. Toutefois, pour les motifs exposés au paragraphe précédent, j’estime que notre Cour devrait hésiter à se saisir d’une affaire touchant l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones lorsque l’intention de la loi habilitante est que le différend soit tranché par le tribunal d’appel. C’est le rôle du tribunal d’appel d’interpréter les dispositions applicables de la loi électorale de la NCOL et du règlement sur les appels de la NCOL, et de les faire appliquer. Notre Cour devrait exercer son rôle avec retenue et se limiter à déterminer si cette interprétation était juste et raisonnable.

[19] Je conclus que les critères applicables militent contre l’exercice de notre pouvoir discrétionnaire pour entendre le présent appel malgré son caractère théorique. Je rejetterais l’appel, pour ce motif.

[20] Je n’accorderais aucuns dépens dans le présent appel. Je suis conscient que je n’ai présenté aucune conclusion concernant les questions de fond soulevées par les parties, et que je trancherais le présent appel pour un motif qui n’a pas été avancé dans le mémoire des faits et du droit des parties et qui a été uniquement examiné à l’audience, à la demande de la Cour.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

René LeBlanc, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Sylvie E. Roussel, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-80-22

 

 

INTITULÉ :

DARRYL W. WHITSTONE et DELORES CHIEF c. NATION CRIE D’ONION LAKE et FLORENCE BLOIS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 avril 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LEBLANC

LA JUGE ROUSSEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 juin 2023

COMPARUTIONS :

Dennis Callihoo, c.r.

 

Pour les appelants

DARRYL W. WHITSTONE et DELORES CHIEF

 

Keltie Lambert

 

Pour l’intimée

LA NATION CRIE D’ONION LAKE

 

Arman Chak

 

Pour l’intimée

FLORENCE BLOIS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Callihoo Law Office

Calgary (Alberta)

 

Pour les appelants

DARRYL W. WHITSTONE et DELORES CHIEF

 

Witten LLP

Edmonton (Alberta)

 

Pour l’intimée

LA NATION CRIE D’ONION LAKE

 

Nigro Manucci LLP

Calgary (Alberta)

POUR L’INTIMÉE

FLORENCE BLOIS

 

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