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Date : 20230913


Dossier : A-181-21

Référence : 2023 CAF 184

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE WOODS

LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

GREENBLUE URBAN NORTH AMERICA INC.

appelante

et

DEEPROOT GREEN INFRASTRUCTURE, LLC et DEEPROOT CANADA CORP.

intimées

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 10 mai 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 septembre 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LA JUGE MACTAVISH

 


Date : 20230913


Dossier : A-181-21

Référence : 2023 CAF 184

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GLEASON

LA JUGE WOODS

LA JUGE MACTAVISH

ENTRE :

GREENBLUE URBAN NORTH AMERICA INC.

appelante

et

DEEPROOT GREEN INFRASTRUCTURE, LLC et DEEPROOT CANADA CORP.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1] L’appelante, GreenBlue Urban North America Inc. (GreenBlue), interjette appel et les intimées, DeepRoot Green Infrastructure LLC et DeepRoot Canada Corp. (collectivement, DeepRoot, à moins que le contexte n’exige un autre nom), interjettent un appel incident contre le jugement rendu par la Cour fédérale dans la décision DeepRoot Green Infrastructure, LLC c. GreenBlue Urban North America Inc., 2021 CF 501 (la juge McDonald).

[2] Dans ce jugement, la Cour fédérale a accueilli l’action en contrefaçon de brevet intentée par DeepRoot et a rejeté la demande reconventionnelle de GreenBlue visant à obtenir une déclaration d’invalidité de deux brevets appartenant à DeepRoot Green Infrastructure LLC, à savoir le brevet canadien no 2 552 348 (le brevet 348) et le brevet canadien no 2 829 599 (le brevet 599). La Cour fédérale a rendu une injonction interdisant à GreenBlue de contrefaire les revendications 1 à 5, 7, 8, 11 à 14, 16 à 20, et 22 à 24 du brevet 348 et les revendications 1 à 4 du brevet 599 jusqu’à l’expiration des deux brevets. Elle a également accordé à DeepRoot un montant d’indemnité relativement modeste au titre de redevances raisonnables.

[3] Dans le cadre de son appel, GreenBlue demande à la Cour d’infirmer les conclusions de la Cour fédérale concernant la validité et la contrefaçon, et demande une ordonnance rejetant l’action de DeepRoot et accueillant sa demande reconventionnelle. Comme il ressortira des motifs qui suivent, GreenBlue soulève plusieurs arguments à l’appui de son appel.

[4] Pour sa part, dans le cadre de son appel incident, DeepRoot demande l’annulation de la partie du jugement de la Cour fédérale qui lui accorde une indemnité au titre de redevances. Elle demande à la Cour de lui accorder plutôt la restitution des profits ou, à titre subsidiaire, de renvoyer la question à la Cour fédérale pour qu’elle réexamine la pertinence d’une restitution des profits. DeepRoot soutient que la Cour fédérale a commis des erreurs de principe et des erreurs de fait manifestes et dominantes en concluant que GreenBlue n’avait réalisé aucun profit de la vente de ses produits contrefaits. Étant donné que cette conclusion sous-tend la décision de la Cour fédérale de refuser d’accorder à DeepRoot la restitution des profits, DeepRoot affirme que cette partie du jugement de la Cour fédérale devrait être annulée.

[5] Pour les motifs qui suivent, je suis en grande partie d’accord avec les arguments soulevés par DeepRoot dans le cadre de l’appel et de l’appel incident. Par conséquent, je rejetterais le présent appel, j’accueillerais l’appel incident et je renverrais la question de la pertinence d’une restitution des profits à la Cour fédérale pour réexamen conformément aux présents motifs, le tout avec dépens pour DeepRoot.

I. Contexte, et les brevets 348 et 599

[6] Pour bien situer les questions en litige dans leur contexte, il est nécessaire de présenter brièvement les faits.

[7] Les deux brevets en cause concernent un système et une composante d’un système conçus pour favoriser la croissance des arbres en milieu urbain. La croissance des arbres en milieu urbain peut être difficile en raison de problèmes liés au sol compact et aux obstructions des infrastructures, comme les routes, les trottoirs et les bâtiments. Cela peut mener à un manque d’approvisionnement régulier en eau pour les arbres, ainsi qu’à un manque d’espace approprié pour leurs racines, ce qui peut endommager les surfaces revêtues de matériaux inertes. Les brevets 348 et 599 offriraient des solutions à ces problèmes.

[8] Le brevet 348 a été délivré le 7 janvier 2014 et le brevet 599 a été délivré le 26 septembre 2017. Les deux brevets ont été déposés le 14 janvier 2005, font l’objet d’une revendication de priorité fondée sur une demande de brevet américaine déposée le 15 janvier 2004, ont été rendus accessibles au public le 4 août 2005 et expireront le 14 janvier 2025.

[9] Le brevet 348, intitulé « Système d’eau pluviale et de racine d’arbre intégré », concerne la revendication d’un réseau de gestion des racines des arbres et de l’écoulement des eaux pluviales en milieu urbain. Le brevet 348 concerne plus particulièrement l’utilisation de cellules intégrées [traduction] « [...] dans un réseau structural servant à supporter les trottoirs et autres surfaces pavées de manière à permettre la croissance des arbres ainsi qu’à assurer la filtration, la rétention, le stockage et l’infiltration des eaux pluviales, tout en prévenant les dommages aux surfaces revêtues de matériaux inertes » (brevet 348, au para. 2).

[10] Les revendications en litige dans le brevet 348 sont les revendications 1 à 5, 7, 8, 11 à 14, 16 à 20, et 22 à 24. De ces revendications, seule la revendication 1 est une revendication indépendante. Aux fins du présent appel, il est nécessaire de se concentrer uniquement sur la revendication 1, laquelle est libellée ainsi :

[traduction]

1. Un réseau de cellules structurales servant à supporter les surfaces revêtues de matériaux inertes et à permettre la croissance des racines des arbres ainsi qu’à assurer la filtration, la rétention, le stockage et l’infiltration des eaux pluviales tout en prévenant les dommages causés aux surfaces revêtues de matériaux inertes; ce réseau est composé des éléments suivants :

une multitude de cellules structurales positionnées sous une surface revêtue de matériaux inertes qui recouvre substantiellement les cellules structurales, chaque cellule structurale étant composée :

d’une base, d’un dessus et d’éléments structuraux positionnés entre les deux et servant à maintenir une distance d’au moins environ huit pouces entre la base et le dessus; la base, le dessus et les éléments structuraux définissent collectivement un volume comprenant ces éléments et au moins environ 85 % du volume peut être rempli de sol;

où les cellules structurales supportent substantiellement la charge entière de la surface revêtue de matériaux inertes ainsi que la circulation des véhicules commerciaux dirigée sur cette surface, tout en maintenant le sol contenu dans ce volume dans un état faiblement compacté, afin de permettre la croissance naturelle des racines structurales d’un arbre qui se trouvent dans ce volume;

une ou plusieurs barrières perméables ou plus autour des cellules structurales;

la pénétration de l’eau dans la multitude de cellules structurales; et

l’évacuation de l’eau de la multitude de cellules structurales.

[11] La revendication du brevet 599, délivré à la suite d’une demande divisionnaire visant le brevet 348, porte sur une cellule structurale servant dans un système comme celui revendiqué dans le brevet 348. Le brevet 599 contient quatre revendications, qui prévoient ce qui suit :

[traduction]

1 Une cellule structurale servant à supporter une surface revêtue de matériaux inertes, cette cellule étant composée :

d’une base; et

des éléments de support périphériques qui s’insèrent dans la base et qui s’étendent vers l’extérieur à partir de ladite base, et pouvant se fixer à la base d’une autre cellule ou à un couvercle aux fins du support de la surface revêtue de matériaux inertes susmentionnée, lesdits éléments de support étant disposés et dimensionnés de façon à ce qu’au moins environ 85 % d’un volume défini par les limites extérieures de ladite cellule soient constitués d’espace vide.

2 La cellule structurale de la revendication 1 comprend en plus ledit couvercle attachable aux éléments de support périphériques susmentionnés aux fins du support de ladite surface revêtue de matériaux inertes.

3 La cellule structurale de la revendication 2 où ledit couvercle comprend des éléments structuraux pour porter une partie du poids de ladite surface revêtue de matériaux inertes.

4 La cellule structurale de la revendication 3 où une partie du couvercle est formée de plastique.

[12] Tant devant notre Cour que devant la Cour fédérale, les parties ont convenu que les termes utilisés tant dans le brevet 348 que dans le brevet 599 devraient être interprétés de la même façon. La Cour fédérale a adopté cette approche, et je suis d’accord qu’elle est appropriée.

II. Motifs de la Cour fédérale

[13] Je me penche maintenant sur les motifs de la Cour fédérale, et je n’examinerai que les parties pertinentes aux questions en litige dans les présents appel et appel incident.

[14] J’aimerais tout d’abord faire remarquer que la Cour fédérale a préféré les éléments de preuve d’expert de DeepRoot concernant l’interprétation et la validité à ceux de GreenBlue, concluant notamment que l’approche de l’expert de GreenBlue quant à l’interprétation des revendications était « [...] trop formaliste et trop étroite » (au para. 40).

[15] La Cour fédérale a interprété plusieurs termes utilisés dans les revendications des brevets 348 et 599, y compris la « cellule structurale », « une base » et « un dessus », dont les deux premiers figurent dans la revendication 1 des deux brevets. L’appelante conteste l’interprétation de la Cour fédérale des trois termes susmentionnés, mais pas l’interprétation des autres termes que la Cour fédérale a donnée.

[16] En ce qui concerne le premier des termes susmentionnés, la Cour fédérale a accepté les éléments de preuve de l’expert de DeepRoot, M. Richard LeBrasseur, et était d’accord avec lui que les « cellules structurales », au sens de la revendication 1 des deux brevets :

[...] doivent être des structures ouvertes, ce qui signifie qu’elles fournissent un espace vide continu qui peut être rempli de sol afin de promouvoir la croissance des racines des arbres. Lorsque les cellules structurales sont jointes les unes aux autres, elles créent une couche d’espace vide continu qui s’étend entre les cellules structurales voisines. Lorsqu’il est rempli de sol, cet espace vide continu offre un volume de sol ininterrompu qui permet aux racines de croître latéralement sans obstacle au travers de cellules structurales voisines [...].

(au para. 93)

[17] La Cour fédérale s’est également appuyée sur les éléments de preuve de M. LeBrasseur pour interpréter le terme « une base » utilisé dans la revendication 1 des brevets 348 et 599. La Cour fédérale a également renvoyé à des passages du mémoire descriptif contenus dans les deux brevets à l’appui de son interprétation du terme « une base ». Elle a jugé qu’« une base », telle qu’utilisée dans la revendication 1, « [...] vise à fournir une fondation stable à la cellule structurale. Elle peut être intégralement formée ou formée en pièces séparées qui sont ensuite assemblées, ce qui permet l’assemblage sur place » (au para. 106). La Cour fédérale a donc rejeté l’argument de GreenBlue selon lequel la base devait, entre autres, être une composante formée en pièces séparées du reste de la structure cellulaire.

[18] En ce qui concerne le terme « un dessus », la Cour fédérale a conclu que « le dessus est la portion supérieure de la cellule structurale qui reçoit les forces du haut, comme le poids de la surface revêtue de matériaux inertes ou celui d’autres cellules structurales du réseau positionnées au-dessus de celle-ci » (au para. 113). Pour arriver à cette conclusion, la Cour fédérale s’est de nouveau appuyée sur les éléments de preuve de M. LeBrasseur et sur les énoncés contenus dans les mémoires descriptifs des deux brevets. En adoptant cette interprétation, la Cour fédérale a rejeté l’affirmation de GreenBlue selon laquelle « un dessus » doit être un couvercle ou un platelage.

[19] La Cour fédérale a discuté des éléments essentiels des revendications en litige dans les deux brevets, mais elle a tiré des conclusions concernant les éléments essentiels des deux brevets dans leur ensemble, plutôt que de se concentrer sur les éléments essentiels de chacune des revendications pertinentes. Cette approche est erronée, puisque la détermination des éléments essentiels aux fins de l’interprétation des revendications et de l’évaluation de la contrefaçon et de l’antériorité exige que l’on tienne compte des éléments essentiels de chaque revendication, et non des éléments essentiels d’un brevet dans son ensemble : Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2020 CAF 30, aux paras. 25 et 71; Western Oilfield Equipment Rentals Ltd. c. M-I L.L.C., 2021 CAF 24, [2021] 2 R.C.F. 582, au para. 87; Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, aux paras. 22, 31d), 38 et 51.

[20] Toutefois, il n’y a pas lieu de s’interroger sur cette erreur dans le présent appel.

[21] La Cour fédérale a conclu que les éléments essentiels du brevet 348 étaient les suivants :

des cellules structurales servant à supporter les surfaces revêtues de matériaux inertes de manière à permettre la croissance des racines des arbres ainsi qu’assurer la filtration, la rétention, le stockage et l’infiltration des eaux pluviales tout en prévenant les dommages causés aux surfaces revêtues de matériaux inertes;

les cellules structurales comprennent chacune une base;

les cellules structurales comprennent chacune un dessus;

la surface [revêtue de matériaux inertes qui] recouvre substantiellement les cellules structurales;

les éléments structuraux positionnés entre les deux et servant à maintenir une distance d’au moins environ huit pouces entre la base et le dessus;

au moins environ 85 % du volume peut être rempli de sol; et

tout en maintenant le sol contenu dans ce volume dans un état faiblement compacté, afin de permettre la croissance naturelle des racines structurales d’un arbre qui se trouvent dans ce volume.

(aux paras. 141 et 173)

[22] Ces éléments figurent tous dans la revendication 1 du brevet 348.

[23] La Cour fédérale a déclaré que les éléments essentiels du brevet 599 étaient les suivants :

une cellule structurale servant à supporter une surface revêtue de matériaux inertes;

une base;

des éléments de support périphériques;

au moins environ 85 % d’espace vide; et

un couvercle.

(au para. 150)

[24] Les quatre premiers éléments susmentionnés figurent dans toutes les revendications du brevet 599, tandis que le dernier élément, le « couvercle » ne figure que dans les revendications 2 à 4. Le couvercle n’est donc qu’un élément essentiel des revendications 2 à 4 du brevet 599.

[25] La Cour fédérale a fait remarquer que GreenBlue avait « essentiellement admis » que son produit RootSpace comportait la plupart des éléments essentiels de la revendication 1 du brevet 348, à l’exception d’« une base », d’« un dessus » et qu’[traduction] « au moins 85 % du volume puisse être rempli de sol » (au para. 180). La Cour fédérale a concentré son examen de la contrefaçon sur les trois éléments essentiels susmentionnés et a conclu que le produit RootSpace de GreenBlue contrefaisait la revendication 1 du brevet 348 compte tenu de la façon dont la Cour fédérale avait interprété les trois termes susmentionnés. Il n’était pas nécessaire que la Cour fédérale examine l’une ou l’autre des autres revendications du brevet 348.

[26] En ce qui concerne le brevet 599, la Cour fédérale a conclu que :

[...] le produit RootSpace contrefait aussi les éléments essentiels des revendications 1 à 4 du brevet 599. Le produit RootSpace comporte une base, [traduction] « pouvant se fixer à la base », des éléments de support périphériques, des bords extérieurs et un couvercle. Le produit RootSpace comporte un couvercle en plastique. Le produit RootSpace comporte tous les éléments essentiels du brevet 599.

(au para. 187)

[27] Après avoir conclu que le produit RootSpace contrefaisait les brevets 348 et 599, la Cour fédérale a examiné les diverses contestations de leur validité présentées par GreenBlue. Je ne suis tenue que d’examiner les conclusions de la Cour fédérale quant à l’antériorité (concernant l’élément de divulgation fondé sur l’affirmation de GreenBlue selon laquelle le catalogue annuel de 2002 de GreenLeaf [ancien nom de GreenBlue] divulguait les éléments essentiels des deux brevets) et à l’évidence, ainsi que l’une de ses conclusions sur la portée excessive. Ce sont les seules conclusions que GreenBlue conteste aujourd’hui devant la Cour. (Dans le cadre de ses observations orales devant la Cour, GreenBlue a abandonné les arguments présentés aux paragraphes 25 à 36, 41, 52 à 58, et 81 à 84 de son mémoire des faits et du droit modifié. Elle a également admis que les photographies qui précèdent le paragraphe 50 de son mémoire montrent le mauvais brevet antérieur et qu’il ne faut pas en tenir compte.)

[28] En ce qui concerne l’élément de divulgation lié à l’antériorité, GreenBlue s’est appuyée sur plusieurs antériorités devant la Cour fédérale, y compris le catalogue annuel de GreenLeaf, publié en 2002, qui a introduit son système RootCell dans le marché. GreenBlue a allégué que le système RootCell a divulgué tous les éléments essentiels des brevets 348 et 599, et qu’il a permis leur réalisation. La Cour fédérale a rejeté cette allégation. En ce qui concerne l’élément de divulgation, la Cour a conclu que le système RootCell ne divulguait pas l’invention revendiquée dans les brevets 348 et 599 parce qu’il n’y avait :

[...] aucune indication que la technique antérieure du produit RootCell pourrait s’acquitter de la rétention, de l’entreposage et de la filtration des eaux pluviales, supporter substantiellement la surface revêtue de matériaux inertes sous-jacente ou permettre la croissance des racines structurales des arbres. Enfin, la technique antérieure du produit RootCell ne prévoit pas l’utilisation d’un couvercle, comme ce qui est requis dans le brevet 599.

(au para. 208)

[29] Pour arriver à cette conclusion, la Cour fédérale a préféré les éléments de preuve de l’expert de DeepRoot, M. Richard LeBrasseur, aux éléments de preuve produits par GreenBlue à l’égard de cette question, et s’est appuyée sur ceux-là.

[30] En ce qui concerne l’évidence, la Cour fédérale a énoncé le critère établi dans l’arrêt Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265, au para. 67 [arrêt Sanofi], qui exige l’analyse en quatre étapes suivantes pour évaluer l’évidence :

[TRADUCTION]

  • (1)a) Identifier la « personne versée dans l’art »;

b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

  • (2)Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

  • (3)Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‐tend la revendication ou son interprétation;

  • (4)Déterminer, abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, si ces différences constituent des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou si elles dénotent quelque inventivité.

[31] Lorsque des progrès sont réalisés par l’expérimentation, l’arrêt Sanofi prévoit que l’application du critère de l’« essai allant de soi » peut être justifiée, lequel prévoit que les facteurs suivants peuvent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence :

1. Est‐il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‐t‐il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

2. Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‐ils courants ou l’expérimentation est‐elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

3. L’art antérieur fournit‐[il] un motif de rechercher la solution au problème qui sous‐tend le brevet?

4. Quelles ont été les mesures concrètes ayant mené à l’invention?]

(aux paras. 69 et 70)

[32] Bien qu’elle ait correctement énoncé le critère susmentionné, la Cour fédérale n’a pas analysé l’évidence revendication par revendication; elle a plutôt évalué l’évidence de chaque brevet dans son ensemble. Cette approche est erronée parce que l’évidence doit être évaluée en fonction de chaque revendication en cause plutôt qu’en fonction d’un brevet dans son ensemble : voir, par exemple, l’arrêt Sanofi, au para. 67(2); AFD Petroleum Ltd. c. Frac Shack Inc., 2018 CAF 140, au para. 47 (citant l’arrêt Zero Spill Systems (Int’l) Inc. c. Heide, 2015 CAF 115, aux paras. 83 et 85).

[33] Toutefois, encore une fois, cette erreur dans l’approche adoptée n’est pas pertinente dans le présent appel, puisque l’issue aurait été la même si la Cour fédérale avait plutôt adopté le bon cadre analytique.

[34] En ce qui concerne l’évidence, la Cour fédérale a jugé que la mosaïque d’antériorités invoquée par GreenBlue ne démontrait pas que les deux brevets étaient évidents parce que toutes les antériorités, à l’exception du produit RootCell de GreenBlue, ne concernaient pas des réseaux servant à supporter la croissance des arbres, et concernaient plutôt la gestion de l’eau.

[35] En ce qui concerne le produit RootCell, la Cour fédérale a appliqué le critère de l’« essai allant de soi » pour évaluer son incidence et a convenu avec l’expert de DeepRoot que :

[TRADUCTION]

[...] « l’écart entre les brevets originaux du RootCell et les brevets de DeepRoot est trop grand pour combler le fossé sans inventivité [...] en effet, il a fallu plus de dix ans à GreenBlue pour arriver à un concept ouvert approprié [...] pour lequel GreenBlue a elle‐même cherché à obtenir une protection en sollicitant son propre brevet ».

(au para. 244, citant le rapport de M. LeBrasseur)

[36] La Cour fédérale a poursuivi en faisant remarquer que le produit RootSpace contrefait de GreenBlue n’était pas la prochaine étape naturelle du produit RootCell et que des changements de conception étaient nécessaires pour qu’il le devienne. La Cour fédérale a en outre conclu que le produit RootCell, contrairement au produit RootSpace, « dépendait d’un réseau entièrement différent qui ne comportait pas un concept “ouvert” » (au para. 246). Elle a poursuivi en déclarant ce qui suit :

[...] même si la technique antérieure du produit RootCell était combinée aux autres techniques antérieures, je ne suis pas convaincue que la personne moyennement versée dans l’art pourrait arriver au concept ouvert. Les techniques antérieures ne visaient en fait pas de façon intuitive un concept ouvert et, lorsqu’un élément était semblable à un concept ouvert, par exemple les anneaux de gazon et les produits RootCell, les ouvertures disponibles pour la végétation étaient trop petites et restreintes pour qu’il soit évident que l’on puisse en arriver à un produit comme celui qui est décrit dans les brevets 348 et 599.

(au para. 246)

[37] La Cour fédérale a donc rejeté les arguments de GreenBlue concernant l’évidence.

[38] En ce qui concerne la portée excessive, GreenBlue a allégué, entre autres, que les deux brevets étaient invalides pour cause de portée excessive parce qu’ils omettaient un dessus ou un couvercle avec deux tiges de métal, qui, selon elle, étaient essentiels au fonctionnement du système. La Cour fédérale a rejeté cette affirmation, concluant que cette allégation concernait le produit commercial de DeepRoot, mais qu’elle ne se rapportait pas au caractère insuffisant ou à la portée excessive des revendications en litige. La Cour fédérale a rejeté cette allégation, ainsi que d’autres allégations de GreenBlue concernant la portée excessive.

[39] Après avoir conclu que les deux brevets étaient valides et contrefaits, la Cour fédérale s’est penchée sur la question de la réparation. Elle a accepté les affirmations de GreenBlue selon lesquelles cette dernière n’avait réalisé aucun profit de la vente du produit RootSpace contrefait et qu’elle avait subi une perte nette en raison de ces ventes entre 2017 et 2020.

[40] En acceptant les chiffres présentés par GreenBlue pour établir la perte nette alléguée, la Cour fédérale a appliqué la méthode du coût de revient complet approuvée par la Cour dans l’arrêt Nova Chemicals Corp. c. Dow Chemical Co., 2020 CAF 141, [2021] 1 R.C.F. 551 [arrêt Nova Chemicals de la Cour], conf. par 2022 CSC 43 [arrêt Nova Chemicals de la Cour suprême]. La Cour suprême n’a pas examiné la question des coûts totaux (voir l’arrêt Nova Chemicals de la Cour suprême, au para. 16). La Cour fédérale a déduit des ventes brutes du produit RootSpace, réalisées au Canada par GreenBlue, les coûts qu’elle a déclaré avoir engagés en raison du coût des marchandises vendues, et les coûts indirects qu’elle alléguait avoir engagés relativement au produit contrefait.

[41] Le coût des marchandises vendues invoqué par GreenBlue concernait le coût d’achat du produit RootSpace auprès de son fabricant (une entreprise britannique liée à GreenBlue), les droits payés par GreenBlue sur l’importation du produit et les frais de fret que GreenBlue alléguait avoir déboursés pour l’expédition du produit au Canada.

[42] Cependant, les coûts indirects n’ont été calculés qu’à partir du pourcentage du montant total des coûts indirects de GreenBlue. GreenBlue est arrivée aux chiffres des coûts indirects en attribuant au produit contrefait le pourcentage égal des coûts indirects que les ventes du produit contrefait représentaient par rapport aux ventes brutes totales de tous les produits vendus par GreenBlue.

[43] La Cour fédérale a accepté les chiffres des coûts indirects de GreenBlue, déclarant que :

[...] DeepRoot soutient que GreenBlue n’a pas divulgué ses documents financiers et qu’il n’est pas raisonnable d’accepter que cette dernière vend le produit RootSpace à perte. DeepRoot soutient que GreenBlue ne devrait pas être autorisée à déduire les frais de fret, les droits sur les importations ou les coûts indirects de ses revenus tirés de la contrefaçon. Cependant, DeepRoot n’a pas été en mesure d’établir l’existence de lacunes ou d’irrégularités fondamentales dans les états financiers.

(au para. 277)

[44] Étant donné qu’elle a conclu que GreenBlue n’avait réalisé aucun profit des ventes du produit RootSpace contrefait, la Cour fédérale a refusé d’accorder une restitution des profits et a plutôt accordé des dommages-intérêts à DeepRoot au titre de redevances.

III. Appel de GreenBlue

[45] Compte tenu de ce contexte, j’examine maintenant les questions soulevées par GreenBlue dans le cadre de son appel.

[46] GreenBlue soutient que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en ce qui a trait à l’interprétation des termes « cellule structurale », « une base » et « un dessus », et que la Cour fédérale a commis des erreurs de fait manifestes et dominantes en ce qui a trait à l’antériorité, à l’évidence et à la portée excessive.

[47] En toute déférence, je ne suis pas d’accord et j’estime que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur semblable.

A. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur dans l’interprétation des trois termes comme l’allègue GreenBlue?

[48] En ce qui concerne les questions d’interprétation, je suis d’accord avec GreenBlue que, en règle générale, les questions d’interprétation soulèvent des questions de droit qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte : Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067, aux paras. 61 et 76; Mylan Pharmaceuticals ULC c. AstraZeneca Canada Inc., 2012 CAF 109, au para. 20; Laboratoires Abbott c. Canada (Santé), 2009 CAF 94, au para. 20 [arrêt Laboratoires Abbott].

[49] Cependant, lorsque l’interprétation est fondée sur l’appréciation de la Cour fédérale des éléments de preuve d’expert, et particulièrement lorsque cette cour a préféré le témoignage d’un expert à celui d’un autre quant à une question d’interprétation, la Cour a jugé que l’appréciation de la Cour fédérale des éléments de preuve commande la déférence : voir, par exemple, Biogen Canada Inc. c. Pharmascience Inc., 2022 CAF 143, au para. 38; ViiV Healthcare Company c. Gilead Sciences Canada, Inc., 2021 CAF 122, au para. 56; Evolution Technologies Inc. c. Human Care Canada Inc., 2019 CAF 209, au para. 17; ABB Technology AG c. Hyundai Heavy Industries Co., Ltd., 2015 CAF 181, aux paras. 23 et 24.

[50] En l’espèce, peu importe la norme de contrôle à appliquer, je ne vois aucune erreur dans l’interprétation de la Cour fédérale des termes « cellule structurale », « une base » ou « un dessus ».

[51] Il y avait de nombreux éléments de preuve de l’expert de DeepRoot, M. LeBrasseur, à l’appui de l’interprétation de la Cour fédérale, lesquels ont été préférés par la Cour fédérale. Par conséquent, la Cour fédérale n’a commis aucune erreur manifeste et dominante dans son interprétation des trois termes si la norme qui commande la déférence est applicable.

[52] À l’inverse, même en vertu de la norme de la décision correcte, il n’y a aucune raison d’intervenir dans l’interprétation de la Cour fédérale parce qu’elle est étayée par une interprétation téléologique des trois termes et qu’elle est donc correcte.

[53] Plus précisément, en ce qui concerne le sens du terme « cellule structurale », le mémoire descriptif des brevets précise que l’invention vise à fournir un espace vide dans lequel les racines d’un arbre peuvent croître et exige donc que la cellule soit une structure ouverte. Le paragraphe 36 du mémoire descriptif des brevets 348 et 599 prévoit ce qui suit :

[traduction]

Le système est conçu de manière que les racines des arbres puissent croître dans le réseau, de sorte que les obstructions entre les racines et l’asphalte seront grandement réduites. [...]

[54] Il est ensuite indiqué au paragraphe 37 du mémoire descriptif des brevets 348 et 599 ce qui suit :

[traduction]

Le réseau intégré de gestion des racines d’arbres et des eaux pluviales comporte plusieurs cellules ou cadres structuraux tridimensionnels qui sont reliés ensemble. Les cellules structurales sont assez solides pour résister aux charges des véhicules, maintenir une structure ouverte qui peut être remplie de sol limoneux et permettre aux racines des arbres de croître à l’intérieur de la cellule dans les axes horizontal et vertical. [...]

[55] Lorsque les revendications en litige sont lues dans le contexte du mémoire descriptif, il est clair que les « cellules structurales » revendiquées visent à permettre aux racines de croître à l’intérieur de celles-ci et doivent donc être des structures ouvertes, comme l’a conclu la Cour fédérale.

[56] En ce qui concerne le sens du terme « une base », l’interprétation invoquée par GreenBlue, qui a été rejetée par la Cour fédérale, visait à restreindre indûment le terme à un seul des modes de réalisation mentionnés dans le brevet. Toutefois, le mémoire descriptif indique clairement dans un autre mode de réalisation que la « base » dans cet autre mode de réalisation n’est pas une partie distincte et peut être formée intégralement avec les supports. Les dernières phrases du paragraphe 61 des deux brevets prévoient ce qui suit :

[traduction]

[...] Dans un mode de réalisation, la base 711 et les supports 703 et 704 sont formés intégralement en une seule structure. Dans un autre mode de réalisation, la base 711 et les supports 703 et 704 sont formés en pièces séparées qui sont ensuite assemblées. Cela permet l’assemblage sur place.

[57] Ce qui précède correspond au sens donné à « une base » par la Cour fédérale, qui n’a donc commis aucune erreur dans son interprétation.

[58] En ce qui concerne le sens du terme « un dessus », contrairement à ce que GreenBlue affirme, l’intention des inventeurs n’était pas que « un dessus » soit compris comme étant la même chose qu’un couvercle ou un platelage. Les trois termes sont tous utilisés dans les brevets 348 et 599 d’une manière indiquant clairement qu’un couvercle et un platelage ne sont pas des synonymes de « un dessus ». Par exemple, le paragraphe 54 des brevets mentionne que [traduction] « [l]orsque la cellule du dessus 226 est remplie de sol comme dans le réseau 300, le matériau traverse une bulle d’air entre le dessus du sol et le dessous de la structure du couvercle ».

[59] Je ne vois donc aucune erreur dans l’interprétation de la Cour fédérale des termes contestés.

B. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur à l’égard des questions de validité comme l’allègue GreenBlue?

[60] En ce qui concerne les questions d’antériorité, d’évidence et de portée excessive, comme le reconnaît GreenBlue, les conclusions contestées de la Cour fédérale ne peuvent être infirmées que si la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante, puisqu’il s’agit de conclusions de fait : voir, par exemple, arrêt Laboratoires Abbott, au para. 24 (concernant l’antériorité); SmithKline Beecham Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2002 CAF 216, au para. 15 (concernant l’antériorité); Packers Plus Energy Services Inc. c. Essential Energy Services Ltd., 2019 CAF 96, au para. 29 [arrêt Packers] (concernant l’évidence); Teva Canada Limitée c. Pfizer Canada Inc., 2019 CAF 15, au para. 23 (concernant l’évidence); Seedlings Life Science Ventures, LLC c. Pfizer Canada ULC, 2021 CAF 154, au para. 65 (concernant la portée excessive).

[61] La norme de l’erreur manifeste et dominante est une norme rigoureuse : une erreur n’est manifeste que si elle est évidente, et elle n’est dominante que si elle a une incidence sur l’issue. Lorsque les éléments de preuve étayent les conclusions de fait d’un tribunal de première instance, ses conclusions ne peuvent pas être rejetées au motif qu’elles révèlent une erreur manifeste et dominante : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, au para. 23; arrêt Packers, au para. 31; Apotex Inc. c. Janssen-Ortho Inc., 2009 CAF 212, aux paras. 98 et 102.

[62] En l’espèce, des éléments de preuve étayaient les conclusions de la Cour fédérale concernant l’antériorité, l’évidence et la portée excessive que GreenBlue conteste maintenant, ce qui, par conséquent, empêche leur annulation par la Cour.

[63] Plus précisément, en ce qui concerne l’antériorité, GreenBlue affirme que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que le catalogue de 2002 de GreenLeaf, qui divulguait le produit RootCell, ne divulguait pas l’invention revendiquée dans les brevets 348 et 599. Toutefois, les éléments de preuve fournis par M. LeBrasseur dans son rapport d’expert (aux paras. 142 à 157, et 177 à 186) et dans son témoignage oral (y compris son interrogatoire principal du 28 octobre 2020, transcription de la première instance, p. 1621, lignes 16 à 22, et p. 1622, ligne 17, à la p. 1635, ligne 20) étayent la conclusion de la Cour fédérale concernant l’antériorité. La Cour fédérale n’a donc commis aucune erreur susceptible de contrôle en concluant que le catalogue de GreenLeaf ne divulguait pas l’invention revendiquée dans les brevets 348 et 599.

[64] En ce qui concerne l’évidence, GreenBlue demande essentiellement à la Cour d’effectuer une nouvelle analyse de l’évidence et de tirer une conclusion différente de celle à laquelle la Cour fédérale est arrivée en appréciant et en réexaminant ce que les antériorités citées enseignaient et révélaient. Toutefois, ce n’est pas le rôle de la Cour. La Cour ne peut pas intervenir en l’absence d’une erreur manifeste et dominante. En l’espèce, aucune erreur semblable n’a été commise parce que les éléments de preuve de M. LeBrasseur étayent les conclusions de la Cour fédérale (rapport d’expert en réponse, aux paras. 210 à 291; et témoignage oral, interrogatoire principal de M. LeBrasseur, le 28 octobre 2020, transcription de la première instance, p. 1665, ligne 1 à p. 1681, ligne 3).

[65] Enfin, en ce qui concerne la portée excessive, GreenBlue nous demande de tirer une conclusion différente de celle de la Cour fédérale et de conclure que les tiges de métal, qui n’étaient pas revendiquées dans les deux brevets, sont essentielles à la réalisation de l’invention. GreenBlue affirme qu’une telle conclusion rendrait les brevets en litige nuls en raison de la portée excessive et des [traduction] « revendications cupides et hypothétiques » (mémoire des faits et du droit modifié de GreenBlue en appel, au para. 78).

[66] Cet argument repose sur l’affirmation selon laquelle les éléments de preuve établissaient que, sans les tiges de métal, l’invention ne pourrait pas être réalisée. À l’appui de cette prétention, GreenBlue se fonde sur le fait que le rapport des essais de charge liés au produit commercial final de DeepRoot montrait que le produit n’atteignait pas le résultat voulu sans l’inclusion des tiges de métal rattachées au couvercle.

[67] Toutefois, comme le fait remarquer DeepRoot, ces essais ne portaient que sur le produit commercial de DeepRoot, conçu pour [traduction] « atteindre le point idéal entre le coût et l’entrée sur le marché » (mémoire des faits et du droit de DeepRoot en appel, au para. 85). D’autres essais effectués avant le lancement du produit ont démontré sa viabilité sans les tiges, dont des essais standards effectués par l’intermédiaire d’AutoCAD et des analyses d’éléments restreintes, comme M. Ray, l’un des inventeurs et le président-directeur général de DeepRoot, en a témoigné.

[68] De plus, lorsqu’on lui a demandé si les tiges de métal étaient requises pour supporter la charge, M. Ray a déclaré qu’elles ne l’étaient pas et que le résultat souhaité [traduction] « [...] aurait pu être obtenu sans ajouter les tubes d’acier. Nous aurions pu rendre le platelage plus épais » (contre-interrogatoire de M. Ray, le 12 octobre 2020, transcription de la première instance, p. 193, lignes 17 et 18). Par conséquent, la Cour fédérale était saisie d’éléments de preuve à l’appui de sa conclusion selon laquelle l’allégation de portée excessive fondée sur le fait que des tiges de métal sont requises ne concernait que le produit commercial de DeepRoot, mais n’était pas en cause en ce qui a trait aux revendications en litige elles-mêmes, qui ne requièrent aucune tige de métal.

[69] La conclusion de la Cour fédérale concernant la portée excessive n’est donc pas susceptible d’être annulée en raison d’une erreur manifeste et dominante.

[70] Je conclus donc que la Cour fédérale n’a commis aucune des erreurs alléguées par GreenBlue, et je rejetterais donc son appel, avec dépens.

IV. Appel incident de DeepRoot

[71] J’examine maintenant l’appel incident de DeepRoot. Elle allègue que la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs de principe en concluant que GreenBlue n’a réalisé aucun profit de ses ventes du produit RootSpace. Elle allègue également que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en acceptant l’un des calculs de GreenBlue.

[72] DeepRoot affirme plus précisément que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en omettant d’effectuer l’analyse nécessaire pour établir un lien de causalité entre les coûts indirects allégués de GreenBlue et les profits qu’elle a réalisés grâce à la contrefaçon, ce qui a permis à GreenBlue de protéger à tort ses profits contre une éventuelle restitution. DeepRoot ajoute qu’aucun élément de preuve n’établissait quelle partie des coûts indirects de GreenBlue était liée aux ventes de produits contrefaits et que la Cour fédérale a donc commis une erreur en acceptant le pourcentage attribué par GreenBlue. DeepRoot affirme également que, de toute façon, en principe, certains des coûts de GreenBlue ne pourraient pas être déduits du tout, à savoir les honoraires d’avocat engagés pour se défendre contre l’action en contrefaçon de brevet de DeepRoot.

[73] DeepRoot soutient en outre que la Cour fédérale a indûment renversé le fardeau de la preuve, l’obligeant à établir l’inexactitude des calculs de GreenBlue au lieu d’exiger de GreenBlue qu’elle démontre qu’elle n’a réalisé aucun profit des ventes du produit RootSpace contrefait. Elle s’appuie en particulier sur le paragraphe 277 des motifs de la Cour fédérale, où cette dernière a déclaré que « DeepRoot n’a pas été en mesure d’établir l’existence de lacunes ou d’irrégularités fondamentales dans les états financiers [soumis par GreenBlue] ».

[74] DeepRoot ajoute que GreenBlue n’a pas présenté d’éléments de preuve pour établir l’exactitude de ses frais de fret, qui représentaient une part importante du coût des marchandises vendues. Elle soutient que la Cour fédérale a donc commis une erreur manifeste en permettant la déduction de ces frais des profits de GreenBlue.

[75] En réponse, GreenBlue reconnaît que les coûts qu’elle a engagés pour se défendre dans le cadre de l’action en contrefaçon de brevet n’auraient pas dû être inclus dans les calculs. Elle admet également que les montants qu’elle a déclarés en frais d’amortissement et de consultation n’ont pas non plus de lien de causalité avec les ventes de produits contrefaits et que, par conséquent, ils devraient également être supprimés des calculs. Toutefois, GreenBlue soutient que les autres déductions étaient appropriées et que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur en les autorisant. Elle affirme que, même en ne tenant pas compte du montant des honoraires d’avocat, des frais d’amortissement et des frais de consultation, GreenBlue n’a malgré tout pas réalisé de profits. Elle affirme donc que l’appel incident devrait être rejeté.

[76] Pour discuter de ces questions, il est utile de commencer par énoncer les principes applicables.

[77] À cet égard, la restitution des profits représente une réparation équitable, et peut être accordée dans une action en contrefaçon de brevet en vertu de l’alinéa 57(1)b) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4. La restitution des profits est une réparation qui peut être accordée à la place d’une ordonnance de dommages-intérêts, laquelle est prévue au paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets.

[78] La réparation visant l’octroi de dommages-intérêts est axée sur les pertes subies par le breveté et vise à indemniser le demandeur pour les pertes subies en raison de la contrefaçon. Il peut s’agir, entre autres, des pertes de profits causées par la perte de ventes par le demandeur en raison de la contrefaçon, ou de l’indemnisation pour les redevances raisonnables que le demandeur aurait obtenues si le défendeur avait accepté de verser une redevance.

[79] Cependant, la restitution des profits est axée sur les profits indûment réalisés par le contrefacteur et exige que le défendeur restitue au demandeur le montant des profits réalisés grâce à la contrefaçon. Comme la Cour l’a expliqué en détail dans l’arrêt Nova Chemicals, la réparation visant la restitution des profits est un outil nécessaire pour décourager la contrefaçon par ceux qui pourraient réaliser des profits supérieurs aux dommages qu’ils causeraient au titulaire d’un brevet.

[80] Un tribunal a le pouvoir discrétionnaire d’accorder ou non la restitution des profits. Par conséquent, un tribunal n’est pas nécessairement tenu de donner effet à la demande du demandeur d’accorder la restitution des profits, et il peut refuser d’accorder la réparation lorsqu’elle est jugée inéquitable. Cela peut, par exemple, être le cas s’il y a un retard excessif ou une mauvaise conduite de la part du breveté : Apotex Inc. c. Bayer Inc., 2018 CAF 32, [2018] 4 R.C.F. 58, aux paras. 60 et 61 [arrêt Apotex c. Bayer], citant Beloit Canada Ltée c. Valmet-Dominion Inc., [1997] A.C.F. no 486 (QL), [1997] 3 C.F. 497 (C.A.F.), p. 545; Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2006 CAF 323, [2007] 3 R.C.F. 588, au para. 127. Comme il est indiqué au paragraphe 67 de l’arrêt Apotex c. Bayer :

[...] le choix de la restitution finale des bénéfices, une fois la contrefaçon établie, appartient nécessairement au breveté, sous réserve du pouvoir discrétionnaire de la Cour. En d’autres termes, la Cour peut refuser d’accorder la réparation par restitution, auquel cas le breveté a droit à des dommages‐intérêts. Il est également clair que la Cour ne saurait obliger le breveté à accepter à une restitution des bénéfices s’il n’est pas disposé à le faire.

[81] En ce qui concerne à la fois les dommages-intérêts et la restitution, une preuve d’un lien de causalité avec la contrefaçon est requise.

[82] En examinant plus précisément la restitution, dans l’arrêt Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 R.C.S. 902, la majorité a fait remarquer ce qui suit au paragraphe 101 :

Il est bien établi que l’inventeur a seulement droit à la remise de la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention : Lubrizol Corp. c. Compagnie Pétrolière Impériale Ltée, [1997] 2 C.F. 3 (C.A.); Celanese International Corp. c. BP Chemicals Ltd., [1999] R.P.C. 203 (Pat. Ct.), au para. 37. Cela est conforme à la règle générale qui s’applique en matière de réparation non punitive : « il est essentiel que les pertes compensées soient seulement celles qui, selon une conception normale du lien de causalité, ont été causées par le manquement » (Canson Enterprises Ltd. c. Boughton & Co., [1991] 3 R.C.S. 534, p. 556, la juge McLachlin (plus tard Juge en chef), cité et approuvé, au nom de la Cour, par le juge Binnie dans l’arrêt Cadbury Schweppes Inc. c. Aliments FBI Ltée, [1999] 1 R.C.S. 142, au para. 93).

[83] Dans le cadre d’une demande de dommages-intérêts, il incombe au demandeur d’établir le montant et la nature des dommages qu’il a subis selon la prépondérance des probabilités : TPG Technology Consulting Ltd. c. Canada, 2016 CAF 279, au para. 37; Janiak c. Ippolito, [1985] 1 R.C.S. 146, au para. 32.

[84] Lorsqu’une restitution est demandée, il incombe également au demandeur d’établir les profits réalisés par le contrefacteur. Toutefois, étant donné que les renseignements détaillés sur les coûts engagés pour réaliser les ventes relèvent en grande partie, voire exclusivement, de la connaissance du contrefacteur, le demandeur n’est tenu d’établir que les ventes du contrefacteur au moment d’établir les profits. Il incombe alors au défendeur d’établir les éléments de coûts à déduire de ces ventes pour établir ses profits : voir, par exemple, Monsanto Canada Inc. c. Janssens, 2009 CF 318, au para. 32; Diversified Products Corp. c. Tye-Sil Corp., [1990] A.C.F. no 952 (QL), au para. 12; Teledyne Industries, Inc. c. Lido Industrial Products Ltd., [1982] A.C.F. no 1024 (QL), au para. 16.

[85] Il existe différentes méthodes pour calculer les profits, notamment la méthode du coût de revient complet et la méthode des coûts différentiels. En vertu de la méthode des coûts différentiels, seuls les coûts supplémentaires engagés pour la production d’un produit contrefait peuvent être déduits des chiffres de vente afin d’établir les profits réalisés par le défendeur grâce à la contrefaçon. Cependant, en vertu de la méthode du coût de revient complet, tous les coûts, y compris une estimation des coûts indirects fixes ayant un lien de causalité avec les ventes de produits contrefaits, peuvent être déduits des chiffres de ventes pour obtenir les profits réalisés par le défendeur grâce à la contrefaçon.

[86] L’arrêt Nova Chemicals de la Cour précise que, au moins à la Cour et à la Cour fédérale, la méthode du coût de revient complet est la méthode privilégiée pour calculer le montant des profits réalisés grâce à une contrefaçon afin de déterminer s’il est approprié de rendre une ordonnance de restitution des profits, ainsi que de déterminer le montant de cette restitution.

[87] Comme la Cour l’a indiqué dans l’arrêt Nova Chemicals, la méthode du coût de revient complet tient compte des profits réels réalisés et des coûts réels engagés relativement aux ventes de produits contrefaits réalisées par le contrefacteur ou en son nom. On ne doit pas tenir compte des coûts hypothétiques ou des coûts découlant d’une occasion manquée en raison de la contrefaçon.

[88] Selon l’arrêt Nova Chemicals de la Cour, les coûts qui peuvent être déduits des profits en vertu de la méthode du coût de revient complet comprennent les coûts supplémentaires engagés relativement aux ventes de produits contrefaits (en l’espèce, le coût des marchandises vendues), ainsi que la partie des coûts fixes stagnants du contrefacteur qui est attribuable de façon causale aux produits contrefaits. S’exprimant au nom de la majorité de la Cour, dans l’arrêt Nova Chemicals, le juge Stratas a ainsi expliqué, aux paragraphes 158 à 161, la nature de ces coûts fixes stagnants qui peuvent être déduits selon la méthode du coût de revient complet :

[158] Examinons le cas d’une usine qui produit huit gammes distinctes de produits contrefaisants qui violent chacune un brevet différent. Si chaque breveté introduit une action distincte pour contrefaçon, est-il possible que le contrefacteur ne puisse jamais déduire ses frais généraux? Il ne fait aucun doute que chaque gamme de produits a absorbé une partie de ces frais généraux essentiels (Dart Industries, p. 116 à 120; Tremaine v. Hitchcock, 90 U.S. 518 (1874)).

[159] Qu’adviendrait-il si seulement sept des huit gammes de produits étaient contrefaites? La gamme licite devrait-elle supporter la totalité des frais généraux? Il ne fait aucun doute que ces frais généraux ont dû aussi être engagés pour produire les produits contrefaits. De fait, s’il n’y a pas déduction de coûts fixes proportionnels, les frais généraux absorbés par les produits contrefaits seront transférés aux produits licites du contrefacteur. Ainsi, une gamme de produits parfaitement licite se trouverait injustement grevée, sans raison valable.

[160] Refuser la déduction des frais fixes brosse un portrait erroné des profits du contrefacteur. Il est possible que les coûts variables du contrefacteur soient peu élevés, mais que ses frais généraux soient très élevés et que, de ce fait, son produit ne soit pas rentable. La méthode fondée sur les coûts différentiels préconisée dans la décision Teledyne pourrait obliger un contrefacteur à restituer des « profits » provenant d’un produit non rentable.

[161] La crainte selon laquelle la déduction des frais fixes permettrait, en réalité, à un contrefacteur de subventionner ses produits licites est non fondée. Le contrefacteur ne pourrait déduire qu’une partie de ses frais fixes. Par exemple, si un produit contrefait représente 1 % de la capacité ou du volume de production de l’usine, seulement 1 % des frais fixes seront déduits.

[89] Comme l’indique clairement l’extrait ci-dessus, les coûts indirects fixes non différentiels peuvent être déduits des ventes pour établir les profits d’un contrefacteur, mais une preuve d’un lien de causalité est toujours requise. En d’autres termes, le défendeur doit établir un lien entre la partie alléguée des coûts indirects et les ventes de produits contrefaits. Toutefois, il n’est pas nécessaire que le défendeur démontre que ces coûts fixes s’ajoutent aux coûts fixes qui auraient été autrement payables par le défendeur.

[90] Dans l’exemple du juge Stratas, le montant total des coûts indirects en cause était lié exclusivement aux coûts d’exploitation de l’usine où le produit contrefait était fabriqué. Ainsi, le juge Stratas semble indiquer que la déduction permise pour la partie des coûts indirects liés au produit contrefait pourrait être calculée en appliquant, au montant total en coûts indirects, la proportion de la production que les ventes du produit contrefait couvraient par rapport à la production totale réalisée dans l’usine à l’égard de laquelle les coûts indirects ont été engagés.

[91] Dans l’exemple du juge Stratas, le montant total des coûts indirects en cause concerne une seule usine, où le produit contrefait et d’autres produits étaient fabriqués. Dans ces circonstances, une attribution des coûts indirects comme celle effectuée par GreenBlue en l’espèce pourrait être appropriée, puisqu’il est clair qu’il existe un lien de causalité entre les coûts indirects engagés et la production du produit contrefait.

[92] Toutefois, cette méthode sommaire et rapide d’attribution d’un coût exige un fondement factuel pour établir le lien de causalité requis. On ne peut pas toujours simplement présumer qu’une proportion du montant total des coûts indirects d’une entreprise proportionnelle au pourcentage des ventes générées par le produit contrefait peut être déduite selon la méthode du coût de revient complet dans chaque affaire.

[93] Un exemple montre clairement pourquoi la méthode adoptée par GreenBlue et acceptée par la Cour fédérale en l’espèce ne peut pas être appliquée de façon universelle.

[94] Supposons qu’une entreprise possède deux usines et qu’elle ne produise le produit contrefait que dans une seule de ces usines. Supposons que les coûts indirects de l’usine où le produit contrefait n’est pas fabriqué sont sensiblement plus élevés que ceux de l’usine où le produit contrefait est fabriqué. Supposons également que l’entreprise réalise la moitié de ses profits grâce aux produits fabriqués dans ses deux usines. Au regard de ces faits, il serait erroné de calculer la proportion des coûts indirects attribuable au produit contrefait comme étant 50 % des coûts indirects combinés des deux usines, puisque cela surestime les coûts engagés pour fabriquer le produit contrefait. En d’autres termes, il n’y a aucun lien de causalité entre une portion du 50 % du montant total des coûts indirects et les profits réalisés grâce au produit contrefait.

[95] Les exemples ci-dessus démontrent que la méthode de quantification des coûts indirects aux fins de l’établissement des profits réalisés grâce à la contrefaçon dépend largement des faits.

[96] En l’espèce, la Cour fédérale a accepté les calculs de GreenBlue des coûts indirects attribués aux ventes de produits contrefaits sans discuter de la raison pour laquelle ils étaient appropriés. En effet, la Cour fédérale semble n’avoir largement pas tenu compte de l’exigence d’un lien de causalité entre les coûts allégués et les ventes de produits contrefaits parce qu’elle a attribué à tort des éléments que GreenBlue reconnaît maintenant comme étant inappropriés, puisqu’ils n’avaient aucun lien de causalité avec les ventes de produits contrefaits. Ces coûts comprenaient les coûts engagés pour se défendre dans le cadre du litige pour contrefaçon de brevet, qui ne peuvent pas être déduits : voir, par exemple, Baker Petrolite Corp. c. Canwell Enviro-Industries Ltd., 2001 CFPI 889, [2002] 2 C.F. 3, au para. 157, inf. pour d’autres motifs par 2002 CAF 158, [2003] 1 C.F. 49.

[97] Je suis donc d’accord avec DeepRoot que la Cour fédérale a commis une erreur en acceptant les chiffres de GreenBlue sans apprécier ni analyser si et comment les coûts indirects allégués avaient un lien de causalité avec les ventes de produits contrefaits.

[98] La décision de la Cour fédérale intitulée Dow Chemical Company c. Nova Chemicals Corporation, 2017 CF 637, conf. par 2020 CAF 141, est un précédent qui peut être écarté . Dans cette décision, en se fondant sur le témoignage de la défenderesse lors de l’interrogatoire préalable, selon lequel les coûts fixes par livre étaient sensiblement les mêmes pour les produits contrefaits que pour les produits non contrefaits, la Cour fédérale a attribué, en fonction des « volumes de production relatifs », un montant proportionnel de certaines dépenses en immobilisations fixes et a examiné la raison pour laquelle cette méthode était appropriée. La Cour fédérale a écrit ce qui suit aux paragraphes 9 à 14 :

[9] À l’alinéa 5b) du jugement rendu dans l’affaire Dow c Nova, il est mentionné que Nova peut retrancher un montant proportionnel de certains coûts fixes et dépenses en immobilisations, y compris les coûts classés dans les catégories [traduction] « Usine, Distribution, Ventes et Marketing, Dépenses techniques, administratives », aux revenus découlant de la vente des produits contrefaits pour la période allant du 22 août 2006 au 31 décembre 2015. Les parties ne s’entendent pas sur la façon dont ces coûts devraient être répartis entre les produits contrefaits et les produits non contrefaits.

[10] Les comptables des parties ont adopté des méthodes différentes pour attribuer les coûts fixes de l’usine PE2 aux produits contrefaits. Le comptable de Dow, Ross Hamilton, a conclu que ces coûts devraient être imputés en fonction des volumes de production relatifs, tandis que celui de Nova, Errol Soriano, a utilisé des approches différentes, en se fondant sur les directives des avocats et sur l’opinion de l’économiste de Nova, Randall Heeb.

[11] Dow soutient que l’approche de Nova donne lieu à l’attribution de coûts fixes plus élevés aux produits contrefaits comparativement aux produits non contrefaits. Elle souligne que, pendant la communication préalable, Nova a mentionné que [traduction] « les coûts fixes associés à la production des produits contrefaits ne sont pas vraiment différents de ceux qui se rapportent à la production des produits non contrefaits ».

[12] Dans son rapport d’expert, M. Hamilton s’est fondé sur la preuve présentée par Nova pendant la communication préalable, selon laquelle les coûts fixes par livre étaient à peu près les mêmes pour les produits contrefaits et les produits non contrefaits. En contre-interrogatoire, l’avocat de Nova a laissé entendre à M. Hamilton que cette affirmation appuyait l’allégation de Nova selon laquelle la production de produits non contrefaits aurait permis d’absorber les coûts fixes associés à la fabrication des produits contrefaits, sans ajouter que cette hypothèse était erronée.

[13] Les experts de Nova ont proposé l’utilisation de trois formules d’attribution différentes : a) les [traduction] « livres produites » ou « volumes facturés » pour ses coûts liés à la distribution; b) [traduction] le « revenu net » pour les coûts classés dans les catégories [traduction] « Dépenses administratives, Vente et Marketing » et (3) [traduction] « les heures de fonctionnement du réacteur » pour les coûts des catégories [traduction] « Usine et Dépenses techniques ». Même si cette approche repose sur des distinctions qui pourraient être valables entre différentes catégories de coûts, je conviens avec Dow que Nova n’a présenté aucun élément de preuve pour l’étayer.

[14] Compte tenu de la preuve que Nova a présentée pendant la communication préalable, du fait que M. Hamilton s’est fondé raisonnablement sur cette preuve pour formuler son opinion et du fait que Nova a renforcé l’hypothèse de celui-ci en contre-interrogatoire, je conclus que la méthode à utiliser pour répartir les coûts fixes en ce qui concerne l’usine PE2 est celle du [traduction] « volume facturé » décrite par M. Hamilton.

[99] Une analyse semblable de la question du lien de causalité en ce qui a trait aux coûts indirects allégués est totalement absente en l’espèce, où GreenBlue n’a pas présenté d’éléments de preuve d’expert pour étayer ses coûts.

[100] Cela dit, il ne s’ensuit pas nécessairement que DeepRoot a droit au montant auquel elle allègue, dans son appel incident, avoir droit sous forme de restitution des profits, pas plus qu’il ne faut conclure que GreenBlue n’a réalisé aucun profit des ventes de produits contrefaits.

[101] Bien que les témoignages des deux témoins appelés par GreenBlue pour valider les calculs n’aient pas fourni beaucoup de détails sur le lien de causalité requis entre le montant des coûts indirects allégués et la production des produits contrefaits, il se peut que la Cour fédérale ait été saisie d’autres éléments de preuve concernant les activités de GreenBlue, lesquels permettraient de légitimement conclure que les montants des coûts indirects maintenant allégués par GreenBlue avaient un lien de causalité avec la production des produits contrefaits.

[102] Pour déterminer si c’est le cas, il faut examiner l’ensemble du volumineux dossier dont était saisie la Cour fédérale. Je crois qu’il est tout à fait approprié que la juge de la Cour fédérale qui a rendu la décision faisant l’objet de l’appel effectue l’examen nécessaire afin de déterminer s’il existe un fondement permettant de déduire les coûts indirects allégués par GreenBlue. Elle est mieux placée que la Cour pour apprécier l’ensemble des faits au dossier. Par conséquent, la question du lien de causalité en ce qui a trait aux coûts indirects devrait être renvoyée à la juge McDonald de la Cour fédérale.

[103] Enfin, j’examine la contestation de DeepRoot des montants allégués comme faisant partie du coût des marchandises vendues attribuable au fret et je ne vois aucune erreur manifeste et dominante dans l’acceptation par la Cour fédérale de l’estimation de ces chiffres par GreenBlue, lesquels ont été expliqués de façon générale par M. Jeremy Bailey, le directeur général de GreenBlue Urban North America, et Carol Daly, sa teneuse de livres. Les deux ont témoigné au sujet de la façon dont les chiffres du fret étaient généralement calculés. Bien qu’ils n’aient pas effectué eux-mêmes les calculs, leurs témoignages étaient suffisants pour permettre à la Cour fédérale d’accepter les chiffres comme étant exacts. En effet, DeepRoot ne soutient pas devant la Cour que la Cour fédérale a commis une erreur en préférant leurs témoignages au sujet des frais de fret à l’opposition par ouï-dire de DeepRoot.

[104] Par conséquent, compte tenu des témoignages de M. Bailey et de Mme Daly, le fait que la Cour fédérale ait accepté les calculs de fret présentés par GreenBlue comme faisant partie du coût des marchandises vendues ne constitue pas une erreur manifeste et dominante. Ainsi, la seule partie du calcul des dommages-intérêts qui doit être reconsidérée est celle qui est liée à l’attribution d’une partie des coûts indirects.

V. Dispositif proposé

[105] Pour les motifs susmentionnés, je rejetterais l’appel de GreenBlue, j’accueillerais l’appel incident de DeepRoot et je renverrais à la juge McDonald de la Cour fédérale, pour réexamen conformément aux présents motifs, la question de savoir s’il est approprié d’accorder la restitution des profits. J’accorderais également à DeepRoot les dépens de l’appel et de l’appel incident, puisque j’estimerais qu’elle a principalement eu gain de cause dans les deux appels.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Judith Woods, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Anne L. Mactavish, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-181-21

INTITULÉ :

GREENBLUE URBAN NORTH AMERICA INC. c. DEEPROOT GREEN INFRASTRUCTURE, LLC et DEEPROOT CANADA CORP.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 mai 2023

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :

LE 13 SEPTEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Donald M. Cameron

Martin Brandsma

Yuri Chumak

Nyrie Israelian

Pour l’appelante

Geoffrey D. Mowatt

Bentley Gaikis

David Lafontaine

Pour les intimées

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BERESKIN & PARR S.E.N.C.R.L., S.R.L.

Toronto (Ontario)

DICKINSON WRIGHT LLP

Toronto (Ontario)

Pour l’appelante

DLA PIPER (CANADA) S.E.N.C.R.L.

Toronto (Ontario)

Pour les intimées

 

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