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Date : 20230629


Dossier : A-241-22

Référence : 2023 CAF 152

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

PRAIRIE PRIDE NATURAL FOODS LTD.

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience tenue à Saskatoon (Saskatchewan), le 27 mars 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 juin 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE WOODS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 

 


Date : 20230629


Dossier : A-241-22

Référence : 2023 CAF 152

CORAM :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

PRAIRIE PRIDE NATURAL FOODS LTD.

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE WOODS

I. Introduction

[1] Prairie Pride Natural Foods Ltd. (Prairie Pride) a déposé une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Commission de révision agricole du Canada (la Commission) dont les motifs portent la référence 2022 CRAC 21 (la décision).

[2] Prairie Pride exploite une entreprise de transformation de volaille en Saskatchewan. Le 10 avril 2022, la société a reçu notification d’un procès-verbal au titre de la Loi sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire, L.C. 1995, ch. 40 (la Loi), dans lequel il est allégué que la demanderesse a transporté des poulets dans un camion dont les bâches étaient défectueuses et à l’intérieur duquel la ventilation était inadéquate. La violation a été qualifiée de « très grave », et une sanction pécuniaire de 15 000 $ a été imposée.

[3] Le 9 mai 2022, Prairie Pride a demandé à la Commission de l’entendre sur les faits reprochés en vertu de l’alinéa 9(2)c) de la Loi. Le 8 juillet 2022, la Commission a jugé que la demande était inadmissible parce qu’elle n’avait pas été présentée dans le délai et selon les modalités réglementaires.

[4] Le 8 août 2022, Prairie Pride a déposé la présente demande de contrôle judiciaire, par laquelle elle demande que la décision soit annulée ou infirmée.

[5] Les observations de Prairie Pride portent essentiellement sur le bien-fondé de la décision et sur l’équité procédurale durant l’audience. En ce qui concerne le bien-fondé de la décision, Prairie Pride prétend que la Commission a conclu à tort que la demande de révision n’avait pas été présentée selon les règles établies. Prairie Pride prétend également qu’il y a eu atteinte à son droit à l’équité procédurale parce que la Commission ne lui a pas donné l’occasion d’être entendue.

[6] Pour les motifs exposés ci-après, j’accueillerais la demande pour ce qui est du bien-fondé de la décision. Il n’est pas nécessaire de déterminer s’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

II. Était-il raisonnable pour la Commission de conclure que la demande de révision n’a pas été présentée selon les règles établies?

A. Les faits

[7] Prairie Pride a envoyé la demande de révision à la Commission par courriel le 9 mai 2022. Elle a ensuite envoyé une copie par courrier recommandé le 18 mai 2022. La copie a été reçue le 24 mai 2022.

[8] La Commission a jugé que la demande de révision n’avait pas été présentée dans le délai prescrit parce que la copie avait été envoyée après l’expiration du délai applicable. Prairie Pride avait jusqu’au 12 mai 2022 pour envoyer la copie, mais elle ne l’a envoyée que le 18 mai 2022.

B. Cadre législatif

[9] La personne à qui est notifié un procès-verbal en application de la Loi a le droit de présenter une demande de révision dans le délai et selon les modalités réglementaires. La disposition pertinente à cette fin est l’alinéa 9(2)c) de la Loi :

9(2) À défaut d’effectuer le paiement, le contrevenant peut, dans le délai et selon les modalités réglementaires:

9(2) Instead of paying the penalty set out in a notice of violation or, where applicable, the lesser amount that may be paid in lieu of the penalty, the person named in the notice may, in the prescribed time and manner,

[…]

c) demander à la Commission de l’entendre sur les faits reprochés.

(c) request a review by the Tribunal of the facts of the violation.

[10] Le délai et les modalités réglementaires pour demander une révision sont énoncés dans le règlement pris par le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire en vertu du paragraphe 4(1) de la Loi. Les dispositions pertinentes sont énoncées aux paragraphes 11(2), 14(1) et 14(3) du Règlement sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire, DORS/2000-187 (le Règlement). Ces dispositions sont reproduites ci-dessous.

11(2) Lorsque, en vertu du paragraphe 9(2) de la Loi, la personne nommée dans un procès-verbal qui comporte une sanction conteste les faits reprochés auprès du ministre ou demande à la Commission de l’entendre sur ces faits ou, si la sanction est de plus de 2 000 $, demande au ministre de transiger, elle le fait par écrit dans les 30 jours suivant la date de notification du procès-verbal.

[…]

11(2) Where a person named in a notice of violation that contains a penalty requests, pursuant to subsection 9(2) of the Act, a review of the facts of the violation by the Minister or the Tribunal or, if the penalty is $2,000 or more, to enter into a compliance agreement with the Minister, the request shall be made in writing within 30 days after the day on which the notice is served.

 

14(1) Une personne peut présenter une demande prévue aux articles 11, 12 ou 13 en la livrant en mains propres ou en l’envoyant par courrier recommandé ou par messagerie, ou par télécopieur ou autre moyen électronique, à une personne et à un lieu autorisés par le ministre.

[…]

14(1) A person may make a request referred to in section 11, 12 or 13 by delivering it by hand or by sending it by registered mail, courier or fax or other electronic means to a person and place authorized by the Minister.

14(3) La transmission de la demande par télécopieur ou autre moyen électronique doit être suivie de l’envoi d’une copie de cette demande par messagerie ou par courrier recommandé au plus tard quarante-huit heures après la date limite pour sa présentation.

14(3) If a request is sent by fax or other electronic means, a copy of the request shall be sent either by courier or registered mail within 48 hours after the time limit for making the request.

[11] Selon les Règles de la Commission de révision (Commission de révision agricole du Canada), DORS/2015-103, la Commission doit statuer sur l’admissibilité de la demande de révision dans un délai de 60 jours, puis elle doit transmettre sa décision aux parties par écrit. Le paragraphe 32(1) de ces Règles est reproduit ci-après.

32(1) La Commission statue sur l’admissibilité de la demande dans les soixante jours suivant l’envoi de l’accusé de réception aux parties, puis transmet sa décision aux parties par écrit sans délai.

32(1) The Tribunal must make a decision on the admissibility of a request for review within 60 days after the day on which the acknowledgement of receipt of the request is sent to the parties, and send that decision to the parties in writing without delay.

C. Analyse

[12] Dans son examen de la décision, la Cour doit appliquer la norme fondée sur la déférence de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 17 [Vavilov]). Pour ce faire, la Cour « doit tenir compte du résultat […] eu égard au raisonnement sous‐jacent [...] afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov, par. 15).

[13] La question en litige est donc de déterminer s’il était raisonnable pour la Commission de conclure que la demande de révision était inadmissible parce que la copie de suivi de la demande avait été envoyée en retard. Si la Commission a raison de dire que la copie de la demande a été envoyée en retard, une question demeure : l’envoi de la copie était-il nécessaire pour que la demande de révision soit admissible?

[14] La Commission a conclu que la demande de révision était inadmissible parce que les délais prescrits sont stricts (décision, par. 4, 15 et 16). Elle a fondé sa conclusion sur deux décisions de notre Cour : Clare c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 265, [2013] A.C.F. no 1237, par. 24 [Clare]; et Hershkovitz c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 38, [2021] CarswellNat 5137 [Hershkovitz].

[15] Je ne suis pas convaincu par les décisions invoquées, car ni l’arrêt Hershkovitz ni l’arrêt Clare ne traitent de l’obligation d’envoyer une copie de la demande de révision.

[16] L’arrêt Hershkovitz porte sur une obligation légale totalement différente, qui ne s’apparente nullement à l’obligation en litige.

[17] Quant à l’arrêt Clare, il porte sur le délai pour l’envoi de la demande de révision initiale. Dans cet arrêt, notre Cour a conclu qu’une demande de révision est irrecevable si elle n’est pas présentée dans le délai prescrit.

[18] Le libellé de la disposition qui s’applique à l’envoi de la demande initiale diffère considérablement de celui portant sur l’envoi de la copie de suivi. La Commission n’a pas tenu compte de ces différences. De même, elle ne s’est pas penchée sur le libellé du paragraphe 14(3). La question est de savoir si la décision de la Commission est raisonnable malgré cela.

[19] L’arrêt Vavilov fournit une ligne directrice utile sur le contrôle selon la norme de la décision raisonnable dans des circonstances comme celles-ci, au paragraphe 122 :

[122] Il se peut qu’au moment d’interpréter une disposition législative, le décideur administratif ne tienne aucunement compte d’un aspect pertinent de son texte, de son contexte ou de son objet. Lorsqu’il s’agit d’un aspect mineur du contexte interprétatif, cette omission n’est pas susceptible de compromettre la décision dans son ensemble. Il est bien établi que les décideurs ne sont pas tenus « de traiter expressément de toutes les interprétations possibles » d’une disposition donnée : Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, [2012] 3 R.C.S. 405, par. 3. À l’instar des juges, les décideurs administratifs peuvent estimer qu’il n’est pas nécessaire de s’attarder, dans leurs motifs, au moindre signal d’une intention législative. Dans bien des cas, il peut se révéler nécessaire de ne prendre en compte que les aspects principaux du texte, du contexte ou de l’objet. Toutefois, s’il est manifeste que le décideur administratif aurait pu fort bien arriver à un résultat différent s’il avait pris en compte un élément clé du texte, du contexte ou de l’objet d’une disposition législative, le défaut de tenir compte de cet élément pourrait alors être indéfendable et déraisonnable dans les circonstances. Comme d’autres aspects du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, les omissions ne justifient pas à elles seules l’intervention judiciaire : il s’agit principalement de savoir si l’aspect omis de l’analyse amène la cour de révision à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur. [Non souligné dans l’original.]

[20] L’extrait souligné ci-dessus de l’arrêt Vavilov nous indique que, si la Commission a omis de tenir compte d’un élément clé du texte, du contexte ou de l’objet d’une disposition législative et qu’il est clair que la Commission aurait pu arriver à une conclusion différente si elle l’avait fait, le défaut de le faire est déraisonnable.

[21] Cette directive est pertinente en l’espèce, car la Commission n’a pas tenu compte du texte, du contexte ou de l’objet du paragraphe 14(3). Je suis d’avis que, si la Commission l’avait fait, elle aurait clairement pu arriver à une conclusion différente quant à l’admissibilité de la demande. J’examine ci-après le texte et le contexte du paragraphe 14(3), puis son objet.

[22] Selon l’alinéa 9(2)c) de la Loi, une personne peut demander une révision à la Commission « dans le délai et selon les modalités réglementaires ». Le délai et les modalités sont définis dans le Règlement. Les paragraphes 11(2) et 14(1) du Règlement définissent en termes explicites le délai et les modalités réglementaires à respecter pour présenter une demande de révision.

[23] Le délai prescrit est défini au paragraphe 11(2) du Règlement. Selon cette disposition, la personne qui présente la demande « le fait […] dans les 30 jours suivant la date de notification du procès-verbal » [non souligné dans l’original].

[24] La manière dont la demande doit être présentée est définie aux paragraphes 11(2) et 14(1) du Règlement. Le paragraphe 11(2) précise que la demande se « fait par écrit » et le paragraphe 14(1) dispose que la « personne peut présenter une demande […] en la livrant en mains propres ou en l’envoyant par courrier recommandé ou par messagerie, ou par télécopieur ou autre moyen électronique » [non souligné dans l’original].

[25] Contrairement à ces dispositions du Règlement, le paragraphe 14(3) ne lie pas explicitement l’obligation d’envoyer une copie à la manière dont la demande de révision doit être présentée pour être admissible. Selon le paragraphe 14(3), si la demande est envoyée par voie électronique, une copie de la demande doit ensuite être envoyée par messagerie ou par courrier recommandé. Bien que le texte mentionne que l’envoi d’une copie est obligatoire, il n’y est pas indiqué que l’envoi de la copie est obligatoire pour présenter la demande.

[26] Il y a un élément qui pourrait plaider en faveur de l’interprétation de la Commission, soit que les paragraphes 14(3) et 14(1) font tous deux partie de l’article 14. D’un autre côté, le libellé du paragraphe 14(3) établit en soi une distinction entre la manière de présenter la demande (par voie électronique) et l’obligation d’envoyer une copie. Le libellé du paragraphe 14(3) semble ainsi indiquer qu’il n’est pas obligatoire d’envoyer la copie pour présenter une demande.

[27] Un autre problème est que l’interprétation que fait la Commission du paragraphe 14(3) est incompatible avec le délai pour la présentation de la demande. Comme il a été mentionné plus haut, le paragraphe 11(2) précise que le délai pour la présentation d’une demande est de 30 jours suivant la date de notification du procès-verbal, alors que le délai pour l’envoi de la copie est de « quarante-huit heures après la date limite pour [l]a présentation [de la demande] ». Manifestement, le délai prescrit au paragraphe 14(3) pour l’envoi de la copie va au-delà du délai pour la présentation de la demande selon le paragraphe 11(2). Par conséquent, l’interprétation de la Commission selon laquelle l’envoi d’une copie de suivi est une condition préalable à la présentation d’une demande crée une incohérence dans le délai pour la présentation de la demande de révision.

[28] En ce qui a trait à l’objet du paragraphe 14(3), j’ai examiné le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) produit pour la version actuelle et les versions antérieures de la disposition pertinente. La version initiale du paragraphe 14(3) ne fixait pas de délai et le REIR ne traitait pas de l’objet de cette disposition. Le paragraphe 14(3) a été modifié en 2016 afin d’y ajouter un délai précis. Plusieurs modifications apportées pour clarifier et uniformiser le Règlement, notamment au paragraphe 14(3), ont été examinées dans le REIR publié à la suite de ces modifications. Le paragraphe 14(3) a de nouveau été modifié en 2020 afin de prolonger légèrement le délai. Le REIR produit à la suite de cette modification indique que cette modification a été apportée aux fins de clarté et d’uniformité.

[29] Comme le REIR de la version initiale ne mentionne pas l’objet du paragraphe 14(3), le REIR dans son ensemble est de peu d’utilité pour déterminer l’objet de cette disposition.

[30] Je conclus que ces éléments concernant le texte, le contexte et l’objet du paragraphe 14(3) pourraient influer sur la décision et que, si la Commission en avait tenu compte, elle serait peut-être arrivée à une conclusion différente. Par conséquent et conformément aux principes formulés dans l’arrêt Vavilov, la décision est jugée déraisonnable du fait que la Commission a omis de tenir compte de ces éléments.

[31] Cela suffit pour trancher la demande de contrôle judiciaire, et il n’est pas nécessaire d’examiner les autres arguments invoqués par Prairie Pride.

[32] J’accueillerais la demande de contrôle judiciaire avec dépens, j’annulerais la décision de la Commission et je renverrais l’affaire à la Commission pour nouvel examen.

« Judith Woods »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Marianne Rivoalen, j.c.a. »

 

 

 

Traduction française certifiée

Sébastien D’Auteuil, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-241-22

 

 

INTITULÉ :

PRAIRIE PRIDE NATURAL FOODS LTD. c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Saskatoon (Saskatchewan)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 mars 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE WOODS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

DATE DES MOTIFS :

Le 29 juin 2023

COMPARUTIONS :

Leonard D. Andrychuk, c.r.

Erica Klassen

 

Pour la demanderesse

 

Cailen Brust

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLT Aikins LLP

Saskatoon (Saskatchewan)

 

Pour la demanderesse

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour le défendeur

 

 

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