Dossier : A-52-22
Référence : 2023 CAF 191
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM : |
LE JUGE PELLETIER LE JUGE DE MONTIGNY LA JUGE GLEASON |
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ENTRE : |
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PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW |
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appelante |
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AGENCE CANADIENNE D’ÉVALUATION ENVIRONNEMENTALE, LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE et CANADIAN NATURAL RESOURCES LIMITED |
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intimés |
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Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 29 mars 2023.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 21 septembre 2023.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LA JUGE GLEASON |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE PELLETIER LE JUGE DE MONTIGNY |
Date : 20230921
Dossier : A-52-22
Référence : 2023 CAF 191
CORAM : |
LE JUGE PELLETIER LE JUGE DE MONTIGNY LA JUGE GLEASON |
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ENTRE : |
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PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW |
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appelante |
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et |
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AGENCE CANADIENNE D’ÉVALUATION ENVIRONNEMENTALE, LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE et CANADIAN NATURAL RESOURCES LIMITED |
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intimés |
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MOTIFS DU JUGEMENT
LA JUGE GLEASON
[1] L’appelante, la Nation crie Mikisew (les Mikisew), a succédé à l’un des groupes autochtones qui ont signé le Traité no 8 en 1899. Son territoire traditionnel est situé dans le nord-est de l’Alberta et comprend les environs du lac Athabasca et le delta des rivières de la Paix et Athabasca. Il s’étend au sud jusqu’à Fort McMurray et à la rivière Clearwater. Les Mikisew utilisent traditionnellement, et encore aujourd’hui, le delta Paix-Athabasca, la rivière Athabasca et ses affluents pour la pêche, la récolte et d’autres activités importantes pour leur culture.
[2] Les Mikisew interjettent appel de la décision de la Cour fédérale Première Nation Crie Mikisew c. Agence canadienne de l’environnement et changement climatique, 2022 CF 102 (sous la plume du juge Favel). Dans cette décision, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire des Mikisew concernant la décision du 15 février 2019 du ministre fédéral de l’Environnement et du Changement climatique.
[3] Dans sa décision, le ministre a refusé de désigner l’agrandissement de la mine de sables bitumineux Horizon (la mine Horizon) appartenant à l’intimée Canadian Natural Resources Limited (CNRL) comme projet susceptible de contrôle en vertu du paragraphe 14(2) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, ch. 19, art. 52 [LCEE de 2012], aujourd’hui abrogée.
[4] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais le présent appel avec dépens.
I. Résumé
[5] Il convient de commencer par une vue d’ensemble.
[6] Le projet en litige dans le présent appel est l’agrandissement du puits nord de la mine de sables bitumineux Horizon de CNRL (le projet d’agrandissement). Il ne s’agit pas d’un nouveau projet, mais plutôt de l’agrandissement d’une zone d’exploitation minière dans la mine Horizon existante de CNRL. Cette mine est située à environ 70 kilomètres au nord de Fort McMurray, en Alberta, et se trouve sur le territoire traditionnel des Mikisew. La mine Horizon a été initialement approuvée par le Canada et l’Alberta en 2004, à la suite d’une évaluation environnementale réalisée par une commission conjointe.
[7] Le projet d’agrandissement consiste à étendre la mine Horizon de 3 448 hectares à l’intérieur des limites actuelles de son bail, ce qui représente un peu plus de 18 % de la zone d’exploitation actuelle de la mine. Ce projet prolongerait la durée d’exploitation de la mine d’environ sept ans. Le projet d’agrandissement devrait utiliser l’infrastructure existante de la mine Horizon et ne devrait pas nécessiter de prélèvement d’eau nouveau ou supplémentaire de la rivière Athabasca par rapport à ce qu’autorise le permis existant de la mine Horizon délivré en vertu de la loi albertaine intitulée Water Act, R.S.A. 2000, ch. W-3 [la Water Act]. Le projet d’agrandissement devrait toutefois nécessiter l’octroi d’un nouveau permis en vertu de la Water Act pour la dérivation d‘eaux de surface et souterraines de la rivière Calumet qui représentent moins de 0,1 % du débit annuel de la rivière Athabasca.
[8] Le projet d’agrandissement fait l’objet d’une évaluation environnementale de l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta sous le régime de la loi albertaine intitulée Environmental Protection and Enhancement Act (Loi sur la protection et l’amélioration de l’environnement), R.S.A. 2000, ch. E-12 [l’EPEA]. Il n’est pas contesté que les Mikisew ont le droit de participer au processus provincial d’évaluation environnementale. Le dossier dont nous disposons comprend les documents que les Mikisew ont déposés auprès de l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta dans le cadre de l’évaluation environnementale effectuée sous le régime de l’EPEA.
[9] Le projet d’agrandissement pourrait également nécessiter l’octroi d’une nouvelle autorisation en vertu de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14 [Loi sur les pêches]. Il s’agit de la seule autorisation fédérale qui devrait être requise dans le cadre du projet d’agrandissement.
[10] Le projet d’agrandissement ne devait pas obligatoirement faire l’objet d’une évaluation environnementale fédérale sous le régime de la LCEE de 2012. Toutefois, le ministre aurait pu exercer le pouvoir que lui confère le paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012 pour désigner le projet d’agrandissement, ce qui aurait déclenché l’obligation d’effectuer une évaluation fédérale en application du paragraphe 14(1) de cette loi. Aux termes du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012, le ministre est habilité à exiger la tenue d’une évaluation environnementale fédérale à l’égard de projets pour lesquels une évaluation fédérale n’était pas obligatoire s’il est d’avis que l’exercice de toute activité concrète peut entraîner des effets environnementaux négatifs ou que les préoccupations du public concernant ces effets justifient la désignation. Le paragraphe 14(2) de la Loi est ainsi libellé :
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[11] Le 5 juillet 2018, les Mikisew et d’autres groupes autochtones soumettent une lettre à l’Agence canadienne d’évaluation environnementale (l’Agence), dans laquelle ils demandent à l’Agence de recommander au ministre de désigner le projet d’agrandissement en vertu du paragraphe 14(2). Leur demande est fondée sur leur conviction que le projet d’agrandissement entraînerait une dégradation supplémentaire de l’environnement et aurait un effet préjudiciable sur leurs droits ou revendications ancestraux ou issus de traités.
[12] Le 15 février 2019, après avoir pris connaissance d’observations supplémentaires de la part des Mikisew, d’observations de CNRL et de conseils de l’Agence, le ministre décide de ne pas effectuer la désignation demandée.
[13] Les Mikisew déposent une demande de contrôle judiciaire auprès de la Cour fédérale concernant le refus du ministre de désigner le projet d’agrandissement. Les Mikisew soutiennent devant la Cour fédérale et devant notre Cour que le ministre a manqué à son obligation de consulter en rendant sa décision, et que cette décision est déraisonnable.
[14] Dans le jugement visé par le présent appel, la Cour fédérale rejette la demande de contrôle judiciaire des Mikisew. Elle conclut que l’obligation de consulter n’avait pas été déclenchée et que la décision du ministre est raisonnable.
II. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que l’obligation de consulter n’a pas été déclenchée?
[15] J’examine d’abord si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’obligation de consulter n’a pas été déclenchée par le refus du ministre de désigner le projet d’agrandissement en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012.
A. Principes généraux applicables à l’obligation de consulter
[16] L’obligation de consulter découle de l’honneur de la Couronne et est constitutionnalisée à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1867 : Ktunaxa Nation c. Colombie-Britannique (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2017 CSC 54, [2017] 2 R.C.S. 386, par. 78 [Ktunaxa Nation]. Il s’ensuit donc que l’existence, l’étendue et la teneur de l’obligation de consulter sont des questions de droit susceptibles de contrôle par notre Cour selon la norme de la décision correcte : Première Nation Coldwater c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 34, [2020] 3 R.C.F. 3, par. 27, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 39111 (2 juillet 2020) [Première Nation Coldwater]; Première nation Yellowknives Dene c. Canada (Affaires autochtones et Développement du Nord), 2015 CAF 148, [2015] A.C.F. no 829 (QL), par. 46 et 47; voir également Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 55 [Vavilov].
[17] Il y a contraste avec le contrôle judiciaire du caractère suffisant de la consultation menée par la Couronne ou en son nom. En effet, quand il s’agit de déterminer si l’obligation de consulter a été remplie ou non dans un cas donné, il y a lieu d’appliquer la norme de la décision raisonnable, caractérisée par la déférence : Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 62 [Nation haïda]; Ktunaxa Nation, par. 82; Première Nation Coldwater, par. 27.
[18] Dans l’affaire visée par le présent appel, la Cour fédérale conclut que l’obligation de consulter n’a pas été déclenchée. Il s’agit d’une question de droit, susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Je dois donc déterminer si la Cour fédérale a eu raison de conclure que l’obligation de consulter n’avait pas été déclenchée. Comme il est indiqué plus bas, je souscris à la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle l’obligation de consulter n’a pas été déclenchée; toutefois, je ne souscris pas à l’ensemble du raisonnement l’ayant conduit à cette conclusion.
[19] Dans l’arrêt Nation haïda, la Cour suprême conclut que l’obligation de consulter « prend naissance lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui‐ci »
: par. 35. La Cour suprême a confirmé par la suite que ce critère à deux volets s’étend aux droits et revendications issus de traités : voir Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, par. 55 [Nation crie Mikisew].
[20] Dans l’arrêt Rio TintoAlcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650 [Rio Tinto], la Cour suprême détermine que le critère énoncé dans l’arrêt Nation haïda comporte trois volets, plutôt que deux. Depuis l’arrêt Rio Tinto, le critère servant à déterminer si l’obligation de consulter est déclenchée dans une situation donnée « comporte trois volets : (1) la connaissance par la Couronne, réelle ou imputée, de l’existence possible d’une revendication autochtone ou d’un droit ancestral, (2) la mesure envisagée de la Couronne et (3) la possibilité que cette mesure ait un effet préjudiciable sur une revendication autochtone ou un droit ancestral »
: par. 31.
[21] Dans l’arrêt Rio Tinto, la Cour suprême décrit plus en détail chacun des éléments mentionnés ci-dessus.
[22] Le premier volet, qui concerne la nécessité d’établir la connaissance par la Couronne de l’existence possible d’une revendication autochtone ou d’un droit issu d’un traité, n’est pas en litige dans le présent appel et a été reconnu par le Canada devant la Cour fédérale et devant notre Cour. Il n’est donc pas nécessaire d’en dire plus à ce sujet. En revanche, les deuxième et troisième volets du critère relatif à l’obligation de consulter sont en litige en l’espèce.
[23] Dans l’arrêt Rio Tinto, la Cour suprême conclut que le deuxième volet du critère servant à déterminer s’il y a obligation de consulter exige qu’il y ait une « mesure [...] susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur la revendication ou le droit en question »
: par. 42. La Cour ajoute que la mesure gouvernementale qui donne naissance à l’obligation de consulter « ne s’entend pas uniquement de l’exercice d’un pouvoir conféré par la loi »
ou « d’une décision ou d’un acte qui a un effet immédiat sur des terres et des ressources »
: par. 43 et 44. Au contraire, l’obligation de consulter naît aussi d’une « [traduction]“décision stratégique prise en haut lieu” qui est susceptible d’avoir un effet sur des revendications autochtones et des droits ancestraux »
: par. 44, citant Woodward, Jack. Native Law, vol. 1. Toronto : Carswell, 1994, version à feuilles mobiles mise à jour en 2010, version 4, p. 5 à 41 [Woodward].
[24] En ce qui concerne le troisième volet du critère, la Cour suprême conclut que « [l]e demandeur doit établir un lien de causalité entre la mesure ou la décision envisagée par le gouvernement et un effet préjudiciable éventuel sur une revendication autochtone ou un droit ancestral »
: par. 45. Comme pour le deuxième volet du critère, la Cour suprême estime qu’« [u]ne approche [...] téléologique est aussi de mise »
vu l’objet de l’obligation de consulter, qui « vise la protection des droits ancestraux et issus de traités, ainsi que la réalisation de l’objectif de conciliation des intérêts des Autochtones et de ceux de la Couronne »
: par. 34 et 45. Le troisième volet du critère, comme le deuxième, peut être rempli lorsque la mesure ou la décision met en jeu une « décision prise en haut lieu ou [une] modification structurelle apportée à la gestion de la ressource [qui] risque [...] d’avoir un effet préjudiciable sur une revendication autochtone ou un droit ancestral même si elle n’a pas [traduction] d’“effet immédiat sur les terres et les ressources” »
: par. 47, citant Woodward, p. 5-41.
[25] Toutefois, même si cette approche est généreuse, « de simples répercussions hypothétiques ne suffisent pas »
: par. 46. Il doit plutôt y avoir un « [traduction] "effet préjudiciable important sur la possibilité qu’une Première nation puisse exercer son droit ancestral". Le préjudice doit toucher l’exercice futur du droit lui‑même, et non seulement la position de négociation ultérieure de la Première nation »
: par. 46, renvoyant à l’arrêt R. v. Douglas, 2007 BCCA 265, 278 D.L.R. (4th) 653, par. 44, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 32142 (15 novembre 2007).
[26] Notre Cour a déterminé qu’il faut évaluer s’il y a obligation de consulter avant que la décision gouvernementale ou la mesure en cause ne soit prise : La bande indienne de Squamish c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2019 CAF 216, [2019] A.C.F. no 927, par. 50). Logiquement, la jouissance du droit procédural d’être consulté ne saurait être conditionnelle à ce que la partie qui prétend à l’existence d’une obligation de consulter ait ultimement gain de cause.
[27] L’obligation de consulter s’applique à la Couronne du chef du Canada et à celle du chef d’une province, chacune ayant l’obligation indépendante de tenir des consultations concernant les mesures et les décisions qu’elle envisage : Première Nation de Grassy Narrows c. Ontario (Ressources naturelles), 2014 CSC 48, [2014] 2 R.C.S. 447, par. 50 et 51, Nation haïda, par. 57 à 59. Ainsi, comme les intimés l’Agence canadienne d’évaluation environnementale et le ministre de l’Environnement et du Changement climatique (collectivement, le Canada) le notent à juste titre au paragraphe 58 de leur mémoire des faits et du droit, [traduction] « il ne revient pas à la Couronne fédérale de s’assurer que la Couronne provinciale s’acquitte de son obligation indépendante »
de consulter. Ce principe a des répercussions importantes en l’espèce.
B. Faits pertinents et dispositions législatives
[28] Je passe maintenant à la présentation des dispositions légales et des faits qui sont pertinents, ou supposés l’être, pour établir l’existence d’une obligation de consulter dans la présente affaire.
[29] Comme il est indiqué, le projet d’agrandissement ne devait pas obligatoirement faire l’objet d’une évaluation sous le régime de la LCEE de 2012. Selon cette loi, d’autres types de projets entrent dans la définition de « projet désigné »
et font obligatoirement l’objet d’une évaluation, notamment les agrandissements importants de mines de sables bitumineux qui entraîneraient une augmentation de l‘aire d’exploitation minière de 50 % ou plus et une capacité de production totale de bitume de 10 000 m3/jour ou plus : voir la LCEE de 2012, paragraphe 2(1) et le Règlement désignant les activités concrètes, D.O.R.S./2012-147, article 2 et article 9 de l’annexe.
[30] Comme il est indiqué précédemment, le paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012 habilite le ministre à désigner des projets qui ne doivent pas autrement faire l’objet d’une évaluation environnementale fédérale.
[31] Aux termes de l’article 103 de la LCEE de 2012, l’Agence est tenue de conseiller et d’assister le ministre dans l’exercice des pouvoirs et des fonctions qui lui sont conférés par la Loi. Cet article est rédigé en ces termes :
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[32] La désignation en vertu de la LCEE de 2012 a essentiellement le même effet qu’elle soit discrétionnaire ou obligatoire, bien que le processus varie quelque peu en fonction du projet proposé et de la décision du ministre de renvoyer ou non le projet pour examen par une commission. Dans tous les cas, l’autorité responsable, ou tout autre décideur chargé d’approuver le projet faisant l’objet d’un examen, est tenue d’évaluer, entre autres, si le projet est « susceptible d’entraîner des effets environnementaux [...] importants »
: voir la LCEE de 2012, paragraphes 19(1), 31(1) et 52(1).
[33] S’agissant des faits en l’espèce, comme il est indiqué, ce sont les Mikisew et les autres groupes autochtones qui, dans leur lettre du 5 juillet 2018 adressée à l’Agence, ont demandé à cette dernière de recommander au ministre de désigner le projet d’agrandissement.
[34] Dans leur lettre, ils expriment leurs inquiétudes quant aux éventuels effets environnementaux négatifs du projet d’agrandissement sur la rivière Athabasca, le parc national Wood Buffalo et le delta Paix-Athabasca et à ses éventuels effets préjudiciables sur leurs droits ancestraux ou issus de traités. Ils disent également craindre que le processus d’évaluation environnementale de l’Alberta tienne insuffisamment compte des effets négatifs et préjudiciables du projet d’agrandissement. Cette lettre est accompagnée d’un rapport d’étude de 2010, commandé par les Mikisew, intitulé «
As Long as the Rivers Flow : Athabasca River use, Knowledge and Change »
(Tant que les rivières couleront : utilisation de la rivière Athabasca, connaissances et changement) et d’un rapport de mission du Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO de 2017, intitulé «
Reactive monitoring Mission to Wood Buffalo National Park »
(Mission de suivi réactif au parc national Wood Buffalo).
[35] Dans sa réponse à cette lettre datée du 24 juillet 2018, l’Agence conclut que le projet d’agrandissement ne doit pas obligatoirement faire l’objet d’une évaluation environnementale fédérale, compte tenu des renseignements fournis par CNRL. L’Agence indique également qu’elle conseillerait le ministre sur l’opportunité de désigner le projet en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012. La lettre contient un lien électronique vers le document d’orientation de l’Agence intitulé « Désigner un projet en vertu de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012) »
(le document d’orientation). Le document d’orientation précise que l’Agence peut solliciter l’avis d’autres ministères fédéraux pour formuler ses recommandations au ministre quant aux demandes de désignation. Dans la lettre du 24 juillet 2018, l’Agence invite également les Mikisew à lui transmettre tout autre commentaire qu’ils souhaitent formuler avant le 23 août 2018.
[36] Les Mikisew répondent à la demande et exposent leurs inquiétudes en détail dans une lettre datée du 23 août 2018. Le même jour, l’Agence envoie aux Mikisew une copie des observations de CNRL en réponse à la demande de désignation.
[37] Le 27 août 2018, les Mikisew envoient une autre lettre à l’Agence en réponse aux observations de CNRL. À cette lettre, les Mikisew joignent une copie du cadre de référence, un document qui définit la portée de l’étude d’impact environnemental servant de fondement à l’évaluation environnementale provinciale effectuée par l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta. Les Mikisew transmettent également les observations qu’ils ont soumises à l’organisme de réglementation sur le cadre de référence, ainsi que la réponse de celui-ci sur ces observations. Dans leur lettre du 27 août 2018 adressée à l’Agence, les Mikisew indiquent qu’à leur avis, le cadre de référence de l’Alberta omet plusieurs éléments fondamentaux de leurs inquiétudes et expliquent pourquoi ils considèrent comme inadéquat le processus entrepris par l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta.
[38] En août 2018, les Mikisew reçoivent une copie d’une lettre de Parcs Canada à l’Agence, dans laquelle Parcs Canada expose son point de vue sur les éventuels effets environnementaux du projet d’agrandissement et d’un autre projet qui n’est pas en litige dans le présent appel. On ne sait pas qui a envoyé aux Mikisew une copie de cette lettre. Dans sa lettre, Parcs Canada se prononce sur les effets éventuels des deux projets qui relèvent de son mandat et qui pourraient déclencher l’application de la LCEE de 2012. Ces effets sont les suivants :
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les changements de qualité et de quantité d’eau, et les effets éventuels sur le poisson et son habitat, les espèces aquatiques et les oiseaux migrateurs;
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les effets sur les terres fédérales, en particulier sur le parc national Wood Buffalo; et
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les effets sur l’utilisation actuelle des terres et des ressources par les Autochtones à des fins traditionnelles.
[39] Le 20 septembre 2018, des représentants des Mikisew et d’autres groupes autochtones rencontrent des membres de l’Agence et des représentants d’autres ministères fédéraux, notamment Environnement et Changement climatique Canada (ECCC) et Parcs Canada. Au cours de la réunion, les inquiétudes des Mikisew concernant le projet d’agrandissement font l’objet d’une discussion approfondie.
[40] L’Agence rédige un rapport d’analyse sur la demande de désignation du projet d’agrandissement et d’un autre projet. Elle y indique qu’elle a sollicité et reçu des commentaires de plusieurs groupes autochtones, dont les Mikisew, l’organisme de réglementation de l’Alberta, plusieurs ministères fédéraux et Parcs Canada. L’Agence résume les renseignements qu’elle a reçus de diverses parties et expose l’analyse sur laquelle elle s’appuie pour recommander au ministre de ne pas désigner le projet d’agrandissement en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012.
[41] L’Agence fait part de ses recommandations dans un mémoire au ministre daté du 15 décembre 2018. Dans son mémoire, l’Agence reconnaît que le projet d’agrandissement pourrait avoir des effets environnementaux, mais conseille au ministre de ne pas le désigner. L’Agence estime que la désignation n’est pas justifiée étant donné les renseignements qu’elle a reçus des ministères fédéraux et les autres mécanismes fédéraux et provinciaux déjà en place pour évaluer et gérer les éventuels effets négatifs et préjudiciables du projet d’agrandissement.
[42] En janvier 2019, les Mikisew fournissent à l’Agence un examen technique de l’étude d’impact environnemental que CNRL a déposée auprès de l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta. Cet examen technique a été préparé par un expert-conseil, Management Strategies Environmental Solutions (MSES), pour le compte des Mikisew et d’un autre groupe autochtone. L’examen technique met en cause certains éléments de l’étude d’impact environnemental de CNRL.
[43] Le 5 février 2019, les Mikisew écrivent de nouveau à l’Agence au sujet du projet d’agrandissement. Dans leur lettre, ils résument l’examen technique effectué par MSES, qui a été transmis à l’Agence en janvier.
[44] Le 12 février 2019, l’Agence soumet un deuxième mémoire au ministre, dans lequel elle indique que les renseignements supplémentaires qu’elle a reçus après la date de son premier mémoire ne changent rien à sa recommandation au ministre de ne pas désigner le projet d’agrandissement.
[45] Les 13 et 15 février 2019, le ministre approuve les deux mémoires de l’Agence et se rallie à son avis selon lequel il y a lieu de refuser la désignation demandée. Le 15 février 2019, le ministre écrit aux Mikisew pour les informer de sa décision et la motiver brièvement. Nous reviendrons plus en détail dans la section qui suit sur les motifs du ministre et sur le contenu des documents dont il disposait pour prendre sa décision. Pour l’instant, l’examen général du processus et de la participation des Mikisew à celui-ci constitue une toile de fond suffisante pour examiner la justesse de la conclusion de la cour fédérale selon laquelle l’obligation de consulter n’a pas été déclenchée.
C. La décision de la Cour fédérale
[46] J’examine maintenant les motifs de la Cour fédérale sur la question de la consultation. La Cour fédérale conclut que les premier et deuxième volets du critère servant à établir l’existence d’une obligation de consulter, énoncés dans l’arrêt Rio Tinto, sont remplis en l’espèce, mais que le troisième volet ne l’est pas.
[47] En ce qui concerne le deuxième volet, la Cour fédérale suit l’approche adoptée par un autre juge de la Cour fédérale dans la décision Nation Crie Ermineskin c. Canada (Environnement et Changement climatique), 2021 CF 758, conf. pour d’autres motifs par 2022 CAF 123 [Ermineskin], et conclut que le deuxième volet est rempli parce que l’examen de la demande de désignation par le ministre constitue une mesure de la Couronne. Aux paragraphes 93 et 94 de ses motifs, la Cour fédérale déclare ce qui suit :
[93] En concluant que le deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Rio Tinto a été établi, le juge Brown a déclaré ce qui suit au paragraphe 99 de la décision Ermineskin :
Je n’hésite aucunement à conclure que l’examen que fait le ministre (c.‑à‑d., la Couronne) d’un arrêté de désignation, comme cela s’est passé en l’espèce, constitue une mesure de la Couronne qui fait entrer en jeu un éventuel droit ancestral ou issu de traités et qui peut avoir un effet préjudiciable sur la revendication ou sur le droit en question. Le ministre défendeur reconnaît l’existence de cette deuxième condition.
[Souligné par la Cour fédérale.]
[94] Il n’existe aucune jurisprudence qui précise qu’une décision de ne pas désigner un projet constitue une « mesure ou décision de la Couronne » qui satisfait au deuxième volet du critère. Cela dit, j’estime que la décision Ermineskin est la plus instructive. Le passage ci-dessus de la décision Ermineskin semble appuyer la thèse selon laquelle c’est l’examen d’un arrêté de désignation – à déterminer comme favorable ou défavorable selon les circonstances de l’espèce – qui correspond à une mesure ou décision de la Couronne. Cela est conforme à « l’approche généreuse et téléologique que commande l’obligation de consulter » à la deuxième étape du cadre énoncé dans l’arrêt Rio Tinto (Rio Tinto, au para 43). En l’espèce, contrairement à la situation dans la décision Ermineskin, c’est Mikisew qui a présenté la demande au ministre. Toutefois, comme dans la décision Ermineskin, le ministre devait se demander s’il devait ou non prendre un arrêté de désignation. Par conséquent, guidé par la décision Ermineskin, je conclus que l’examen par le ministre de la demande de Mikisew constitue une mesure ou décision de la Couronne, ce qui satisfait à la deuxième étape du critère.
[48] Dans la décision faisant l’objet du présent appel, la Cour fédérale parvient à une conclusion différente de celle énoncée dans la décision Ermineskin en ce qui concerne le troisième volet du critère. La Cour fédérale estime que la décision de désigner ou non le projet ne risque pas de porter atteinte à une revendication ou à un droit des Mikisew, car ces derniers ont le droit de participer au processus d’évaluation environnementale de l’Alberta. De l’avis de cette Cour, c’est ce processus provincial qui déterminera si le projet d’agrandissement doit avoir lieu ou non. Au paragraphe 98 de ses motifs, la Cour fédérale déclare ce qui suit :
[98] Tous les défendeurs soutiennent de façon convaincante qu’il est encore possible pour Mikisew de soulever toutes les questions qu’elle a soulevées dans la présente instance devant l’AER et dans toute EE provinciale qui pourrait être menée. Je ne suis pas en mesure de conclure que le refus du ministre de désigner le projet entraînera des répercussions potentiellement négatives sur les droits ancestraux ou issus de traités de Mikisew, car c’est l’AER qui est chargé d’examiner le projet d’agrandissement et toute préoccupation concernant l’environnement ou des droits ancestraux ou issus de traités. Mikisew participera à ce processus et aura la possibilité de présenter son avis. Par conséquent, même en tenant compte de l’approche généreuse et téléologique qui doit être suivie en matière d’obligation de consulter, je conclus que le troisième volet du cadre énoncé dans l’arrêt Rio Tinto n’a pas été satisfait.
[49] Pour parvenir à cette conclusion, la Cour fédérale établit une distinction par rapport à toutes les décisions invoquées par les Mikisew, à l’exception de la décision Ermineskin, qu’elle suit en partie, comme il est indiqué : voir les paragraphes 82 à 90. Ces décisions sont les suivantes : Fort Nelson First Nation v. British Columbia (Environmental Assessment Office), 2015 BCSC 1180, inf. par 2016 BCCA 500, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 37449 (15 juin 2017); Da’naxda’xw/Awaetlala First Nation v. British Columbia (Attorney General), 2011 BCSC 620, 202 A.C.W.S. (3d) 642; Chartrand v. British Columbia (Forests, Lands and Natural Resource Operations), 2015 BCCA 345, 376 B.C.A.C. 54; Ross River Dena Council v. Government of Yukon, 2012 YKCA 14, 223 A.C.W.S. (3d) 740, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 35236 (19 septembre 2013); Première Nation Dene Tha’ c. Canada (Ministre de l’Environnement), 2006 CF 1354, conf. par 2008 CAF 20; Courtoreille c. Canada (Ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2014 CF 1244, inf. par 2016 CAF 311, conf. par 2018 CSC 40; Coastal First Nations c. British Columbia (Environment), 2016 BCSC 34, 85 B.C.L.R. (5th) 360 [Coastal First Nations].
D. Discussion
[50] Le contexte étant établi, je dois maintenant déterminer si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’obligation de consulter n’avait pas été déclenchée.
[51] Pour examiner cette question, il est essentiel de définir correctement la mesure envisagée par la Couronne qui est en litige. En l’espèce, il s’agit de la décision du ministre de désigner ou non le projet en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012. La décision suppose donc que le ministre choisisse d’exercer ou non le pouvoir que lui confère la loi. Le fait qu’une décision sur l’exercice d’un pouvoir prévu par la loi soit en jeu n’est toutefois pas déterminant pour établir l’existence de l’obligation de consulter. C’est plutôt l’effet éventuel de la mesure qui doit être évaluée.
[52] Comme il est indiqué, la Cour suprême indique, dans l’arrêt Rio Tinto, que les deuxième et troisième volets du critère qu’elle y définit nécessitent d’évaluer la possibilité que la décision ou la mesure ait un effet préjudiciable sur les revendications ou les droits ancestraux ou issus de traités. Il y a donc un certain chevauchement entre les deuxième et troisième volets du critère.
[53] La distinction entre les deux volets est la suivante. Le deuxième volet consiste en une évaluation de nature générale visant à déterminer s’il existe une décision ou une mesure envisagée susceptible d’avoir un effet sur des revendications ou des droits ancestraux ou issus de traités. Le troisième volet, quant à lui, concerne le lien de causalité et consiste à évaluer dans quelle mesure la décision ou la mesure donne lieu à des effets non hypothétiques.
[54] La Cour d’appel de la Saskatchewan a récemment examiné la distinction entre les deuxième et troisième volets établis dans l’arrêt Rio Tinto dans l’arrêt George Gordon First Nation v. Saskatchewan, 2022 SKCA 41, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 40184 (16 mars 2023). Dans cet arrêt, la Cour indique que, pour que le deuxième volet soit satisfait, [traduction] « la Couronne doit envisager actuellement une mesure ou une décision [...] qui peut avoir un effet préjudiciable sur la revendication ou le droit à un moment donné »
: par. 87 [non souligné dans l’original]. En ce qui concerne le troisième volet, la Cour d’appel de la Saskatchewan note que :
[traduction]
la mesure ou la décision envisagée [...] doit poser un risque appréciable d’effet préjudiciable sur une revendication ou un droit ancestral, et que le « demandeur doit établir un lien de causalité entre la mesure ou la décision envisagée par le gouvernement et un effet préjudiciable éventuel sur une revendication autochtone ou un droit ancestral » (par. 87, renvoyant à l’arrêt Rio Tinto par. 45).
[55] En l’espèce, la Cour fédérale conclut que le deuxième volet est satisfait, sans analyser l’éventuel effet de la décision du ministre. Toutefois, l’arrêt Rio Tinto exige que l’éventuel effet de la mesure ou de la décision envisagée par la Couronne soit examiné dans le cadre des deuxième et troisième volets du critère.
[56] J’estime que le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt Rio Tinto n’est pas satisfait. En effet, les Mikisew ont le droit de participer à l’évaluation environnementale provinciale obligatoire qui est en cours et d’être consultés dans le cadre de celle-ci. Par conséquent, la décision du ministre fédéral prise en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012 n’aurait pas d’effet sur les droits ancestraux ou issus de traités des Mikisew ou sur leurs revendications. Tout effet sur ces droits ou revendications résulterait de l’approbation du projet d’agrandissement, qui relève de l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta. Il n’y a donc aucune mesure ou décision envisagée de la Couronne fédérale susceptible d’avoir une incidence sur les droits ancestraux ou issus de traités des Mikisew.
[57] Sur ce point, il convient de souligner qu’il n’appartient pas à la Couronne fédérale de juger du respect par la Couronne du chef de l’Alberta de ses obligations de consultation et d’accommodement. Cette question relève plutôt des tribunaux de l’Alberta. Par conséquent, si, comme le craignent les Mikisew, la procédure albertaine s’avère insuffisante pour que l’Alberta s’acquitte de son obligation de consultation, les tribunaux de l’Alberta pourront être saisis de l’affaire. Je suis d’accord avec le Canada pour dire que [traduction] « la thèse des Mikisew caractérise à tort la décision du ministre comme une décision stratégique prise en haut lieu qui prépare le terrain pour de futures décisions provinciales ou autorisations réglementaires. Le ministre ne joue aucun rôle dans les processus d’évaluation provinciaux applicables au projet [d’agrandissement] »
: mémoire des faits et du droit du Canada, par. 68.
[58] En bref, les Mikisew ne peuvent pas enjoindre à la Couronne fédérale d’ordonner la désignation du projet d’agrandissement en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012 pour qu’il fasse l’objet d’une évaluation environnementale alors qu’il existe un processus provincial d’évaluation environnementale en cours dans le cadre duquel la Couronne provinciale est tenue de consulter les Mikisew.
[59] Je conclus donc que la Cour fédérale a commis une erreur en jugeant que le deuxième volet du critère établi dans l’arrêt Rio Tinto était satisfait en l’espèce.
[60] Cela dit, je précise que la conclusion relative au deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Rio Tinto selon laquelle la décision du ministre n’aurait aucun effet aurait pu être différente dans le cas d’un projet qui ne fait pas l’objet d’évaluation environnementale provinciale obligatoire, mais qui pourrait faire l’objet d’une évaluation fédérale. La détermination de l’existence d’une obligation de consulter et de l’étendue de cette obligation est un exercice contextuel, et la situation hypothétique décrite ci-dessus s’inscrit dans un contexte sensiblement différent.
[61] En ce qui concerne le troisième volet du critère énoncé dans l’arrêt Rio Tinto, je conviens avec la Cour fédérale qu’il n’est pas satisfait, étant donné que tout effet sur les droits ancestraux ou issus de traités ou les revendications des Mikisew ne peut découler que de la décision d’approuver le projet d’agrandissement. Il n’y a donc pas de lien de causalité entre l’effet allégué et la décision du ministre.
[62] Comme le note la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’arrêt Buffalo River Dene Nation v. Saskatchewan (Energy and Resources), 2015 SKCA 31, 253 A.C.W.S. (3d) 252, par. 104, [traduction] « si les effets préjudiciables ne se produisent qu’à la suite d’une décision indépendante prise ultérieurement, c’est cette décision ultérieure qui déclenche l’obligation de consulter »
.
[63] Notre Cour a entériné un principe similaire dans l’arrêt Première Nation des Hupacasath c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international), 2015 CAF 4, [2015] A.C.F. no 4, par. 102, où elle déclare qu’« [u]ne conséquence qui est tout au plus indirecte, qui pourrait bien ne jamais survenir (de sorte qu’aucune évaluation de probabilité ne puisse en être faite) et à laquelle on pourrait entièrement remédier ultérieurement se situe, quant à la ligne de démarcation, du côté des hypothèses, du côté qui ne donne pas naissance à l’obligation de consulter »
.
[64] Comme il est indiqué plus haut, les Mikisew invoquent plusieurs décisions de la Cour fédérale, en plus de la décision Ermineskin, à l’appui de leurs arguments sur la question de la consultation. J’estime que la Cour fédérale a raison d’établir une distinction entre ces décisions et l’affaire dont elle est saisie, car elles mettent en cause des situations factuelles très différentes.
[65] En ce qui concerne les autres décisions invoquées à la Cour par les Mikisew sur la question de la consultation, la seule qui se rapproche de la situation factuelle en l’espèce est Coastal First Nations. Dans cette décision, la Cour suprême de la Colombie-Britannique juge, dans une opinion incidente non contraignante, que la province avait l’obligation de consulter les demandeurs des Premières Nations sur le retrait d’un accord d’équivalence conclu avec le gouvernement fédéral. Cet accord dispensait la Colombie-Britannique de son obligation de réaliser une évaluation environnementale du projet d’oléoduc Northern Gateway et chargeait l’Office national de l’énergie de mener une évaluation. Les Premières Nations ont demandé à la province de les consulter et d’envisager le recours à la clause de résiliation de 30 jours de l’accord, ce qui aurait entraîné la tenue d’une évaluation environnementale provinciale.
[66] Non seulement la décision Coastal First Nations ne lie pas notre Cour, mais elle n’est pas non plus convaincante étant donné que la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a mis en doute ses principales conclusions dans les arrêts Squamish Nation v. British Columbia (Environment), 2019 BCCA 321, 29 B.C.L.R. (6th) 77, par. 9 et Reference re Environmental Management Act (British Columbia), 2019 BCCA 181, conf. par 2020 CSC 1, par. 51. Je pense également que les faits dans l’affaire Coastal First Nations se distinguent de ceux de l’espèce, car le gouvernement fédéral n’a pas été dispensé de l’obligation de mener une évaluation environnementale, à laquelle une évaluation provinciale s’est substituée. En outre, les éventuels effets préjudiciables sur les droits des Mikisew qui pourraient déclencher l’obligation de consulter en l’espèce découlent de l’éventuelle approbation du projet par l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta, et non de la décision du ministre. En d’autres termes, il n’y a pas de lien de causalité entre la décision du ministre de ne pas désigner le projet et les éventuels effets préjudiciables que subiraient les Mikisew. Pour ces motifs, la décision Coastal First Nations ne soutient pas la conclusion recherchée par les Mikisew.
[67] Compte tenu de la nature de la décision en litige dans le présent appel, j’estime que le ministre n’était pas tenu de consulter les Mikisew avant de statuer sur leur demande de désignation. C’est donc à juste titre que la Cour fédérale est parvenue à la même conclusion et que le premier motif d’appel est rejeté.
III. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que la décision du ministre était raisonnable?
[68] Je passe maintenant au deuxième motif d’appel des Mikisew, qui avancent que la Cour fédérale a conclu à tort que la décision du ministre était raisonnable. L’argument des Mikisew comporte deux aspects, qui se rapportent tous deux au rapport d’analyse préparé par l’Agence pour le ministre, plutôt qu’aux motifs de la décision du ministre énoncés dans sa lettre du 15 février 2019 aux Mikisew.
[69] Les Mikisew soutiennent tout d’abord que l’analyse de l’Agence est basée sur une mauvaise compréhension de la relation entre le parc national Wood Buffalo, le delta Paix-Athabasca et le lac Athabasca et qu’elle ne tient pas compte des éléments de preuve concernant les effets du projet d’agrandissement sur ces zones. Ils soulignent que, bien que Parcs Canada ait conclu que le projet d’agrandissement pourrait provoquer des changements de quantité et de qualité d’eau dans la rivière Athabasca et des effets cumulatifs dans le delta Paix-Athabasca au site du patrimoine mondial du parc national Wood Buffalo, l’Agence considère que ces effets négatifs sont peu susceptibles de se produire au motif qu’ECCC n’exprime aucune inquiétude à leur égard. Les Mikisew affirment qu’il n’est pas logique que l’Agence préfère l’avis d’ECCC à celui de Parcs Canada sur une question concernant des terres et des parcs fédéraux. Ils affirment également que cette déclaration est fausse, car ECCC a bel et bien exprimé des inquiétudes au sujet de ces effets.
[70] Deuxièmement, ils prétendent que l’Agence a évalué de manière déraisonnable si le projet d’agrandissement était susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs, ce qui va à l’encontre des dispositions de la LCEE de 2012 et du document d’orientation de l’Agence, qui, dans le cadre de l’examen d’une demande de désignation par le ministre, favorise l’évaluation de la possibilité, et non de la probabilité que de tels effets se produisent.
[71] Ce dernier argument ne semble pas avoir été invoqué devant la Cour fédérale, qui ne l’a pas examiné dans la décision faisant l’objet du présent appel. Aucun des intimés ne conteste le droit des Mikisew de soulever cet argument en appel. Étant donné qu’aucun élément de preuve supplémentaire n’est nécessaire pour répondre à cet argument et que le droit des Mikisew de présenter leur deuxième argument n’est pas contesté à l’audience devant notre Cour, j’accepterais de l’examiner en vertu de notre pouvoir discrétionnaire.
[72] Dans l’examen de ces questions, notre Cour doit déterminer si la Cour fédérale a choisi la bonne norme de contrôle et, le cas échéant, si elle l’a appliquée correctement : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 45 à 47; Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42, [2021] A.C.S. no 42, par. 10 à 12; Taseko Mines Limited c. Canada (Environnement), 2019 CAF 320, (3d) 288, par. 21, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 39066 (14 mai 2020) [Taseko Mines no 1]; Ontario Power Generation Inc. c. Greenpeace Canada, 2015 CAF 186, par. 117, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 36711 (28 avril 2016).
[73] Il n’est pas contesté que la norme de la décision raisonnable s’applique aux deux arguments des Mikisew. Rien n’indique non plus qu’il faille s’écarter de l’application présumée de cette norme : Vavilov, par. 33. Je dois donc déterminer si la décision du ministre est raisonnable à la lumière des deux arguments soulevés en appel.
[74] Avant d’examiner chacun des arguments des Mikisew concernant le caractère raisonnable, il est nécessaire de passer en revue la décision du ministre, les documents dont il disposait pour prendre sa décision et les motifs de la Cour fédérale.
A. Les motifs du ministre
[75] Comme il est mentionné ci-dessus, les motifs de la décision du ministre sont courts. Comme ils sont cités en entier dans la décision de la Cour fédérale, je ne les reproduis pas ici. Je me contente d’en souligner les points saillants.
[76] Dans ses motifs, le ministre indique que pour prendre sa décision, il a examiné attentivement les commentaires des groupes autochtones, des autorités provinciales et de CNRL, ainsi que les renseignements scientifiques fournis par les offices fédéraux, notamment Pêches et Océans Canada, ECCC, Ressources naturelles Canada, Santé Canada, Transports Canada et Parcs Canada. Il ajoute que le projet d’agrandissement fait l’objet d’une évaluation environnementale provinciale, ainsi que de mécanismes réglementaires fédéraux et provinciaux.
[77] Les principaux motifs pour lesquels il refuse de désigner le projet d’agrandissement sont exposés dans les deux paragraphes suivants de la page 2 de la lettre, qui sont rédigés en ces termes :
[traduction]
Pour déterminer s’il convient de désigner ces projets, j’ai examiné si ces derniers peuvent entraîner des effets environnementaux négatifs ou si des préoccupations concernant ces effets justifient une désignation. Après avoir également examiné les mécanismes d’évaluation provinciaux et les mécanismes de réglementation fédéraux et provinciaux utilisés pour atténuer les répercussions possibles associées à ces projets, j’ai décidé de ne pas désigner le [projet d’agrandissement] [...] aux fins d’une évaluation environnementale en vertu de [la LCEE de 2012].
Je suis convaincue que tout effet potentiel sur le poisson, l’habitat du poisson et les oiseaux migrateurs sera examiné par l’intermédiaire de l’[évaluation environnementale provinciale] en vertu de la Environmental Protection and Enhancement Act de l’Alberta et des exigences réglementaires fédérales et provinciales en vertu de la Loi sur les pêches et de la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs du gouvernement fédéral, ainsi que de l’approbation existante en vertu de la Water Act de l’Alberta pour la mine de sables bitumineux Horizon. Je tiens également à souligner qu’aucun effet sur la qualité de l’air n’est prévu au-delà d’un kilomètre à l’extérieur de la limite du bail.
[78] Le ministre conclut les motifs de sa décision de ne pas désigner le projet d’agrandissement par quelques remarques générales. Il encourage les Mikisew à participer à l’évaluation environnementale menée par l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta. Il souligne également les efforts de surveillance déployés en dehors des processus d’évaluation environnementale, qui se concentrent sur les effets cumulatifs de l’exploitation des sables bitumineux, ainsi que l’élaboration d’un plan d’action pour le parc national Wood Buffalo auquel les Mikisew participent, avec Parcs Canada.
[79] Notamment, le ministre n’indique nulle part dans ses motifs qu’il a évalué la probabilité, plutôt que la possibilité, que des effets environnementaux négatifs se produisent.
B. Les documents présentés au ministre
[80] Le ministre disposait des documents suivants lorsqu’il a pris sa décision : les deux mémoires de l’Agence, son rapport d’analyse, la lettre du 5 juillet 2018 adressée à l’Agence par les Mikisew et trois autres groupes autochtones, ainsi que des lettres similaires d’autres groupes autochtones. Seuls les conclusions des Mikisew, le premier mémoire et le rapport d’analyse de l’Agence sont pertinents pour les questions soulevées en appel.
[81] J’ai passé en revue le contenu de la lettre des Mikisew du 5 juillet 2018 dans la section des présents motifs qui traite de la consultation.
[82] Dans son premier mémoire, l’Agence expose les raisons pour lesquelles elle recommande au ministre de rejeter la demande de désignation des Mikisew. Le dernier paragraphe du résumé ses recommandations est ainsi libellé :
[traduction]
Après avoir examiné les renseignements fournis par les experts des ministères fédéraux, les évaluations environnementales provinciales existantes et les mécanismes réglementaires fédéraux et provinciaux, l’Agence vous recommande de ne pas désigner le projet d’agrandissement [...], car les préoccupations ne justifient pas la réalisation d’une évaluation environnementale fédérale.
[83] Il s’agit là de l’essence des motifs pour lesquels l’Agence estime que les éventuels effets négatifs du projet d’agrandissement ne justifient pas une désignation fédérale. Dans les pages suivantes du premier mémoire, l’Agence fournit des détails sur sa recommandation et résume le contexte, le cadre décisionnel applicable, les renseignements qu’elle a reçus et son analyse.
[84] Au sujet du contexte, l’Agence note que le projet d’agrandissement fait l’objet d’une évaluation environnementale provinciale sous le régime de l’EPEA de l’Alberta et nécessite des approbations en application de l’EPEA, de la Water Act ainsi que des lois albertaines intitulées Oil Sands Conservation Act (Loi sur la conservation des sables bitumineux) et Public Lands Act (Loi sur les terres publiques), R.S.A. 2000, ch. P-40 de l’Alberta. L’Agence note également que Pêches et Océans Canada peut exiger de revoir l’autorisation délivrée pour la mine en 2004 en application de la Loi sur les pêches s’il détermine que le projet d’agrandissement est susceptible de causer des dommages graves au poisson et à son habitat qui ne sont pas couverts par l’autorisation existante, mais qu’aucune autre approbation fédérale n’est requise.
[85] Dans la section d’analyse, l’Agence note que plusieurs ministères et Parcs Canada font état d’éventuels effets environnementaux négatifs. Les effets suivants tombent sous le coup des arguments invoqués par les Mikisew en appel :
-
ECCC mentionne les effets potentiels du projet d’agrandissement sur les oiseaux migrateurs et les espèces en danger, la qualité de l’air, la qualité de l’eau et l’hydrologie; et
-
Parcs Canada note que le projet d’agrandissement pourrait causer des changements de quantité d’eau dans la rivière Athabasca, ce qui pourrait entraîner des effets cumulatifs supplémentaires sur la quantité d’eau dans le delta Paix-Athabasca au site du patrimoine mondial du parc national Wood Buffalo. Ces effets pourraient, à leur tour, nuire à l’exercice des droits des groupes autochtones qui utilisent la rivière Athabasca et le delta Paix-Athabasca.
[86] En ce qui concerne les motifs de sa recommandation, l’Agence note que [traduction] « le projet d’agrandissement pourrait causer des effets environnementaux négatifs [...] relevant des champs de compétence fédérale définis à l’article 5 de la LCEE de 2012 [...] et qu’il y a des préoccupations du public (de groupes autochtones) concernant ces effets »
.
[87] À trois reprises dans le mémoire, l’Agence déclare que le projet d’agrandissement est peu susceptible d’entraîner de tels effets environnementaux négatifs.
[88] En ce qui concerne le poisson et son habitat, l’Agence écrit ce qui suit :
[traduction]
Selon l’Agence, le [un autre projet qui n’est pas en litige dans le présent appel] est peu susceptible d’avoir des effets environnementaux négatifs sur le poisson et son habitat, alors que le projet d’agrandissement pourrait avoir des effets environnementaux négatifs sur le poisson et son habitat. L’Agence a examiné les mécanismes réglementaires fédéraux et provinciaux existants qui pourraient s’appliquer (y compris la Loi sur les pêches). L’Agence considère que la réalisation des activités concrètes liées au projet d’agrandissement est peu susceptible d’avoir des effets environnementaux négatifs sur le poisson et son habitat. Par conséquent, ces effets et les préoccupations qui s’y rapportent ne justifient pas une désignation en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012.
(page 4 du mémoire)
[Non souligné dans l’original.]
[89] En ce qui concerne les effets environnementaux négatifs sur les oiseaux migrateurs, l’Agence écrit :
[traduction]
[...] le projet d’agrandissement pourrait avoir des effets environnementaux négatifs sur les oiseaux migrateurs, y compris des espèces menacées. L’Agence a examiné les mécanismes réglementaires provinciaux et fédéraux existants qui pourraient s’appliquer (y compris la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs) et s’est penchée sur les effets limités dans l’espace et le temps sur l’habitat des oiseaux migrateurs. L’Agence considère que la réalisation des activités concrètes liées au projet d’agrandissement est peu susceptible d’avoir des effets environnementaux négatifs sur les oiseaux migrateurs. Par conséquent, ces effets et préoccupations ne justifient pas une désignation en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012.
(pages 4 et 5 du mémoire)
[Non souligné dans l’original.]
[90] En ce qui concerne les préoccupations soulevées par les peuples autochtones, l’Agence note ce qui suit au sujet des questions relevant de l’alinéa 5(1)c) de la LCEE de 2012 :
[traduction]
De l’avis de l’Agence, le projet d’agrandissement [...] pourrait avoir des effets environnementaux négatifs touchant les peuples autochtones qui tombent sous le coup de l’alinéa 5(1)c) de la LCEE de 2012. Vu le cadre de référence provincial de l’évaluation environnementale dont le projet d’agrandissement fait l’objet et les autres mécanismes réglementaires fédéraux et provinciaux, et comme les effets sur la qualité de l’air de [l’autre projet qui n’est pas en litige dans le présent appel] ne devraient pas se faire sentir au-delà d’un kilomètre à l’extérieur de la limite du bail, l’Agence considère que la réalisation des activités concrètes liées au projet d’agrandissement et au projet de traitement de la mousse est peu susceptible d’avoir des effets environnementaux négatifs sur les peuples autochtones. Par conséquent, ces effets et les préoccupations qui s’y rapportent ne justifient pas une désignation en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012.
(page 5 du mémoire)
[Non souligné dans l’original.]
[91] S’il est indiqué dans ces passages que les projets sont [traduction] « peu susceptibles »
de causer des effets, c’est parce que l’évaluation provinciale et les autres processus réglementaires fédéraux permettent de les recenser, de les évaluer et, possiblement, de les atténuer de tels effets. En revanche, le verbe [traduction] « pourrait »
est utilisé lorsque l’Agence traite de la possibilité que les effets surviennent sans tenir compte de ces processus.
[92] Dans son rapport d’analyse, l’Agence examine en détail les commentaires reçus de la part de divers ministères fédéraux, de Parcs Canada, de l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta, de CNRL et de divers groupes autochtones. L’Agence note que ni Parcs Canada ni ECCC ne prennent position sur la désignation du projet d’agrandissement par le ministre en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012. Le rapport reprend également et, dans une certaine mesure, développe les motifs exposés dans le premier mémoire que l’Agence a adressé au ministre.
[93] En ce qui concerne les changements de qualité et de quantité d’eau dans la rivière Athabasca et les éventuels effets cumulatifs dans le delta Paix-Athabasca, l’Agence déclare ce qui suit au sujet des préoccupations des groupes autochtones :
[traduction]
Les groupes autochtones sont préoccupés par les éventuels effets négatifs cumulatifs du projet d’agrandissement et du projet de traitement de la mousse sur le site du patrimoine mondial du parc national Wood Buffalo, sur la valeur universelle exceptionnelle du parc et sur le delta Paix-Athabasca, car il s’agit d’importantes zones d’utilisation traditionnelle des terres. Les groupes autochtones ont renvoyé aux conclusions du rapport de suivi réactif du Comité du patrimoine mondial et de l’Union internationale pour la conservation de la nature et ont souligné les conséquences possibles des réductions de débit associées au prélèvement d’eau supplémentaire dans la rivière Athabasca. Citant le rapport, les groupes autochtones affirment que « chaque changement ultérieur, même marginal, dans l’hydrologie pourrait avoir des effets potentiellement amplifiés sur l’écologie d’un système déjà touché ».
[page 16 du rapport]
[94] L’Agence résume également les commentaires de Parcs Canada et d’ECCC sur cette question.
[95] Plus précisément, l’Agence note que, selon Parcs Canada, le projet d’agrandissement :
[traduction]
[...] pourrait contribuer aux changements de qualité et de quantité de l’eau dans la rivière Athabasca, ce qui pourrait entraîner des effets cumulatifs supplémentaires sur la qualité et la quantité de l’eau dans le delta Paix-Athabasca au site du patrimoine mondial du parc national Wood Buffalo et [...] pourrait avoir des effets environnementaux négatifs au sens de l’article 5 de la LCEE de 2012, liés à la quantité d’eau dans le delta Paix-Athabasca et à sa qualité.
[page 23 du rapport]
[96] L’Agence rapporte des préoccupations similaires de la part d’ECCC :
[traduction]
[ECCC] a indiqué que le ruissellement, l’érosion et la sédimentation pourraient avoir des effets sur la qualité de l’eau, car le projet d’agrandissement se trouve à proximité de la rivière Athabasca. Environnement et Changement climatique Canada a noté que le projet d’agrandissement pourrait influer sur les conditions hydrologiques de la rivière Calumet. Trois canaux de dérivation sont proposés dans le cadre du projet d’agrandissement dans le bassin versant de la rivière Calumet, et une partie de l’infrastructure du projet d’agrandissement occuperait 19 % du bassin versant de la rivière Calumet, ce qui pourrait entraîner une diminution du débit de la rivière Calumet vers la rivière Athabasca. La rivière Calumet contribue à moins de 0,1 % du débit annuel de la rivière Athabasca. Environnement et Changement climatique Canada a constaté une baisse des niveaux d’eau dans le lac Athabasca (plan d’eau récepteur de la rivière Athabasca) entre 1956 et 2011, et indique que des prélèvements d’eau supplémentaires pourraient avoir des effets négatifs cumulatifs sur la région.
[pages 22 et 23 du rapport]
[97] L’évaluation par l’Agence des préoccupations concernant les changements de qualité et de quantité d’eau dans la rivière Athabasca et les éventuels effets cumulatifs sur le delta Paix-Athabasca font partie des nombreux effets éventuels dont l’Agence traite dans son premier mémoire. Aucun des autres effets n’est contesté dans le présent appel. Sur ce point, l’Agence note que les effets sur le poisson et son habitat relèvent de Pêches et Océans Canada, qui indique qu’il compte consulter comme il se doit les groupes autochtones dans son processus d’examen.
[98] L’Agence note également que le cadre de référence du processus d’évaluation environnementale de l’Alberta devant l’organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta demande à CNRL de [traduction] « décrire les zones et les sites particuliers d’utilisation traditionnelle des terres, la disponibilité des ressources traditionnelles, les points de vue autochtones sur la remise en état et les connaissances écologiques traditionnelles; déterminer les effets du projet sur les fins traditionnelles, médicinales et culturelles; et définir les stratégies d’atténuation possibles »
: page 28 du rapport. Cette exigence du cadre de référence a joué un rôle important dans l’analyse de l’Agence et dans sa recommandation de ne pas désigner le projet d’agrandissement.
[99] S’il est vrai, comme le prétendent les Mikisew, que l’Agence déclare dans son rapport qu’ECCC n’a exprimé aucune inquiétude quant à certains aspects des effets éventuels sur le parc national Wood Buffalo, les commentaires de l’Agence doivent être lus dans le contexte d’une discussion sur ce site du patrimoine mondial, et non sur l’hydrologie. Les commentaires en cause figurent dans la partie de l’analyse intitulée [traduction] « Terres fédérales »
, au paragraphe suivant :
[traduction]
L’Agence est au courant qu’au terme de l’évaluation environnementale stratégique du site du patrimoine mondial du parc national Wood Buffalo présentée au Comité du patrimoine mondial des Nations Unies, il a été recommandé que les effets environnementaux des projets susceptibles de nuire de manière importante aux valeurs universelles exceptionnelles du site du patrimoine mondial du parc national Wood Buffalo fassent l’objet d’une évaluation. Bien que les groupes autochtones aient exprimé des préoccupations concernant les effets sur le site du patrimoine mondial du parc national Wood Buffalo, l’Agence considère que le projet d’agrandissement et le projet de traitement de la mousse sont peu susceptibles d’avoir des effets environnementaux négatifs sur le site du patrimoine mondial du parc national Wood Buffalo en ce qui concerne la quantité d’eau et sa qualité ou d’avoir des effets sur les oiseaux migrateurs, étant donné qu’Environnement et Changement climatique Canada n’a pas exprimé d’inquiétude à cet égard.
[100] Comme le premier mémoire, le rapport de l’Agence contient plusieurs occurrences des mots [traduction] « peu susceptible d’avoir des effets environnementaux négatifs »
. Bien que j’exprime ci-dessous mes réserves quant à l’utilisation de cette formulation par l’Agence, il ne fait aucun doute que, lorsqu’ils sont pris en contexte, ces commentaires, comme ceux formulés dans le premier mémoire de l’Agence, se rapportent au fait que l’évaluation provinciale et les autres processus réglementaires fédéraux permettent de recenser ces effets, de les évaluer et, possiblement, de les atténuer. En revanche, le verbe [traduction] « pourrait »
est le plus souvent utilisé lorsque le rapport traite de la possibilité que les effets surviennent sans tenir compte de ces processus.
C. Motifs de la Cour fédérale
[101] Comme il est indiqué, la Cour fédérale ne traite pas des conséquences de l’emploi du mot « susceptible »
dans le mémoire et le rapport de l’Agence. Cet argument ne semble pas avoir été invoqué devant elle.
[102] La Cour fédérale examine les arguments avancés par les Mikisew concernant le caractère raisonnable du traitement dans le rapport de l’Agence des préoccupations relatives à la quantité d’eau et à sa qualité dans le delta Paix-Athabasca au site du patrimoine mondial du parc national Wood Buffalo. Ces arguments ne sont que l’un des nombreux motifs de contestation du caractère raisonnable du rapport de l’Agence que les Mikisew soulèvent devant la Cour fédérale.
[103] La Cour fédérale rejette ces arguments et conclut ce qui suit aux paragraphes 112 à 114 :
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[I]l est clair que l’avis d’ECCC ne fait qu’indiquer des possibilités;
-
l’Agence n’a pas écarté les observations de Parcs Canada; et
-
l’Agence n’a pas mal interprété ou écarté l’avis d’ECCC.
[104] Sur le dernier point, la Cour fédérale déclare ce qui suit au paragraphe 113 :
L’avis d’ECCC concerne directement le projet d’agrandissement et [l’autre projet qui n’est pas en litige dans le présent appel], et ECCC a clairement exprimé son avis selon lequel des effets cumulatifs sont possibles. Le passage que souligne Mikisew renvoie à la région plus vaste du SPM PNWB, qui ne semble pas être la région visée par les commentaires d’ECCC, du moins en se fondant sur le résumé contenu dans l’analyse de l’Agence.
D. Analyse
[105] J’en viens maintenant à l’examen des deux arguments concernant le caractère raisonnable avancés par les Mikisew.
[106] Lors de l’examen de ces arguments, il est essentiel de garder à l’esprit que la décision examinée dans le présent appel est la décision du ministre de ne pas désigner le projet d’agrandissement, pour laquelle il a produit des motifs, et non les mémoires ou le rapport de l’Agence : Tsleil-Watuth Nation c. Canada, 2018 CAF 153, [2018] A.C.F. no 876, par. 4 et 5, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 38379 (2 mai 2019) [Tsleil-Watuth].
[107] Notre Cour a conclu à plusieurs reprises que de tels rapports, produits par les autorités responsables en application de la LCEE de 2012 aux fins d’examen par le ministre ou le gouverneur en conseil, ne sont pas justiciables en soi parce qu’ils n’ont aucune incidence sur les droits légaux et n’entraînent aucune conséquence en droit : voir Taseko Mines Limited c. Canada (Environnement), 2019 CAF 319, par. 43, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 39066 (14 mai 2020) [Taseko Mines no 2], renvoyant à Nation Gitxaala c. Canada, 2016 CAF 187, [2016] 4 R.C.F. 418, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 37201 (9 février 2017), par. 121 à 123, 125 [Nation Gitxaala] et Tsleil-Watuth, par. 179 et 180.
[108] Cela dit, ces rapports ne sont pas totalement à l’abri d’un examen dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision subséquente du gouverneur en conseil ou du ministre, lorsque cette décision s’appuie sur le rapport en litige : Taseko Mines no 2, par. 45. Notre Cour a rendu la conclusion suivante au paragraphe 201 de l’arrêt Tsleil-Watuth au sujet d’un rapport remis par l’Office national de l’énergie [ONÉ] au gouverneur en conseil avant que celui-ci ne décide de délivrer un certificat d’utilité publique pour le prolongement de l’oléoduc Trans Mountain :
La Cour doit être convaincue que la décision du gouverneur en conseil est conforme à la loi, raisonnable et constitutionnelle. Si la décision du gouverneur en conseil repose sur un rapport qui comporte d’importantes lacunes, elle peut être annulée pour ce motif. Autrement dit, aux termes de la loi, le gouverneur en conseil ne peut agir que s’il dispose d’un « rapport ». Or, un rapport qui comporte des lacunes importantes, par exemple s’il ne répond pas aux normes législatives, ne constitue pas un tel rapport. Dans ce contexte, on peut contrôler le rapport de l’Office pour vérifier qu’il s’agit d’un « rapport » sur lequel le gouverneur en conseil peut à bon droit fonder sa décision. Le rapport n’est pas à l’abri d’un contrôle de notre Cour et de la Cour suprême.
[Non souligné dans l’original.]
[109] Ainsi, le critère à appliquer au rapport en litige en l’espèce est la présence de lacunes importantes. Bien que ce qui constitue une lacune importante n’ait pas été clairement défini, l’arrêt Tsleil-Watuth donne un exemple, soit celui du rapport qui ne répond pas aux normes législatives.
[110] Dans les arrêts Tsleil-Watuth, Nation Gitxaala et Taseko Mines no 2, la disposition légale applicable exige que l’ONÉ publie un rapport tenant compte des effets environnementaux énoncés à l’article 5 de la LCEE de 2012. Cet article est libellé comme suit :
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[111] En revanche, le contenu du rapport remis par l’Agence au ministre dans le cadre d’une demande d’exercice du pouvoir de désignation que confère au ministre le paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012 n’est régi par aucun autre critère légal que l’article 103. Comme il est indiqué, cet article exige simplement de l’Agence qu’elle assiste et conseille le ministre dans l’exercice des attributions qui lui sont conférées par la LCEE de 2012.
[112] Le paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012 est également non limitatif. Il confère au ministre une grande latitude pour désigner une activité concrète qui n’est pas prescrite par les règlements pris en application de l’alinéa 84a) de la Loi. Il est utile de rappeler le libellé du paragraphe :
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[113] L’utilisation du mot « peut »
à deux reprises dans ce paragraphe dénote la vaste latitude accordée au ministre. Ce dernier peut choisir de désigner ou non le projet, quelles que soient les circonstances, y compris lorsqu’il estime que le projet pourrait avoir des effets environnementaux négatifs. Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, cette vaste latitude est un facteur contextuel important dans l’examen du caractère raisonnable de la décision du ministre de ne pas désigner le projet d’agrandissement.
[114] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada conclut que les dispositions légales applicables à une décision particulière constituent un facteur important pour déterminer le caractère raisonnable de la décision. Au paragraphe 108, la majorité note que « le régime législatif applicable est probablement l’aspect le plus important du contexte juridique d’une décision donnée »
. Elle ajoute que « [l]e régime législatif oriente [...] les approches acceptables en matière de prise de décisions : par exemple, lorsque le décideur dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire, il serait déraisonnable de sa part d’entraver un tel pouvoir discrétionnaire »
: par. 108, renvoyant à Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 R.C.S. 6, par. 18. Au paragraphe 110 de l’arrêt Vavilov, la majorité fait les commentaires suivants, qui sont particulièrement pertinents en l’espèce :
La question de savoir si une interprétation est justifiée dépendra du contexte, notamment des mots choisis par le législateur pour décrire les limites et les contours du pouvoir du décideur. Si le législateur souhaite circonscrire avec précision le pouvoir d’un décideur administratif de façon ciblée, il peut se servir de termes précis et restrictifs et définir en détail les pouvoirs conférés, limitant ainsi strictement les interprétations que le décideur peut donner de la disposition habilitante. À l’inverse, dans les cas où le législateur choisit d’utiliser des termes généraux, non limitatifs ou nettement qualitatifs — par exemple, l’expression « dans l’intérêt public » — il envisage manifestement que le décideur jouisse d’une souplesse accrue dans l’interprétation d’un tel libellé. D’autres formulations se retrouveront entre ces deux extrêmes. Bref, selon le libellé des dispositions législatives habilitantes, certaines questions touchant à la portée du pouvoir d’un décideur peuvent se prêter à plusieurs interprétations, alors que d’autres questions ne sauraient commander qu’une seule interprétation. Ce qui importe, c’est de déterminer si, aux yeux de la cour de révision, le décideur a justifié convenablement son interprétation de la loi à la lumière du contexte. Évidemment, il sera impossible au décideur administratif de justifier une décision qui excède les limites fixées par les dispositions législatives qu’il interprète.
[Non souligné dans l’original.]
[115] En d’autres termes, les décisions administratives sont plus ou moins faciles à annuler en fonction de leur contexte législatif, qui peut libérer ou contraindre le décideur : Vavilov, paragraphes 88 à 90; Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, conf. par 2022 CSC 30, par. 24.
[116] Les décideurs administratifs sont peu contraints lorsqu’ils appliquent un texte législatif qui emploie des mots généraux pouvant se prêter à plusieurs interprétations : Vavilov, par. 110; Canada (Procureur général) c. Heffel Gallery Limited, 2019 CAF 82, [2019] 3 R.C.F. 81, par. 33; Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150, [2015] A.C.F. no 775 (QL), par. 42, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 36621 (7 avril 2016) [Boogaard]; Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75, par. 69 [Forest Ethics]. De même, les décideurs administratifs sont peu limités par les dispositions qui leur confèrent un large pouvoir discrétionnaire : Vavilov, par. 108, Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810.
[117] Ainsi, le large pouvoir discrétionnaire accordé au ministre par le paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012 et l’absence de loi ou de règlement prescrivant les paramètres de l’avis que l’Agence est tenue de donner au ministre relativement à une demande de désignation sont des facteurs importants à garder à l’esprit lors de l’examen du caractère raisonnable de la décision ministérielle prise en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012.
[118] En outre, les décisions qui mettent en jeu l’intérêt public et qui sont fondées sur de vastes considérations de politique générale et d’intérêt public, évaluées selon des « critères polycentriques, subjectifs ou indistincts et qui dépendent de l’opinion des décideurs administratifs sur des questions économiques et culturelles et sur des questions d’intérêt public au sens large »
– parfois dites de nature « exécutive »
– sont très peu limitées : Vavilov, par. 110; Raincoast Conservation Foundation c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 224, [2020] 1 R.C.F. 362, par. 18 et 19, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 38892 (5 mars 2020) [Raincoast Conservation Foundation]; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 79, [2018] 2 R.C.F. 573 [Emerson Milling], par. 72 et 73; Nation Gitxaala, par. 150; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, par. 30 et 31.
[119] Ces principes ont été récemment appliqués par notre Cour dans l’arrêt Raincoast Conservation Foundation, qui est comparable à l’espèce. Dans cette affaire, les demandeurs font valoir que la décision du gouverneur en conseil d’approuver le projet d’oléoduc Trans Mountain est déraisonnable et que la Couronne n’a pas suffisamment consulté les peuples autochtones et les Premières Nations au sujet de cette approbation. Le juge Stratas se penche sur la norme de la décision raisonnable dans ce contexte et conclut que le gouverneur en conseil doit bénéficier de la « marge d’appréciation la plus large possible »
relativement à sa décision, puisqu’il est outillé pour évaluer et mettre en balance les préoccupations concurrentes d’ordre économique, culturel, environnemental et l’intérêt public général en jeu dans l’approbation d’un projet donné : par. 18 et 19, renvoyant à Nation Gitxaala, par. 142 et 143, 150, 155; Tsleil-Watuth, par. 206.
[120] En effet, notre Cour a conclu à plusieurs reprises que lorsque « [les] décisions rendues par des décideurs administratifs relèvent davantage de l’expertise et de l’expérience de l’exécutif que de celles des tribunaux [...], les tribunaux doivent accorder aux décideurs administratifs une plus grande marge d’appréciation »
: Nation Gitxaala, par. 147, renvoyant à Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, [2015] A.C.F. no 549, par. 21; Boogaard, par. 62; Forest Ethics, par. 82; voir également les orientations dans Paradis Honey Ltd. c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446, par. 136, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 36471 (29 octobre 2015).
[121] En l’espèce, compte tenu de ce qui précède, la décision du ministre de ne pas désigner le projet d’agrandissement doit bénéficier d’une marge d’appréciation tout aussi importante, compte tenu des considérations de politique et d’intérêt public très larges que le ministre est en droit de prendre en compte pour rendre sa décision : Vavilov, par. 110.
[122] Je me penche maintenant plus précisément sur le premier des arguments des Mikisew concernant le caractère raisonnable et je conclus qu’il ne justifie pas d’annuler la décision du ministre de ne pas désigner le projet d’agrandissement.
[123] Contrairement à ce qu’affirment les Mikisew, il est évident, d’après le dossier, que le ministre n’a pas mal interprété ou écarté les observations de Parcs Canada. Dans ses motifs, le ministre indique qu’il a [traduction] « examiné attentivement »
l’avis des ministères fédéraux et de Parcs Canada. Le rapport de l’Agence résume également les observations de Parcs Canada sur les éventuels effets négatifs. Il ne fait donc aucun doute pour moi que l’Agence et le ministre ont pris en compte les observations de Parcs Canada.
[124] En outre, le ministre n’était pas tenu d’accepter le point de vue de Parcs Canada ou de le préférer à celui d’ECCC. Le paragraphe 14(2) confère au ministre une vaste latitude pour conclure que la désignation n’est pas justifiée, quels que soient les points de vue avancés par l’une ou l’autre des parties.
[125] Les Mikisew contestent également la conclusion de l’Agence selon laquelle ECCC n’a pas recensé d’effets négatifs sur la quantité d’eau et sa qualité ou sur les oiseaux migrateurs au motif que le rapport reconnaît qu’ECCC a noté qu’un prélèvement d’eau supplémentaire pourrait causer des effets négatifs cumulatifs dans la région. Toutefois, cette interprétation dénature le résumé des observations d’ECCC fait par l’Agence, de même que ses conclusions.
[126] Comme nous l’avons indiqué, l’Agence a exposé la thèse d’ECCC concernant les éventuels effets environnementaux négatifs sur l’hydrologie des rivières Calumet et Athabasca et la région du delta Paix-Athabasca. Le paragraphe du rapport traitant du site du patrimoine mondial du parc national Wood Buffalo sur lequel s’appuient les Mikisew doit être pris en contexte, soit celui d’une discussion sur ce site du patrimoine mondial, et non sur l’hydrologie.
[127] De plus, même si l’Agence confond dans une certaine mesure le site du patrimoine mondial et le delta Paix-Athabasca, comme l’allèguent les Mikisew, cela ne justifie pas d’annuler la décision du ministre. Une demande de contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor à la recherche d’une erreur dans les motifs d’un décideur administratif, comme l’indique la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, par. 102.
[128] En outre, le paragraphe contesté ne figure même pas dans les motifs du ministre, mais bien dans un rapport que l’Agence a préparé pour conseiller le ministre quant à son premier mémoire. Comme nous l’avons déjà indiqué, la décision faisant l’objet du présent appel est la décision du ministre de ne pas désigner le projet d’agrandissement, et non le rapport ou les mémoires qui le résument. Le rapport n’est susceptible de révision dans le cadre du présent appel que s’il comporte des lacunes importantes. En l’espèce, les erreurs alléguées dans la manière dont l’Agence a traité les préoccupations de Parcs Canada n’atteignent pas le seuil élevé de la lacune importante. Par conséquent, je n’accepte pas le premier argument des Mikisew concernant le caractère raisonnable.
[129] Je parviens à la même conclusion en ce qui concerne leur deuxième argument relatif au caractère raisonnable.
[130] S’il est vrai que la probabilité que des effets négatifs se produisent est généralement examinée dans le cadre d’évaluations environnementales fondées sur des données probantes réalisées sous le régime de la LCEE de 2012, je suis d’avis que le ministre peut en tenir compte lorsqu’il prend la décision de désigner ou non un projet en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012, et que l’Agence peut en tenir compte lorsqu’elle conseille le ministre au sujet d’une telle décision.
[131] La possibilité pour l’Agence de prendre en compte la probabilité est mentionnée dans son propre document d’orientation, qui prévoit que, pour élaborer des recommandations à faire au ministre, l’Agence tient notamment compte de « la possibilité d’effets environnementaux négatifs dans des champs de compétence fédérale conformément à l’article 5 de la [LCEE de 2012], ainsi que la nature et l’ampleur prévues de ces effets »
[non souligné dans l’original].
[132] À mon avis, les mots « la nature et l’ampleur prévues »
englobent et la possibilité et la probabilité que des effets négatifs se produisent. Ainsi, j’estime que le document d’orientation inclut la prise en compte de la probabilité.
[133] En outre, il semble absurde d’avancer que le ministre doit exclure le degré de probabilité que des effets négatifs se produisent de sa réflexion sur la nécessité de mener une évaluation alors qu’il dispose d’information technique sur la question. S’il n’est pas nécessaire que les effets négatifs soient jugés probables pour que le ministre puisse exercer le pouvoir discrétionnaire que le paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012 lui confère, rien ne l’empêche de prendre en compte la probabilité pour décider si un projet doit être désigné. Autrement, les petits projets qui risquent d’avoir des effets environnementaux négligeables devraient être examinés de la même façon que les projets d’envergure, qui auront vraisemblablement des effets environnementaux importants.
[134] Ainsi, de manière générale, je ne pense pas qu’il soit interdit au ministre de prendre en compte la probabilité que des effets négatifs se produisent dans le contexte d’une désignation en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012, en particulier vu la vaste latitude que cette disposition lui confère.
[135] Cette conclusion ne met pas fin au débat. Si le ministre refuse de désigner un projet parce qu’il conclut qu’il est peu susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs, cette conclusion doit reposer sur un fondement raisonnable. Par exemple, des études scientifiques ou une évaluation environnementale récente réalisée dans le cadre d’une demande de prolongation constitueraient un fondement raisonnable pour une conclusion sur la probabilité. En l’espèce, cependant, de nombreuses conclusions de l’Agence concernant la probabilité ne sont étayées par aucune source de ce type.
[136] Il est important de distinguer la possibilité et la probabilité (caractérisée en l’espèce par l’emploi du mot « susceptible »
). Cette distinction découle de la nature de l’évaluation environnementale, soit un processus fondé sur des données probantes qui permet d’évaluer si le projet est susceptible d’entraîner des effets environnementaux et de déterminer les mesures à prendre en conséquence : Bow Valley Naturalists Society c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien) (C.A.), 2001 CanLII 22029 (CAF), [2001] 2 CF 461, par. 17; Greenpeace Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CF 463, inf. pour d’autres motifs par 2015 CAF 186, par. 106 et 107, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 36711 (28 avril 2016). L’organisme chargé de l’évaluation environnementale est réputé disposer de l’expertise, des ressources et des procédures nécessaires pour la réaliser. Le ministre ou le gouverneur en conseil reçoit ainsi des renseignements lui indiquant si le projet assujetti à une évaluation environnementale fédérale est plus ou moins susceptible d’entraîner des effets donnés qui, ultimement, l’aident à décider si le projet peut être réalisé : voir les articles 31, 52 et 53 de la LCEE de 2012. L’évaluation environnementale est ainsi une pierre angulaire du développement durable. Il s’agit d’« un outil de planification que l’on considère généralement comme faisant partie intégrante d’un processus éclairé de prise de décisions »
: Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, [1992] A.C.S. no 1, p. 71.
[137] Par comparaison, la décision du ministre de désigner une activité concrète en vertu du paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012 n’est pas prise au terme d’un processus fondé sur des données probantes d’une profondeur comparable permettant d’évaluer si le projet visé est susceptible d’entraîner des effets environnementaux. Dans ces conditions, l’Agence doit choisir avec soin le cadre et la formulation de ses recommandations au ministre concernant les demandes de désignation. Il serait préférable qu’à l’avenir, l’Agence évite les mots se rapportant à la probabilité, comme « susceptible »
, dans les rapports produits au stade de la désignation, à moins qu’elle ne dispose de preuves scientifiques lui permettant de rendre une conclusion sur la probabilité aussi bien étayée qu’une conclusion rendue au terme du processus d’évaluation.
[138] Cela dit, l’utilisation malheureuse par l’Agence du mot [traduction] « susceptible »
dans son mémoire et son rapport ne me permet pas de conclure que la décision du ministre de ne pas désigner le projet d’agrandissement devrait être annulée en l’espèce. J’en viens à cette conclusion pour deux raisons.
[139] La première raison, et la plus importante est que comme le démontrent ses motifs, le ministre ne s’est pas fondé sur la probabilité pour prendre sa décision, mais plutôt sur l’existence d’autres processus provinciaux et fédéraux qui pourraient atténuer les effets négatifs recensés.
[140] La deuxième raison est que l’utilisation par l’Agence du mot [traduction] « susceptible »
dans son mémoire et son rapport doit être prise en contexte. Selon mon interprétation, l’Agence considère qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une évaluation fédérale en l’espèce, car les éventuels effets négatifs seraient recensés et atténués dans le cadre d’autres processus existants. L’utilisation du mot [traduction] « susceptible »
d’une manière non conforme à son usage dans la LCEE de 2012 ne constitue pas une lacune importante qui justifierait l’annulation de la décision du ministre de ne pas désigner le projet d’agrandissement. L’utilisation par l’Agence du mot [traduction] « susceptible »
dans ses recommandations au ministre ne change rien au fait qu’il lui était loisible de recommander au ministre de ne pas désigner le projet d’agrandissement en raison de l’existence de ces autres processus.
[141] Par conséquent, l’utilisation erronée de ce mot ne constitue pas une erreur importante entachant la décision du ministre de ne pas désigner le projet d’agrandissement. Je conclus donc que le deuxième argument concernant le caractère raisonnable avancé par les Mikisew est insuffisant pour annuler la décision du ministre.
[142] En somme, pour ce qui est de la contestation par les Mikisew du caractère raisonnable de la décision du ministre, compte tenu du vaste pouvoir discrétionnaire que le paragraphe 14(2) de la LCEE de 2012 confère au ministre, de la nature de ses motifs et des faits en l’espèce, il n’y a aucune raison de modifier la décision du ministre.
IV. Dispositif proposé
[143] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais le présent appel avec dépens payables à parts égales aux intimés et un seul mémoire de dépens.
« Mary J.L. Gleason »
j.c.a.
« Je suis d’accord. |
J.D. Denis Pelletier, j.c.a. » |
« Je suis d’accord. |
Yves de Montigny, j.c.a. » |
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
|
Dossier : |
A-52-22 |
|
INTITULÉ : |
PREMIÈRE NATION CRIE MIKISEW c. AGENCE CANADIENNE D’ÉVALUATION ENVIRONNEMENTALE, LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE et CANADIAN NATURAL RESOURCES LIMITED |
||
LIEU DE L’AUDIENCE : |
Vancouver (Colombie-Britannique) |
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DATE DE L’AUDIENCE : |
Le 29 mars 2023 |
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MOTIFS DU JUGEMENT : |
LA JUGE GLEASON |
||
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE PELLETIER LE JUGE DE MONTIGNY |
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DATE DES MOTIFS : |
Le 21 septembre 2023 |
||
COMPARUTIONS :
Tim Dickson Mae Price |
POUR L’APPELANTE |
Robert Drummond James Elford |
POUR LES INTIMÉS AGENCE CANADIENNE D’ÉVALUATION ENVIRONNEMENTALE, LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE |
Tamela J. Coates, c.r. Michelle S. Jones |
POUR L’INTIMÉE CANADIAN NATURAL RESOURCES LIMITED |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
JFK Law LLP Vancouver (Colombie-Britannique) |
POUR L’APPELANTE |
Shalene Curtis-Micallef Sous-procureure générale du Canada |
POUR LES INTIMÉS AGENCE CANADIENNE D’ÉVALUATION ENVIRONNEMENTALE, LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE |
Lawson Lundell s.r.l. Vancouver (Colombie-Britannique) |
POUR L’INTIMÉE CANADIAN NATURAL RESOURCES LIMITED |