Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20220210


Dossier : A-329-19

Référence : 2022 CAF 20

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

JIM SHOT BOTH SIDES ET ROY FOX, CHARLES FOX, STEVEN FOX,

THERESA FOX, LESTER TAILFEATHERS, GILBERT EAGLE BEAR, PHILLIP MISTAKEN CHIEF, PETE STANDING ALONE, ROSE YELLOW FEET, RUFUS GOODSTRIKER ET LESLIE HEALY, CONSEILLERS DE LA BANDE DES BLOOD, EN LEUR PROPRE NOM ET AU NOM DES INDIENS DE LA RÉSERVE NUMÉRO 148 DE LA BANDE DES BLOOD; AINSI QUE DE LA RÉSERVE NUMÉRO 148 DES BLOOD

intimés

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, les 13 et 14 avril 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 février 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

 


Date : 20220210


Dossier : A-329-19

Référence : 2022 CAF 20

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

JIM SHOT BOTH SIDES ET ROY FOX, CHARLES FOX, STEVEN FOX,

THERESA FOX, LESTER TAILFEATHERS, GILBERT EAGLE BEAR, PHILLIP MISTAKEN CHIEF, PETE STANDING ALONE, ROSE YELLOW FEET, RUFUS GOODSTRIKER ET LESLIE HEALY, CONSEILLERS DE LA BANDE DES BLOOD, EN LEUR PROPRE NOM ET AU NOM DES INDIENS DE LA RÉSERVE NUMÉRO 148 DE LA BANDE DES BLOOD; AINSI QUE DE LA RÉSERVE NUMÉRO 148 DES BLOOD

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT



LE JUGE RENNIE

I. Introduction

Aperçu

[1] Le présent appel soulève une seule question, celle de savoir si les tribunaux canadiens avaient le pouvoir de faire exécuter les modalités du Traité no 7 avant l’entrée en vigueur de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‐U.), 1982, ch. 11 [Loi constitutionnelle de 1982]. Le droit, ou non, de la tribu des Blood à 162,5 milles carrés de terres dans le sud-ouest de l’Alberta dépend de la réponse à cette question.

[2] La Confédération des Pieds-Noirs et la Couronne ont signé le Traité no 7 le 22 septembre 1877. Le Traité a établi la réserve no 148 de la tribu des Blood. S’étendant sur 547,5 milles carrés, c’est la plus grande réserve du Canada et le foyer des Kainai, ou la tribu des Blood.

[3] Dans le Traité no 7, la taille de la réserve était fixée au moyen d’une formule promettant « un mille carré pour chaque famille de cinq personnes, ou une telle proportion pour des familles plus ou moins nombreuses ou petites » (Traité no 7 et son supplément, 22 septembre et 4 décembre 1877 à la p. 4, annexe D de la décision frappée d’appel, 2019 CF 789, motifs du juge Zinn). La tribu des Blood a longtemps soutenu que la taille de la réserve ne correspondait pas à celle promise par le traité et, en 1980, elle a intenté une action devant la Cour fédérale. Selon la déclaration déposée, en établissant une réserve plus petite que celle prévue par le traité, le Canada a manqué à ses obligations issues du traité ainsi qu’à ses obligations de fiduciaire. La tribu des Blood a demandé des jugements déclaratoires le confirmant, une ordonnance enjoignant au Canada d’acquérir des terres de la province de l’Alberta pour les ajouter à la réserve et une indemnité financière pour la perte de jouissance et la perte des redevances minières et des loyers depuis 1877.

[4] Pendant des décennies, l’action pour violation des droits fonciers issus de traités (la revendication relative aux DFIT) est restée en suspens. Ce qui s’est passé au cours des 40 années entre l’introduction de l’action en 1980 et son examen par la Cour fédérale en 2019 est sans importance sur l’issue du présent appel; il s’agit toutefois du contexte, dont il ne peut être fait abstraction, et il en sera discuté plus loin dans les présents motifs.

[5] La Cour fédérale a conclu que le Canada avait manqué aux engagements qu’il avait pris aux termes du traité. La taille de la réserve était trop petite de 162,5 milles carrés.

[6] La Cour fédérale a également conclu que la violation des droits fonciers issus de traités aurait pu être découverte dès 1971. Elle a rejeté toutes les allégations de dissimulation, de leurre ou de tromperie de la part du Canada, estimant qu’elles n’étaient pas étayées par la preuve. Par conséquent, la revendication relative aux DFIT était prescrite du fait des alinéas 5(1)e) et g) de la loi albertaine intitulée Limitation of Actions Act (Loi sur les délais de prescription), R.S.A. 1970, ch. 209 [la Limitation of Actions Act de 1970] et le paragraphe 39(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7. Ensemble, ces dispositions avaient pour effet d’obliger la tribu des Blood à présenter sa revendication dans un délai de six ans à compter de la date à laquelle la violation pouvait être découverte. Comme la violation aurait pu être découverte dès 1971 et que l’action n’a été engagée qu’en 1980, l’action était prescrite.

[7] Toutefois, le juge a également conclu qu’une action pour violation d’engagements pris par traité ne pouvait être intentée devant un tribunal canadien avant 1982. Fondant son raisonnement sur l’arrêt R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, 1999 CanLII 673, par. 24, et sur l’arrêt First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 576, par. 37, le juge a estimé que, puisque les traités ne sont pas des contrats et que l’action intentée en 1980 reposait sur le droit contractuel, il n’existait aucune cause d’action par laquelle la tribu des Blood aurait pu faire respecter l’engagement pris par le traité.

[8] Après avoir examiné des arrêts du Comité judiciaire du Conseil privé [CJCP] de 1899 (Secretary of State for India v. Sahaba, [1859] U.K.P.C. 18) et de 1941 (Hoani Te Heuheu Tukino v. Aotea District Maori Land Board, 1941 A.C. 308), le juge a adopté la théorie de l’acte de gouvernement, un principe de droit international en vertu duquel, à moins que les traités ne soient incorporés dans une loi nationale qui confère un droit d’action, les tribunaux nationaux n’ont pas le pouvoir de les faire exécuter. Selon le juge, « rien dans [la Loi sur les Indiens] ne permet à une Première Nation d’intenter une action pour faire appliquer les DFIT aux termes d’un Traité » (motifs de la CF au para. 500). Le Traité no 7 n’ayant pas été incorporé dans le droit canadien, les tribunaux canadiens n’avaient pas le pouvoir de le faire exécuter.

[9] De l’avis du juge, cette situation a changé le 17 avril 1982, avec l’entrée en vigueur de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’article 35 a créé un droit d’action : « [c]’est le Canada qui a donné naissance à cette nouvelle cause d’action en inscrivant les droits issus de traités existants dans la constitution canadienne » (motifs de la CFau para. 475). Par conséquent, pour l’application de la Limitation of Actions Act de 1970 de l’Alberta, le délai n’a commencé à courir qu’en 1982. En fait, le juge a conclu que la tribu des Blood avait intenté une action avant d’avoir une cause d’action.

[10] Le procureur général fait appel, soutenant qu’il existait en common law une cause d’action pour violation de droits issus de traités avant 1982 et que le juge a mal compris le droit à cet égard. Le procureur général soutient que le juge a commis une erreur en interprétant le traité comme s’il s’agissait d’un accord international et en se fondant sur la théorie de l’acte de gouvernement pour exiger que le Traité no 7 soit ratifié par le législateur pour être exécutoire. Enfin, le procureur général soutient que le juge a mal compris l’effet de l’article 35, faisant valoir que l’article 35 n’a pas créé de nouvelle cause d’action, mais a donné une protection constitutionnelle aux droits existants issus de traités.

[11] La réponse de la tribu des Blood, au plus haut niveau, est que le juge n’a pas commis d’erreur. Les traités ne créaient pas d’obligations exécutoires. Comme les traités internationaux, ils ne pouvaient être exécutoires sans loi les ratifiant. Les traités n’étaient que des engagements politiques qui dépendaient de la bonne grâce et du bon vouloir du souverain de les respecter comme il l’entendait. La tribu des Blood n’avait aucun recours et ne pouvait obtenir aucune réparation pour la violation du traité jusqu’en 1982, lorsque l’article 35 est entré en vigueur. La tribu des Blood s’appuie également sur la théorie de la fiducie politique, un concept issu de la jurisprudence selon lequel les droits ancestraux ne sont pas justiciables.

[12] Je conclus qu’il y a des erreurs susceptibles de révision dans les motifs exposés par la Cour fédérale et que l’appel devrait être accueilli. Je tire cette conclusion pour trois motifs.

[13] Premièrement, les motifs ne sont pas conformes aux enseignements de la Cour suprême du Canada. La Cour suprême a rejeté l’idée que les traités constituent des accords internationaux et a fait de même pour l’application des principes du droit international au droit canadien. La Cour fédérale a commis une erreur en considérant le Traité no 7 comme s’agissant d’un traité international et en appliquant la théorie de l’acte de gouvernement pour conclure que les tribunaux canadiens ne pouvaient pas en faire exécuter les modalités. Ce n’est qu’en faisant fi de la jurisprudence applicable selon laquelle les traités sont des accords exécutoires en droit canadien que le juge a pu ouvrir la porte à la théorie de l’acte de gouvernement, un principe de droit international public.

[14] Deuxièmement, il existe une série ininterrompue de décisions rendues depuis 120 ans reconnaissant le caractère exécutoire des engagements pris dans les traités numérotés. Cette jurisprudence enseigne invariablement que les traités numérotés ont créé des obligations, tant juridiques que morales, opposables à la Couronne. Les tribunaux canadiens avaient le pouvoir d’en faire exécuter les modalités parce qu’un principe juridique fondamental et solide commandait le respect de ces traités : l’honneur de la Couronne. La conclusion de la Cour fédérale vide ce principe de tout son sens.

[15] La Cour suprême, comme d’ailleurs toutes les cours, s’est abstenue de confiner les traités et les violations des engagements qui y sont pris à une cause d’action particulière. En effet, il existe deux thèmes unificateurs ressortant d’un siècle de jurisprudence : le premier est que les traités ont créé des obligations juridiques contraignantes, et le second est l’indifférence ou l’agnosticisme délibérés des tribunaux quant à la forme ou à la manière dont la violation d’un engagement découlant d’un traité est formulée ou plaidée.

[16] La question dont la Cour fédérale était saisie n’était pas de savoir si les traités étaient des contrats – il est clair qu’ils n’en sont pas –, mais plutôt de savoir si un tribunal, après avoir conclu à la violation de la clause du Traité no 7 relative aux droits fonciers, aurait pu offrir une mesure de redressement. L’évolution du langage utilisé pour définir la nature des obligations issues de traités ou les moyens de les faire exécuter, qu’il s’agisse d’actions en jugement déclaratoire ou que l’on plaide l’inexécution de contrat, la violation d’un traité ou le manquement à une obligation constitutionnelle, ne change rien à la question de l’existence d’une cause d’action. Si la manière dont les traités sont catégorisés par les tribunaux a changé, la volonté des tribunaux d’offrir des mesures de redressement n’a pas changé.

[17] Troisièmement, le juge a mal compris l’effet de l’article 35 en ce qui concerne les traités. L’article 35 n’a pas créé de nouveaux droits issus de traités – la Cour suprême a réglé cette question –, mais a plutôt conféré une protection constitutionnelle aux droits issus de traités existants. La question qu’aurait dû examiner la Cour fédérale consistait à déterminer si, à la veille de l’expiration du délai de prescription, un tribunal canadien aurait offert un recours en common law pour la violation de la clause relative aux DFIT. Comme je l’explique plus loin, le raisonnement de la Cour fédérale concernant l’article 35 contourne et rend nulle la jurisprudence non équivoque de la Cour suprême concernant la législation sur la prescription et l’article 35.

[18] Une grande partie des observations devant notre Cour ne font pas de distinction entre les droits ancestraux et les droits issus de traités. Les droits issus de traités et les droits ancestraux ne sont pas les mêmes; ils diffèrent par leur provenance et leur portée et, ce qui est important pour la question à trancher dans le présent appel, par le moment où ils ont été reconnus pour la première fois par les tribunaux canadiens. Toute conclusion sur la question de savoir si un droit issu de traités était opposable en common law par opposition à celle de savoir si un droit ancestral était opposable en common law doit reposer sur une compréhension de la distinction, avant 1982, entre les deux. La Cour fédérale a commis une erreur en confondant les deux types de droits.

[19] La réponse à la question du caractère opposable ou non du Traité no 7 se trouve beaucoup plus près de nous qu’une décision de 1859 du CJCP sur un différend concernant un traité international entre la Grande-Bretagne et le Raja de Tanjore, alors un État indépendant et souverain. Il n’est pas nécessaire de chercher si profondément des affaires où les tribunaux canadiens ont examiné la question dont la Cour fédérale était saisie. Cette jurisprudence, fondée sur la common law et le cadre constitutionnel canadien et maintenant guidée par l’étoile Polaire de la réconciliation, fournit la réponse à la question soulevée dans le présent appel.

Le contexte historique

[20] Je n’ai pas l’habitude de rappeler le cheminement procédural des affaires où notre Cour est saisie d’une question de droit. En l’espèce, cependant, le fait de comprendre la façon dont les questions entre le Canada et la tribu des Blood ont été portées devant la Cour fédérale met l’affaire en contexte et est utile à l’objectif primordial de la réconciliation.

[21] En 1882, cinq ans après la signature du Traité, des arpenteurs ont fixé les frontières de la réserve des Blood. Le levé décrit la réserve des Blood comme une zone d’environ 650 milles carrés dans le sud-ouest de l’Alberta, s’étendant vers le nord à partir d’une ligne est-ouest située à 9 milles au nord de la frontière canado-américaine. Toujours en 1882, le gouvernement canadien, par décret, a accordé deux baux de pâturage sur des terres situées au sud de la réserve. Les limites septentrionales des terres visées par ces baux de pâturage se situaient 3 milles au nord de la frontière sud des terres de la réserve décrites dans le levé de 1882, de sorte que les terres visées par les baux chevauchaient les terres de la tribu des Blood (motifs de la CF au para. 193; voir également l’annexe G).

[22] Les autorités canadiennes ont rapidement reconnu les divergences de frontières entre le levé des terres de la tribu des Blood de 1882 et les baux de pâturage. Bien que l’arpenteur général ait indiqué que les baux devraient être modifiés pour éviter qu’ils empiètent sur les terres de la tribu des Blood, le lieutenant-gouverneur des Territoires du Nord-Ouest, Edgar Dewdney, a plutôt ordonné à John Nelson, l’arpenteur qui avait fait le levé de 1882, de modifier les frontières de la réserve des Blood. Les modalités du Traité no 7 prévoyaient que les frontières pouvaient être révisées par accord entre la tribu des Blood et le Canada, et on a demandé à la tribu des Blood d’accepter la nouvelle frontière.

[23] En 1883, l’accord sur la nouvelle frontière a été signé par les membres de la tribu des Blood et le lieutenant-gouverneur. Il définissait la frontière sud de la réserve en en précisant la latitude, soit 49o 12’ 16”. Aux termes de l’accord, la frontière sud de la réserve a été déplacée au nord des limites des baux de pâturage, à environ 5 ou 6 milles de distance. La frontière sud de la réserve se situait désormais de 14 à 15 milles au nord de la frontière internationale et le chevauchement avec les baux était éliminé. Cette modification de la frontière sud a réduit la taille de la réserve des Blood de 650 milles carrés à sa taille actuelle de 547,5 milles carrés.

[24] Cinq ans plus tard, en 1888, des membres de la tribu des Blood, dont son chef, Red Crow, ont rencontré des fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes. Les membres de la tribu ont exprimé leur point de vue selon lequel la réserve n’était pas aussi grande qu’ils l’avaient pensé lorsqu’ils ont signé le Traité no 7. Ils ont également fait part de leur incertitude et de leur confusion quant à l’emplacement précis de la frontière sud.

[25] À la suite de ces discussions, John Nelson, Red Crow et d’autres membres de la tribu, se sont rendus à la frontière sud de la réserve des Blood, telle qu’elle était fixée dans l’accord de 1883. M. Nelson a montré à Red Crow et aux autres membres de la tribu des Blood l’emplacement de la nouvelle frontière sud. C’était la première fois que les membres de la tribu voyaient l’emplacement de la nouvelle frontière. M. Nelson a placé des poteaux en fer le long de la frontière sud de la réserve des Blood, du coin sud-est au coin sud-ouest. Dans son rapport de la visite, M. Nelson a noté que [traduction] « Red Crow s’est alors fait demander s’il était satisfait et il a donné une réponse affirmative ».

[26] Près d’un siècle s’est écoulé.

[27] Le 5 août 1969, Leroy Little Bear, un chercheur pied-noir, a présenté au conseil de la tribu des Blood un rapport sur les levés de 1882 et 1883. Le rapport détaillait les différences entre les levés de 1882 et de 1883 et la réduction de la taille de la réserve. Le rapport a été mis à la disposition de tous les membres de la tribu des Blood le 4 novembre 1969.

[28] Leroy Little Bear s’est ensuite rendu à Ottawa en août 1971 pour obtenir du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien des renseignements sur le nombre total de membres que comptait la tribu des Blood durant les années 1879 à 1884. Le Ministère a répondu en quelques jours, fournissant à Leroy Little Bear des renseignements tirés des paiements d’annuités versés aux membres de la tribu en 1881 et 1882. Sur la base de ces renseignements, Leroy Little Bear a confirmé l’écart entre la taille que devrait avoir la réserve selon le calcul initial des DFIT et les frontières existantes de la réserve.

[29] Le 27 février 1976, la tribu des Blood a fait savoir au ministre des Affaires indiennes que, selon elle, le traité avait été violé. En plus de la revendication relative aux DFIT, la tribu a présenté ce qu’on a appelé [traduction] « la grande revendication », un droit sur les terres s’étendant au sud jusqu’à la frontière américaine, à l’ouest jusqu’au parc national de Waterton et au nord jusqu’au confluent des rivières Belly et Waterton. Deux ans plus tard, le 20 juin 1978, le ministre a rejeté les deux revendications.

[30] Ayant été déboutés dans leurs négociations avec le ministre, la tribu des Blood a intenté une action en justice devant la Cour fédérale le 10 janvier 1980.

[31] Dans la déclaration, on soulevait des allégations de manquements à l’obligation de fiduciaire du Canada découlant du levé de 1883, de dissimulation frauduleuse et de négligence. Fait important, il y était demandé un jugement déclaratoire et des dommages-intérêts pour violation de contrat découlant du non-respect des droits fonciers issus de traités établis selon les formules figurant à l’article 7 du Traité no 7 :

[traduction]

À titre subsidiaire, les demandeurs soutiennent que le Traité no 7 et sa modification signée le 2 juillet 1883, ou aux alentours de cette date, constituent des contrats entre la bande des Blood et le défendeur. Les demandeurs affirment que le défendeur, ses prédécesseurs en titre, ainsi que ses préposés ou mandataires jusqu’à maintenant ont manqué et continuent de manquer à ces contrats parce qu’ils n’ont pas correctement calculé la superficie de la réserve numéro 148 conformément au contrat; en effet, la superficie de la réserve 148 ne correspondait pas aux chiffres de population préexistants tels qu’ils figurent sur les listes de paiement du Traité de 1881 et de 1882, et n’a pas été étayée par un recensement officiel ou un autre décompte effectué lors de l’exécution dudit Traité modifié ou lors de l’arpentage de 1883.

[32] Avec l’accord de la tribu des Blood et du Canada, l’action intentée devant la Cour fédérale a été mise en suspens en attendant le résultat de l’examen fait au titre de la Politique sur les revendications particulières du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien. Étant donné la vitesse de tortue qu’a mise le ministère à s’occuper de la revendication particulière, le 7 août 1996, la tribu des Blood a présenté une requête pour que soit réactivée l’action devant la Cour fédérale, confirmant que l’action continuerait son cheminement en même temps que la tribu des Blood défendrait sa revendication relative aux DFIT sous le régime de la Politique sur les revendications particulières.

[33] Trois ans plus tard, le 24 février 1999, la tribu des Blood a modifié sa déclaration de 1980 pour y inclure l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. La modification comportait les passages suivants : [traduction] « [l]es membres de la tribu des Blood ont des droits ancestraux et issus de traités qui sont protégés par la constitution, conformément à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 » et [traduction] « le Traité no 7 a été conclu entre la tribu des Blood et le défendeur comme un accord de paix sacré entre deux nations ».

[34] En novembre 2003, la revendication relative aux DFIT a été rejetée en application de la Politique sur les revendications particulières, au motif que le Canada n’avait aucune obligation juridique en souffrance. La tribu des Blood a ensuite demandé à la Commission des revendications des Indiens (CRI) de mener une enquête sur les revendications présentées dans l’action intentée devant la Cour fédérale. La CRI a formulé ses recommandations au ministre le 30 mars 2007 : que la grande revendication ne soit pas accueillie et, ensuite, étant donné que la modification des frontières en 1883 avait eu pour effet de retirer des terres d’une réserve, une cession était nécessaire. Elle a recommandé au ministre de négocier un règlement.

[35] Le Canada a refusé de négocier, donc l’action est passée à l’étape de la tenue du procès.

[36] L’action, faisant l’objet d’une gestion d’instance, a été divisée en trois phases. La phase I a eu lieu dans la réserve des Blood en mai 2016, pour que soient entendus des récits oraux de membres de la tribu des Blood. La phase II, portant sur la responsabilité, les faits et les témoignages d’experts, s’est tenue à la Cour fédérale à Calgary, en 2018. La phase III devait porter sur la question des mesures de redressement.

Question préliminaire

[37] Bien avant l’audience du présent appel, le procureur général a déposé une requête en autorisation de déposer un mémoire en réponse. La requête était motivée par ce que le procureur général a appelé une tentative, par la tribu des Blood, de soulever de nouvelles questions n’ayant pas été prises en compte par le juge de première instance et d’infirmer le jugement de la Cour fédérale à l’égard de questions différentes et juridiquement distinctes (et à l’égard desquelles la tribu des Blood n’a pas eu gain de cause) de celles soulevées dans l’avis d’appel. Le procureur général soutient que la tribu des Blood modifie son affaire, lui donnant un fondement différent de celui défendu au procès et qu’un avis d’appel incident est nécessaire.

[38] En réponse, la tribu des Blood soutient qu’aucun appel incident n’est nécessaire, car elle ne demande pas de dispositif ou de jugement différent de celui dont il est fait appel. Elle ajoute qu’une partie peut invoquer tout motif à l’appui du jugement frappé d’appel (Kligman c. M.R.N. (C.A.), 2004 CAF 152, [2004] 4 R.C.F. 477) et peut faire valoir [traduction] « une nouvelle perspective » sur les questions existantes (Smith v. St. Albert (City), 2014 ABCA 76, 370 D.L.R. (4th) 514 au para. 18). Elle renvoie à des parties du dossier du procès qui font allusion aux observations que la tribu des Blood développe maintenant dans son mémoire et soutient qu’elle propose des motifs supplémentaires pour lesquels le jugement devrait être maintenu. La tribu des Blood affirme que ses observations sont [traduction] « étroitement liées » à la question en litige, qui est de savoir s’il existait un recours pour violation de traité avant 1982. Sa défense contre le délai de prescription n’a pas changé, à savoir qu’étant donné qu’il n’existait aucune cause d’action en common law, le délai de prescription n’a pas couru. Sa position, en termes simples, est que [traduction] « les traités n’étaient pas susceptibles de donner lieu à une action » (mémoire de la tribu des Blood en réponse à la requête en autorisation du procureur général aux para. 21 et 30).

[39] Cette requête soulève des considérations de procédure et de fond.

[40] Une partie doit déposer un avis d’appel incident lorsqu’elle entend demander la réformation de la décision portée en appel (Miller Thomson LLP c. Hilton Worldwide Holding LLP, 2019 CAF 156 [Hilton]). Comme je l’explique plus loin, la thèse que la tribu des Blood avance est une thèse subsidiaire. L’avis d’appel incident est requis « lorsque l’argument subsidiaire est invoqué à l’appui non pas du jugement porté en appel mais d’un autre jugement » (Hilton au para. 12) ou, lorsque la thèse subsidiaire ou la nouvelle approche entraînerait un jugement différent, un avis d’appel incident est requis. La règle générale est que notre Cour n’entend pas les motifs d’appel qui n’ont pas été soulevés dans l’avis d’appel ou d’appel incident. Ainsi, les parties peuvent savoir, très tôt dans la procédure d’appel, ce qui est mis en question et prendre des décisions juridiques, stratégiques et administratives en conséquence.

[41] Une question est nouvelle lorsque, sur les plans tant juridique que factuel, elle diffère des questions soulevées au procès (Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712 [Quan]). Le critère servant à déterminer s’il convient d’examiner une question nouvelle est rigoureux et il incombe à la partie voulant la soulever d’établir que la cour peut l’entendre sans qu’il en résulte de préjudice (Guidon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3 aux para. 22 et 23). Ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé avec parcimonie et constitue une exception à la règle générale selon laquelle notre Cour n’entend pas les motifs d’appel qui n’ont pas été soulevés dans l’avis d’appel ou d’appel incident.

[42] Le juge de la Cour fédérale, dans des motifs réfléchis et minutieux, a conclu que les délais de prescription s’appliquent aux revendications pour violation de traités. Dans une section précise des motifs du jugement, intitulée « Application des lois provinciales sur la prescription au Traité et aux droits ancestraux », il conclut : « [j]e rejette l’observation de la tribu des Blood selon laquelle les lois provinciales sur la prescription ne peuvent pas s’appliquer aux revendications en l’espèce » (motifs de la CF au para. 392). Je note, entre parenthèses, que le délai de prescription provincial s’applique en raison de l’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales.

[43] Puis, après un examen exhaustif et détaillé de la preuve, le juge a conclu que la grande revendication était susceptible d’être découverte ou était découverte depuis 1890, qu’il en était ainsi de la revendication concernant les frontières de la réserve établies en 1882 depuis 1969 et de la revendication relative aux DFIT depuis 1971. Il a conclu que les allégations de leurre, de dissimulation ou d’abus de procédure n’étaient pas fondées sur la preuve. Il a ensuite examiné, et rejeté, la thèse selon laquelle il pouvait, sur le fondement de l’arrêt Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623 [Manitoba Metis], et pour la réalisation de l’objectif de réconciliation, suspendre l’application du délai de prescription. En conséquence, les paragraphes 2 et 3 du jugement sont rédigés ainsi :

2. Le Canada a donné à la tribu des Blood une réserve d’une superficie de 547,5 milles carrés, et contrevient donc aux dispositions du Traité 7 concernant les droits fonciers issus de traités.

3. En dehors de la revendication concernant les droits fonciers issus de traités découlant du manquement, par le Canada, au Traité 7, toutes les revendications de la tribu des Blood sont frappées de prescription en raison de la Limitation of Actions Act, RSA 1970, c 209, rendue applicable à cette action par l’article 38 de la Loi sur les Cours fédérales, RSC 1985 c F-7.

[44] Toutes les revendications étaient prescrites, sous réserve uniquement de la question de savoir si une action pour manquement à un traité pouvait être intentée devant un tribunal canadien avant 1982.

[45] La tribu des Blood fait valoir une thèse subsidiaire pour justifier le maintien du jugement et, par conséquent, aucun avis d’appel incident n’est requis (Hilton au para. 12). Ce qui est en cause, cependant, c’est la question de savoir si la nouvelle thèse doit être entendue en appel (Eli Lilly Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2018 CAF 53; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689).

[46] J’examine maintenant les nouvelles questions et les nouveaux arguments qui outrepasseraient la portée de l’appel.

[47] La théorie de la fiducie politique n’a pas été invoquée au procès et n’a pas été prise en compte par la Cour fédérale. Il s’agit d’un nouvel argument et, comme le fait remarquer le procureur général, la tribu des Blood ne tente pas de lier cet argument aux motifs de la Cour fédérale. Le procureur général soutient, et j’estime qu’il a raison, que le recours à cette théorie concernant des droits politiques est une tentative de faire valoir que le juge est arrivé à la bonne conclusion, mais pour des motifs que le juge n’a pas examinés. Le procureur général affirme qu’il n’a pas eu l’occasion d’exprimer sa position sur la question.

[48] Le deuxième argument contesté est celui de savoir si la Loi sur les Indiens est un code complet qui annulerait le droit des Canadiens autochtones, issu de la common law, d’intenter des poursuites.

[49] L’argument avancé lors du procès et auquel a souscrit le juge était que, comme le Traité no 7 n’avait pas été incorporé dans la législation et que rien dans la Loi sur les Indiens ne permettait à la tribu des Blood d’intenter une action en justice fondée sur le traité, les modalités du Traité no 7 n’étaient pas exécutoires. Cet argument a été reformulé par la tribu des Blood pour dire que la Loi sur les Indiens est un code complet qui a supplanté tous les droits d’action issus de la common law. Il est fondé sur l’admission par défaut qu’il existait, en fait, un droit de poursuite en common law – sinon il n’y aurait rien à supplanter.

[50] Il s’agit d’un nouvel argument, qui nécessiterait l’examen de beaucoup plus d’éléments que ce dont notre Cour dispose – le texte, le contexte et l’objet des diverses dispositions devraient être examinés, tout comme l’évolution législative de la Loi sur les Indiens et sa situation avant 1982. Rien de tout cela n’a été discuté au procès et l’argument n’est pas davantage explicité devant notre Cour – les dispositions de cette loi ne sont ni précisées ni expliquées et il n’y a rien sur son évolution législative. Il serait impossible pour une cour de procéder à l’analyse d’interprétation des lois nécessaire pour conclure que la Loi sur les Indiens retire aux Canadiens autochtones le droit d’intenter des poursuites.

[51] Le procureur général s’oppose également à des passages du mémoire des faits et du droit de la tribu des Blood qui soulèvent la question de savoir si des obstacles pratiques et juridiques l’avaient empêchée de présenter sa revendication. Il soutient qu’il s’agit d’une tentative déguisée d’attaquer les conclusions de fait du juge en ce qui concerne la possibilité de découverte.

[52] La tribu des Blood nie qu’elle cherche à faire infirmer les conclusions relatives à la possibilité de découverte. Le paragraphe 12 de son mémoire en réponse à la requête indique clairement que l’argument qui fait l’objet des doutes du procureur général ne fait que reprendre l’argument selon lequel il n’y avait pas de cause d’action avant 1982, dont le fondement encore une fois est l’arrêt Ravndahl c. Saskatchewan, 2009 CSC 7, [2009] 1 R.C.S. 181 [Ravndahl], et les motifs du juge aux paragraphes 499 à 501.

[53] Si on y faisait droit, les attaques contre les conclusions sur la possibilité de découverte et la prescription, qu’elles soient de fait ou de droit, modifieraient fondamentalement la portée de l’appel et les modalités du jugement lui-même. Autrement dit, ces arguments, si on y faisait droit, auraient des conséquences sur d’autres éléments de fait et de droit distincts des motifs et nécessiteraient, inévitablement, la modification d’autres parties du jugement de la Cour fédérale (Quan au para. 39).

[54] Les intimés ne peuvent pas utiliser leur pouvoir discrétionnaire de soulever « tout argument » à l’appui d’une décision frappée d’appel dans le but de justifier l’infirmation d’autres parties du jugement qui devraient plutôt faire l’objet d’un avis d’appel incident. Dans ces circonstances, l’équité exige qu’avis de cette intention soit donné rapidement sous la forme d’un avis d’appel incident. Des mémoires des faits et du droit sur l’appel incident seraient échangés et le dossier juridique et factuel dont serait saisie notre Cour serait très différent de celui dont elle est actuellement saisie.

[55] Le quatrième argument porte sur le délai de prescription. Au procès, la tribu des Blood a fait valoir que la Cour avait le pouvoir discrétionnaire de suspendre l’application du délai de prescription, un argument rejeté par le juge. Bien que la tribu des Blood utilise, dans son mémoire, des termes qui peuvent donner à penser qu’elle tente de mettre en question les conclusions de fait du juge sur la possibilité de découverte, les paragraphes 41 à 42 du mémoire en réponse dissipent une nouvelle fois cette crainte. La tribu des Blood ne fait que répéter que l’arrêt Manitoba Metis permet aux cours de suspendre l’application des délais de prescription. Encore une fois, bien qu’il ne soit pas exprimé comme tel, l’argument selon lequel le juge a le pouvoir discrétionnaire de suspendre l’application du délai de prescription est un argument subsidiaire. Il n’est applicable que s’il existe une cause d’action.

[56] Je comprends que le langage utilisé dans le mémoire de la tribu des Blood peut être interprété comme une tentative inadmissible de modifier le jugement et de contester collatéralement des conclusions de fait et des conclusions de droit qui devraient faire l’objet d’un avis d’appel. Toutefois, cette inquiétude se dissipe si on lit conjointement le mémoire que la tribu des Blood a déposé en appel et celui qu’elle a déposé en réponse à la requête. Ils ne laissent aucun doute sur le fait qu’il n’y a qu’une seule question à trancher en appel :

  • Au paragraphe 1 du mémoire déposé en appel par la tribu des Blood, on indique que le juge de première instance a correctement compris et interprété les délais de prescription dans le contexte autochtone;

  • Au paragraphe 5 de ce mémoire, on confirme que la question en litige est étroite :

[TRADUCTION]

[L]es droits fonciers issus de traités entre le Canada et les tribus autochtones pouvaient-ils faire l’objet d’une action civile pour violation d’un traité devant les tribunaux canadiens avant l’entrée en vigueur du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 le 17 avril 1982? Comme l’a conclu à juste titre le juge de première instance, ils ne l’étaient pas et, par conséquent, il était impossible qu’un délai de prescription visant une cause d’action fondée sur la violation d’un traité visé au paragraphe 35(1) commence à courir avant 1982.

  • Au paragraphe 4 du mémoire, il est répété que l’appel se limite à [traduction] « la seule revendication qui a été accueillie »;

  • Au paragraphe 35, on reconnaît que l’alinéa 5(1)g) de la Limitation of Actions Act de 1970 de l’Alberta s’applique et [traduction] « viserait la “violation de traité” »;

  • Au paragraphe 37, on reconnaît la conclusion défavorable quant à la possibilité de découverte, mais on souligne que cela n’a aucune conséquence puisqu’il n’y avait pas de cause d’action;

  • Au paragraphe 106, dans la section sur la réparation demandée, il est simplement demandé que [traduction] « l’appel soit rejeté dans son intégralité ».

[57] En ce qui concerne la réponse de la tribu des Blood à la requête de la Couronne en autorisation de déposer un mémoire en réponse :

  • Au paragraphe 22, il est indiqué que [traduction] « [l]es intimés ne cherchent pas à faire annuler une quelconque partie du jugement faisant l’objet de l’appel et ne demandent pas la réformation du jugement » [non souligné dans l’original].

  • Aux paragraphes 21 et 30, il est indiqué que son moyen de défense concernant le délai de prescription, en termes simples, est que les traités ne peuvent pas faire l’objet d’une action.

[58] Dans les observations orales a présentées devant notre Cour, l’avocat de la tribu des Blood ne s’est pas écarté des questions telles que formulées dans l’avis d’appel et n’a pas cherché à obtenir de résultat autre que le rejet de l’appel.

[59] Je conclus donc que le mémoire de la tribu des Blood ne dépasse pas les limites des questions telles qu’elles sont formulées dans l’avis d’appel. J’accueillerais la requête de la Couronne en autorisation de déposer une réponse, mais seulement sur la question de la fiducie politique. La question de savoir si les violations de traités échappaient à toute poursuite parce qu’il s’agissait de questions politiques non justiciables est une question de droit qui porte directement sur la question en litige et ne nécessite aucune autre preuve ni recherche de fait.

II. Les traités et la théorie de l’acte de gouvernement

[60] Les parties interprètent différemment les motifs du juge de la Cour fédérale. Elles ne s’entendent pas pour dire si le juge a oui ou non conclu que les traités historiques sont des accords internationaux. Le procureur général soutient que c’est la seule chose que l’on peut raisonnablement déduire du silence du juge quant à la nature des traités, de l’importance considérable qu’il a accordée à la jurisprudence concernant des traités internationaux et de son application de la théorie de l’acte de gouvernement. La tribu des Blood, pour sa part, note que le juge a reconnu que la Cour suprême s’est toujours opposée à l’application des principes du droit international aux traités historiques.

[61] Vu les motifs pris dans leur ensemble et étant donné qu’ils se fondent largement sur des affaires de droit international pour étayer la conclusion que les traités n’étaient pas exécutoires, je pense que le juge a, en fait, conclu que les traités historiques étaient des traités internationaux. Cela dit, je conviens que les motifs sont ambigus, mais c’est une ambiguïté qui n’a pas besoin d’être résolue. C’est un débat sans conséquence.

[62] Même si le juge n’avait pas conclu que les traités étaient des accords internationaux, il a commis une erreur en tranchant la question de leur caractère exécutoire à travers le prisme des principes du droit international public et en appliquant la théorie de l’acte de gouvernement. La décision de la Cour fédérale repose sur la conclusion que les traités historiques étaient soit des traités internationaux, soit des traités analogues à des traités internationaux et, à ce titre, on ne pouvait en obliger l’exécution à moins qu’ils ne soient incorporés dans le droit canadien. Cette conclusion est contraire aux principes établis par la Cour suprême sur la nature juridique des traités et sur la non-application des principes du droit international en droit canadien.

[63] Le juge a étayé sa conclusion en notant que la Cour suprême du Canada a adopté la théorie de l’acte de gouvernement dans l’arrêt Francis v. The Queen, [1956] S.C.R. 618, 1956 CanLII 79 à la p. 621 [Francis]. Dans cet arrêt, la Cour suprême a observé [traduction] « [qu’]il est évident qu’au Canada, les droits et privilèges ici défendus de personnes assujetties à une partie contractante à un traité ne sont exécutoires en justice que lorsque le traité a été mis en œuvre ou sanctionné par la loi » (motifs de la CF au para. 497). Le juge a également noté que le principe exprimé dans l’arrêt Francis a été réaffirmé dans l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario R. v. Agawa (1988), 53 D.L.R. (4th) 101, 65 O.R. (2d) 505 à la p. 509 [Agawa] (motifs de la CF au para. 498). Voici ce que le juge Blair a écrit :

[traduction]

Les traités indiens, toutefois, sont semblables à un égard aux traités internationaux signés par le Canada. Ils ne sont pas automatiquement exécutoires et peuvent avoir force exécutoire au Canada seulement dans la mesure où ils sont protégés par la Constitution ou par une loi. [Souligné par le juge de la Cour fédérale.]

[64] Je me penche sur ces arrêts plus loin dans les présents motifs, mais il suffit de dire à ce stade qu’ils n’étayent pas la conclusion à laquelle est parvenue la Cour fédérale.

[65] Le juge a fait bien plus que se référer au droit international par analogie, il a adopté des principes substantiels de droit international. Précisément, le juge a appliqué au Traité no 7 la théorie de l’acte de gouvernement, une composante substantielle du droit international. Selon cette théorie, à moins que la législation nationale ne prévoie un droit de recours, les tribunaux municipaux ou nationaux n’ont pas compétence pour examiner les traités conclus entre deux pays étrangers et souverains. Cette conclusion est étonnante, étant donné la mesure dans laquelle les tribunaux canadiens ont reconnu le caractère exécutoire des traités depuis la Confédération et la jurisprudence constante et sans équivoque de la Cour suprême selon laquelle les traités ne sont pas des accords internationaux.

Arrêts de la Cour suprême du Canada

[66] Dans l’arrêt de 1985 Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, 1985 CanLII 11 au para. 33 [Simon], la Cour suprême a examiné un traité d’amitié antérieur à la Confédération et a conclu ce qui suit :

Dans l’étude de l’effet des hostilités subséquentes sur le Traité de paix de 1752, les parties ont examiné le droit international applicable à l’extinction des traités. Bien qu’il puisse être utile dans certains cas de faire une analogie entre les principes du droit international des traités et les traités avec les Indiens, ces principes ne sont pas déterminants. Un traité avec les Indiens est unique; c’est un accord sui generis qui n’est ni créé ni éteint selon les règles du droit international. R. v. White and Bob (1964), 50 D.L.R. (2d) 613 (C.A.C.‐B.), aux pages 617 et 618, confirmé par [1965] R.C.S. vi, 52 D.L.R. (2d) 481; Francis v. The Queen, [1956] R.C.S. 618, à la page 631; Pawis c. La Reine, [1980] 2 C.F. 18, (1979), 102 D.L.R. (3d) 602, à la page 607.

[67] Un an plus tard, dans l’arrêt R. c. Horse, [1988] 1 R.C.S. 187, 1988 CanLII 91 [Horse] aux paragraphes 35 à 37, la Cour suprême a réitéré la conclusion de l’arrêt Simon. Dans l’arrêt Horse, il s’agissait de déterminer si un accord d’amitié conclu avant la Confédération constituait un traité officiel pour l’application de la Loi sur les Indiens. La Cour a rejeté la proposition selon laquelle elle devrait tenir compte des principes du droit international pour trancher cette question.

[68] Dans l’arrêt R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, 1990 CanLII 103 [Sioui], la Cour suprême s’est une nouvelle fois penchée sur la question de savoir si un traité antérieur à la Confédération était un traité au sens de l’article 88 de la Loi sur les Indiens. L’appelant faisait valoir que la Couronne britannique ne pouvait pas valablement conclure un traité avec les Hurons puisqu’elle n’était pas souveraine au Canada en 1760. L’appelant fondait cet argument sur le droit international, tel qu’il était énoncé par les juristes des XVIIIe et XIXe siècles, qui exige qu’un État soit souverain sur un territoire avant de pouvoir aliéner ce territoire.

[69] La Cour suprême a rejeté l’argument, notant qu’il n’était même pas nécessaire d’examiner le fond de ce point de droit international. Elle a noté qu’à l’époque qui intéressait la Cour, « [l]es relations avec les tribus indiennes se situaient [...] quelque part entre le genre de relations qu’entretenaient des États souverains et les relations que de tels États entretenaient avec leurs propres citoyens ». En concluant que le traité de 1760 entre le gouverneur Murray et les Hurons était un traité au sens de la Loi sur les Indiens, la Cour a noté que l’arrêt Simon était clair à cet égard : « un traité avec les Indiens est un accord sui generis qui n’est ni créé ni éteint selon les règles du droit international » (Sioui, p. 1038).

[70] Je reviens sur l’arrêt Sioui plus loin dans les présents motifs, lorsque j’examine la question de savoir si les traités numérotés étaient exécutoires, mais je prends ici le temps d’observer que la Cour suprême a considéré qu’un traité conclu en 1760 créait des obligations juridiques contraignantes. Par conséquent, le traité avait un effet juridique et les droits de couper du bois, de pêcher et de chasser étaient protégés contre les restrictions réglementaires provinciales. La question manifeste qui s’ensuit est de savoir pourquoi un traité signé 117 ans plus tard n’aurait pas créé d’obligations contraignantes.

La jurisprudence en vigueur sur l’expiration du délai de prescription

[71] La trilogie d’arrêts rendus par la Cour suprême dans les années 1990, Simon, Horse et Sioui, n’a pas changé le droit. Ces arrêts suivent la jurisprudence régissant la nature juridique des traités qui s’appliquait lors de l’expiration du délai de prescription en 1978.

[72] Dans l’arrêt Calder et al. c. Procureur général de la Colombie-Britannique, [1973] R.C.S. 313, 1973 CanLII 4 [Calder], le juge Hall, dissident quant au résultat, mais pas sur ce point, a discuté, puis rejeté, l’application de la théorie de l’acte de gouvernement comme faisant obstacle à la reconnaissance du titre aborigène (aux pp. 404 à 406). La théorie de l’acte de gouvernement ne s’applique que lorsque le souverain a acquis des terres d’un autre souverain, ce qui ne peut se faire que par un traité de cession.

[73] Dans la décision Pawis c. Canada, [1980] 2 C.F. 18 (C.F. 1re inst.) [Pawis], à la page 9, le juge Marceau a écrit :

(i) Il est évident que le Traité du lac Huron, au même titre que tous les traités conclus avec les Indiens, n’était pas un traité au sens du droit international. Les Ojibways, à l’époque, ne constituaient pas un « pouvoir indépendant » mais étaient des sujets de la Reine. Bien que d’une nature toute spéciale et difficile à définir avec précision, le Traité doit être considéré comme un accord conclu par la Souveraine avec un groupe de ses sujets, en vue d’établir entre eux des rapports juridiques spéciaux. Les promesses faites dans ce Traité par Robinson au nom de Sa Majesté et par les chefs de la tribu des Ojibways, visaient indéniablement à produire des effets de droit dans un contexte légal. On peut donc dire que cet accord équivalait à un contrat et admettre qu’un manquement aux engagements qui y sont consignés peut donner lieu à une action en rupture de contrat.

[Non souligné dans l’original.]

[74] De même, dans la décision La ville de Hay River c. La Reine , [1980] 1 C.F. 262 (C.F. 1re inst.) [Hay River], à la page 265, la Cour n’a pas souscrit à l’idée voulant qu’un traité soit un accord international :

Il n’est pas nécessaire, dans l’espèce, de cerner complètement la nature juridique du traité no 8. Il est clair qu’il ne s’agit pas d’un acte conjoint des exécutifs de deux ou plusieurs États souverains. Il ne s’agit cependant pas non plus d’un simple contrat entre les parties qui y ont souscrit. Il impose des obligations et confère des droits aux successeurs des Indiens qui l’ont conclu, dans la mesure où ces successeurs sont eux-mêmes des Indiens, ainsi qu’à Sa Majesté du chef du Canada.

[75] À la veille de l’édiction de la Loi constitutionnelle de 1982, la Cour d’appel du Royaume-Uni a examiné si les traités étaient opposables à la Couronne au Royaume-Uni. Elle a noté que, [traduction] « bien que les accords pertinents avec les peuples indiens soient connus sous le nom de “traités”, ils ne sont pas des traités au sens du droit international public. Il ne s’agissait pas de traités entre États souverains » (R. v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, 1982 WL 221742 (1982)).

[76] En résumé, rien dans la jurisprudence, de part et d’autre de l’expiration du délai de prescription, n’étaye l’idée que les traités historiques engagent la théorie de l’acte de gouvernement et nécessitent une incorporation dans le droit national pour être exécutoires.

[77] J’ajouterais à cela que le raisonnement de politique administrative qui sous-tend la théorie de l’acte de gouvernement en tant que principe de droit international public est incompatible avec les principes fondamentaux du cadre constitutionnel canadien, lequel établit, au moyen des articles 96 et 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, le rôle du pouvoir judiciaire dans la fédération canadienne.

[78] La théorie de l’acte de gouvernement est fondée sur l’idée que les tribunaux nationaux ou locaux ne disposent pas de tous les renseignements, éléments de preuve et éléments du contexte politique nécessaires pour se prononcer sur les traités internationaux, et encore moins du pouvoir de faire exécuter leurs décisions (Secretary of State for India v. Sahaba, [1859] UKPC 19, p. 529; Cook v. Sprigg, [1899] A.C. 572 à la p. 578). En adoptant la théorie de l’acte de gouvernement, le juge a inévitablement souscrit à son raisonnement sous-jacent : le pouvoir judiciaire canadien n’a pas compétence pour trancher les litiges découlant des traités historiques. L’importation de ce principe en droit canadien soulève également la question de savoir quel serait le tribunal compétent si les tribunaux nationaux n’ont pas compétence pour statuer sur les traités.

Les décisions sur lesquelles se fonde la Cour fédérale

[79] Avant de clore ce point, je discute les quatre affaires sur lesquelles le juge de première instance s’est fondé pour étayer l’opinion selon laquelle les traités s’apparentaient à des instruments internationaux et n’étaient pas exécutoires à moins d’être incorporés dans la législation nationale. Les arrêts Agawa, Francis, Vajesingji et Hoani Te Heuheu Tukino v. Aotea District Maori Land Board, 1941 A.C. 308 (PC) [Hoani], ne soutiennent pas cette conclusion.

1) R. v. Agawa

[80] Comme je l’ai mentionné, le juge s’est appuyé sur l’arrêt Agawa, à la page 106, et sur l’observation selon laquelle les traités indiens ne sont pas automatiquement exécutoires et peuvent avoir force de loi au Canada seulement s’ils sont protégés par la Constitution ou par une loi. Dans ses observations, la tribu des Blood souligne que l’arrêt Agawa a été cité avec approbation par la Cour suprême à trois reprises : R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, 1990 CanLII 104 à la p. 1091 [Sparrow]; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, 1996 CanLII 236 [Badger]; R. c. Nikal, [1996] 1 R.C.S. 1013, 1996 CanLII 245.

[81] L’arrêt Agawa mérite une lecture attentive.

[82] L’arrêt Agawa a été rendu dans le contexte d’une poursuite déposée au titre du Règlement de pêche de l’Ontario, un pouvoir délégué conféré par la Loi sur les pêches fédérale. L’article 88 de la Loi sur les Indiens disposait que toutes les lois provinciales d’application générale s’appliquaient aux traités autochtones, sauf dans la mesure où elles étaient incompatibles avec les lois fédérales ou les modalités des traités. Dans l’arrêt Agawa, il s’agissait donc de déterminer si le Règlement de pêche de l’Ontario, pris par l’Ontario en vertu d’un pouvoir délégué, était visé par l’article 88, s’il s’agissait d’une loi provinciale et s’il était incompatible avec le droit de pêche accordé par le traité Robinson-Huron de 1850.

[83] La Cour d’appel a conclu que le Règlement avait préséance, en soulignant que, à moins d’une codification dans la loi, [traduction] « en pratique, [...] la seule véritable protection des droits indiens issus de traités jusqu’en 1982 était assurée par [l’article 88 de] la Loi sur les Indiens, S.R.C. 1970, ch. I-6 [...] inséré dans la Loi en 1951 (S.C. 1951, ch. 29, art. 87) » (à la p. 106).

[84] Le caractère général de l’observation figurant dans l’arrêt Agawa a attiré l’attention de la Cour fédérale. Toutefois, lorsqu’on la replace dans son contexte, il s’agit simplement de l’énoncé d’un principe incontesté, à savoir que les droits issus de traités étaient, avant 1982, assujettis à des contraintes législatives ou éteints par le législateur fédéral, mais non par les législateurs provinciaux.

[85] Le professeur Grammond (maintenant le juge Grammond) explique dans Aménager la coexistence : les peuples autochtones et le droit canadien, 2003 (Yvon Blais), à la page 269, que lorsqu’un traité contient des dispositions incompatibles avec une loi fédérale existante, il n’acquiert de force juridique que s’il est mis en œuvre ou protégé par une loi. L’analyse que fait le professeur Grammond de l’interaction entre les droits issus de traités et la législation correspond précisément aux questions de fait et à celles de droit examinées par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Agawa. Un droit issu d’un traité était incompatible avec une loi et la question était de savoir lequel devait prévaloir – la Loi sur les pêches fédérale ou le droit de pêche accordé par le traité. En cas d’incompatibilité entre un traité et une loi fédérale, c’est cette dernière qui l’emporte.

[86] En somme, avant 1982, à moins d’être incorporés dans une loi, les traités ne pouvaient pas se substituer à une loi fédérale ou l’emporter sur celle-ci (Robert Mainville, An Overview of Aboriginal and Treaty Rights and Compensation for Their Breach (Saskatoon, Purich Publishing, 2001) à la p. 52 [Mainville]). Le juge a inversé ce principe et en a établi un nouveau – à savoir qu’un traité n’est pas exécutoire à moins qu’il ne soit ratifié par le législateur – et ce faisant, il a commis une erreur.

2) Francis v. The Queen

[87] Comme je l’ai mentionné plus haut, le juge s’est fondé sur l’arrêt Francis pour conclure que la théorie de l’acte de gouvernement s’appliquait.

[88] Le Traité Jay du 19 novembre 1794 était un traité antérieur à la Confédération conclu entre les États-Unis d’Amérique et le Royaume-Uni (Francis aux pp. 620, 621, 629 et 630), et la question s’est posée de savoir si les Canadiens autochtones pouvaient faire appliquer la protection du traité ou se réclamer de celle-ci. La Cour suprême a conclu qu’ils ne pouvaient pas le faire, car le traité était un traité international et n’avait pas été incorporé dans une loi nationale offrant un recours aux citoyens du Canada ou des États-Unis. Bien que dissident sur une question différente, le juge Kellock a fait observer (à la p. 631) que les traités historiques (qui incluraient le Traité no 7) n’étaient pas des traités comme le Traité Jay. La majorité ne s’est pas inscrite en faux contre cette observation, et le raisonnement de la Cour se fonde sur cette prémisse. Le juge a commis une erreur en considérant que l’arrêt Francis constituait un précédent établissant que les tribunaux canadiens n’avaient pas le pouvoir de faire exécuter le Traité no 7.

3) Vajesingji

[89] Le juge s’est fondé sur la décision du CJCP dans Nayak Vajesingji Joravarsingji and others v. The Secretary of State for India in Council, [1924] UKPC 51 (BAILII), (1924) L.R. 51 Ind. App. 357 (P.C.), pour conclure que le Traité no 7 n’était pas exécutoire (motifs de la CF aux para. 473 à 479).

[90] Là encore, le contexte est essentiel. Le traité en question avait été conclu entre deux États souverains reconnus, l’Inde et la dynastie Scindia. Il s’agissait d’un traité entre deux « hautes parties contractantes », par lequel la dynastie Scindia renonçait à des terres en échange d’autres terres. Les citoyens ou sujets de l’État de Scindia ont poursuivi l’Inde, en demandant une déclaration d’intérêt sur les terres nouvellement acquises. Le CJCP a rejeté la demande, notant que, à moins que l’Inde ne reconnaisse les revendications ou les titres de propriété des sujets de l’ancien État, il n’avait pas compétence pour examiner la question.

[91] L’arrêt Vajesingji n’étaye pas la conclusion qu’a tirée la Cour fédérale. Il s’inscrit dans un contexte factuel et juridique manifestement différent. En outre, comme l’a souligné le CJCP, les citoyens de Scindia n’étaient pas des parties au traité (au paragraphe 495). En l’espèce, en revanche, la tribu des Blood est partie au Traité no 7.

4) Hoani

[92] Le juge a accordé une importance considérable à l’arrêt Hoani du CJCP, se fondant une nouvelle fois sur celui-ci pour affirmer que les droits issus de traités ne sont pas exécutoires à moins qu’une loi de mise en œuvre confère à un tribunal national compétence à cet égard.

[93] La prudence est de mise lorsque l’on enrichit le droit canadien en important des conclusions de décisions rendues dans des contextes historiques et juridiques entièrement différents. Le traité de Waitangi de 1840 est le seul traité conclu entre la Couronne britannique et les chefs maoris. Il s’agissait d’un traité de cession, signé avant que les Britanniques n’affirment leur souveraineté en Nouvelle-Zélande. L’article 1 du traité l’indique clairement :

[traduction]

Les chefs de la Confédération des tribus unies de Nouvelle-Zélande et les chefs à part et indépendants qui ne sont pas devenus membres de la Confédération cèdent à Sa Majesté la reine d’Angleterre, de façon absolue et sans réserve, tous les droits et pouvoirs de souveraineté que ladite Confédération ou lesdits chefs individuels exercent ou possèdent respectivement, ou peuvent être supposés exercer ou posséder sur leurs territoires respectifs en tant que seuls souverains de ceux-ci.

[94] Conformément à sa nature historique et juridique, soit un traité de cession, ce traité a eu besoin d’une loi de mise en œuvre (The Treaty of Waitangi Act 1975: (1975 No. 114) (Nouvelle-Zélande) à la p. 825).

[95] L’histoire canadienne est différente. La souveraineté avait été affirmée bien avant la signature du Traité no 7 en 1877. La Proclamation royale de 1763 indique elle-même que la « nation » et les « tribus » sont sous « souveraineté, protection et domination » britannique (au para. 5), un fait dont il est tenu compte dans le préambule du Traité no 7 :

Et considérant que les dits Indiens ont été notifiés et informés par les dits commissaires de Sa Majesté que c’est le désir de Sa Majesté d’ouvrir à la colonisation, et à telles autres fins que Sa Majesté pourra trouver convenables, une étendue de pays, bornée et décrite, tel que ci-après mentionné, et d’obtenir à cet égard le consentement de ses sujets indiens habitant le dit pays, et de faire un Traité et de s’arranger avec eux, de manière que la paix et la bonne harmonie puissent exister entre eux et Sa Majesté et entre eux et les autres sujets de Sa Majesté, et qu’ils puissent connaître à savoir avec certitude quels octrois ils peuvent espérer et recevoir de la générosité et de la bienveillance de sa Majesté.

[96] Les différences entre les faits de l’affaire Hoani et l’histoire constitutionnelle canadienne sont nombreuses et radicales. Les cours canadiennes n’ont jamais indiqué qu’elles ne pouvaient connaître des traités au motif qu’ils étaient conclus entre des pays souverains indépendants, et encore moins au motif qu’elles n’avaient pas compétence pour en faire appliquer les modalités.

[97] Comme l’indique le professeur Burrows, il peut y avoir développement de nation à nation au sein d’un unique État souverain. Telle a été l’expérience juridique, historique et constitutionnelle du Canada dans sa relation avec les Canadiens autochtones (John Borrows et Leonard Rotman, The Sui Generis Nature of Aboriginal Rights, Alta. Law Review, vol. 36(1), 1997 aux pp. 23 à 25, 29, 30, 44). Une relation de nation à nation, qui reconnaît des éléments d’autogouvernance, mais dans un cadre constitutionnel existant, est nettement différente d’une relation entre deux États souverains.

III. La question de savoir si les modalités du Traité no 7 étaient exécutoires en common law

Aperçu

[98] La conclusion de la Cour fédérale selon laquelle il n’existait aucune cause d’action à l’égard d’une violation d’un droit issu de traités avant 1982 est incompatible avec la jurisprudence établie et la doctrine. Elle est également incompatible avec le principe fondamental qui sous-tend tout le droit autochtone au Canada : l’honneur de la Couronne. Ni l’honneur de la Couronne ni la jurisprudence qui considère que les traités créent des obligations juridiques contraignantes ne deviennent obsolètes du simple fait que l’action était présentée en termes de droit des contrats.

[99] Globalement, la conclusion de la Cour fédérale est fondée sur trois erreurs.

[100] Premièrement, la jurisprudence canadienne reconnaît le caractère exécutoire des modalités des traités. Bien que le juge ait eu raison de noter que la Cour suprême a observé que les traités ne sont pas des contrats, il a commis une erreur en concluant que, parce qu’ils ne sont pas des contrats, ils ne sont pas exécutoires. Les traités sont plus que des contrats, ils ne sont pas moindres. Les traités ont été conclus dans l’intention de créer des obligations juridiques et la façon dont ces obligations sont caractérisées est sans conséquence sur la question de savoir si les modalités des traités sont exécutoires.

[101] Deuxièmement, le juge a commis une erreur en faisant fi de la jurisprudence qui établissait le caractère exécutoire des traités au motif que les droits issus de traités étaient utilisés comme moyen de défense et non de manière active pour faire valoir un droit issu de traités. Il n’est pas utile de classer les affaires selon que les droits issus de traités servent d’épée ou de bouclier. Il n’y a aucune raison logique de conclure que l’utilisation d’un traité pour défendre un comportement n’a aucune incidence sur la question de savoir si un traité est exécutoire, alors qu’une action visant à faire valoir une modalité du traité en aurait une. La Cour suprême a reconnu les limites analytiques de cette approche dans l’arrêt R. c. Desautel, 2021 CSC 17 [Desautel], en notant que les procédures pénales, réglementaires et civiles sont toutes des moyens légitimes de faire valoir les intérêts autochtones (Desautel aux para. 89, 90, 92). Le paradigme de l’épée et du bouclier masque la véritable question, qui est de savoir si la clause concernée du Traité no 7 a un effet juridique positif.

[102] Troisièmement, comme je l’ai noté au début, les droits ancestraux et les droits issus de traités ne sont pas les mêmes. Si les droits issus de traités sont englobés dans le concept plus large des droits ancestraux et bénéficient désormais d’une protection constitutionnelle coextensive, leur provenance et leur portée sont différentes. Toute conclusion sur la question de savoir si un droit issu d’un traité, par opposition à un droit ancestral, est exécutoire doit reposer sur une compréhension de la distinction entre les deux. Avant 1982, ils étaient différents sur les plans conceptuel, historique et jurisprudentiel, et le fait qu’une action visant à faire valoir un droit ancestral puisse ne pas avoir été reconnue avant 1982 ne signifie pas qu’un droit issu d’un traité aurait subi le même sort.

[103] Confondre ou fusionner les deux courants de droit, l’un traitant des droits ancestraux, l’autre des droits issus de traités, est une erreur. Cette erreur se voit particulièrement bien lorsqu’on se fonde sur des arrêts comme R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, 1996 CanLII 216 [Van der Peet], qui concernait les droits ancestraux, et qu’on transpose le raisonnement de cette affaire dans une affaire concernant un traité. Dans la même veine, la théorie de la fiducie politique, conçue et appliquée dans le contexte des affaires de titre autochtone, ne peut pas être transposée aux affaires concernant les traités. Je ne souscris pas à la thèse de l’appelante selon laquelle l’obligation particulière issue du Traité no 7 qui nous intéresse est régie par la théorie de la fiducie politique.

[104] En termes plus simples, avant 1982, les intérêts autochtones jouaient dans diverses procédures judiciaires : des actions visant à faire reconnaître et établir le titre autochtone (par exemple Calder et Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, 1984 CanLII 25 [Guerin]), à exercer un droit autochtone de chasse et de pêche (par exemple Simon; Sioui; R. v. Moses, 13 D.L.R. (3d) 50, [1970] 3 O.R. 314; R. v. Taylor, 34 O.R. (2d) 360, 1981 CarswellOnt 641 [Taylor]) ou à faire respecter une modalité particulière d’un traité (par exemple The Province of Ontario v. The Dominion of Canada and Province of Quebec (1895), 25 S.C.R. 434, 1895 CanLII 112 [Affaire des annuités (CSC)], Henry v. R., 1905 CarswellNat 19, 9 Ex. C.R. 417 [Henry], et Dreaver v. The King (1935), 5 CNLC 92 (Cour de l’Éch.) [Dreaver]). Le fait de ne pas situer la question soumise à la Cour dans le contexte de la jurisprudence applicable a conduit la Cour fédérale à tirer deux conclusions, l’une anormale et l’autre remarquable.

[105] La conclusion anormale, si elle est correcte, est que les droits ancestraux inchoatifs, qui ont été absorbés par la common law et qui existaient avant 1982, étaient exécutoires (Desautel aux para. 34, 68), mais que les engagements précis, tangibles et quantifiables, consignés dans un accord public solennel, ne l’étaient pas. La conclusion remarquable, si elle est correcte, est que l’honneur de la Couronne, le principe qui motive la jurisprudence et qui oblige la Couronne à respecter ses engagements envers les Canadiens autochtones, ne serait que des mots vides de sens.

Les droits issus de traités et les droits ancestraux

[106] Les droits issus de traités sont différents des droits ancestraux (Desautel aux para. 34, 68; Van der Peet aux para. 27 à 29). Dans l’arrêt Bagder, le juge Sopinka a fait observer qu’« [i]l ne fait pas de doute que les droits ancestraux et les droits issus de traités diffèrent, tant de par leur origine que de par leur structure » (au para. 76). Les droits ancestraux naissent du fait que les peuples autochtones étaient présents au Canada avant la colonisation. Les droits ancestraux sont préexistants et évolutifs (Simon aux para. 18 à 24, 30; Sioui, aux pp. 1043 à 1045, 1054) et découlent des coutumes et traditions des peuples autochtones. Comme l’a dit le juge Sopinka, paraphrasant le juge Judson dans l’arrêt Calder (à la p. 328), « ils expriment le droit des peuples autochtones de continuer à vivre de la même façon que leurs ancêtres ».

[107] Les droits issus de traités, bien que détenus par les peuples autochtones, naissent d’accords entre les Canadiens autochtones et la Couronne. Parfois, les traités confirment ou réglementent un droit autochtone préexistant, comme le droit de chasser et de pêcher, parfois ils établissent des réserves à partir de terres visées par un titre autochtone ou de terres qui ne sont pas visées par titre, et parfois ils créent de nouvelles obligations.

[108] Les traités « sont comme des contrats, si ce n’est qu’ils ont un caractère public, très solennel et particulier » (Badger à la p. 76). Un droit ancestral est fondé sur son libellé, tel qu’il est interprété selon les principes énoncés dans l’arrêt Marshall. Comme l’écrit Robert Mainville (maintenant juge à la Cour d’appel du Québec), [traduction] « il s’agit de contrats très spéciaux de nature sui generis et ils sont régis par les règles du droit public » et leurs modalités [traduction] « lient clairement la Couronne » (Mainville à la p. 35).

[109] Historiquement, les revendications de droits ancestraux ou d’intérêts autochtones sur des terres n’étaient reconnues ni par les tribunaux ni par le gouvernement. Avant 1982, l’intérêt autochtone, qu’il soit fondé sur la common law ou sur un traité, était limité dans la mesure où il était incompatible avec une loi qui démontrait une intention du législateur de limiter ou d’annuler un droit. Ce point a été discuté dans l’arrêt Sparrow, à la page 1098, où la Cour a adopté le raisonnement du juge Mahoney dans la décision Baker Lake (Hamlet) c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1980] 1 C.F. 518, à la page 568 :

Une fois qu’une loi a été régulièrement adoptée, il faut lui donner effet; s’il est nécessaire pour lui donner effet d’altérer voire d’abroger entièrement un droit de common law alors c’est l’effet que les tribunaux doivent lui donner. Cela est tout aussi vrai d’un titre aborigène que de tout autre droit de common law.

[110] Je reviens sur ce point plus loin dans les présents motifs, mais il suffit d’observer à ce stade qu’avant 1951, les droits issus de traités pouvaient être érodés par les lois et règlements provinciaux et fédéraux et, entre 1951 et 1982, qu’ils pouvaient l’être par une loi fédérale. Par conséquent, la jurisprudence antérieure à 1982 concernant le titre autochtone et les droits ancestraux non issus de traités (qui n’ont pas été reconnus avant l’arrêt Guerin) et les droits issus de traités (qui pouvaient être érodés par une loi) ne permet pas de prédire comment les litiges relatifs à une violation de traités, tels que la revendication relative aux DFIT dont nous sommes saisis, auraient été tranchés avant 1982 (Sparrow aux pp. 1103 à 1105).

[111] La question que notre Cour doit trancher est de savoir si un tribunal aurait donné un effet juridique au Traité no 7 à la veille de l’expiration du délai de prescription prévu par la Limitations of Actions Act de 1970. Pour répondre à cette question, il faut examiner la jurisprudence du passé. Mais la jurisprudence postérieure à 1982 est également instructive. Regarder dans le rétroviseur permet de voir comment nous comprenons actuellement le droit tel qu’il existait alors. Et ce que nous voyons dans le rétroviseur, c’est qu’un droit issu de traités de la nature de l’engagement relatif aux DFIT pris dans le Traité no 7 aurait été exécutoire avant 1982.

Le droit applicable

[112] Lorsque le Traité no 7 a été conclu en 1877, le Canada avait affirmé sa souveraineté de droit et de fait sur les terres en question (The Royal Charter for Incorprating the Hudson’s Bay Company: Granted by His Majesty the King Charles the Second, in the Twenty-Second Year of His Reign, A.D. 1670 (La Charte royale d’incorporation de la Compagnie de la Baie d’Hudson : Accordée par Sa Majesté le roi Charles II, dans la vingt-deuxième année de son règne, en 1670) (H.K. Causton, 1865); Convention between His Britannic Majesty and the United States of America (Convention entre Sa Majesté britannique et les États-Unis d’Amérique), signée à Londres, le 20 octobre 1818, art. II; Loi constitutionnelle de 1867, 30 et 31 Vict., ch. 3 (R.-U.), réimprimée dans L.R.C. 1985, appendice II, no 5, art. 91(24) à la p. 25, et art. 146 à la p. 42; Décret en conseil sur la Terre de Rupert; Traité no 7).

[113] La common law anglaise était le droit applicable au moment et à l’endroit où le Traité no 7 a été signé en 1877. Selon l’Acte des Territoires du Nord-Ouest, S.C. 1886, ch. 50, art. 11, les lois de l’Angleterre, y compris la common law, telles qu’elles existaient le 15 juillet 1870, étaient réputées être en vigueur dans les Territoires du Nord-Ouest (qui comprenaient à l’époque ce qui est maintenant la province de l’Alberta). C’est à cette date que la Compagnie de la Baie d’Hudson a cédé ses terres au Canada. À partir de là, les lois prescrivant les actions ont commencé à s’appliquer (Papaschase Indian Band (Descendants of) v. Canada (Attorney General), 2004 ABQB 655, [2004] 4 C.N.L.R. 110 au para. 112). Après la création de la province de l’Alberta en 1905, la common law telle qu’elle existait dans les Territoires du Nord-Ouest a continué de s’appliquer (Loi concernant l’Alberta, 1905, 4-5 Edw. VII, ch. 3, art. 16).

[114] La possibilité d’intenter une action devant la Cour de l’Échiquier pour faire respecter les clauses d’un accord ou d’un contrat avec la Couronne existe depuis 1875 (Acte des Pétitions de Droit, S.C. 1875, ch. 12; Acte de la Cour Suprême et de l’Échiquier, S.C. 1875, ch. 11, art. 58; Acte concernant les cours Suprême et de l’Échiquier, S.R.C. 1886, ch. 135, par. 73(2)). Les articles 2 et 3, le paragraphe 19(3) et l’article 21 de l’Acte des Pétitions de Droit, S.C. 1876, ch. 27, prévoyaient expressément qu’une action pouvait être intentée contre la Couronne à l’égard d’une revendication territoriale ou de dommages-intérêts au moyen d’un fiat accordé par le procureur général. Lorsqu’une revendication de ce type était présentée, le principe de l’immunité de la Couronne n’empêchait pas la poursuite et n’entravait pas non plus de façon substantielle les poursuites contre la Couronne (motifs de la CF aux para. 70 et 71). Lorsqu’un fiat était requis pour intenter une poursuite en vertu de l’Acte des Pétitions de Droit, il était accordé d’office (Re Nathan (1884), 12 Q.B.D. 461 à la p. 479). L’exigence relative au fiat du procureur général a, de toute façon, été abolie en 1951 avec les amendements à l’Acte des Pétitions de Droit et n’était donc pas un obstacle à l’action de la tribu des Blood.

[115] En 1971, la Cour fédérale a été créée pour succéder à la Cour de l’Échiquier (Loi sur la Cour fédérale, L.C. 1970, I-2, ch. 1). Comme l’a conclu la Cour fédérale, rien n’aurait empêché la tribu des Blood d’engager une action devant la Cour de l’Échiquier ou son successeur, la Cour fédérale, une conclusion à laquelle je souscris.

La jurisprudence avant 1982

[116] Je commence par l’arrêt St. Catharines Milling & Lumber co. v. R., [1888] U.K.P.C. 70, 1888 CarswellOnt 22 [St. Catharines Milling (CJCP)].

[117] En 1873, la tribu Salteaux des Ojibways a signé le Traité no 3 avec le Canada en échange des promesses y étant énoncées. La St. Catharines Milling Company a obtenu un bail du Canada pour couper du bois sur les terres cédées non visées par le traité. L’Ontario a soutenu que les baux étaient invalides puisque le titre de propriété des terres était dévolu à la province aux termes de l’article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867. La province a intenté une poursuite en vue d’obtenir un jugement déclaratoire en ce sens. Le Canada a soutenu que les terres relevaient de sa compétence, sur le fondement du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867.

[118] À la Cour suprême du Canada, cinq des six juges ont rédigé des motifs distincts ou concordants. Deux des juges (le juge en chef Ritchie et le juge Fournier) ont conclu que le titre sous-jacent était dévolu à la province; deux autres (les juges Henry et Taschereau) ont également conclu que le titre appartenait à l’Ontario, mais pour des motifs différents. Ils ont conclu que le titre autochtone n’était pas reconnu en common law et que tout droit sur les terres en question découlant de la Proclamation royale de 1763 était éteint par le traité de 1873. Ils ont également conclu que les questions relatives aux revendications de titres autochtones relevaient du domaine politique et non du domaine judiciaire. Enfin, deux des juges (les juges Strong et Gwyne) ont conclu que les droits que les Salteaux avaient sur les terres n’avaient pas été éteints par le traité et qu’ils découlaient à la fois de la common law et de la Proclamation royale.

[119] En somme, une majorité de quatre des six juges de la Cour suprême a conclu à l’existence d’un droit autochtone sur les terres, mais était divisée sur la source, l’origine, la nature et la portée de ce droit, et deux des juges sont restés muets sur ces points.

[120] Le CJCP (motifs de lord Watson) a donné raison à la province; comme le titre sous-jacent était dévolu à la Couronne du chef de l’Ontario, les baux étaient nuls. Lord Watson a reconnu l’existence de droits autochtones sur les terres, mais il a attribué leur existence à la Proclamation royale. Il a refusé de discuter de leur reconnaissance en common law, car cette question ne lui semblait pas utile pour résoudre le litige dont il était saisi. Lord Watson a toutefois déclaré que les droits des Autochtones sur les terres étaient en tout état de cause inférieurs au fief simple. Pour lord Watson, la tenure des Autochtones en vertu de la Proclamation royale était [traduction] « un droit personnel et usufruitier » qui ne pouvait être cédé qu’à la Couronne et, depuis l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, qu’à la Couronne du chef du Canada (Mainville aux pp. 19 et 20).

[121] L’arrêt St. Catharines Milling a fait couler beaucoup d’encre. Il est important, du moins en l’espèce, pour quatre raisons.

[122] Premièrement, je suis d’accord avec la tribu des Blood que le fondement de l’arrêt St. Catharines Milling n’était pas que les Ojibways avaient le droit d’opposer un droit issu de traités au Canada, mais simplement que, si un tel droit existait, il était personnel et usufruitier et existait au gré de la Couronne. Comme le fait observer la tribu des Blood dans son mémoire, [traduction] « il n’y avait pas un mot sur la capacité des Premières Nations de faire exécuter des droits issus de traités ».

[123] Deuxièmement, l’arrêt St. Catharines Milling est le fondement du nouvel argument que la tribu des Blood fait valoir en appel, à savoir que les droits ancestraux sont de nature politique et donc que les tribunaux ne peuvent pas les faire exécuter. La description faite par le juge Taschereau de l’obligation de la Couronne envers les peuples autochtones comme étant [traduction] « une obligation politique sacrée, dans l’exécution de laquelle l’État doit être libre de toute intervention judiciaire » a été approuvée par un autre juge et n’a pas été commentée par le CJCP (St. Catharines Milling and Lumber Co. v. R., 13 S.C.R. 577, 13 O.A.R. 148 à la p. 649 [St. Catharines Milling (CSC)]). Je reviens sur cet argument plus loin dans les présents motifs, mais, à ce stade, je ne fais que souligner que le juge de la Cour fédérale s’est appuyé sur cette affirmation pour conclure que les modalités du Traité no 7 n’étaient pas exécutoires en droit.

[124] Troisièmement, le différend dans l’affaire St. Catharines Milling opposait l’Ontario et le Canada. Il ne s’agissait pas d’une affaire entre les Salteaux et l’un ou l’autre des gouvernements, mais, si les « droits » des Salteaux régis par un traité avaient été remis en question, la Cour les aurait considérés comme étant des obligations exécutoires.

[125] La Cour suprême a jugé que les traités créaient des obligations exécutoires et, ce faisant, elle a préfiguré l’arrêt Marshall, un siècle plus tard, et les principes régissant l’interprétation des traités.

[126] Le dernier aspect, et le plus important, de l’arrêt St. Catharines Milling est la décision qui a en fait été rendue. Le raisonnement est que le droit autochtone limité dont on a constaté l’existence était insuffisant pour étayer l’affirmation du Canada selon laquelle il avait le pouvoir d’accorder des baux de concession forestière qui étaient opposables à l’Ontario. Pour arriver à cette conclusion, le CJCP a dû caractériser le traité. Lord Watson a conclu que l’accord avait été consigné [traduction] « par un contrat formel, dûment ratifié lors d’une rencontre entre des chefs ou des dirigeants réunis à cette fin » et que [traduction] « ce qu’il faut naturellement déduire de la façon dont le traité est formulé [...] est qu’il est censé être, du début à la fin, une transaction entre les Indiens et la Couronne » (St. Catharines Milling (CJCP) aux para. 2, 7 et 16).

[127] Pour conclure, bien que le raisonnement de l’arrêt St. Catharines Milling ne porte pas sur la question du caractère exécutoire ou non du traité, la décision étaye la thèse selon laquelle, dès 1896, le CJCP considérait les traités comme étant des contrats formels.

[128] Une décennie plus tard, en 1895, la Cour suprême du Canada et le CJCP se sont penchés sur la question de savoir si un traité créait une obligation juridique exécutoire (Affaire des annuités (CSC), conf. par Canada (Attorney General) v. Ontario (Attorney General), [1897] A.C. 199, 1896 CarswellNat 44 [Affaire des annuités (CJCP)]). Dans cette affaire, les Ojibways de la région du lac Huron visés par le Traité Robinson-Huron affirmaient que le Canada avait manqué à l’obligation qui lui incombait au titre du traité d’augmenter tous les ans leurs annuités.

[129] Tant pour la Cour suprême que pour le CJCP, le caractère exécutoire de cette modalité particulière du traité ne faisait aucun doute. La Cour suprême a observé que [traduction] « les Indiens ont, de plein droit, en vertu des traités, droit au paiement des arriérés » (Affaire des annuités (CSC) à la p. 498). S’il y avait un différend, par exemple, sur l’augmentation des annuités promises dans le traité, donnant lieu à [traduction] « une question difficile d’interprétation ou concernant une ambiguïté dans le libellé – les tribunaux devraient faire toute interprétation possible en leur faveur et à cette fin » (à la p. 535, le juge Sedgewick, motifs majoritaires concordants). La seule question était de savoir quel ordre de gouvernement, l’Ontario ou le Canada, était tenu d’exécuter l’engagement pris dans le traité.

[130] Le CJCP a noté que [traduction] « [l]es Indiens semblent n’avoir pris conscience qu’en 1873 de toute l’étendue des droits qui leur sont garantis par le traité, lorsqu’ils ont présenté pour la première fois contre le Dominion une demande d’augmentation annuelle de leurs annuités respectives à partir de la date des traités » (Affaire des annuités (CJCP) au para. 7). Le CJCP a qualifié la question de question de [traduction] « responsabilité contractuelle pour une obligation pécuniaire » (au para. 18) et affirmé que les annuités à payer au titre du traité de 1850 étaient des [traduction] « dettes ou obligations » dont la Couronne était tenue de s’acquitter envers les Ojibways (au para. 3).

[131] L’Affaire des annuités n’a pas été examinée par la Cour fédérale.

[132] La tribu des Blood soutient que l’Affaire des annuités n’étaye pas le point de vue selon lequel un traité crée des obligations exécutoires. Elle souligne le fait que la bande n’était pas partie au litige.

[133] Je suis, avec égards, en désaccord. Il est vrai que les Ojibways n’étaient pas partie au litige : il n’était pas nécessaire qu’ils le soient puisque la seule question était de savoir laquelle, de la Couronne de l’Ontario ou de celle du Canada, honorerait les clauses du traité. Le Canada avait, en attendant le règlement du litige, [traduction] « gracieusement pris charge » de la dette (à la p. 512). En d’autres mots, le Canada avait pris des mesures pour que les droits de la bande ne soient pas en souffrance. Le langage de la Cour suprême et du CJCP est sans équivoque : les Ojibways avaient la capacité de présenter une demande contre le Dominion et le traité créait une obligation pécuniaire exécutoire (Affaire des annuités (CJCP) au para. 7) :

[traduction]

Les Indiens semblent n’avoir pris conscience qu’en 1873 de toute l’étendue des droits qui leur sont garantis par le traité, lorsqu’ils ont présenté pour la première fois contre le Dominion une demande d’augmentation annuelle de leurs annuités respectives à partir de la date des traités[.]

[134] L’affaire Henry, en 1905, démontre également le caractère exécutoire d’engagements précis découlant de traités. Dans cette affaire, les Mississaugas avaient déposé une pétition auprès de la Cour de l’Échiquier, demandant une déclaration selon laquelle certains frais de soins de santé et d’enseignement, qui, aux termes du traité, devaient être assumés par le Canada, avaient été imputés au compte en fiducie de la bande. La bande a présenté une demande en dommages-intérêts correspondant à la somme indûment facturée et aux intérêts et elle a demandé que soit ordonnée la remise de la somme sur son compte.

[135] Une question préliminaire s’est posée pour savoir si la Cour de l’Échiquier avait compétence pour statuer sur la demande et accorder la mesure de redressement. Après avoir examiné l’article 15 de la Loi de la Cour de l’Échiquier, 50-51 Vict. ch. 16, qui lui conférait le pouvoir d’entendre les réclamations contre la Couronne [traduction] « prov[enant] d’un contrat conclu par la Couronne ou en son nom », la Cour a conclu que, [traduction] « comme leur droit à cet égard repose sur le traité ou le contrat conclu entre la Couronne et eux, et sur l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, de 1867, la Cour a, je pense, compétence pour faire une telle déclaration » (Henry au para. 13). Un jugement a été rendu en faveur des Mississaugas, ordonnant le paiement des annuités demandées. En donnant raison aux Mississaugas, la Cour a considéré le traité comme étant un accord ou un traité fondé sur une entente et une contrepartie (Henry aux para. 6, 11 à 15, 19).

[136] La Cour fédérale a examiné la décision Henry et a admis qu’il s’agissait d’un cas où l’action pour manquement à un traité avait été intentée avec succès sur le fondement du droit des contrats. Toutefois, au-delà de cet aveu, la Cour fédérale n’a pas pris cette décision en compte, déclarant simplement que ni l’une ni l’autre des parties n’avait fait valoir que le traité n’était pas un contrat (motifs de la CF ai para. 487).

[137] Dans ses motifs, la Cour fédérale a noté que l’affaire Henry pourrait avoir une issue différente aujourd’hui; si la Cour fédérale dit que les modalités du traité n’auraient pas d’effet juridique, je ne suis pas d’accord (motifs de la CF au para. 488). Tant dans l’affaire Henry que dans l’Affaire des annuités, le traité était exécutoire. Le droit de voir la Couronne payer certaines dépenses, comme dans l’affaire Henry, ou d’obtenir des annuités, comme dans l’Affaire des annuités, reposait sur le traité ou le contrat entre la Couronne et la bande. Le fait que le traité ait été appliqué est plus important que la caractérisation que l’on a fait de l’obligation.

[138] Dans la décision de 1928 R. v. Syliboy, [1929] 1 D.L.R. 307, 1928 CanLII 352 [Syliboy], la Cour de comté de la Nouvelle-Écosse avait conclu que les Mi’kmaq n’avaient pas la capacité de conclure des ententes exécutoires, en l’occurrence un traité d’amitié antérieur à la Confédération. Le traité était au mieux un [traduction] « simple accord conclu par le gouverneur et le conseil avec une poignée d’Indiens, leur donnant en échange d’un bon comportement de la nourriture, des cadeaux et le droit de chasser et de pêcher comme d’habitude » (aux pp. 313 et 314). La Cour de comté de la Nouvelle-Écosse a conclu que les Mi’kmaq n’avaient pas la capacité de conclure des accords formels.

[139] La décision a été vertement critiquée par les universitaires de l’époque (voir N.A.M MacKenzie, « Indians and Treaties in Law » (1929), 7 Can Bar Rev 561 à 565 (N.A.M. Mackenzie)) et plus tard par la Cour suprême (Simon aux para. 18 et 19). Je considère donc cette décision comme une exception qui va à contre-courant de la jurisprudence en vigueur à l’époque. Toutefois, avant de clore sur l’affaire Syliboy, j’ouvre une parenthèse pour faire une observation sur la doctrine qu’invoque la tribu des Blood pour soutenir sa thèse selon laquelle les traités ne sont pas exécutoires.

[140] Au paragraphe 97 de son mémoire, la tribu des Blood invoque l’Oxford Handbook of the Canadian Constitution (Oxford University Press, 2017, à la p. 327) à l’appui de l’affirmation selon laquelle les tribunaux considéraient les promesses faites dans les traités comme n’étant pas exécutoires. La décision Syliboy est le seul précédent cité à l’appui de cette affirmation. L’affaire Syliboy a été tranchée de manière erronée en son temps, et elle le reste aujourd’hui. Cette décision n’étaye rien.

[141] Dans l’arrêt R. v. Wesley, [1932] 4 D.L.R. 774, 1932 CanLII 269 (C.A. de l’Alb.) [Wesley], la Couronne a fait appel de l’acquittement par la Division d’appel de la Cour suprême de l’Alberta de membres de la bande Stoney accusés d’avoir chassé pour se nourrir sur des terres de la Couronne inoccupées. Le juge avait conclu qu’il n’était pas contesté que les accusés avaient [traduction] « droit aux avantages des articles du traité » qui leur permettaient de chasser sur les terres inoccupées de la Couronne (Wesley à la p. 780). Le juge avait conclu que [traduction] « la loi sur la chasse de cette province [...] ne s’applique pas aux Indiens qui chassent pour se nourrir dans les endroits mentionnés dans cet article » (Wesley à la p. 790). Le juge avait condamné un troisième membre de la bande, qui a également fait appel.

[142] Après avoir examiné l’Affaire des annuités, la Cour suprême de l’Alberta, division d’appel, a rejeté les appels de la Couronne et annulé la condamnation en se fondant sur les clauses du traité. Dans ses motifs, la Cour a observé que [traduction] « les traités avec les Indiens ne sont pas sur un plan plus élevé que les autres accords formels » (Wesley à la p. 788). Pris au pied de la lettre, ce passage donne à penser que les traités sont la même chose que les [traduction] « autres accords formels », ni plus, ni moins. Nonobstant l’ambiguïté de l’expression, les observations que la Cour formule immédiatement après apportent réponse à toute question sur le caractère exécutoire des traités : [traduction] « cela ne diminue en rien le devoir et l’obligation de la Couronne d’exécuter les promesses contenues dans ces traités avec toute l’exactitude que l’honneur et la bonne conscience dictent ».

[143] Ainsi, plutôt que d’être un précédent étayant la thèse que les traités ne sont pas exécutoires, l’arrêt Wesley constitue une reconnaissance prémonitoire de la thèse qui sera avancée 90 ans plus tard dans l’affaire Desautel, soit que l’important n’est pas la façon dont on caractérise les traités, ni le domaine, qu’il soit civil, réglementaire ou pénal, où le droit issu de traités joue, mais bien le résultat. Il s’agit également d’une reconnaissance du principe, alors bien établi, selon lequel l’honneur de la Couronne exige que les traités soient exécutoires.

[144] En 1935, dans la décision Dreaver, la Cour de l’Échiquier a examiné une pétition de droit déposée par la bande de Mistawasis, en Saskatchewan, qui voulait obtenir une ordonnance enjoignant au Canada de verser 2 030 929 $ pour des sommes imputées indûment au compte en fiducie de la bande. La bande soutenait que les modalités du Traité no 6 prévoyaient la gratuité de l’éducation et des médicaments et que l’imputation au compte de la bande de dépenses à ce titre violait les clauses du traité. La pétition était fondée [traduction] « non pas sur un simple contrat, mais par traité sur un contrat de spécialité et un acte sous scellé » (à la p. 97). La Cour a à son tour caractérisé la pétition comme étant une pétition [traduction] « pour le recouvrement de sommes reçues par le fiduciaire et retenues par lui ». Pour accueillir la pétition de la bande, la Cour a examiné les clauses du Traité no 6 et a conclu que les dépenses étaient indues, car elles n’étaient pas autorisées par le traité (aux pp. 114 à 119 et 122).

[145] La Cour fédérale a établi une distinction d’avec la décision Dreaver au motif qu’il s’agissait d’« une poursuite afin que le Canada rende les fonds prélevés de façon irrégulière sur le compte en fiducie de la bande » et non d’une « action pour faire appliquer un droit issu de traité » (motifs de la CF au para. 481). Cette distinction n’est pas valide.

[146] La pétition avait été présentée par plusieurs membres de la bande, dont George Dreaver, le chef de la bande. Ils agissaient à la fois pour leur propre compte et [traduction] « pour le compte des Indiens de la réserve de Mistawasis » (à la p. 92) et ils faisaient valoir le droit de la bande, issu de traités, de recevoir gratuitement des médicaments et des fournitures. La Cour a interprété les clauses du Traité no 6 pour déterminer si la facturation était conforme au traité. L’obligation découlant du traité avait un effet juridique, et le chef de la bande s’est servi de cette obligation pour faire valoir, au nom de la bande, un droit issu de traités (aux pp. 92 à 95, 97, 100, 104, 106 à 111, 114 à 119 et 122). L’interprétation que fait la Cour fédérale de la décision est inexacte.

[147] L’arrêt rendu en 1964 par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique R. v. White and Bob, 50 D.L.R. (2d) 613, 52 W.W.R. 193, conf. par [1965] R.C.S. vi (note), 52 D.L.R. (2d) 481 [White and Bob], est un examen du caractère exécutoire des traités effectué après la guerre. Deux membres de la tribu Saalequun de l’île de Vancouver ont été accusés de possession d’une carcasse de cerf en violation d’un texte législatif provincial sur la faune. Pour leur défense, les membres de la bande ont invoqué un droit autochtone de chasser le cerf, issu d’un accord conclu en 1854 entre leurs ancêtres et le gouverneur Douglas et de la Proclamation royale de 1763.

[148] La Couronne a soutenu que le traité n’était pas un traité exécutoire puisqu’il avait été signé par le gouverneur, à l’époque un représentant de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et non par la Couronne. En donnant effet au droit de chasser et en rejetant les accusations, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a donné une interprétation large de ce qui constitue un traité au sens de la Loi sur les Indiens.

[149] L’arrêt White and Bob est pertinent, car il représente l’opinion qu’avait la Cour d’appel de la Colombie-Britannique en 1964 sur le statut juridique des traités et les obligations qu’ils confèrent. Le juge Norris a observé que, malgré l’absence des formalités qui avaient accompagné d’autres traités historiques, le [traduction] « législateur a reconnu le fait que les traités indiens auraient été conclus en suivant des niveaux de formalité variant selon les circonstances propres à chaque cas » (à la p. 657). En examinant la question de savoir si un document particulier constituait un traité valide ou non, il a ajouté qu’il était [traduction] « particulièrement important [pour le législateur], pour le maintien de l’ordre public, que les droits des Indiens soient respectés et interprétés largement en faveur des Indiens » (à la p. 657). Il a conclu que, comme [traduction] « les droits des Indiens [y compris les droits issus de traités] avaient été reconnus par le gouvernement colonial » (à la p. 662), [traduction] « le document (pièce 8) est un traité au sens de l’article 87 de la Loi sur les Indiens » (à la p. 663).

[150] La décision de 1974 R. v. Dennis, 56 D.L.R. (3d) 379, 1974 CanLII 1185 (Cour provinciale de la Colombie-Britannique) [Dennis] portait sur les droits issus de traités en tant que moyen de défense contre une infraction à la législation sur la faune. La Cour provinciale de la Colombie-Britannique a observé que le traité no 8 était [traduction] « semblable à une entente ou à un contrat » (à la p. 382). Cependant, cette cour a également estimé en fin de compte que, parce que la bande à laquelle appartenait le défendeur n’était pas signataire du Traité no 8, les membres de cette bande ne pouvaient pas bénéficier du traité.

[151] Dans l’affaire Pawis (1980), quatre membres des Ojibways ont allégué que le Canada avait, en prenant le Règlement de pêche de l’Ontario, « violé les obligations [que la Couronne] avait solennellement contractées par le traité de 1850 du lac Huron » (au para. 5(15)). Les membres de la bande soutenaient que le Règlement était sans effet, étant donné l’engagement pris dans le traité du lac Huron (Pawis au para. 5(3)) qui accorde la [traduction] « pleine et libre jouissance du privilège » de chasser et de pêcher.

[152] En rejetant l’action, la Cour fédérale a conclu que le règlement, en tant que texte législatif fédéral valide, limitait l’engagement pris dans le traité. À cet égard, le résultat n’est pas différent de toute autre affaire antérieure à l’article 35. Le législateur peut abroger les traités et interférer avec ceux-ci dans l’exercice de sa suprématie. Ce qui est significatif, en revanche, c’est qu’il était nécessaire pour la Cour fédérale de caractériser la nature juridique du traité, les promesses qu’il contenait et les moyens de leur mise en œuvre (Pawis aux pp. 24-25) :

Les promesses faites [dans le Traité] [...] visaient indéniablement à produire des effets de droit dans un contexte légal. On peut donc dire que cet accord équivalait à un contrat, et admettre q[u]’un manquement aux engagements qui y sont consignés peut donner lieu à une action en rupture de contrat.

[153] Dans la décision Hay River (1980), la Cour fédérale a examiné une action en jugement déclaratoire contre le Canada pour avoir inclus, dans les terres mises à part au titre du Traité no 8, des terres situées dans les limites municipales de la Ville de Hay River. La Ville a soutenu que le Canada avait violé les clauses du Traité no 8, qui excluait les terres municipales de la sélection. La Cour fédérale a conclu que la Ville n’avait pas qualité pour intervenir dans l’exécution des obligations issues du Traité et a rejeté la thèse selon laquelle les successeurs ne pouvaient pas bénéficier des avantages du traité. La Cour a noté que le Traité no 8 n’était pas « simplement un contrat entre les parties qui y ont souscrit. Il impose des obligations et confère des droits aux successeurs des Indiens qui l’ont conclu » (à la p. 265).

[154] L’arrêt Taylor (1981) est un autre exemple d’une bande qui a fait valoir ses droits issus de traités avant 1982. La question était de savoir si les clauses du Traité no 20 préservaient ou accordaient le droit de pêcher et de chasser sur les terres de la Couronne malgré les restrictions réglementaires provinciales. La Cour d’appel de l’Ontario a examiné les procès-verbaux accompagnant la signature du Traité no 20 et a jugé que le traité préservait les droits historiques des Chippewas de chasser et de pêcher sur les terres de la Couronne. Par l’effet de l’article 88 de la Loi sur les Indiens, les règlements provinciaux n’avaient pas éteint le droit de chasser et de pêcher conféré par traité aux Chippewas.

[155] La Cour fédérale a mal interprété les motifs exposés par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Taylor lorsqu’elle a conclu que « [l]a Cour d’appel a déclaré que les lois provinciales d’application générale concernant la chasse et la pêche ne s’appliquaient pas aux Indiens parce que ces droits avaient été préservés par la Proclamation royale de 1763, qui est indépendante de la Loi sur les Indiens » (motifs de la CF au para. 489).

[156] Ce n’est pas le cas. La Cour d’appel de l’Ontario n’a pas souscrit aux motifs de la Cour divisionnaire en ce qui concerne la Proclamation royale, notant qu’elle avait de [traduction] « sérieuses réserves quant à la justesse » des motifs de la Cour divisionnaire faisant de la Proclamation royale la source du droit de chasser et de pêcher (Taylor aux para. 25 et 26). L’article 88 de la Loi sur les Indiens protégeait le droit de chasse et de pêche issu du traité contre les empiétements de la province.

[157] Pour étayer la conclusion selon laquelle les traités n’étaient pas exécutoires avant 1982, le juge a renvoyé à deux arrêts : R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, 1999 CanLII 673 au para. 24 [Sundown], et First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon au para. 37. Ni l’un ni l’autre de ces arrêts n’étaye cette conclusion; ils défendent plutôt le point de vue, que je considère comme incontesté, voulant que les traités soient plus que des contrats et aient un statut unique, sui generis. Ils ne mènent pas à la conclusion qu’on ne pouvait faire exécuter la revendication relative aux DFIT.

[158] Pendant qu’il chassait, M. Sundown, membre d’une bande signataire du Traité no 6, a coupé des arbres dans un parc provincial pour se construire une cabane. Il a été accusé d’une infraction à la réglementation provinciale pour avoir abattu des arbres et construit une habitation dans un parc provincial. La question était de savoir si ces actes étaient, en appliquant le critère de l’arrêt Simon, « raisonnablement accessoires » à l’exercice du droit de chasse et de pêche garanti par le Traité no 6. La Cour suprême a conclu qu’ils l’étaient, notant que les droits issus de traités doivent recevoir une interprétation large, qui évite les restrictions et les présomptions provenant des concepts traditionnels de la common law.

[159] Rien dans les motifs de l’arrêt Sundown ne peut être interprété comme une indication d’interpréter les traités d’une manière qui porte atteinte à leur caractère exécutoire ou qui donne à penser qu’avant 1982, les tribunaux n’auraient pas reconnu la revendication relative aux DFIT; au contraire, la Cour suprême réitère leur caractère unique et sui generis et l’impératif d’en interpréter les clauses conformément à leurs objectifs sous-jacents.

[160] Certains éléments des traités ne s’inscrivent pas dans les concepts traditionnels de la common law; ils sont contraignants à perpétuité et accordent des droits non seulement aux signataires initiaux, mais à des peuples autochtones entiers et à leurs descendants. Les droits accordés sont détenus par la collectivité de la bande ou de la tribu, et non par des individus en particulier. Par conséquent, l’arrêt Sundown n’enseigne pas que les traités sont restreints ou limités par la common law, mais plutôt le contraire, à savoir que la common law sert à en reconnaître et à en renforcer les modalités et les objectifs. Les motifs de la Cour fédérale n’expliquent pas comment le fait de considérer les traités comme étant non exécutoires favorise les objectifs sous-jacents des traités, et encore moins l’objectif de réconciliation.

[161] Le deuxième arrêt auquel le juge a renvoyé pour conclure que les traités ne sont pas exécutoires est First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon. Dans cette affaire, on avait demandé à la Cour de déterminer si les modifications apportées par le gouvernement du Yukon à des plans d’aménagement du territoire étaient conformes à l’entente globale sur l’aménagement du territoire conclue entre le Canada, le Yukon et les peuples autochtones du Yukon. La Cour s’est penchée sur le degré approprié d’intervention judiciaire dans la mise en œuvre des traités modernes, notant que les tribunaux devraient généralement laisser aux parties la possibilité de gouverner ensemble et de régler leurs différends. En dernière analyse, toutefois, en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, les traités modernes sont des documents constitutionnels, et le rôle des tribunaux est essentiel pour assurer la protection des droits qui y sont inscrits.

[162] L’arrêt First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon n’étaye pas la thèse selon laquelle les traités conclus avant 1982 n’étaient pas exécutoires. Encore une fois, le simple fait que des traités qualifiés d’accords sui generis, solennels, « plus que des contrats », se soient vu accorder une protection constitutionnelle en 1982 ne mène pas à la conclusion qu’ils n’étaient pas exécutoires avant cette date. L’arrêt Sparrow indique clairement qu’ils l’étaient et que l’article 35 avait pour effet d’en empêcher l’érosion par la législation (Sparrow aux pp. 406 à 408, 409, 410, 415 et 416; Badger aux para. 76, 77, 79 et 82).

[163] En conclusion, j’irai à l’encontre de mes propres conseils en ce qui concerne la distinction entre les affaires de traités et celles de droits ancestraux, et je ferai un détour par deux affaires de titres autochtones – Calder et Guerin.

[164] Comme on le sait, l’arrêt Calder de 1973 n’a pas tranché la question de savoir laquelle des deux opinions concurrentes prévalait : l’opinion du juge Judson (les juges Martland et Ritchie y souscrivant), selon laquelle les droits ancestraux n’étaient pas reconnus en common law et n’étaient pas exécutoires, ou l’opinion du juge Hall selon laquelle « il existe une abondante jurisprudence confirmant que la common law reconnaît les droits aborigènes, à la possession et à la jouissance des terres des aborigènes » (à la p. 376; les juges Laskin et Spence y souscrivant). La Cour suprême était divisée également et la question n’a pas été tranchée. En fin de compte, l’issue de l’arrêt Calder a dépendu de l’opinion du juge Pigeon, qui a rejeté l’appel pour des motifs de procédure. Dix ans plus tard, dans l’arrêt Guerin, la Cour suprême a adopté le point de vue du juge Hall.

[165] Les affaires Calder et Guerin étaient toutes deux des affaires de titre autochtones – il ne s’agissait pas d’affaires de traités. Toutefois, nous savons que, bien qu’en 1973, la Cour suprême était divisée sur la question de l’existence du titre autochtone, en 1983, ces mêmes droits ancestraux étaient incontestablement exécutoires. Le fait que le concept de titre autochtone ait été reconnu en common law en 1983 renforce la conclusion selon laquelle les droits issus de traités circonscrits et précis, comme la revendication relative aux DFIT en l’espèce, étaient exécutoires à l’expiration du délai de prescription. Comme je l’indique au début des présents motifs, il serait hautement anormal, voire incohérent, de tirer une conclusion contraire.

La jurisprudence après l’article 35

[166] Comme je le mentionne plus haut, il est demandé à notre Cour de constater l’état du droit à l’expiration du délai de prescription et de déterminer si l’action en violation des DFIT aurait été reconnue. La jurisprudence qui suit le délai de prescription confirme la conclusion selon laquelle les traités créent des obligations exécutoires – sur ce point, les enseignements de la Cour suprême n’ont jamais varié.

[167] Dans l’arrêt Simon de 1985, la Cour suprême a examiné l’interaction entre le Traité de 1752 et la législation sur la faune de la Nouvelle-Écosse, la Lands and Forests Act (Loi sur le territoire et les forêts), R.S.N.S. 1967, ch. 163, par. 150(1). Un membre d’une bande a été accusé au titre de cette loi de possession d’un fusil de chasse et d’une carabine en dehors de la saison de chasse. En concluant que la loi provinciale entrait en conflit avec les droits de chasse protégés par le traité, le juge en chef Dickson a fait observer ce qui suit, au paragraphe 33 : « Un traité avec les Indiens est unique; c’est un accord sui generis qui n’est ni créé ni éteint selon les règles du droit international. » Le juge en chef a ajouté ce qui suit au paragraphe 51 :

Enfin, il convient de souligner que plusieurs décisions ont considéré que le Traité de 1752 était un « traité » valide au sens de l’art. 88 de la Loi sur les Indiens (par ex., R. v. Paul, précité, et R. v. Atwin and Sacobie, précité). Le traité était un échange de promesses solennelles entre les Micmacs et le représentant du Roi conclu pour faire la paix et la garantir. Il s’agit d’une obligation exécutoire entre les Indiens et l’homme blanc et, comme telle, elle est visée par le mot « traité » à l’art. 88 de la Loi sur les Indiens. [Non souligné dans l’original.]

[168] Dans l’arrêt Badger de 1996, les défendeurs avaient été accusés d’infractions à la Wildlife Act (Loi sur la faune) de l’Alberta, S.A. 1984, ch. W-9.1. Pour leur défense, ils ont invoqué une clause du Traité no 8 qui accorde le droit de chasser pour se nourrir sur des terres privées. En confirmant les condamnations de deux des trois accusés, la Cour suprême a conclu que les droits issus de traités étaient limités lorsque les terres étaient utilisées de manière visible. L’appel interjeté par le troisième accusé a été accueilli et la tenue d’un nouveau procès a été ordonnée pour déterminer si l’atteinte au droit de chasse sur les terres inoccupées était justifiée.

[169] Le raisonnement de la Cour suprême était axé sur la mesure dans laquelle le paragraphe 12 de la Convention sur le transfert des ressources naturelles, Loi constitutionnelle de 1930, 20-21 George V, ch. 26 (R.-U.) [la Convention sur le transfert des ressources naturelles], avait une incidence sur le droit de chasse accordé par le Traité no 8. Cela a soulevé la question de savoir comment interpréter les droits issus de traités lorsqu’ils sont touchés par la législation. En plus d’énoncer des principes fondamentaux d’interprétation (Badger aux pp. 793 et 794) et de conclure que le critère établi dans l’arrêt Sparrow, applicable lorsqu’il y a atteinte aux droits ancestraux, devrait s’appliquer à la Convention sur le transfert des ressources naturelles (rendant ainsi le critère applicable aux droits issus de traités), la Cour a conclu qu’un traité représente un échange de promesses solennelles entre la Couronne et les Indiens, un accord dont le caractère est « sacré » (Badger à la p. 793). Les traités créent des « obligations exécutoires, fondées sur le consentement mutuel des parties » (Badger à la p. 812).

[170] En 1999, la Cour suprême a énoncé les principes régissant l’interprétation des traités (R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, 1999 CanLII 665, par. 78). Ils méritent d’être reproduits dans leur intégralité :

78. Notre Cour a, à maintes reprises, énoncé les principes qui régissent l’interprétation des traités, notamment les principes suivants :

1. Les traités conclus avec les Autochtones constituent un type d’accord unique, qui demandent l’application de principes d’interprétation spéciaux: R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, au par. 24; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, au par. 78; R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, à la p. 1043; Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, à la p. 404. Voir également: J. [Sákéj] Youngblood Henderson, « Interpreting Sui Generis Treaties » (1997), 36 Alta. L. Rev. 46; L. I. Rotman, «Defining Parameters: Aboriginal Rights, Treaty Rights, and the Sparrow Justificatory Test» (1997), 36 Alta. L. Rev. 149.

2. Les traités doivent recevoir une interprétation libérale, et toute ambiguïté doit profiter aux signataires autochtones: Simon, précité, à la p. 402; Sioui, précité, à la p. 1035; Badger, précité, au par. 52.

3. L’interprétation des traités a pour objet de choisir, parmi les interprétations possibles de l’intention commune, celle qui concilie le mieux les intérêts des deux parties à l’époque de la signature: Sioui, précité, aux pp. 1068 et 1069.

4. Dans la recherche de l’intention commune des parties, l’intégrité et l’honneur de la Couronne sont présumé[s]: Badger, précité, au par. 41.

5. Dans l’appréciation de la compréhension et de l’intention respectives des signataires, le tribunal doit être attentif aux différences particulières d’ordre culturel et linguistique qui existaient entre les parties: Badger, précité, aux par. 52 à 54; R. c. Horseman, [1990] 1 R.C.S. 901, à la p. 907.

6. Il faut donner au texte du traité le sens que lui auraient naturellement donné les parties à l’époque: Badger, précité, aux par. 53 et suiv.; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, à la p. 36.

7. Il faut éviter de donner aux traités une interprétation formaliste ou inspirée du droit contractuel: Badger, précité, Horseman, précité, et Nowegijick, précité.

8. Tout en donnant une interprétation généreuse du texte du traité, les tribunaux ne peuvent en modifier les conditions en allant au-delà de ce qui est réaliste ou de ce que « le language utilisé [...] permet » : Badger, précité, au par. 76; Sioui, précité, à la p. 1069; Horseman, précité, à la p. 908.

9. Les droits issus de traités des peuples autochtones ne doivent pas être interprétés de façon statique ou rigide. Ils ne sont pas figés à la date de la signature. Les tribunaux doivent les interpréter de manière à permettre leur exercice dans le monde moderne. Il faut pour cela déterminer quelles sont les pratiques modernes qui sont raisonnablement accessoires à l’exercice du droit fondamental issu de traité dans son contexte moderne: Sundown, précité, au par. 32; Simon, précité, à la p. 402.

[171] C’est peut-être l’évidence même, mais rappelons qu’aucun de ces principes n’a de sens ni d’utilité si les clauses du traité ne sont pas exécutoires; ils ne seraient qu’une théorie savante sans aucune importance pratique. Je ne pense pas que ce soit le cas. Lorsque la Cour suprême se prononce, comme elle l’a fait dans l’arrêt Marshall, elle le fait à la lumière de la jurisprudence de longue date qui reconnaissait un effet juridique aux traités.

[172] Un deuxième point ressort de l’arrêt Marshall. Bien que la Cour suprême ait été tout à fait consciente de la nature sui generis des traités, elle n’a pas hésité à faire une analogie entre les obligations issues de ceux-ci et celles issues d’un contrat. Après avoir passé en revue le droit relatif aux circonstances dans lesquelles le tribunal suppléera aux lacunes d’un contrat, le juge Binnie a écrit, au paragraphe 43 :

Si le droit est disposé à suppléer aux lacunes de contrats écrits – préparés par des parties bien informées et par leurs conseillers juridiques – afin d’en dégager un résultat sensé et conforme à l’intention des deux parties, quoiqu’elle ne soit pas exprimée, il ne saurait demander moins de l’honneur et de la dignité de la Couronne dans ses rapports avec les Premières Nations.

[173] Autrement dit, l’honneur et la dignité de la Couronne garantissent l’efficacité des engagements pris dans le cadre des traités.

[174] Dans l’arrêt Manitoba Metis, la Cour suprême a examiné la relation entre les engagements pris par traité envers les Métis et l’article 31 de la Loi sur le Manitoba. Citant l’arrêt Sioui, la Cour a fait observer qu’une analogie peut être faite entre les traités et les engagements constitutionnels pris dans l’intention de créer des « obligations juridiques » qui sont « de la plus haute importance » et qu’un « certain élément de solennité » s’attache aux deux (aux para. 71 et 92). Bien que la Cour fédérale ait pris en considération l’arrêt Manitoba Metis dans le contexte de la question de savoir si elle pouvait suspendre l’application du délai de prescription, elle n’a pas tenu compte des enseignements clairs de la Cour suprême voulant que les traités historiques créent des obligations juridiquement exécutoires.

[175] Les tribunaux canadiens se sont montrés agnostiques quant à la manière de catégoriser juridiquement les traités et quant aux moyens ou à la « forme » par lesquels on les fait exécuter. Les traités ont évolué, passant d’« accords solennels » à « contrats », à instruments protégés contre l’empiétement par les provinces en vertu de l’article 88 de la Loi sur les Indiens en 1951, à accords sui generis, puis à accords protégés par la Constitution. Quelle que soit l’étiquette qu’on leur appose, il y a un thème unificateur, à savoir que les droits issus de traités étaient juridiquement exécutoires (Badger au para. 76; voir aussi Ontario (Procureur Général) c. Bear Island Foundation, [1991] 2 R.C.S. 570, p. 575; Affaire des annuités (CSC); Marshall au para. 50; Campbell v. British Columbia (A.G.) (2000), 189 D.L.R. (4th) 333 (C.S. C.-B.) au para. 84; B. Slattery, « Making Sense of Aboriginal and Treaty Rights » (2000) 79 Can. Bar Rev. 196 aux pp. 209 et 210). Je ne suis donc pas d’accord avec la Cour fédérale lorsqu’elle conclut qu’étant donné que la Cour suprême a déclaré que les traités « ne sont pas des contrats », une action fondée sur les droit des contrats pour violation des DFIT n’est pas recevable (motifs de la CF aux para. 488 et 508).

La doctrine

[176] La doctrine dans le domaine des droits issus de traités doit être lue avec prudence. Certaines publications sont fondées sur un idéal ou des politiques administratives, tandis que d’autres sont ancrées dans le droit. Lorsqu’elles sont ancrées dans la jurisprudence, elles reprennent l’opinion voulant que les traités soient exécutoires. Il faut faire preuve de prudence en lisant la doctrine, de même que la jurisprudence, parce que l’idée que les traités n’étaient « pas exécutoires » représente un fait incontesté : avant 1951, les droits de chasse et de pêche issus de traités pouvaient être restreints par la législation provinciale et fédérale et, de 1951 à 1982, par la législation fédérale. Toutefois, rien dans toutes ces publications n’indique qu’une modalité quantifiable d’un traité, promettant une grandeur déterminée de terres, ne serait pas exécutoire à la veille de l’expiration du délai de prescription. Au contraire, la doctrine étaye l’interprétation selon laquelle les traités étaient exécutoires avant 1982.

[177] Le professeur Grammond (maintenant juge à la Cour fédérale) écrit dans Aménager la coexistence : les peuples autochtones et le droit canadien (Québec, Éditions Yvon Blais, 2003) qu’un traité peut être appliqué, indépendamment de l’existence d’une disposition législative ou constitutionnelle assurant la protection du traité :

Cela signifie que les parties à un traité peuvent, si elles le désirent, se fonder sur le droit des contrats pour en exiger la mise en œuvre. Deux décisions de la Cour de l’Échiquier [ainsi qu’une décision récente concernant l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut] ont accueilli des réclamations monétaires fondées sur le non-respect par l’État des obligations découlant d’un traité. Dans des cas semblables, il est possible de demander le respect d’un traité indépendamment des lois ou des dispositions constitutionnelles qui en assurent la protection. [Pages 267 et 268.]

[178] De même, dans The Aboriginal Rights Provisions in the Constitution Act, 1982, (Saskatoon, Native Law Center, 1987), W.F. Pentney (maintenant juge à la Cour fédérale), a conclu, après avoir examiné la nature juridique des traités numérotés, que [traduction] « [l]e fait que les traités soient placés dans une catégorie à part n’enlève rien à leur statut juridique ni à leur caractère exécutoire » (à la p. 137).

[179] Dans leur publication ayant fait école, Borrows et Rotman écrivent que, [traduction] « même si les obligations de la Couronne découlant d’un traité étaient considérées comme contraignantes, elles demeuraient susceptibles d’être abrogées ou supprimées par la Couronne » (à la p. 11) et plus loin que [traduction] « les obligations de la Couronne découlant de ces traités étaient considérées comme étant entièrement politiques plutôt que juridiques » (à la p. 17). Cependant, lorsqu’on place ces citations dans leur contexte, elles font référence à l’obligation politique de s’abstenir de toute interférence réglementaire ou législative. Les auteurs discutaient également une autre question, à savoir si les tribunaux canadiens considéraient les droits issus de traités comme un pont entre le droit des Autochtones et la tradition de common law.

[180] Douglas Sanders conclut que [traduction] « [l]es tribunaux ont appliqué les promesses faites par traité impliquant le paiement d’argent, que ce soit sous forme d’annuités ou d’argent pour des médicaments, sur le fondement du droit des contrats » (« Pre-existing Rights: The Aboriginal Peoples of Canada » dans Beaudoin & Ratushy, éd., The Canadian Charter of Rights and Freedoms, 2e éd. (Toronto, Carswell, 1989) à la p. 728). Toutefois, il a également noté la difficulté de faire valoir certains droits issus de traités avant 1982, comme le droit de chasser et de pêcher, en présence de lois contraires, en faisant observer que le fondement du droit des contrats ne [traduction] « fonctionnait pas pour d’autres promesses faites par traité lorsqu’elles entraient en conflit avec des textes législatifs, comme les lois fédérales et provinciales sur la chasse » (à la p. 728).

[181] Enfin, dans An Overview of Aboriginal and Treaty Rights and Compensation for Their Breach à la p. 50, Robert Mainville écrit :

[traduction]

Un traité autochtone n’a normalement pas besoin que le législateur adopte une loi pour entrer en vigueur, à moins que les dispositions du traité ne le prévoient. Les traités lient la Couronne et, si la Couronne n’exécute pas les promesses qu’elle a faites dans le traité, une mesure de redressement peut être demandée contre la Couronne indépendamment de toute approbation du législateur. Ainsi, les traités « créent des obligations exécutoires, fondées sur le consentement mutuel des parties ».

[182] Je conclus cette revue de la doctrine en renvoyant à l’ouvrage de Peter Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd. vol. 1 (Toronto, Thomson Carswell, 2007). Après avoir passé en revue la jurisprudence, il note que l’une des caractéristiques des traités numérotés est [traduction] « l’intention de créer des obligations juridiquement contraignantes » (à la p. 790). Il définit également quatre [traduction] « infirmités » dans les droits ancestraux et les droits issus de traités. La première, et la seule applicable en l’espèce, était (à la p. 794) :

[traduction]

L’une d’entre elles était l’incertitude quant au statut juridique précis des droits. Tant la relation des peuples autochtones avec la terre que les traités entre la Couronne et les peuples autochtones ne trouvaient d’analogues proches dans la common law. Cette incertitude a été partiellement levée par de récentes décisions reconnaissant les droits ancestraux et issus de traités, mais des incertitudes persistent, notamment en ce qui concerne la définition des droits ancestraux.

L’incertitude portait sur la manière de catégoriser les traités, un point résolu par la Cour suprême dans l’arrêt Simon, qui reconnaissait leur nature sui generis. Nulle part M. Hogg ne donne à penser qu’un droit issu de traités du type de la revendication relative aux DFIT n’est pas exécutoire.

Le fondement législatif de l’action en justice

[183] Le juge de la Cour fédérale a présenté un troisième motif pour conclure qu’il n’existait pas en common law de droit d’action pour faire exécuter un traité. Le juge a conclu que la Loi sur les Indiens constituait un obstacle légal aux poursuites visant à faire respecter un traité. Après avoir examiné l’article 88 de la Loi sur les Indiens, le juge a conclu que « rien dans cette loi ne permet à une Première Nation d’intenter une action pour faire appliquer les DFIT aux termes d’un Traité » (aux para. 499 et 500). Faute de disposition législative conférant le pouvoir d’intenter des poursuites, les bandes n’avaient pas la capacité de faire respecter un traité.

[184] Cette conclusion ne peut être retenue. Il n’a jamais été nécessaire que la Loi sur les Indiens autorise les poursuites ou accorde le pouvoir d’intenter des poursuites pour faire respecter un traité. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas l’effet de l’article 88 de la Loi sur les Indiens. L’article 88 n’annule pas le droit d’action d’une bande en common law; au contraire, l’article 88 protège les droits issus de traités contre l’ingérence ou l’érosion par la législation provinciale. Aucune des nombreuses décisions qui ont porté sur l’article 88 n’a conclu ni donné à penser qu’il servait à priver les Canadiens autochtones du droit d’intenter des actions devant les tribunaux civils pour faire respecter un engagement découlant d’un traité.

[185] Les droits ancestraux ont survécu à l’affirmation de la souveraineté et ont été absorbés dans la common law en tant que droits (Mitchell c. M.R.N., 2001 CSC 33, [2001] 1 R.C.S. 911 aux para. 10 et 11). Ces droits n’étaient pas vides. La common law a été le moteur de la croissance des droits ancestraux, de Calder à Guerin, à Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, 1997 CanLII 302 [Delgamuukw], à Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245 [Wewaykum]. Cet enseignement figure expressément dans l’arrêt Roberts c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 322, 1989 CanLII 122, où le juge Wilson fait observer que les dispositions de la Loi sur les Indiens « ne créent pas les obligations qu’a la Couronne envers les Indiens » (à la p. 337). Selon la Cour fédérale, aucune de ces affaires historiques, qu’elles portent sur le manquement à un traité, la violation d’un droit autochtone ou la déclaration d’un titre, n’a été portée en bonne et due forme devant les tribunaux parce que la Loi sur les Indiens n’autorisait pas les bandes à intenter des poursuites.

[186] Dans la décision Première nation de Fairford c. Canada (Procureur général), [1999] 2 C.F 48, 1998 CarswellNat 2201, au paragraphe 66, après avoir examiné le paragraphe 31(3) de la Loi sur les Indiens, le juge Rothstein, qui siégeait alors à la Cour fédérale, a conclu que cet article « prévoit la possibilité pour un Indien ou une bande indienne d’intenter une action contre toute personne qui porte atteinte à ses droits » [non souligné dans l’orignal] et a observé que « les Indiens peuvent engager des poursuites pour négligence, violation du droit de propriété ou, à mon avis, dans tous les autres cas où il est porté atteinte aux droits qu’ils ont sur leurs terres ou à tout autre droit qui leur est reconnu par la loi, par la common law ou de fait par la Constitution ». (Je note, entre parenthèses, que l’article 31 était motivé par la nature collective de la propriété sur une réserve. En effet, le paragraphe 31(3) dispose expressément qu’aucune disposition de l’article n’a pour effet « de porter atteinte aux droits ou recours » qu’un Indien ou une bande pourrait sinon exercer.)

[187] Ce n’était pas du droit nouveau en 1998 lorsque le juge Rothstein a rédigé ses motifs. Cette conclusion trouve ses antécédents dans l’arrêt Apsassin c. Canada, [1988] 3 C.F. 20, 1987 CarswellNat 229, où, en réponse à un argument selon lequel la Loi sur les Indiens limitait la capacité de la bande d’intenter des poursuites, le juge Addy a conclu qu’« [i]ls [la bande] sont pleinement habilités à recourir aux lois fédérales et provinciales ainsi qu’à notre système judiciaire pour faire valoir leurs droits, comme ils le font d’ailleurs en l’espèce » (au para. 53).

[188] La conclusion à laquelle est parvenue la Cour fédérale est également incompatible avec la présomption d’interprétation des lois voulant que, sans langage exprès en ce sens, la législation n’est pas censée interférer avec les droits issus de la common law ni les supplanter (Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 3e éd. (Toronto, Irwin Law Inc., 2016), à la p. 315 [Sullivan]). J’ajouterai que la thèse défendue est, par présomption, contraire à l’article 15 de la Charte. Les tribunaux doivent s’abstenir de faire des interprétations qui vont à l’encontre de la Charte (Sullivan à la p. 307; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45 au para. 33; Brown c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 130, [2021] R.C.F. 53 au para. 46).

[189] Enfin, je note qu’aucune des décisions discutées plus haut dans lesquelles on reconnaissait une cause d’action pour la violation d’un engagement découlant d’un traité ne faisait des dispositions de la Loi sur les Indiens la base ou le fondement rendant possible la demande.

[190] Il n’est pas nécessaire d’en dire plus sur cette thèse.

La théorie de la fiducie politique

[191] La tribu des Blood soutient la conclusion du juge selon laquelle les traités n’étaient pas exécutoires en invoquant ce qu’on appelle la théorie de la « fiducie politique », un point de vue qui a eu cour pendant un certain temps dans la jurisprudence concernant la Couronne et les Autochtones et qui faisait des obligations de la Couronne à l’égard des Canadiens autochtones des obligations politiques, et non juridiques. Comme il est indiqué plus haut, cet argument n’a pas été invoqué devant la Cour fédérale et n’est pas mentionné par le juge dans ses motifs. Le procureur général s’y oppose au motif que la tribu des Blood tente de défendre le résultat en avançant une thèse entièrement nouvelle. Je souscris à cette opposition, mais néanmoins, étant donné que la question est liée à la question de savoir si les traités étaient exécutoires en common law, et que le procureur général y a répondu dans son mémoire en réponse, il n’y a aucun préjudice à ce qu’elle soit examinée.

[192] Je ne suis pas d’accord que la théorie étaye la conclusion que les droits issus de traités, par opposition aux droits ancestraux, n’étaient pas exécutoires à l’expiration du délai de prescription. La doctrine, applicable aux droits ancestraux, ne peut pas être transposée dans le droit des traités.

[193] L’arrêt St. Catharines Milling est le fondement de la théorie de la fiducie politique. Dans cet arrêt, le juge Taschereau renvoie à [traduction] « une obligation politique sacrée, dans l’exécution de laquelle l’État doit être libre de toute intervention judiciaire » (St. Catharines Milling (CSC) à la p. 649). Dans l’arrêt Wewaykum, au paragraphe 73, le juge Binnie, renvoyant à l’observation du juge Tashereau, a fait observer ce qui suit : « Avant son arrêt de principe Guerin, précité, notre Cour avait généralement qualifié les rapports entre la Couronne et les peuples autochtones de “fiducie politique” ou de fiducie au sens le plus noble du terme. »

[194] Comme le souligne Robert Mainville, la théorie de la fiducie politique traduit deux principes (à la p. 50). Le premier est que la décision initiale de conclure les traités était un exercice de la prérogative royale, et le second est qu’avant 1982, les droits issus de traités pouvaient être abrogés ou limités par la législation. La décision d’édicter une loi qui contraint ou éteint des droits était également un choix politique dont la Couronne doit généralement s’abstenir. Toutefois, la décision de conclure un traité et la décision d’édicter ou non une loi qui en restreint les modalités sont des questions entièrement différentes de celle de savoir si un droit issu d’un traité est exécutoire. Non seulement il s’agit d’une question différente, mais en l’espèce, il s’agit d’une question dénuée de pertinence pour le règlement de la question en litige, car il n’y a pas de législation contraignante.

[195] Je souscris à l’opinion de la tribu des Blood selon laquelle l’arrêt St. Catharines Milling ne dit rien sur le caractère exécutoire des traités (mémoire des faits et du droit des intimés au para. 60). Mais la tribu des Blood affirme que [traduction] « [l’]obligation politique sacrée » est la façon dont la Cour a caractérisé les engagements pris dans le traité (mémoire des faits et du droit des intimés aux para. 13 et 58). Je ne souscris pas à cette observation. Le juge Taschereau, dans des motifs dissidents, a conclu qu’il n’y avait aucun intérêt autochtone dans les terres occupées au moment de la Proclamation royale, que seule la Couronne du chef de l’Ontario avait un titre et que l’administration des terres était [traduction] « une obligation politique sacrée ». J’ai déjà expliqué que le CJCP ne voyait pas les traités sous cet angle.

[196] La théorie de la fiducie politique ne s’applique pas à la question de savoir si un droit issu d’un traité est exécutoire. La théorie des droits politiques s’applique toutefois aux droits ancestraux.

[197] Avant 1982, l’affirmation de droits ancestraux était considérée comme une question politique entre les Canadiens autochtones et les gouvernements fédéral et provinciaux. Par exemple, la Politique indienne du gouvernement du Canada (1969) contenait l’affirmation (à la p. 12) que « [c]eux-ci [les droits ancestraux] sont tellement généraux qu’il n’est pas réaliste de les considérer comme des droits précis, susceptibles d’être réglés excepté par un ensemble de politiques et de mesures qui mettront fin aux injustices dont les Indiens ont souffert comme membres de la société canadienne ». Cette position a été réitérée plus tard, en 1971 et en 1981. Ces politiques administratives sont cependant tout aussi claires sur le fait que le gouvernement du Canada considérait les traités comme des obligations juridiques (Politique indienne du gouvernement du Canada, Affaires indiennes et du Nord canadien, 1969 à la p. 12).

[198] La théorie de la fiducie politique correspondait à la position des gouvernements fédéral et provinciaux avant l’arrêt de principe dans Guerin, qui a établi que les affirmations inchoatives de droits ancestraux, de titres autochtones ou de droits non issus de traités relevaient du dialogue politique. Il est bien connu que, jusqu’à l’arrêt Guerin, le procureur général s’opposait à de telles revendications au motif qu’elles ne pouvaient être portées devant les tribunaux (voir R. c. Guerin, [1983] 2 C.F. 656, 1982 CanLII 5272, le juge Le Dain; Bande indienne de Semiahmoo c. Canada, [1998] 1 C.F. 3, 1997 CanLII 6347 [Semiahmoo], le juge en chef Isaac). Comme l’a écrit la juge en chef McLachlin dans Mitchell, « [l]eur statut de droits de common law rendait les droits ancestraux vulnérables à l’extinction unilatérale et, en conséquence, ils [traduction] “dépendaient de la bonne volonté du Souverain” » (au para. 11). À juste titre, la juge en chef McLachlin cite l’arrêt St. Catharines Milling (CJCP) (au para. 7), faisant clairement ressortir le lien entre la question des droits ancestraux fondée sur la politique ou les politiques administratives et la théorie des droits politiques.

[199] La thèse dont nous sommes saisis transpose ce langage, conçu pour expliquer la position des gouvernements à l’égard des droits non issus de traités, dans le droit des traités. Au contraire, le caractère exécutoire des droits issus de traités ne dépend pas d’une fiducie politique discrétionnaire. Les affaires comme Guerin et Semiahmoo concernaient les obligations fiduciaires découlant de l’administration par le Canada des affaires et des finances de la bande. Il ne s’agissait pas d’affaires relatives à des traités et elles n’apportent pas de réponse à la question de savoir si un traité pouvait faire l’objet d’une poursuite en common law; en fait, l’application de la théorie de la fiducie politique dans le contexte d’une revendication relative à un traité a été rejetée par notre Cour (Première nation de Peepeekisis c. Canada, 2013 CAF 191, par. 50 [Peepeekisis]).

IV. Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982

[200] Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle dispose que « [l]es droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés ».

[201] L’article 35 reconnaît l’occupation antérieure du Canada par des sociétés organisées et autonomes et cherche à concilier leur existence moderne avec la souveraineté de la Couronne sur elles (Desautel). L’article 35 doit être interprété en conjonction avec l’alinéa 25a) de la Charte, qui garantit que la Charte ne portera pas atteinte aux droits « ancestraux, issus de traités ou autres », y compris aux « droits ou libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763 ».

[202] L’essentiel de la thèse de la tribu des Blood est que la revendication pour violation des clauses du Traité no 7 relatives aux droits fonciers issus de traités n’est devenue recevable qu’avec l’édiction du paragraphe 35(1). Elle soutient qu’en inscrivant les droits issus de traités existants dans la Loi constitutionnelle de 1982, une nouvelle cause d’action a été créée, de sorte que le délai de prescription n’a commencé à courir qu’à l’édiction du paragraphe 35(1). Cet argument a trouvé grâce aux yeux du juge de la Cour fédérale, qui a conclu que « [c]’est le Canada qui a donné naissance à cette nouvelle cause d’action en inscrivant les droits issus de traités existants dans la constitution canadienne » (motifs de la CF au para. 475).

[203] La thèse du procureur général est que l’article 35 reconnaît et confirme les droits ancestraux et les droits issus de traités qui n’ont pas été éteints avant le 17 avril 1982, date d’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1982.

[204] L’effet du paragraphe 35(1) était de constitutionnaliser les droits existants de sorte que les droits issus de traités et les autres droits ancestraux ne pouvaient plus être modifiés unilatéralement par une loi fédérale. Cette constatation a été faite pour la première fois dans l’arrêt Delgamuukw, aux paragraphes 38 et 39, 133 et 134, puis à nouveau dans l’arrêt Mitchell, au paragraphe 11 :

Leur statut de droits de common law rendait les droits ancestraux vulnérables à l’extinction unilatérale et, en conséquence, ils [traduction] « dépendaient de la bonne volonté du Souverain » : St. Catherine’s Milling and Lumber Co. c. The Queen (1888), 14 App. Cas. 46 (C.P.), p. 54. Cette situation a changé en 1982, quand la Constitution canadienne a été amendée de façon à y inscrire les droits existants – ancestraux ou issus de traités : Loi constitutionnelle de 1982, par. 35(1). L’édiction du par. 35(1) a conféré un statut constitutionnel aux droits autochtones existants en common law (quoiqu’il soit important de noter que la protection donnée par le par. 35(1) s’étend au-delà des droits autochtones reconnus : Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 136). Dès lors, ces droits autochtones étaient couverts par la protection du par. 35(1) et ne pouvaient plus être unilatéralement abrogés par le gouvernement. Cependant, le gouvernement conservait le pouvoir de les restreindre pour des motifs valables, dans la poursuite d’objectifs publics impérieux et réels : voir R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723, et Delgamuukw, précité.

[205] Le paragraphe 35(1) n’est pas la source des droits issus de traités. Les droits issus de traités découlent des traités, et non de la Constitution. Si les droits issus de traités bénéficient d’une protection constitutionnelle, leur amplitude est déterminée par les clauses du traité, interprétées selon les principes de l’arrêt Marshall. On peut dire la même chose des droits ancestraux; l’article 35 n’a pas créé le concept juridique des droits ancestraux – les droits ancestraux existaient et étaient reconnus en common law. Par adoption de l’article 35, la « doctrine juridique préexistante s’est vue conférer un statut constitutionnel » (R. c. Van der Peet aux para. 28 et 29).

[206] Du fait de son libellé exprès et non ambigu, la portée de l’article 35 exige, dans chaque affaire, que soit menée une enquête pour déterminer si le droit issu de traités existait le 17 avril 1982. Ce ne sont pas tous les droits issus de traités qui ont été protégés à cette date; si tel avait été le cas, le terme « existant » n’aurait pas été nécessaire. Chaque mot d’une loi, et en particulier des lois constitutionnelles, doit avoir un sens; les mots ne sont pas inclus pour des raisons d’esthétique ou d’effet rhétorique, et le législateur ne répète pas deux fois la même chose. La tautologie est à éviter et [traduction] « on présume que chaque caractéristique d’un texte de loi [...] a un rôle précis à jouer dans le cadre législatif » (Sullivan aux para. 43 à 47). Indépendamment des perceptions subjectives quant à l’équité du résultat, l’article 35 n’a pas ressuscité des actions précédemment prescrites.

[207] Si on souscrivait à l’idée selon laquelle l’article 35 a pour effet de ressusciter des revendications qui étaient prescrites, ce serait comme si on effaçait ce mot de la Loi constitutionnelle de 1982 ou si on le rendait redondant. Il serait redondant, car le même résultat aurait pu être obtenu sans que le mot soit inclus. Les motifs de la Cour fédérale n’attribuent aucun sens au mot « existant » dans l’article 35.

[208] La tribu des Blood soutient qu’il y a un parallèle à tirer entre l’article 35 de la Constitution et l’article 15 de la Charte. Avant 1985, les tribunaux canadiens rejetaient les actions pour violation du droit à l’égalité en common law et, par conséquent, les plaignants fondant une poursuite sur la responsabilité délictuelle ou demandant un jugement déclaratoire n’avaient aucune cause d’action. L’article 15 a changé cette situation, en créant un recours là où il n’y en avait pas auparavant.

[209] À l’appui de cet argument, la tribu des Blood fait une analogie entre la revendication relative aux DFIT et l’affaire Ravndahl. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu qu’une action pour violation du droit à l’égalité est devenue possible pour la première fois le 17 avril 1985, lorsque l’article 15 de la Charte est entré en vigueur. Cependant, contrairement à Mme Ravndahl, qui n’avait aucune cause d’action avant l’entrée en vigueur de l’article 15, la tribu des Blood avait une cause d’action avant l’édiction du paragraphe 35(1). À la lumière de ma conclusion qu’un tribunal canadien aurait pu accorder une réparation pour la violation des DFIT avant 1982, l’analogie avec l’affaire Ravndahl échoue. L’article 15 et l’article 35 jouent de manière différente, et le délai de prescription pour la violation du Traité no 7 a commencé à courir avant l’édiction de l’article 35.

V. L’article 35 de la Loi constitutionnelle et les dispositions sur la prescription

[210] La Cour fédérale a conclu que le manquement au traité à l’origine de la revendication pouvait être découvert dès 1971 et que la bande était bien équipée pour intenter son action; par conséquent, si une cause d’action pour violation d’un engagement pris par traité existait, la prescription de six ans prévue à l’alinéa 5g) de la Limitation of Actions Act de 1970 rendrait l’action prescrite. Ces conclusions ne sont pas attaquées et on n’a pas soulevé devant notre Cour la question de savoir si, pour des motifs d’interprétation des lois ou de constitutionnalité, l’alinéa 5g) prescrivait l’action si une cause d’action existait.

[211] La thèse avancée devant nous, et qui a été retenue par la Cour fédérale, était que l’article 35 créait une nouvelle cause d’action et donnait à la tribu des Blood le droit de présenter la revendication relative aux DFIT. Selon cette interprétation de l’article 35, les questions de savoir s’il existait une cause d’action et si le délai de prescription s’appliquait ou non ou s’il pouvait être suspendu ou non, lesquelles ont occupé une grande partie des motifs de l’instance inférieure et des thèses défendues devant nous, sont complètement dépourvues de pertinence. L’article 35 a pour effet de permettre à des revendications du passé, tel un phénix, de renaître de leurs cendres.

[212] La faille de ce raisonnement apparaît lorsqu’on l’examine à la lumière de la jurisprudence sur les délais de prescription. Les délais de prescription ont toujours été appliqués aux revendications relatives aux traités, qu’elles soient nées avant ou après 1982. L’interprétation que fait la Cour fédérale de l’article 35 ne peut pas être conciliée avec cette jurisprudence.

Les enseignements de la Cour suprême du Canada

[213] La Cour suprême, d’autres cours d’appel et la Cour fédérale ont toujours appliqué la législation en matière de prescription aux droits ancestraux et aux revendications relatives aux traités.

[214] Dans l’arrêt Wewaykum, la Cour suprême a conclu que la Couronne avait une obligation de fiduciaire, mais qu’on pouvait opposer à la revendication les moyens d’equity et la prescription. Elle a estimé que les causes d’action étaient nées en 1938 et 1888 et que, même si le délai de prescription avait été initialement reporté en raison d’un manque de renseignements pertinents, le délai de prescription applicable avait expiré au plus tard à la fin de 1957 (aux para. 111 et 129).

[215] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Lameman, 2008 CSC 14, [2008] 1 R.C.S. 372 [Lameman], la bande a allégué un manquement à une obligation de fiduciaire, des actes frauduleux et malveillants ainsi que des manquements à un traité (au para. 4). Comme en l’espèce, la revendication reposait sur l’affirmation que le gouvernement avait violé ses obligations découlant d’un traité en n’accordant pas à la bande les terres auxquelles elle avait droit aux termes du traité. La Couronne fédérale a présenté une requête en jugement sommaire demandant que la demande soit rejetée pour divers motifs, notamment parce que les revendications étaient prescrites.

[216] La Cour suprême a conclu que le manquement au traité aurait pu être découvert dans les années 1970 et qu’il était prescrit par la Limitation of Actions Act de 1970 de l’Alberta. La Cour suprême a rejeté l’action des plaignants à l’égard de toutes les revendications, à l’exception d’une revendication de nature continue concernant la reddition de comptes à l’égard de fonds provenant de la vente des terres de réserve. En jugeant l’action prescrite, la Cour suprême a déclaré, au paragraphe 13 :

La Cour a souligné dans Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2002] 4 R.C.S. 245, 2002 CSC 79, que les règles sur les délais de prescription s’appliquent aux revendications autochtones. Les délais de prescription répondent à la recherche d’un équilibre entre la nécessité de protéger le droit du défendeur, après un certain temps, d’organiser ses affaires sans craindre une poursuite et celle de traiter le demandeur équitablement compte tenu de sa situation. Cela vaut autant pour les revendications autochtones que pour les autres [...]

[217] En concluant que la revendication de manquement à un traité n’était pas visée par la Limitation of Actions Act de 1970 de l’Alberta parce que la cause d’action avait pris naissance avec l’adoption de l’article 35 de la Constitution, le juge de la Cour fédérale a omis de suivre ce précédent de la Cour suprême, auquel elle était liée.

L’application des arrêts Lameman et Wewaykum par d’autres tribunaux

[218] D’autres tribunaux ont appliqué des délais de prescription à des revendications portant autant sur des droits ancestraux que sur des droits issus de traités.

[219] Les faits de l’affaire Peepeekisis se sont produits dans un contexte factuel et juridique semblable à celui en l’espèce. Dans cette affaire, le Traité no 4 accordait à la bande un droit à des terres basé sur une formule, comme dans le Traité no 7. La bande a intenté une poursuite pour de supposés manques dans les terres accordées aux termes de la formule. La revendication relative au manquement à un traité et la revendication relative au manquement à une obligation fiduciaire étaient visées par la loi sur la prescription de la Saskatchewan (Limitation of Actions Act, al. 3(1)j)), qui s’applique à [traduction] « toute autre action non expressément régie par la présente loi ou une autre loi ». La loi de la Saskatchewan ressemble beaucoup à la Limitation of Actions Act de 1970 de l’Alberta, visée en l’espèce et également dans l’affaire Wewaykum (au para. 131). En concluant que l’action était prescrite, le juge Mainville de la Cour d’appel fédérale a suivi les arrêts Lameman et Wewaykum, notant que, comme les délais de prescription s’appliquent à une revendication à partir de la découverte des faits matériels qui la sous-tendent, la revendication était prescrite par les délais de prescription légaux (au para. 52).

[220] Dans la décision Samson Première nation Samson c. Canada, 2015 CF 836 (répertoriée sous le nom Buffalo c. Canada, 2016 CAF 223, autorisation de pourvoi refusée [2016] C.S.C.R. no 473 (QL)), la Cour fédérale a suivi l’arrêt Wewaykum, notant que « les lois en matière de prescription ainsi que les principes du manque de diligence et de l’acquiescement s’appliquent aux demandes faites contre le Canada même lorsque les droits en jeu sont des droits issus de traités et des droits ancestraux protégés par la Constitution » (au para. 112). La Cour fédérale a rejeté les observations selon lesquelles les délais de prescription ne pouvaient pas courir contre des actions visant à faire respecter des droits issus de traités protégés par la Constitution, en notant que, dans les faits, les demandeurs faisaient valoir qu’il existait un droit protégé par la Constitution d’intenter une poursuite lorsqu’il était commode ou avantageux de le faire, c’est-à-dire qu’ils revendiquaient en vérité une immunité contre les délais de prescription (au para. 240).

[221] La thèse selon laquelle un délai de prescription éteint les droits issus des traités comporte une faille fondamentale : les délais de prescription ne concernent que le moment où un droit peut être porté devant les tribunaux. Le juge Russell a également fait cette observation dans la décision Samson, au paragraphe 129 :

Selon le deuxième argument de Samson, l’application d’un délai de prescription a pour effet d’anéantir des droits ancestraux et issus de traités enchâssés dans la Constitution ou d’y porter atteinte. À mon avis, Samson demande simplement à la Cour de faire fi de précédents clairs qui nous enseignent que les délais de prescription n’éteignent pas de droits, mais ne font que rendre irrecevables les recours fondés sur ces droits. Comme l’arrêt Chippewas, précité, l’indique clairement, une demande de réparation n’est pas un droit ancestral ou issu d’un traité, et les délais de prescription ne font qu’empêcher d’obtenir la réparation. Samson ne tient pas compte de la jurisprudence qui établit une distinction entre une règle de fond et une règle de procédure dans le contexte de la prescription et invoque l’arrêt Tolofson, précité, une affaire de droit international privé, au soutien de la requête dont la Cour est maintenant saisie alors que, selon une jurisprudence bien établie sur la question, la Cour suprême du Canada a affirmé que les délais de prescription s’appliquent à ce type d’affaire. [Non souligné dans l’original.]

[222] Dans l’arrêt Goodswimmer v. Canada (A.G.), 2017 ABCA 365, 418 D.L.R. (4th) 157, la Cour d’appel de l’Alberta s’est fondée sur les arrêts Wewaykum et Lameman pour conclure que les délais de prescription s’appliquaient, donc prescrivaient une revendication qui visait à ramener devant les tribunaux un litige sur des droits fonciers aux termes du Traité no 8. Comme en l’espèce, la revendication avait fait l’objet de longues négociations et, en 1990, la bande a conclu avec le Canada un accord de règlement sur les droits fonciers issus de traités qui semblait résoudre la question. Cependant, en 1997, les appelants ont intenté une action pour violation de l’accord et du traité.

[223] Le Canada et l’Alberta ont répondu que les revendications dans l’action étaient déjà réglées et que, quoiqu’il en soit, elles étaient prescrites. Bien que la Cour ait rejeté la revendication au motif que la question avait été réglée, elle a formulé des observations sur l’applicabilité de la disposition relative à la prescription, c’est-à-dire si elle pouvait s’appliquer pour interdire la revendication fondée sur les clauses du traité :

[traduction]

Les revendications principalement pertinentes sont celles qui existaient avant que ne soit intentée l’action en justice en 1987 et avant la conclusion de l’accord de règlement sur les droits fonciers issus de traités en 1990. À première vue, toute réclamation de ce type est depuis longtemps prescrite par le passage du temps. Les faits qui ont permis de découvrir ces revendications étaient bien connus au moment de la négociation de l’accord de règlement sur les droits fonciers issus de traités.

Même les revendications qui découlent de l’accord de règlement des droits fonciers issus de traités lui-même, comme les irrégularités alléguées dans les négociations ou dans le processus référendaire, ont eu lieu sept ans avant le dépôt de la déclaration (aux para. 113 et 114).

[224] La Cour d’appel de l’Alberta a également fait observer que les délais de prescription peuvent éteindre des revendications fondées sur la Constitution ou la Charte, renvoyant aux arrêts de la Cour suprême Kingstreet Investments Ltd. c. Nouveau-Brunswick (Finances), 2007 CSC 1, [2007] 1 R.C.S. 3 au para. 59, et Ravndahl aux para. 16 et 17. En examinant les objectifs des politiques administratives sous-jacentes visés par la législation sur la prescription, la Cour suprême a noté que, plus le temps passe, plus il y a de chances que les droits acquis soient perturbés, avec un effet collatéral sur les intérêts juridiques des tiers. Elle a également pris en considération la façon dont s’appliquait l’arrêt Manitoba Metis et a conclu qu’on ne pouvait contourner les délais de prescription en demandant un jugement déclaratoire et en soutenant ensuite que toute mesure de redressement demandée est accessoire à cette déclaration, notant qu’un tribunal devrait hésiter à rendre un jugement déclaratoire au sujet de griefs passés pour lesquels la réparation est maintenant prescrite par le passage du temps.

Le pouvoir discrétionnaire de suspendre l’application de la prescription

[225] La tribu des Blood a soutenu devant la Cour fédérale, et l’a répété devant nous, qu’il existe un pouvoir discrétionnaire de suspendre l’application du délai de prescription. Le juge a rejeté cet argument, à juste titre (motifs de la CF au para. 396).

[226] Le fondement jurisprudentiel de cet argument est l’arrêt Manitoba Metis et la discussion de la Cour suprême selon laquelle bon nombre des raisons administratives justifiant les délais de prescription n’ont pas la même résonance dans le contexte de revendications autochtones.

[227] L’arrêt Manitoba Metis portait sur l’omission du gouvernement de mettre en œuvre l’article 31 de la Loi sur le Manitoba, un instrument constitutionnel. La Cour suprême a souligné la nature unique du grief, notant que l’omission de mettre en œuvre l’article 31 créait un « clivage persistant dans notre tissu national » et que, s’il n’y était pas remédié, il n’y aurait pas « d’harmonie constitutionnelle », la question étant « d’importance nationale et constitutionnelle » (au para. 140). Au paragraphe 143 de l’arrêt Manitoba Metis, la Cour suprême a noté que les Métis « ne sollicitent pas de réparation personnelle, ne réclament pas de dommages‐intérêts et ne font aucune revendication territoriale. Ils ne demandent pas non plus le rétablissement du titre dont leurs descendants auraient pu hériter si la Couronne avait agi honorablement » (au para. 137). La réparation demandée était purement déclaratoire pour aider à la négociation extrajudiciaire et aucun intérêt de tiers n’entrait en jeu (au para. 142).

[228] La présente affaire est fort différente de l’affaire Manitoba Metis. Comme l’a fait observer le juge de la Cour fédérale, « [l]’arrêt Manitoba Métis portait plutôt sur une question très différente de celle dont la Cour est saisie en l’espèce » (motifs de la CF au para. 399). Je souscris à sa conclusion que l’arrêt Manitoba Metis n’enseigne pas qu’un juge peut suspendre l’application du délai de prescription dans une revendication où le demandeur cherche à obtenir des terres ou des dommages-intérêts s’y substituant.

[229] Je ne vois pas comment l’arrêt Manitoba Metis peut établir une nouvelle théorie juridique permettant aux juges de suspendre l’application des délais de prescription ou permettre à la Cour suprême de s’écarter implicitement de sa jurisprudence. Au contraire, dans l’arrêt Manitoba Metis, la Cour suprême confirme l’application de l’arrêt Lameman (au para. 138). Un tribunal s’aventurerait en terrain peu sûr, voire arbitraire, s’il s’appropriait le pouvoir de supplanter le choix clair du législateur en matière de prescription. Si le pouvoir discrétionnaire de suspendre l’application de la prescription existait, comment serait-il exercé? Comment établirait-on des distinctions entre les revendications déposées avec trois ans de retard, comme en l’espèce, et celles déposées avec 13 ou 30 ans de retard? Bien que la réconciliation soit un objectif primordial et soit le prisme à travers lequel les juges doivent voir le droit, elle ne permet pas à un tribunal de faire abstraction du droit exprimé par le législateur provincial ou fédéral. Aussi noble que soit l’objectif (Canada (Procureur général) c. Utah, 2020 CAF 224), les juges ne peuvent astreindre leurs motifs à des contorsions pour éviter la jurisprudence les liant.

VI. Conclusion

[230] Le raisonnement de la Cour fédérale est fondé sur le fait que, les traités n’étant pas des contrats, aucune réparation pour manquement à un traité ne serait reconnue par un tribunal canadien. Si l’analyse étroite du droit et de la déclaration effectuée par la Cour fédérale a produit un résultat respectant l’engagement relatif aux DFIT, elle l’a fait au détriment de la cohérence du droit. Elle allait également complètement à l’encontre du principe fondamental qui motive toute la jurisprudence entre la Couronne et les peuples autochtones : l’honneur de la Couronne.

[231] En 1983, avec l’arrêt Guerin, la common law a évolué pour reconnaître des droits ancestraux à l’égard de titres fonciers sous-jacents; en revanche, la décision de la Cour fédérale conclut qu’au même point dans l’évolution de la jurisprudence canadienne, la common law ne reconnaissait pas l’engagement solennel pris par traité d’accorder des terres et ne reconnaissait aucun effet. Ce n’est pas ainsi que la jurisprudence autochtone a évolué. Au contraire, bien qu’il y eût des doutes, de l’ambiguïté et un manque de reconnaissance juridique à l’égard des droits ancestraux, la volonté des tribunaux de fournir une mesure de redressement pour le manquement à un traité n’a jamais fait de doute. Justement, la tribu des Blood n’a pu invoquer une seule affaire où une action visant à faire respecter un engagement découlant d’un traité, non assujetti à des restrictions légales, a été rejetée au motif que les traités n’étaient pas exécutoires. Une revendication peut être rejetée en raison des faits, mais pas au motif que les traités ne sont pas exécutoires.

[232] L’honneur de la Couronne est le principe qui motive la jurisprudence en droit autochtone et il commande la conclusion que les traités visaient à créer des obligations juridiques exécutoires. Bien que l’honneur de la Couronne ne soit pas une cause d’action en soi, ce principe encadre la question de savoir si les traités créent des obligations juridiquement exécutoires et y répond largement. Comme il est expliqué en détail dans l’arrêt Manitoba Metis, au paragraphe 79, la relation entre l’honneur de la Couronne et les engagements découlant des traités est profonde et intimement liée :

Cette obligation a surgi principalement dans le contexte des traités, où l’honneur de la Couronne garantit l’exécution diligente de ses promesses : Première nation crie Mikisew, par. 51; Little Salmon, par. 12; voir aussi Nation haïda, par. 19. Dans son expression la plus fondamentale, le droit tient pour acquis que la Couronne entend toujours respecter ses promesses solennelles, notamment ses obligations constitutionnelles (Badger; Nation haïda, par. 20). À tout le moins, les manœuvres malhonnêtes ne sont pas tolérées (Badger). Ou, comme l’a dit notre Cour dans l’arrêt Première nation crie Mikisew, « l’honneur de la Couronne garanti[t] l’exécution de ses obligations envers les Indiens » (par. 51). Toutefois, cette obligation va plus loin : si l’honneur de la Couronne garantit l’exécution de ses obligations, il s’ensuit que l’honneur de la Couronne exige qu’elle prenne des mesures pour faire en sorte que ses obligations soient exécutées.

[233] Il est évident que la thèse de la tribu des Blood est incompatible avec celle adoptée par d’autres bandes autochtones dans des affaires antérieures où il a été soutenu que les clauses d’un traité étaient exécutoires. La tribu des Blood a incontestablement le droit de défendre cette thèse, mais le juge est obligé de suivre la jurisprudence. Il est possible que la Cour fédérale ait craint que le résultat soit injuste et ait par conséquent tiré la conclusion qu’elle a tirée. Bien que ce soit compréhensible, remédier à une injustice en l’espèce crée une plus grande injustice, laquelle obligerait la Cour à rejeter le principe bien établi selon lequel l’honneur de la Couronne lui commande de remplir ses obligations.

[234] Il existe des circonstances, comme en l’espèce, où le droit seul ne peut mener à la réconciliation voulue. Les cours n’ont pas le pouvoir discrétionnaire de décider que les droits issus de traités sont exécutoires ou non selon qu’elles perçoivent qu’une affaire est équitable ou non. Comme l’a fait observer le juge Binnie dans l’arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 533 (au para. 45), il serait tout bonnement fautif de rejeter une revendication valide (dans cette affaire, un droit ancestral) simplement parce que le résultat pourrait être source de dérangement pour d’autres personnes. L’inverse est nécessairement vrai; il le faut, au nom de l’intégrité du raisonnement judiciaire.

[235] Le résultat, en l’espèce, n’exclut pas que la tribu des Blood puisse obtenir des mesures de redressement. Il existe un autre recours efficace pour faire jouer l’honneur de la Couronne et faire progresser l’objectif de réconciliation. Le législateur a créé le Tribunal des revendications particulières par la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, ch. 22. Ce tribunal a été conçu pour se pencher sur les griefs historiques liés aux traités. Devant ce tribunal, la revendication de la tribu des Blood à l’égard des DFIT ne se buterait pas à une question de délai de prescription. L’article 19 de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières est ainsi libellé :

Lorsqu’il statue sur le bien-fondé d’une revendication particulière, le Tribunal ne tient compte d’aucune règle ou théorie qui aurait pour effet de limiter un recours ou de prescrire des droits contre Sa Majesté en raison de l’écoulement du temps ou d’un retard.

[236] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel avec dépens. Je modifierais le paragraphe 3 du jugement de la Cour fédérale pour en supprimer les mots « En dehors de la revendication concernant les droits fonciers issus de traités découlant du manquement, par le Canada, au Traité 7 ».

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Judith Woods, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-329-19

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. JIM SHOT BOTH SIDES ET AL.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ORGANISÉE PAR LE GREFFE

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 13 et 14 avril 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

DATE DES MOTIFS :

Le 10 février 2022

COMPARUTIONS :

Bruce Hughson / Amy Martin-LeBlanc /

Marianne Panenka

 

Pour l’appelante

Eugene Meehan, c.r. / Thomas Slade

Gary A. Befus / Joanne F. Crook / Paul Reid

Brendan M. Miller

Pour les intimés

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

POUR L’APPELANTE

Supreme Advocacy s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Walsh LLP

Calgary (Alberta)

Foster LLP

Calgary (Alberta)

Pour les intimés

 

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