Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20231122


Dossier : A-202-22

Référence : 2023 CAF 228

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

DRAGONA CARPET SUPPLIES MISSISSAUGA INC.

appelante

et

DRAGONA CARPET SUPPLIES LTD. et FLOORENO BUILDING SUPPLIES INC.

intimées

Appel entendu à Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

 


Date : 20231122


Dossier : A-202-22

Référence : 2023 CAF 228

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

DRAGONA CARPET SUPPLIES MISSISSAUGA INC.

appelante

et

DRAGONA CARPET SUPPLIES LTD. et FLOORENO BUILDING SUPPLIES INC.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE

I. Aperçu

[1] Dragona Carpet Supplies Mississauga Inc. (Dragona Mississauga) a intenté une action devant la Cour fédérale en vue d’obtenir un jugement déclarant que les intimées s’étaient livrées à une commercialisation trompeuse de sa marque de commerce, en violation de la common law et de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13 (la Loi), et d’obtenir une injonction et des dommages-intérêts. Dragona Carpet Supplies Ltd. (Dragona Scarborough) et FlooReno Building Supplies Inc. (FlooReno) ont présenté une demande reconventionnelle en vue d’obtenir des dommages-intérêts et la radiation des marques déposées de l’appelante.

[2] La Cour fédérale (Dragona Carpet Supplies Mississauga Inc. c. Dragona Carpet Supplies Ltd., 2022 CF 1042, motifs du juge Zinn) a rejeté l’action de l’appelante. La Cour fédérale a accueilli la demande de radiation des intimées, puisque les marques de commerce déposées de l’appelante qui comprenaient le mot Dragona créaient de la confusion avec la marque de commerce et le nom commercial Dragona, tels qu’ils sont employés par Dragona Scarborough. Cette radiation a été faite avec le consentement de l’appelante, bien que cette dernière n’ait pas admis les allégations connexes (décision de la Cour fédérale, par. 80, 83 et 84). Cette décision n’a pas été portée en appel.

[3] La Cour fédérale a conclu que Dragona Mississauga jouissait d’un important achalandage à Mississauga et d’un certain achalandage à Scarborough, et que Dragona Scarborough jouissait d’un important achalandage à Scarborough et d’un certain achalandage à Mississauga et dans d’autres régions de la région du Grand Toronto (RGT) où elle a réalisé des ventes (décision de la Cour fédérale, par. 115 à 117 et 126). La Cour fédérale a également conclu qu’il n’y avait pas eu représentation trompeuse, puisque les deux entreprises Dragona avaient un droit établi leur permettant d’employer la marque de commerce et le nom commercial Dragona à Mississauga.

[4] Dragona Mississauga interjette maintenant appel devant la Cour.

[5] L’attaque de l’appelante contre la décision de la Cour fédérale comporte deux volets : le premier concerne les conclusions de la Cour fédérale sur l’achalandage, et le deuxième concerne les conclusions sur la représentation trompeuse. Chaque argument comprend des sous-arguments. Pour qu’il soit fait droit à l’appel, l’appelante doit avoir gain de cause à l’égard des deux arguments.

[6] La thèse de l’appelante est que la Cour fédérale n’a pas appliqué le bon critère juridique dans son examen de l’achalandage. Elle affirme que le juge de la Cour fédérale n’a pas défini la catégorie de clients ou le segment de clientèle sur lesquels l’achalandage repose, qu’il s’agisse d’entrepreneurs, de détaillants ou du grand public. L’appelante soutient que cette erreur a entraîné une autre erreur, à savoir que la confusion n’était pas le résultat d’une représentation trompeuse. L’appelante soutient en outre que, même si la conclusion concernant l’achalandage était confirmée, le juge a commis une erreur en concluant que l’achalandage appartenait à Dragona Scarborough parce que Dragona Mississauga avait employé la marque en vertu d’une licence verbale de Dragona Scarborough. Elle affirme que deux erreurs ont été commises à cet égard : le juge a commis une erreur en concluant que la propriété de la marque était suffisante pour établir le contrôle requis par le paragraphe 50(1) de la Loi, et les éléments de preuve n’ont pas démontré qu’un contrôle était exercé sur les produits et services comme l’exige la Loi et dans la mesure requise par la jurisprudence.

[7] Je rejetterais l’appel. Les conclusions de la Cour fédérale étaient étayées par les éléments de preuve et il n’a pas été établi qu’il y a eu erreur de droit dans l’application du droit aux faits. Toutefois, afin de mieux comprendre cette décision, et puisque les contestations des conclusions concernant l’achalandage, l’existence d’une licence verbale et l’exercice d’un contrôle au titre du paragraphe 50(1) de la Loi soulèvent des questions de droit et des questions mixtes de fait et de droit, un examen un peu plus approfondi des conclusions de la Cour fédérale est nécessaire pour situer les questions de droit.

II. Contexte

[8] Dragona Scarborough et Dragona Mississauga sont deux entreprises distinctes appartenant à une famille élargie et sont exploitées par celle-ci. Les deux emploient des marques de commerce et des noms commerciaux comprenant le mot DRAGONA (la marque de commerce DRAGONA). Les deux vendent des produits de revêtements de sol. Les deux ciblent principalement les entrepreneurs, mais les deux vendent également aux détaillants et au public. Dragona Mississauga a des locaux à Mississauga et à North York. Dragona Scarborough a des locaux à Scarborough et à Ottawa et, en 2021, elle a ouvert des centres de distribution à Mississauga et à North York.

[9] L’histoire commence en 1984 avec la création de Dragona Scarborough par Nizar Hamam (Nizar). Cette entreprise a été exploitée par Nizar jusqu’à sa mort en 2016 et elle est maintenant gérée par ses fils : Abad Hamam (Abad) et Jamal Hamam (Jamal). Abad et Jamal possèdent également FlooReno. Établie à Mississauga en 2021, cette entreprise exerce des activités similaires sous la marque Dragona.

[10] Dragona Mississauga a été créée en 1992 par Nizar et Talal Issawi (Talal). Talal est marié à la sœur de Nizar.

[11] Au départ, Nizar et Talal détenaient chacun 50 % des actions de Dragona Mississauga. Le juge de la Cour fédérale a conclu que Dragona Mississauga avait été lancée pour élargir les activités de Dragona Scarborough à Mississauga (décision de la Cour fédérale, par. 131). Le juge a conclu que les activités de Dragona Scarborough et de Dragona Mississauga étaient liées à de nombreux égards, y compris par l’approvisionnement commun auprès des mêmes fournisseurs, dont certains accordaient des rabais fondés sur le volume pour les ventes conjointes. Dragona Scarborough a mis fin à ces pratiques en 2021, lorsque Dragona Mississauga a intenté son action devant la Cour fédérale (décision de la Cour fédérale, par. 19 et 134). Il y a également eu un certain partage des stocks entre Dragona Mississauga et Dragona Scarborough, ce qui a permis à certains clients de l’une ou l’autre des entreprises d’utiliser leur compte chez l’une des entreprises pour acheter des produits auprès de l’autre entreprise, bien que cette entente ait pris fin en 2012 (décision de la Cour fédérale, par. 20 et 135).

[12] En raison d’une querelle entre Talal et Nizar, qui, selon le juge, a été provoquée par Talal, il a été convenu que Talal et Nizar suivraient des voies différentes. Cela a donné lieu à une convention d’achat d’actions en 2012, aux termes de laquelle Talal a acheté toutes les actions de Nizar dans Dragona Mississauga (décision de la Cour fédérale, par. 25, 30 et 31). La convention d’achat d’actions a été négociée par un ami commun, Mostapha Elmnini (Mostapha). Elle ne portait pas sur la question de la propriété ou de l’emploi de la marque de commerce DRAGONA.

[13] Dans son témoignage, Mostapha a affirmé qu’après la conclusion de la convention d’achat d’actions, le fils de Talal, en présence de ce dernier, a confirmé à Mostapha que Nizar, par l’entremise de Dragona Scarborough, continuait d’être le propriétaire du nom Dragona, bien qu’il fût entendu que Dragona Mississauga pouvait continuer d’employer le nom Dragona (décision de la Cour fédérale, par. 32, 39 et 43); en conséquence, Dragona Mississauga a continué d’employer la marque de commerce DRAGONA. La Cour fédérale a conclu que Mostapha était un témoin crédible et a préféré son témoignage à celui de Talal.

[14] Immédiatement après la conclusion de la convention d’achat d’actions, en mars 2012, Talal a demandé l’enregistrement de deux marques de commerce en liaison avec la marque de commerce DRAGONA : des mots servant de marque et un dessin-marque représentant le logo employé par l’appelante à l’époque, avec les mots « Dragona Flooring ». Les marques de commerce ont été enregistrées le 13 août 2014. Le 14 août 2014, Talal a déposé une demande d’enregistrement à l’égard des mots servant de marque « Dragona Flooring Supplies ». La marque de commerce a été enregistrée le 20 mai 2016. Toutes ces marques de commerce ont été attribuées à Dragona Mississauga.

[15] Le juge a retenu le témoignage de Mostapha selon lequel, peu de temps après le dépôt des demandes d’enregistrement des marques de commerce, Talal l’a appelé et lui a demandé de dire à Nizar de ne pas s’opposer aux demandes d’enregistrement des marques de commerce, que Talal ne faisait que protéger son intérêt à l’égard de la marque de commerce DRAGONA [traduction] « pendant quelques années ». Talal a en outre dit à Mostapha qu’il ne souhaitait pas employer la marque après cette période. Je reviendrai sur ce témoignage dans mon examen de la question du degré de contrôle requis par le paragraphe 50(1) de la Loi.

[16] Mostapha a témoigné que Nizar ne souhaitait pas contester les demandes d’enregistrement des marques de commerce parce que tout le monde savait que Dragona Scarborough était la propriétaire de la marque de commerce DRAGONA. Nizar souhaitait également éviter un conflit familial, puisque le revenu de sa sœur, mariée à Talal, dépendait de Dragona Mississauga (décision de la Cour fédérale, par. 41 à 43). Ces éléments de preuve concernent également la question du paragraphe 50(1) et l’évaluation de ce qui constitue un contrôle suffisant.

[17] Le juge a conclu que, « juste avant l’introduction de la présente action », Mostapha avait rencontré Talal et que ce dernier avait répété que la marque de commerce DRAGONA appartenait à Dragona Scarborough. L’appelante fait observer à juste titre que la propriété a été reconnue en 2012, et non « juste avant l’introduction de la présente action », comme l’a conclu le juge. Elle soutient que le fait que la propriété a récemment été reconnue a nécessairement eu une incidence importante sur l’appréciation des éléments de preuve par le juge et l’évaluation de la question du contrôle.

[18] Je ne suis pas d’accord. Le juge s’était manifestement trompé sur le moment où ces conversations ont eu lieu, mais je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit qui repose sur cette erreur, puisque la décision du juge à l’égard de l’existence d’une licence verbale était fondée sur son appréciation de tout l’historique des activités commerciales des parties. De plus, l’aveu selon lequel la marque est la propriété de Dragona Scarborough a néanmoins une valeur probante, qu’il ait eu lieu au moment de la conclusion de la convention d’achat d’actions en 2012 ou juste avant l’introduction de l’action. Quoi qu’il en soit, le juge a tiré une conclusion défavorable à l’encontre de l’appelante en raison de son défaut de produire un affidavit du fils de Talal, qui était présent à la rencontre, pour contester le témoignage de Mostapha.

[19] En septembre 2020, Abad a constitué en société FlooReno. FlooReno a ouvert des succursales à Mississauga et à North York, et il a affiché la marque de commerce DRAGONA sur la devanture de ses nouveaux magasins, ce qui a précipité la décision de Dragona Mississauga d’introduire la poursuite et de demander une injonction retreignant l’emploi par les intimées de la marque à Mississauga et à l’ouest de la RGT.

III. Analyse

Analyse de l’achalandage

[20] L’appelante prétend que Dragona Scarborough n’a pas profité de l’achalandage dont jouissait Dragona Mississauga après 2012. Elle soutient que le juge a commis une erreur de droit en omettant de définir le segment pertinent du marché qui était associé à l’achalandage, comme l’exigeait l’arrêt Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., [1992] 3 R.C.S. 120 [Ciba‑Geigy]. Le manquement à appliquer le bon critère dans l’analyse de l’achalandage est une erreur de droit (Sadhu Singh Hamdard Trust c. Navsun Holdings Ltd., 2016 CAF 69), mais je ne crois pas qu’une telle erreur ait été commise.

[21] Le juge a tenu compte de l’arrêt Ciba-Geigy et de son exigence voulant que les analyses de la commercialisation trompeuse doivent tenir compte de toutes les personnes concernées par le produit et de leurs attitudes au moment d’établir un lien avec le produit. Il peut en résulter une conclusion selon laquelle une catégorie de consommateurs est confuse, tandis qu’une autre catégorie ne l’est pas (par exemple, les médecins par rapport aux patients dans le contexte de médicaments sur ordonnance). Toutefois, le juge a fait remarquer que, lorsqu’il s’agit d’évaluer l’achalandage, « il ne faut pas se limiter à un seul groupe de clients », même si l’entreprise peut jouir d’un plus grand achalandage auprès d’une catégorie donnée de clients. La Cour fédérale doit plutôt « déterminer si l’achalandage vise tous les clients ou un sous‑groupe de ceux-ci » (décision de la Cour fédérale, par. 100) La Cour fédérale a conclu que Dragona Scarborough et Dragona Mississauga vendent toutes deux aux entrepreneurs, aux détaillants et au public, et que la plupart des ventes étaient effectuées auprès d’entrepreneurs.

[22] Je note que, pour ce qui est de l’affirmation selon laquelle on peut interpréter les motifs de la Cour fédérale comme voulant dire qu’il ne faut jamais distinguer les catégories de clients dans l’analyse de l’achalandage, je ne suis pas d’accord. Différentes catégories de consommateurs peuvent avoir des points de vue très différents d’un même produit ou service (encore une fois, par exemple, les médecins par rapport aux patients, comme il a été démontré dans l’affaire Ciba-Geigy). Il faudra procéder à une analyse distincte pour un certain type de consommateur lorsque les éléments de preuve démontrent qu’un groupe peut clairement être confus, tandis qu’un autre peut ne pas l’être nécessairement. Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce.

[23] La Cour a rejeté l’argument selon lequel il y avait une entente selon laquelle Dragona Mississauga et Dragona Scarborough ne feraient pas concurrence dans les territoires de l’autre et que la rue Yonge était la frontière. Le juge a conclu que les éléments de preuve n’étayaient pas cet argument. Il a conclu que « les entrepreneurs ont tendance à faire affaire avec des entreprises situées à proximité de leur lieu d’affaires » et que, par conséquent, « de façon générale, Dragona Scarborough vendrait ses produits dans l’[est] de la RGT et Dragona Mississauga vendrait ses produits dans l’[ouest] de la RGT ». Toutefois, la Cour fédérale a fait ressortir des éléments de preuve qui montrent que « ce n’était pas nécessairement le cas » (décision de la Cour fédérale, par. 111).

[24] Ces conclusions sont étayées par les éléments de preuve. Le juge a noté que Talal avait reconnu que Dragona Scarborough « réussissait bien en affaires » dans la RGT avant la création de Dragona Mississauga, et il a pris note des factures dites représentatives des ventes de Dragona Scarborough à l’ouest de la rue Yonge entre 2008 et 2019 (décision de la Cour fédérale, par. 14, 105, 116, 125 et 126).

[25] Le juge a en fin de compte conclu que Dragona Mississauga jouissait d’un important achalandage à Mississauga et d’un certain achalandage à Scarborough et que Dragona Scarborough jouissait d’un important achalandage à Scarborough et d’un certain achalandage à Mississauga et dans d’autres régions de la RGT où elle réalisait des ventes (décision de la Cour fédérale, par. 115 à 117 et 126).

[26] L’examen des autres arguments s’est fait au vu du chevauchement de l’achalandage à Scarborough et à Mississauga.

Conclusion de l’existence d’une licence verbale

[27] L’appelante soutient que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que l’achalandage de Dragona Mississauga après 2012 était attribuable à Dragona Scarborough, puisque Dragona Scarborough n’avait pas exercé de contrôle adéquat sur la nature ou la qualité des biens ou des services de Dragona Mississauga, comme l’exige le paragraphe 50(1) de la Loi. Plus particulièrement, l’appelante prétend que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que le fait qu’une partie ait reconnu la propriété de l’autre partie doit être considéré comme si elle avait reconnu le droit de contrôle sur la marque. L’appelante soutient que sa reconnaissance de la propriété est insuffisante pour démontrer le contrôle requis; le paragraphe 50(1) exige plutôt une preuve du contrôle des produits et services en liaison avec la marque.

[28] Ayant conclu qu’il n’y avait aucune répartition convenue du marché à l’est et à l’ouest de la rue Yonge, et que Dragona Scarborough jouissait d’un achalandage dans toute la RGT, la Cour fédérale a conclu que tout achalandage rattaché à la marque de commerce DRAGONA dont profitait l’appelante appartenait à Dragona Scarborough au titre du paragraphe 50(1) de la Loi. Conformément aux conclusions de fait antérieures du juge concernant l’entente entre Nizar et Talal, tout emploi de la marque de commerce DRAGONA par Dragona Mississauga, avant ou après la convention d’achat d’actions de 2012, était fondé sur une licence verbale d’emploi de Dragona Scarborough.

[29] Le juge de la Cour fédérale n’a commis aucune erreur dans son appréciation des éléments de preuve et dans son interprétation et son application de la loi.

[30] Le juge a procédé à un examen approfondi des relations d’affaires entre Dragona Scarborough et Dragona Mississauga de 1992 à 2021. Il a noté que Dragona Mississauga avait été créée afin d’élargir les activités déjà bien établies de Dragona Scarborough. Nizar avait des « relations importantes » avec Talal et les deux entreprises de Dragona, et il y avait un chevauchement important entre les entreprises en ce qui concerne les produits, les fournisseurs, les rabais, et même l’inventaire et les clients (bien que l’entente de partage de l’inventaire ait pris fin en 2012) (décision de la Cour fédérale, par. 131 à 135). Plus précisément, grâce aux rabais sur le volume, Dragona Scarborough a pu influer sur les produits vendus par Dragona Mississauga (décision de la Cour fédérale, par. 139).

[31] Le juge a conclu que cette licence a continué de s’appliquer après l’achat d’actions en 2012. Il a noté que la convention d’achat d’actions ne concernait que la vente d’actions (et non un contrat de licence) et que la convention a été conclue entre Nizar et Talal à titre individuel, et qu’elle n’aurait donc pas pu porter sur l’emploi de la marque de commerce DRAGONA, puisqu’il aurait fallu que Dragona Scarborough et Dragona Mississauga soient parties à la convention (décision de la Cour fédérale, par. 143 et 144). Le juge a également fait observer que, même après 2012, l’appelante a continué d’offrir, en grande partie, les mêmes produits que Dragona Scarborough, probablement en raison des rabais (décision de la Cour fédérale, par. 139 et 140).

Contrôle en vertu du paragraphe 50(1)

[32] Je me penche maintenant sur la question du degré de contrôle requis par le paragraphe 50(1), lequel est reproduit en totalité à l’annexe A des présents motifs.

[33] Le paragraphe 50(1) exige non seulement une licence pour employer la marque (ce qu’on pourrait plus justement assimiler à une reconnaissance de la propriété), mais aussi une preuve de contrôle direct ou indirect sur la nature ou la qualité des produits ou services en liaison avec la marque. Le fait qu’une partie reconnaisse à qui appartient la marque concerne grandement la question du contrôle. Ce fait peut constituer une preuve de l’intention de respecter les normes établies en liaison avec une marque; en effet, selon le paragraphe 50(2) de la Loi, une présomption réfutable de contrôle est créée en donnant un avis public de la propriété d’une marque. Cela dit, la propriété n’est pas l’élément qui détermine qui a le contrôle. La personne qui reconnaît la propriété d’autrui ne fait que reconnaître les droits légaux de cette une autre personne, et non reconnaître qu’elle se conformera à ces droits.

[34] L’appelante soutient que la Cour fédérale a en fait confondu ces deux exigences du contrôle et de la propriété. Elle affirme que la Cour fédérale, dans son analyse, a mis l’accent sur la propriété plutôt que sur les faits établissant le contrôle, et elle s’appuie sur l’arrêt Milano Pizza Ltd. v. 6034799 Canada Inc., 2023 FCA 85, 1245, où notre Cour a conclu que les tribunaux ne devraient pas « prendre le propriétaire de la marque de commerce au mot qu’il exerce un contrôle adéquat sur le produit final ou les services » (par. 4).

[35] L’appelante a raison d’affirmer que les motifs de la Cour fédérale s’approchent dangereusement de cette erreur. Je ne suis toutefois pas convaincu qu’une erreur a été commise. Le juge n’a pas ignoré l’exigence relative à la preuve du contrôle; la Cour fédérale a plutôt reconnu « qu’il y a peu d’exemples de contrôle réel » sur la marque. Cela soulève donc la question de savoir si les éléments de preuve, tels qu’ils étaient présentés, étaient suffisants pour établir l’existence du contrôle. À mon avis, c’était le cas.

[36] On peut comprendre pourquoi il y a peu d’éléments de preuve. Le juge a conclu qu’entre 2012 et 2021, il n’y avait aucune raison pour que Dragona Scarborough intervienne, conteste ou remette en question l’emploi des marques par Dragona Mississauga (par. 147). En outre, la relation familiale étroite, les garanties de Talal selon lesquelles il prévoyait cesser progressivement d’employer la marque, les éléments de preuve selon lesquels Abad avait visité le magasin de Dragona Mississauga et qu’il avait « gard[é] un œil sur les activités », et le fait que la grande majorité des articles dans les deux magasins étaient identiques expliquent le niveau de preuve relative au contrôle auquel on peut s’attendre dans les circonstances.

[37] Le juge a également fait remarquer que, de 1992 à 2012, Nizar détenait 50 % des actions de Dragona Mississauga (décision de la Cour fédérale, par. 137). Le juge a conclu que, même si Nizar avait été un associé passif de Dragona Mississauga, il était très peu probable qu’un homme d’affaires prospère comme Nizar, qui a un grand intérêt à protéger la réputation de la marque de commerce DRAGONA, serait « resté sur la touche » si Dragona Mississauga avait eu des difficultés (décision de la Cour fédérale, par. 138).

[38] L’appelante souligne qu’Abad a admis en contre-interrogatoire que Dragona Scarborough avait cessé de vendre une lame de scie en raison de problèmes de qualité, mais qu’il n’est pas intervenu pour empêcher Dragona Mississauga de vendre le même produit.

[39] À l’exception de cet incident, il était loisible au juge de conclure, au regard des éléments de preuve, qu’un contrôle adéquat était exercé. Dragona Scarborough n’avait pas besoin de contrôler tous les aspects des activités commerciales de l’appelante pour surveiller et contrôler avec diligence son emploi de la marque de commerce DRAGONA, et elle serait intervenue si elle n’avait pas été d’accord avec l’appelante sur la façon dont celle-ci employait la marque (mémoire des faits et du droit des intimées, par. 75 et 76). Dans d’autres circonstances, le manque de contrôle sur les activités commerciales quotidiennes ou l’absence de droits d’inspection ne portent pas un coup fatal à une conclusion qu’il y a contrôle au sens du paragraphe 50(1) (Corey Bessner Consulting Inc. c. Core Consultants Realty Inc., 2020 CF 224). Cependant, en l’espèce, il y avait des éléments de preuve et, surtout, une explication crédible de la raison pour laquelle il n’y en avait pas plus. La conclusion de contrôle est largement tributaire des faits, et je ne constate aucune erreur justifiant l’annulation de la décision du juge de première instance.

[40] Étant donné qu’il y avait une licence en vigueur entre 2012 et 2021, tout achalandage généré par Dragona Mississauga au cours de cette période est réputé attribuable à Dragona Scarborough. En l’absence d’un quelconque achalandage indépendant, Dragona Mississauga ne peut pas établir la commercialisation trompeuse. Cette conclusion suffit donc à trancher l’affaire. Toutefois, comme je le précise ci-dessous, l’argument de l’appelante concernant la représentation trompeuse ne pourrait être retenu non plus.

Représentation trompeuse

[41] Trois éléments doivent être établis pour avoir gain de cause dans une action en commercialisation trompeuse en vertu du paragraphe 7b) de la Loi (reproduit à l’annexe A des présents motifs) : l’existence d’un achalandage, la déception du public due à la représentation trompeuse et des dommages actuels ou possibles (Ciba-Geigy, p. 132). Encore une fois, à la lumière de la conclusion selon laquelle tout l’achalandage était attribuable à Dragona Scarborough en vertu de la licence, Dragona Mississauga ne peut pas établir l’existence de son propre achalandage, et sa thèse s’écroule dès le départ. Toutefois, même s’il n’y avait pas eu de licence en vigueur et que l’appelante avait établi l’existence de son propre achalandage, il est manifeste que l’argument de la représentation trompeuse ne peut pas être accueilli et que la thèse de la commercialisation trompeuse ne peut toujours pas être retenue.

[42] Toutefois, compte tenu de l’achalandage dont jouit Dragona Scarborough à Mississauga, il ne peut pas y avoir représentation trompeuse, même s’il n’avait pas été conclu à l’existence d’une licence. Dragona Scarborough avait tout à fait le droit d’employer la marque à l’ouest de la limite imaginaire de la rue Yonge. Toute confusion découlant de l’emploi de la marque de commerce DRAGONA à Mississauga n’est que le résultat du fait que les intimées ont « fait […] un exposé véridique des faits qu’[elles ont] légitimement le droit de faire » (McMillan (J. & A.) Ltd. c. McMillan Press Ltd., 1989 CanLII 7816 (C.A. N.B.), 99 R.N.-B. (2e) 181, p. 193 [McMillan], citant Turton v. Turton (1889), 42 Ch. D. 128, 38 W.R. 22 (C.A.), par. 153).

[43] Le conflit en l’espèce découle de l’emploi de marques qui se chevauchent et de l’emploi légitime de la marque par sa propriétaire, Dragona Scarborough. Le conflit qui en résulte n’est pas une représentation trompeuse, mais de la concurrence. La concurrence et la commercialisation trompeuse sont deux concepts distincts.

[44] La concurrence est le fait de deux parties qui agissent (légalement) de façon indépendante afin d’obtenir la clientèle de tiers et la commercialisation trompeuse est le fait qu’une partie présente ses produits comme étant ceux d’une autre partie (McMillan, par. 16 et 17). Lorsque, comme en l’espèce, une partie a le droit d’employer un nom, il ne lui incombe pas de s’assurer que d’autres n’interprètent pas incorrectement son emploi légitime. En employant la marque de commerce DRAGONA à Mississauga, Dragona Scarborough faisait un exposé véridique des faits découlant de son droit de propriété et de son droit de profiter de son achalandage en liaison avec la marque de commerce DRAGONA dans toute la RGT.

[45] L’appelante tente d’établir une distinction d’avec les affaires de représentation trompeuse auxquelles renvoie la Cour fédérale, principalement au motif que les intimées en l’espèce ont modifié la nature de leur emploi de la marque de commerce DRAGONA en ouvrant un emplacement physique à Mississauga. Toutefois, l’emploi concurrent d’une marque, qui crée une certaine confusion, ne suffit pas à établir la commercialisation trompeuse. La représentation trompeuse est impossible en l’absence d’une « appropriation abusive » des affaires d’une autre personne (McMillan, par. 22 et 23). Ce n’est pas le cas en l’espèce. Dragona Scarborough exerçait simplement son droit d’employer la marque de commerce DRAGONA à Mississauga, un endroit où elle avait déjà un achalandage. La représentation trompeuse exige plus qu’une simple confusion : une personne doit présenter de façon trompeuse ses produits comme étant ceux de l’autre partie.

[46] L’appelante soutient que le juge a commis une erreur dans son interprétation du droit régissant les emplois concurrents qui se chevauchent. Je ne suis pas d’accord. S’appuyant sur l’arrêt Edward Chapman Ladies' Shop Limited v. Edward Chapman Limited, 2007 BCCA 370, 72 C.P.R (4th) 45, par. 50 (Chapman), le juge a conclu que, lorsque les parties emploient conjointement la marque et bénéficient conjointement de l’emploi de celle-ci, ni l’une ni l’autre des parties ne peut empêcher l’autre partie de l’employer en liaison avec leurs entreprises respectives (décision de la Cour fédérale, par. 157).

[47] Dans l’arrêt Chapman, il a été conclu que le copropriétaire d’un nom ne peut prendre aucune mesure qui accroît la probabilité de confusion, ce qui s’est produit dans l’affaire Chapman, lorsque le nom commercial a été modifié de manière à le faire ressembler davantage au nom concurrent (Chapman, par. 23). Il faut faire une distinction avec l’affaire Chapman, puisqu’en l’espèce le nom commercial n’a pas été modifié, que le nom était utilisé en liaison avec les mêmes services et que, essentiellement, Dragona Scarborough avait déjà le droit d’employer la marque de commerce DRAGONA à Mississauga en raison de son achalandage de longue date à cet endroit.

[48] Compte tenu de la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle Dragona Scarborough était connue dans toute la RGT avant 1992 et a continué de vendre dans toute la RGT, elle avait le droit d’employer la marque de commerce DRAGONA dans toute la RGT. La Cour fédérale n’a pas limité ses conclusions concernant l’emploi de la marque de commerce DRAGONA par Dragona Scarborough à une quelconque [traduction] « période lointaine dans le passé », et a plutôt examiné son [traduction] « emploi continu et de longue date […] dans toute la RGT » (mémoire des faits et de droit des intimées, par. 56). Compte tenu de cette capacité continue d’employer la marque de commerce DRAGONA à Mississauga et ailleurs, les intimées n’ont pas fait, et n’auraient pas pu faire, de représentation trompeuse en faisant croire que leurs produits ou services étaient ceux de l’appelante.

[49] Je rejetterais l’appel avec dépens.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Stratas, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Webb, j.c.a. »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


ANNEXE A

Concurrence déloyale et signes interdits

Interdictions

7 Nul ne peut :

[…]

b) appeler l’attention du public sur ses produits, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada, lorsqu’il a commencé à y appeler ainsi l’attention, entre ses produits, ses services ou son entreprise et ceux d’un autre;

Unfair Competition and Prohibited Signs

Prohibitions

7 No person shall

(b) direct public attention to his goods, services or business in such a way as to cause or be likely to cause confusion in Canada, at the time he commenced so to direct attention to them, between his goods, services or business and the goods, services or business of another;

[…]

Licences

Licence d’emploi d’une marque de commerce

50 (1) Pour l’application de la présente loi, si une licence d’emploi d’une marque de commerce est octroyée, pour un pays, à une entité par le propriétaire de la marque, ou avec son autorisation, et que celui-ci, aux termes de la licence, contrôle, directement ou indirectement, les caractéristiques ou la qualité des produits et services, l’emploi, la publicité ou l’exposition de la marque, dans ce pays, par cette entité comme marque de commerce, nom commercial – ou partie de ceux-ci – ou autrement ont le même effet et sont réputés avoir toujours eu le même effet que s’il s’agissait de ceux du propriétaire.

Licences

Licence to use trademark

50 (1) For the purposes of this Act, if an entity is licensed by or with the authority of the owner of a trademark to use the trademark in a country and the owner has, under the licence, direct or indirect control of the character or quality of the goods or services, then the use, advertisement or display of the trademark in that country as or in a trademark, trade name or otherwise by that entity has, and is deemed always to have had, the same effect as such a use, advertisement or display of the trademark in that country by the owner.

Licence d’emploi d’une marque de commerce

(2) Pour l’application de la présente loi, dans la mesure où un avis public a été donné quant à l’identité du propriétaire et au fait que l’emploi d’une marque de commerce fait l’objet d’une licence, cet emploi est réputé, sauf preuve contraire, avoir fait l’objet d’une licence du propriétaire, et le contrôle des caractéristiques ou de la qualité des produits et services est réputé, sauf preuve contraire, être celui du propriétaire.

Idem

(2) For the purposes of this Act, to the extent that public notice is given of the fact that the use of a trademark is a licensed use and of the identity of the owner, it shall be presumed, unless the contrary is proven, that the use is licensed by the owner of the trademark and the character or quality of the goods or services is under the control of the owner.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-202-22

 

INTITULÉ :

DRAGONA CARPET SUPPLIES MISSISSAUGA INC. c. DRAGONA CARPET SUPPLIES LTD. et FLOORENO BUILDING SUPPLIES INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 octobre 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 NOVEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Joshua W. Spicer

Pour l’appelante

Scott Miller

Deborah Meltzer

Pour les intimées

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bereskin & Parr S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelante

MBM Intellectual Property Law LLP

Ottawa (Ontario)

Pour les intimées

 

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