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Date : 20230310


Dossier : 22-A-23

Référence : 2023 CAF 59

Présent : LE JUGE LOCKE

ENTRE :

ROSIE GAGNON

demanderesse

et

ASSOCIATION CANADIENNE DES EMPLOYÉS PROFESSIONNELS

défenderesse

Requête écrite décidée sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 10 mars 2023.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20230310


Dossier : 22-A-23

Référence : 2023 CAF 59

Présent : LE JUGE LOCKE

ENTRE :

ROSIE GAGNON

demanderesse

et

ASSOCIATION CANADIENNE DES EMPLOYÉS PROFESSIONNELS

défenderesse

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE LOCKE

[1] Rosie Gagnon demande une prorogation du délai pour intenter une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de la Commissaire Marie-Claire Perrault de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission) rendue le 7 novembre 2022 (2022 CRTESPF 91).

[2] Les facteurs à considérer pour obtenir la prorogation de délai visée par Mme Gagnon sont examinés dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Larkman, 2012 CAF 204 aux paragraphes 61 et 62 (Larkman):

[61] Les parties s'entendent pour dire que les questions suivantes sont pertinentes lorsqu'il s'agit pour notre Cour d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour se prononcer sur une demande de prorogation de délai :

(1) Le requérant a-t-il manifesté une intention constante de poursuivre sa demande?

(2) La demande a-t-elle un certain fondement?

(3) La Couronne a-t-elle subi un préjudice en raison du retard?

(4) Le requérant a‑t‑il une explication raisonnable pour justifier le retard?

[62] Ces principes orientent la Cour et l'aident à déterminer si l'octroi d'une prorogation de délai est dans l'intérêt de la justice. L'importance de chacun de ces facteurs dépend des circonstances de l'espèce. De plus, il n'est pas nécessaire de répondre aux quatre questions en faveur du requérant. Ainsi, « « une explication parfaitement convaincante justifiant le retard peut entraîner une réponse positive même si les arguments appuyant la contestation du jugement paraissent faibles et, de la même façon, une très bonne cause peut contrebalancer une justification du retard moins convaincante ». Dans certains cas, surtout dans ceux qui sortent de l’ordinaire, d'autres questions peuvent s'avérer pertinentes. La considération primordiale est celle de savoir si l'octroi d'une prorogation de délai serait dans l'intérêt de la justice.

[Citations omises]

[3] L’intimée, l’Association canadienne des employés professionnels, conteste tous les facteurs sauf celui du préjudice qu’elle a subi en raison du retard. Elle n’allègue pas un tel préjudice.

[4] Pour les motifs présentés ci-dessous, je suis d’avis que les facteurs permettant d’accorder une prorogation de délai à Mme Gagnon n'ont pas été satisfaits et je rejetterai la requête avec dépens.

[5] Les faits pertinents ne sont pas contestés. La décision de la Commission visée par la présente requête (la Décision) a rejeté deux plaintes contre l’intimée en vertu de l’article 190 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, ch. 22, alléguant des pratiques déloyales, telles que définies à l’article 187 :

Représentation inéquitable par l’agent négociateur

Unfair representation by bargaining agent

187 Il est interdit à l’organisation syndicale, ainsi qu’à ses dirigeants et représentants, d’agir de manière arbitraire ou discriminatoire ou de mauvaise foi en matière de représentation de tout fonctionnaire qui fait partie de l’unité dont elle est l’agent négociateur.

187 No employee organization that is certified as the bargaining agent for a bargaining unit, and none of its officers and representatives, shall act in a manner that is arbitrary or discriminatory or that is in bad faith in the representation of any employee in the bargaining unit.

[6] Mme Gagnon a déposé ses plaintes dans le contexte d’un grief contre son ancien employeur, le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, dans lequel l’intimée a refusé de la représenter.

[7] Comme indiqué ci-dessus, la Décision a été rendue le 7 novembre 2022. Ainsi, le délai de 30 jours pour intenter une demande de contrôle judiciaire expirait le 7 décembre 2022. Mme Gagnon était clairement consciente de ce délai : durant cette période, son conjoint Émile Arsalane (qui la représentait devant la Commission mais qui n’est pas membre du Barreau) a eu plusieurs communications avec l’intimée concernant la possibilité d’intenter une demande de contrôle judiciaire. Cependant, le 7 décembre 2022, M. Arsalane a avisé le procureur de l’intimée que Mme Gagnon ne déposerait finalement pas une telle demande.

[8] Le ou vers le 17 décembre 2022, Mme Gagnon a appris que les membres de la Commission (à l’exception du président et des vice-présidents), incluant la Commissaire Perrault, ont été nommés par le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux (le ministre responsable de l’ancien employeur de Mme Gagnon). En effet, tel qu’exigé par l’article 6 de la Loi sur la commission des relations de travail et de l'emploi dans le secteur public fédéral, L.C. 2013, ch. 40., le président dresse une liste de candidats choisis « après consultation de l’employeur et des agents négociateurs ». Cette liste tend à inclure, dans la mesure du possible, un nombre égal de candidats recommandés par chacun d’eux. Donc, ce sont les parties, qui se sont opposées à Mme Gagnon dans ses plaintes et son grief, qui ont créé la liste de candidats susceptibles de devenir membres de la Commission.

[9] Le 28 décembre 2022, Mme Gagnon a déposé la présente requête. Elle allègue qu’elle l’aurait déposée le 23 décembre 2022 (juste avant Noël), mais en a été empêchée par une grande tempête hivernale.

[10] Elle prétend que le système de nomination des membres de la Commission donne lieu à de la partialité systémique, à de la partialité réelle ou une appréhension raisonnable de celle-ci, et à de l'ingérence politique du type mentionné dans Bader c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 214 au paragraphe 10. Elle se fie à l’arrêt MacBain c. Lederman, [1985] 1 F.C. 856 (MacBain) et l’alinéa 2(e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, qui est reproduit ici :

 

Interprétation de la législation

Construction of law

2 Toute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme

2 Every law of Canada shall, unless it is expressly declared by an Act of the Parliament of Canada that it shall operate notwithstanding the Canadian Bill of Rights, be so construed and applied as not to abrogate, abridge or infringe or to authorize the abrogation, abridgment or infringement of any of the rights or freedoms herein recognized and declared, and in particular, no law of Canada shall be construed or applied so as to

[…]

e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations;

(e) deprive a person of the right to a fair hearing in accordance with the principles of fundamental justice for the determination of his rights and obligations;

[11] Mme Gagnon cite aussi Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, et s’appuie du principe que « la partie intéressée n'est pas représentée par un avocat à l'audience initiale » est une circonstance dans laquelle « l'omission de soulever la partialité au départ ne constitue pas une renonciation implicite ».

[12] L’intimée soumet que Mme Gagnon ne rencontre pas les facteurs suivants pour justifier la prolongation de délai : (i) l’intention constante de poursuivre sa demande, (ii) un certain fondement de la demande, et (iii) une explication raisonnable pour justifier le retard.

[13] En ce qui concerne l’intention, l’intimée note que, le 7 décembre 2022, Mme Gagnon a indiqué expressément, par l’entremise de son conjoint, qu’elle n’avait pas l’intention de poursuivre une demande de contrôle judiciaire. Cette intention est demeurée inchangée jusqu’au 17 décembre 2022.

[14] En ce qui concerne une explication raisonnable du retard, l’intimée note que Mme Gagnon invoque son ignorance du système de nomination des membres de la Commission du fait qu’elle n’est pas représentée par un avocat, bien qu'il s’agisse d’un système qui est disponible à tous, pas seulement aux avocats. L’intimée avance que Mme Gagnon n’a pas constaté de crainte de partialité à la lecture de la Décision, et que le simple défaut de considérer un argument ne peut pas être une explication raisonnable de retard.

[15] En ce qui concerne la question du fondement de sa demande, l’intimée note que la Loi sur la commission des relations de travail et de l'emploi dans le secteur public fédéral prévoit expressément le système de nomination des membres de la Commission. L’intimée note aussi que le paragraphe 6(4) oblige expressément les membres de la Commission à agir avec impartialité dans l’exercice de leurs fonctions. L’intimée distingue l’arrêt MacBain au motif que la Commission canadienne des droits de la personne avait à la fois agi à titre de partie dans la cause et avait choisi les membres du tribunal particulier qui entendrait la plainte. Dans la présente situation, ni l’intimée ni l’ancien employeur n’a choisi Mme Perrault comme la commissaire qui entendrait les plaintes de Mme Gagnon. L’intimée prétend que la demande visée par Mme Gagnon est sans aucun fondement.

[16] Mme Gagnon a soumis des prétentions écrites en réponse au dossier de réponse de l’intimée. Il n’est pas nécessaire de commenter toutes ces prétentions, mais il est utile de noter ce qui suit. Mme Gagnon allègue que les seuls avocats qui ont une véritable expérience dans ce domaine sont à la solde de l’employeur ou des syndicats, et qu’il y a donc un manque d’avocats d’expérience prêts à contester la partialité de la Commission. Plus loin, elle se demande, dans l’éventualité où la présente requête n’est pas accordée, « combien de décennies devrons-nous attendre avant qu’un prochain fonctionnaire se représentant sans avocat ne remarque la partialité de ce tribunal. »

[17] Mme Gagnon nie que la présente situation se distingue des faits dans l’arrêt MacBain, puisque le résultat est que toutes les parties responsables de la nomination des membres de la Commission sont ses adversaires, et le choix de la Commissaire Perrault a été fait parmi ces membres. Elle cite des statistiques qu’elle prétend être des preuves de la difficulté qu’aurait une ancienne employée à avoir gain de cause dans une plainte contre son syndicat dans des circonstances similaires à celles en l’espèce.

[18] Mme Gagnon nie aussi que le paragraphe 6(4) de la Loi sur la commission des relations de travail et de l'emploi dans le secteur public fédéral peut appuyer l’impartialité des membres de la Commission. Elle note que ce paragraphe indique que « le commissaire ne représente ni l’employeur ni les employés » sans indiquer que le commissaire ne représente pas les agents négociateurs. Elle prétend que le paragraphe 6(4) « nous démontre manifestement que les intérêts des fonctionnaires qui portent plainte contre leur syndicat ont été carrément oubliés par le législateur. »

[19] Je suis convaincu que l’intimée ne subirait aucun préjudice si le délai était prorogé. Je suis également convaincu que Mme Gagnon a une explication raisonnable pour justifier son retard. Je crois qu’elle ignorait jusqu’au 17 décembre 2022 la façon dont les membres de la Commission sont nommés, et je reconnais qu’elle a agi avec diligence dès qu’elle en a pris connaissance. Je reconnais aussi que son ignorance à cet égard était due au fait qu’elle n’était pas représentée par un avocat.

[20] Cependant, je ne suis pas convaincu que les facteurs de l’intention constante de poursuivre la demande et d’un certain fondement de la demande sont en faveur de Mme Gagnon.

[21] En ce qui concerne l’intention constante, il est clair que Mme Gagnon a décidé le 7 décembre 2022 de ne pas poursuivre sa demande, et a changé d’avis seulement le ou vers le 17 décembre 2022. Pendant cette période, peu importe la raison, elle n’avait pas l’intention de poursuivre sa demande. Ceci étant dit, je reconnais que, comme indiqué dans Larkman, « il n'est pas nécessaire de répondre aux quatre questions en faveur du requérant », et il est toujours nécessaire de considérer « si l'octroi d'une prorogation de délai serait dans l'intérêt de la justice. »

[22] Je considère maintenant la question du fondement de la demande. Bien que le seuil soit peu élevé pour ce facteur, je ne vois aucun fondement dans la demande proposée par Mme Gagnon. Premièrement, le législateur avait clairement l’intention que les membres de la Commission soient nommés parmi les personnes recommandées par l’employeur et les agents négociateurs, comme le prévoit la Loi sur la commission des relations de travail et de l'emploi dans le secteur public fédéral. Comme l’a reconnu Mme Gagnon, l’un des résultats de ce système est que les membres de la Commission sont expérimentés. Il est aussi clair que, contrairement à ce que prétend Mme Gagnon, le législateur ne voyait pas dans ce système de nomination un problème de partialité. Il semble que le législateur ait estimé que le paragraphe 6(4) était suffisant pour assurer l’impartialité des membres de la Commission.

[23] Je suis d’accord avec l’intimée pour dire que l’arrêt MacBain se distingue des faits en l’espèce. Ici, ni l’intimée, ni l’ancien employeur (le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux), ni le Ministre lui-même n’ont choisi la Commissaire Perrault comme la commissaire qui entendrait les plaintes de Mme Gagnon. Tel qu’indiqué par l’intimée, le problème que cette Cour voyait dans MacBain résultait du fait qu’une partie devant le tribunal a choisi la personne qui entendrait la cause.

[24] Je ne suis pas d’accord avec la prétention de Mme Gagnon qu’en adoptant le paragraphe 6(4), le législateur a oublié les intérêts des fonctionnaires qui portent plainte contre leur syndicat. Cette prétention est clairement contredite par l’adoption de l’article 187 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral.

[25] Pour déterminer s’il existe une crainte raisonnable de partialité, on doit se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? » : Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369 à la page 394; Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 SCC 25, [2015] 2 R.C.S. 282 au paragraphe 20. Vu les faits en l’espèce, je ne vois pas comment ce critère pourrait être satisfait. Les statistiques citées par Mme Gagnon ne me convainquent pas autrement.

[26] En ce qui concerne l’alinéa 2(e) de la Déclaration canadienne des droits, je n’accepte pas que le système de nomination des membres de la Commission puisse priver une personne du droit à une audition impartiale de sa cause. Selon les arguments de Mme Gagnon, elle préférait que ses plaintes soient entendues par un commissaire qui n’est recommandé ni par l’employeur ni par un agent négociateur. Mais elle prétend aussi qu’il y a un manque d’avocats expérimentés dans ce domaine qui ne sont reliés ni à l’un ni à l’autre. Le résultat du type de système de nomination que Mme Gagnon vise serait un manque d’expertise à la Commission, ce qui serait beaucoup moins préférable. De plus, je suis persuadé (tout comme l’était le législateur) que les commissaires sont capables d’agir avec impartialité peu importe la partie qu’ils représentaient avant leur nomination.

[27] Je me penche maintenant sur la considération primordiale dans cette requête : celle de savoir si l'octroi d'une prorogation de délai est dans l'intérêt de la justice. Quoique deux des facteurs pertinents soient en faveur de Mme Gagnon, je suis d’avis que le manque de fondement de la demande proposée est plus important. Ce dernier facteur m’amène à conclure que l’accord de la requête ne serait pas dans l’intérêt de la justice.

[28] Je rejette l’argument de Mme Gagnon qu’il faudra attendre longtemps avant que la question de la partialité de la Commission puisse être contestée si la présente requête n’est pas accordée. Je ne vois aucun obstacle à une telle contestation par une personne qui porte une plainte semblable contre son syndicat (qu’elle soit ou non représentée par un avocat) mais qui respecte le délai pour intenter une demande de contrôle judiciaire.

« George R. Locke »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

22-A-23

 

INTITULÉ :

ROSIE GAGNON c. ASSOCIATION CANADIENNE DES EMPLOYÉS PROFESSIONNELS

 

REQUÊTE ÉCRITE DÉCIDÉE SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 MARS 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Rosie Gagnon

 

Pour la demanderesse

(se représentant elle-même)

 

Jean-Michel Corbeil

 

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GOLDBLATT PARTNERS LLP

Ottawa (Ontario)

Pour la défenderesse

 

 

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