Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20231213


Dossiers : A-289-20

A-308-20

Référence : 2023 CAF 241

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 

Dossier : A-289-20

ENTRE :

CECILIA LA ROSE, représentée à l’instance par Andrea Luciuk, SIERRA RAINE ROBINSON, représentée à l’instance par Kim Robinson, SOPHIA SIDAROUS, IRA JAMES REINHART-SMITH, représenté à l’instance par Lindsey Ann Reinhart, MONTAY JESSE BEAUBIEN-DAY, représenté à l’instance par Sarah Dawn Beaubien, SADIE AVA VIPOND, représentée à l’instance par Joseph Conrad Vipond, HAANA EDENSHAW, représentée à l’instance par Jaalen Edenshaw, LUCAS BLAKE PRUD’HOMME, représenté à l’instance par Hugo Prud’homme, ZOE GRAMES-WEBB, représentée à l’instance par Annabel Webb, LAUREN WRIGHT, représentée à l’instance par Heather Wright, SÁJ MILAN GRAY STARCEVICH, représentée à l’instance par Shawna Lynn Gray, MIKAEEL MAHMOOD, représenté à l’instance par Asiya Atcha, ALBERT JÉRÔME LALONDE, représenté à l’instance par Philippe Lalonde, MADELINE LAURENDEAU, représentée à l’instance par Heather Dawn Plett, et DANIEL MASUZUMI

appelants

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

Dossier : A-308-20

ET ENTRE :

DINI ZE’ LHO’IMGGIN, alias ALPHONSE GAGNON, en son propre nom et au nom de tous les membres de la maison MISDZI YIKH, et DINI ZE’ SMOGILHGIM, alias WARNER NAZIEL, en son propre nom et au nom de tous les membres de la maison SA YIKH

appelants

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

intimé

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, les 14 et 15 février 2023.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 décembre 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20231213

Dossier : A-289-20

A-308-20

Référence : 2023 CAF 241

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

 

Dossier : A-289-20

ENTRE :

CECILIA LA ROSE, représentée à l’instance par Andrea Luciuk, SIERRA RAINE ROBINSON, représentée à l’instance par Kim Robinson, SOPHIA SIDAROUS, IRA JAMES REINHART-SMITH, représenté à l’instance par Lindsey Ann Reinhart, MONTAY JESSE BEAUBIEN-DAY, représenté à l’instance par Sarah Dawn Beaubien, SADIE AVA VIPOND, représentée à l’instance par Joseph Conrad Vipond, HAANA EDENSHAW, représentée à l’instance par Jaalen Edenshaw, LUCAS BLAKE PRUD’HOMME, représenté à l’instance par Hugo Prud’homme, ZOE GRAMES-WEBB, représentée à l’instance par Annabel Webb, LAUREN WRIGHT, représentée à l’instance par Heather Wright, SÁJ MILAN GRAY STARCEVICH, représentée à l’instance par Shawna Lynn Gray, MIKAEEL MAHMOOD, représenté à l’instance par Asiya Atcha, ALBERT JÉRÔME LALONDE, représenté à l’instance par Philippe Lalonde, MADELINE LAURENDEAU, représentée à l’instance par Heather Dawn Plett, et DANIEL MASUZUMI

appelants

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés


Dossier : A-308-20

ET ENTRE :

DINI ZE’ LHO’IMGGIN, alias ALPHONSE GAGNON, en son propre nom et au nom de tous les membres de la maison MISDZI YIKH, et DINI ZE’ SMOGILHGIM, alias WARNER NAZIEL, en son propre nom et au nom de tous les membres de la maison SA YIKH

appelants

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE

I. Aperçu

[1] Les présents motifs portent sur deux décisions de la Cour fédérale radiant les déclarations des appelants. Je ferai référence aux appels en tant qu’« appel La Rose » ou « appel Misdzi Yikh », le cas échéant.

[2] Les appelants dans l’appel La Rose sont 15 enfants et jeunes (les jeunes appelants) qui étaient âgés de 10 à 19 ans au moment du dépôt de leur déclaration. Ils sont répartis un peu partout au Canada, dans sept provinces et un territoire. Ensemble, les jeunes appelants ont intenté une action contre le Canada pour son échec à régler le problème des changements climatiques. Ils ont demandé des réparations en vertu des articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) (la Charte), soutenant que les répercussions des changements climatiques [traduction] « portent atteinte à leur intégrité physique et psychologique, ainsi qu’à leur capacité de faire des choix de vie fondamentaux » (déclaration des jeunes appelants, par. 6). Ils affirment que la réponse législative du Canada aux changements climatiques a un effet disproportionné sur leur génération, et qu’ils en ont subi et continueront d’en subir les conséquences, compte tenu de leur vulnérabilité et de leur âge.

[3] Les appelants dans l’appel Misdzi Yikh sont deux groupes de maison Wet’suwet’en du clan Likhts’amisyu (Épilobe) – la maison Misdzi Yikh (Maison du Hibou) et la maison Sa Yikh (Maison du Soleil) – et le Dini Ze’, ou chef, de chaque maison. Le Dini Ze’ de chaque groupe de maison Wet’suwet’en représente sa maison et est responsable de la protection des membres, des biens et des territoires de sa maison.

[4] Les Dini Ze’ ont déposé leur déclaration en tant qu’instance par représentation en vertu de l’article 114 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, soutenant que le Canada avait contribué aux changements climatiques d’une manière qui porte [traduction] « atteinte à leur identité, à leur culture, à leur relation avec la terre et la vie sur celle-ci, ainsi qu’à leur sécurité alimentaire » (déclaration des Dini Ze’, par. 2). Ils indiquent que la réponse législative aux changements climatiques et les actions exécutives aggravent la menace et violent les protections et les droits qui leur sont conférés en vertu des articles 7 et 15 de la Charte. Ils indiquent que les lois et les règlements autorisant les niveaux actuels d’émissions de gaz à effet de serre (GES), ainsi que les approbations continues et passées de projets émetteurs de GES, ont mené à la violation par le Canada de ses obligations en vertu du droit international prévu dans l’Accord de Paris, 12 décembre 2015, 3156 R.T.N.U. 79 (l’Accord de Paris). Cela constitue une violation du droit national, puisque les cibles de l’Accord de Paris ont été consacrées à l’article 7 de la Loi canadienne sur la responsabilité en matière de carboneutralité, L.C. 2021, ch. 22. De plus, ils soutiennent que le Parlement a outrepassé son pouvoir général en vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.), reproduite dans L.R.C. (1985), appendice II, no 5 (la Loi constitutionnelle de 1867), de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du pays (le pouvoir général).

[5] Le Canada a répondu à chacune de ces actions par une requête en radiation. La position du Canada est que les changements climatiques causés par les GES sont réels, scientifiquement établis et objectivement mesurables. Les émissions de GES ont aujourd’hui des effets négatifs manifestes sur l’environnement, l’économie et la santé des Canadiens, et auront de graves conséquences à l’avenir, à moins qu’elles soient traitées d’urgence. Toutefois, le Canada a soutenu que les revendications des appelants ne soulevaient aucune question justiciable ou, si elles soulevaient une question justiciable, ne révélaient aucune cause d’action parce qu’il n’y avait aucun lien entre le préjudice qui est subi et qui sera subi et les lois contestées.

[6] La Cour fédérale a accueilli les requêtes du Canada et radié la déclaration des jeunes appelants (2020 CF 1008, le juge Manson) et la déclaration des Dini Ze’ (2020 CF 1059, la juge McVeigh), toutes deux sans autorisation de modification.

II. Décisions de l’instance inférieure

[7] Je vais d’abord décrire la décision du juge Manson, à l’égard de laquelle l’appel La Rose a été interjeté, puis je décrirai la décision de la juge McVeigh dans l’affaire Misdzi Yikh.

[8] Le juge Manson a radié la déclaration des jeunes appelants et, comme il a été mentionné, l’a fait sans autorisation de modification (décision La Rose, par. 101). Il a conclu que leurs revendications fondées sur les articles 7 et 15 de la Charte ne soulevaient aucune question justiciable, puisqu’elles étaient si politiques qu’elles ne pouvaient pas être tranchées par le système de justice. Le juge Manson a soutenu que « l’approche des [jeunes appelants] consistant à reprocher [au Canada] un nombre trop vaste et indéterminable d’actions et d’inactions ne respecte pas [la] condition préliminaire [voulant qu’une réponse politique se traduise par une mesure législative ou un acte de l’État avant un examen constitutionnel] et constitue effectivement une tentative d’examiner en fonction de la Charte une réponse politique globale en matière de changement climatique » (décision La Rose, par. 40). Il a ajouté que, même si ces revendications soulevaient une question justiciable, elles ne révélaient aucun acte de l’État suffisamment précis pour permettre une analyse fondée sur la Charte (décision La Rose, par. 59, 61 et 79). Le juge Manson a également fait remarquer que les réparations demandées par les jeunes appelants ne permettraient pas de corriger concrètement une violation de la Charte, même si une telle violation était établie (décision La Rose, par. 55).

[9] Fait important aux fins des présents appels, le juge Manson n’a pas contesté la revendication des jeunes appelants fondée sur l’article 7 de la Charte parce qu’il a confirmé l’existence de droits positifs, soulignant la réticence du pouvoir judiciaire à plafonner définitivement les droits protégés par l’article 7 au titre des arrêts Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429 [arrêt Gosselin], et Kreishan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, [2020] 2 R.C.F. 299 [arrêt Kreishan] (décision La Rose, par. 67 à 70).

[10] En ce qui concerne l’argument des jeunes appelants selon lequel le Canada a le devoir de préserver et de protéger les ressources publiques, le juge Manson a déterminé que cette revendication fondée sur la fiducie d’intérêt public soulevait une question justiciable, mais qu’elle ne révélait aucune cause d’action raisonnable (décision La Rose, par. 58 et 87). Il a tenu compte des arrêts Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd., 2004 CSC 38, [2004] 2 R.C.S. 74 [arrêt Canfor], et Burns Bog Conservation Society c. Canada, 2014 CAF 170 [arrêt Burns Bog], qui, selon les jeunes appelants, soulignaient la possibilité qu’une doctrine de la fiducie d’intérêt public puisse exister en common law, mais il a en fin de compte conclu que cette jurisprudence n’offrait aucun fondement juridique à « l’ampleur des droits et des intérêts conférant un droit d’action » soulevée par la revendication des jeunes appelants (décision La Rose, par. 88 à 92). Le juge Manson a qualifié la revendication fondée sur la doctrine de la fiducie d’intérêt public de « révélatric[e] d’un [TRADUCTION] “résultat” pour lequel on recherche une [TRADUCTION] “cause d’action” » (décision La Rose, par. 88).

[11] Dans l’action des Dini Ze’, la juge McVeigh a accueilli la requête du Canada et radié la déclaration des Dini Ze’ au motif qu’elle ne soulevait aucune question justiciable, sans autorisation de modification (décision Misdzi Yikh, par. 8 et 116). La juge McVeigh a conclu que les modifications que les Dini Ze’ proposaient d’apporter à leur déclaration ne comblaient pas ses lacunes (décision Misdzi Yikh, par. 114).

[12] La juge McVeigh a souligné que les Dini Ze’ étaient essentiellement en faveur d’une interprétation du pouvoir général qui obligerait le législateur à adopter des mesures législatives particulières, et que cette interprétation imposerait une obligation positive au législateur qui n’existait pas jusque-là en droit canadien (décision Misdzi Yikh, par. 46). Elle n’était pas d’accord que le pouvoir général pourrait créer une telle obligation et a radié cette revendication (décision Misdzi Yikh, aux par. 27, 84 et 85).

[13] En ce qui concerne les revendications des Dini Ze’ fondées sur la Charte, la juge McVeigh a fait remarquer que les Dini Ze’ n’avaient invoqué aucune mesure législative ni aucun acte de l’État qui aurait violé leurs droits garantis à l’article 7 ou l’article 15 de la Charte (décision Misdzi Yikh, par. 50, 75 et 91). Elle a en outre conclu que, quoi qu’il en soit, les revendications fondées sur la Charte outrepassaient les attributions institutionnelles des tribunaux en raison de la nature principalement politique des revendications (décision Misdzi Yikh, par. 56, 57, 72, 74 et 77). Elle a explicitement fait remarquer que, « [m]ême si elle est sans aucun doute importante, la question des changements climatiques est foncièrement politique, et non juridique, et elle relève des pouvoirs exécutif et législatif du gouvernement » (décision Misdzi Yikh, par. 77).

[14] La juge McVeigh a refusé de permettre que les revendications fondées sur la Charte soient jugées au regard de la possibilité que l’article 7 ou l’article 15 puisse englober des obligations positives (décision Misdzi Yikh, par. 58) :

L’arrêt Gosselin a entrouvert la porte relativement aux obligations positives qui peuvent être imposées à un gouvernement pour corriger des violations de la Charte susceptibles d’être examinées par les tribunaux. Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce. Il n’y a pas de loi ou d’action contestée à évaluer, il n’y a pas d’allégation spécifique concernant des actions gouvernementales, et les obligations positives – ou les restrictions – invoquées par les Dini Ze’ sont trop vagues et imprécises pour leur permettre d’obtenir les résultats qu’ils souhaitent.

III. Questions soulevées en appel

[15] Les jeunes appelants soutiennent que le juge Manson a commis une erreur en concluant que leurs revendications fondées sur la Charte ne soulevaient aucune question justiciable en raison de la nature « flou[e] qui ratiss[e] large » de la conduite alléguée de l’État. Ils soutiennent que, malgré l’ampleur de leurs revendications, la Cour fédérale serait néanmoins en mesure d’appliquer une [traduction] « norme judiciaire susceptible de mener à la découverte d’un aspect précis et gérable de la conduite du gouvernement » (mémoire des faits et du droit des jeunes appelants, par. 4). Ils soutiennent également que le juge Manson a conclu à tort que leur revendication portant sur la fiducie d’intérêt public était vouée à l’échec, puisque la Cour suprême était ouverte à la possibilité qu’une telle revendication puisse être accueillie, et que la cause d’action ne marque qu’un changement progressif à la common law sous sa forme actuelle. Enfin, les jeunes appelants affirment que le juge Manson a prématurément évalué la viabilité des réparations qu’ils demandaient, une évaluation qui, selon eux, aurait dû être laissée à l’appréciation d’un juge de première instance.

[16] Les Dini Ze’ appelants adoptent une position semblable à celle des jeunes appelants à l’égard de la décision de la juge McVeigh de radier leurs revendications fondées sur la Charte, soutenant que les revendications soulevaient en fait une question justiciable. Ils soutiennent également que la juge McVeigh a mal interprété leur allégation selon laquelle le pouvoir général conféré par l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 confirme une obligation positive de légiférer. De même, les Dini Ze’ appelants affirment que la juge McVeigh a négligé ce qu’ils décrivent comme des décisions pertinentes rendues au Royaume-Uni qui appuient leur argument selon lequel le pouvoir général peut être interprété comme une restriction de la capacité du gouvernement à légiférer.

[17] En réponse, le Canada soutient que les contestations des appelants à l’égard des mesures législatives du Canada sont si floues et générales qu’elles ne tiennent pas compte de la séparation des pouvoirs au Canada – en demandant effectivement au pouvoir judiciaire d’assumer la fonction qui est réservée au pouvoir législatif ou au pouvoir exécutif – et qu’elles ne sont donc pas adaptées à une décision judiciaire. Le Canada soutient en outre que les revendications des appelants fondées sur les articles 7 et 15 sont des revendications de droits positifs, lesquelles obligeraient le législateur à agir de façon positive. Le Canada soutient que les obligations positives ne figurent dans aucune jurisprudence relative à la Charte à ce jour et que les revendications ne sont pas fondées sur ce seul motif. Le Canada souligne que les appelants n’identifient pas précisément les lois ou les politiques particulières qui violent leurs droits garantis par la Charte et que les revendications ne sont pas fondées, faute d’un manque de précision. Enfin, le Canada indique que ni la revendication fondée sur la fiducie d’intérêt public des jeunes appelants ni la revendication fondée sur l’article 91 des Dini Ze’ ne divulgue de cause d’action raisonnable, compte tenu de l’absence de jurisprudence à l’appui de la fiducie d’intérêt public alléguée ou de l’interprétation du pouvoir général qui est proposée.

IV. Requêtes en radiation

[18] La question pertinente soulevée dans les requêtes en radiation est de savoir s’il est évident et manifeste que les revendications soulevées n’ont aucune chance raisonnable de succès (Société des loteries de l’Atlantique c. Babstock, 2020 CSC 19, [2020] 2 R.C.S. 420, par. 14 [arrêt Loteries de l’Atlantique]; Canada (Attorney General) v. Nasogaluak, 2023 FCA 61, par. 18, autorisation de pourvoi à la CSC demandée).

[19] Trois principes auxiliaires guident l’application de ce critère. Premièrement, les faits doivent être considérés comme prouvés, à moins qu’ils ne puissent manifestement pas être prouvés. Deuxièmement, l’acte de procédure doit être lu de la façon la plus libérale qui soit et, reconnaissant que la loi n’est pas statique et évolue pour tenir compte des situations nouvelles et émergentes, le juge saisi des requêtes doit permettre l’instruction des revendications inédites, mais soutenables (R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, par. 21 [arrêt Imperial Tobacco]; Mohr c. Ligue nationale de hockey, 2022 CAF 145, par. 48, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, no 40426 (20 avril 2023)). Troisièmement, il incombe à l’intimé d’établir qu’il n’existe aucune cause d’action raisonnable (Edell c. Canada, 2010 CAF 26, par. 5).

[20] La question dans les présents appels est de savoir si les revendications sont rejetées pour des motifs fondés sur la justiciabilité, le droit positif, les actes de procédure, ou peut-être les trois. Si les questions soulevées dans les revendications ne sont pas justiciables, il s’agit de la réponse finale à la question : les revendications doivent être radiées. Toutefois, si les revendications soulèvent une question justiciable, elles peuvent aussi être rejetées à la deuxième opposition – à savoir qu’elles ne divulguent aucune cause d’action raisonnable – ou à la troisième opposition – une lacune dans les actes de procédure. La deuxième opposition, si elle est accueillie, serait normalement fatale; dans les circonstances appropriées, la troisième opposition pourrait être corrigée par des modifications.

[21] J’expliquerai pourquoi les revendications fondées sur le pouvoir général, sur la doctrine de la fiducie d’intérêt public et sur l’article 15 de la Charte sont rejetées. Elles n’ont aucune chance raisonnable de succès et ont été dûment radiées sans autorisation de modification.

[22] Les revendications fondées sur l’article 7 soulèvent une question justiciable, mais elles devraient néanmoins être radiées, bien qu’avec autorisation de modification. Les revendications fondées sur l’article 7 sont rejetées, non pas parce qu’elles sont vouées à l’échec dans ce contexte ou qu’elles n’ont aucune chance raisonnable de succès, mais parce que les actes de procédure relatifs aux revendications fondées sur l’article 7, tels que formulés, sont incompatibles avec les décisions de nature constitutionnelle. Les revendications fondées sur l’article 7 sont rejetées, non pas parce qu’elles sont vouées à l’échec dans ce contexte ou qu’elles n’ont aucune chance raisonnable de succès, mais parce que la portée floue et large des actes de procédure, tels que formulés, est incompatible avec une décision de nature constitutionnelle.

V. Justiciabilité

[23] Je commence par la justiciabilité. Comme je l’ai mentionné, le juge Manson et la juge McVeigh ont adopté des approches quelque peu différentes à l’égard de cette question.

[24] La justiciabilité permet de distinguer les revendications pouvant faire l’objet d’une décision judiciaire et celles qui ne le peuvent pas. Lorsqu’il évalue la justiciabilité, « [l]e tribunal qui est appelé à le faire doit se demander s’il dispose des attributions institutionnelles et de la légitimité requises pour trancher la question » (Highwood Congregation of Jehovah’s Witness (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750 [arrêt Highwood], par. 34, citant Lorne M. Sossin, Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada, 2e éd., Toronto, Carswell, 2012, p. 7 et 294 [Sossin, Boundaries of Judicial Review]). La question des attributions institutionnelles porte sur ce que le tribunal peut faire; la question de la légitimité porte sur ce que le tribunal devrait faire. Les tribunaux refusent de trancher des questions qui exigent qu’ils agissent au-delà de leurs attributions institutionnelles ou de leur légitimité.

[25] Deux considérations motivent l’analyse de la justiciabilité. La première est constitutionnelle, et la seconde est plus pragmatique.

[26] La considération constitutionnelle concerne le respect par le tribunal du rôle qui lui est conféré dans une démocratie parlementaire de type Westminster. La sagesse des choix de politique faits par le législateur en réponse aux problèmes sociaux, économiques et environnementaux est différente de leur constitutionnalité. Les tribunaux ne remettent pas en doute la sagesse du choix du législateur; ils évaluent plutôt la validité de la mesure législative qui en résulte et son application, et ils doivent tenir compte des limites entre les deux. L’examen de la justiciabilité consiste à évaluer l’opportunité pour les tribunaux, sur le plan de la politique judiciaire constitutionnelle, de trancher une question donnée ou, au contraire, de la déférer à d’autres pouvoirs constituant le gouvernement (Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, 1989 CanLII 73, p. 90 et 91).

[27] La considération pragmatique découle des limites imposées à la capacité d’un tribunal à créer et à mettre en œuvre des réparations. Il s’agit d’un aspect des limites institutionnelles.

[28] Il n’existe aucun critère strict pour évaluer la justiciabilité, et les limites entre les affaires justiciables et non justiciables ne sont pas toujours claires. Le point en litige se limite souvent à une seule question : la revendication comporte-t-elle un aspect juridique suffisant sur lequel un tribunal peut se prononcer? En l’espèce aussi, la réponse à cette question peut être masquée par les dimensions morales, sociales ou politiques de l’affaire qui rendent toute décision par un tribunal inappropriée (Tanudjaja v. Canada (Attorney General), 2014 ONCA 852, 379 D.L.R. (4th) 467, par. 33 [arrêt Tanudjaja]; mais, pour comparer, voir Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, 1985 CanLII 74, p. 472 [arrêt Operation Dismantle]; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, 1991 CanLII 74, p. 545 et 546).

[29] Toutefois, nous savons que les revendications ne sont pas considérées comme non justiciables simplement parce qu’elles soulèvent des questions complexes ou controversées. Les tribunaux doivent faire preuve de souplesse lorsqu’ils déterminent si une affaire soulève une question justiciable et tenir compte du contexte de la revendication en question (arrêt Highwood, par. 34). Sur ce point, la Cour suprême est catégorique : « Le fait que la question soit complexe ou controversée ou encore qu’elle mette en cause des valeurs sociales ne signifie pas pour autant que les tribunaux peuvent renoncer à exercer leur responsabilité constitutionnelle de vérifier la conformité à la Charte d’une mesure législative contestée par des citoyens » (Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791, par. 107 [arrêt Chaoulli]).

[30] Les tribunaux n’ont pas hésité à se prononcer sur des questions controversées qui soulèvent de nombreuses questions politiques complexes et multidimensionnelles. Quelques exemples viennent immédiatement à l’esprit : les défis liés aux mesures législatives visant à réduire l’accès à un traitement médical dans le secteur privé (arrêt Chaoulli); la question de savoir si les délais d’attente pour une chirurgie contreviennent à l’article 7 (Cambie Surgeries Corporation v. British Columbia (Attorney General), 2022 BCCA 245, 473 D.L.R. (4th) 1); la question de savoir si des dispositions du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, relatives à la prostitution violent l’article 7 (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101 [arrêt Bedford]); l’accès à l’avortement (R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, 1988 CanLII 90); la disponibilité de sites d’injection supervisés pour améliorer la sécurité de la consommation de drogues (Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134 [arrêt PHS]); et les effets d’interdictions quant à l’aide d’un médecin pour mourir (Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331 [arrêt Carter]).

[31] En l’espèce, les juges saisis des requêtes ont conclu que les revendications ne soulevaient aucune question justiciable parce qu’elles obligeraient la Cour à se prononcer sur des aspects flous et généraux de la conduite du gouvernement qui touchent des questions d’économie et de politique étrangère et commerciale se rapportant à des programmes administrés par divers ministères. La question des changements climatiques était « controversée » et « politique » et, par conséquent, ne relevait pas de la compétence des tribunaux.

[32] En toute déférence, je ne suis pas d’accord que les revendications ne soulèvent aucune question justiciable simplement parce que la question des changements climatiques est complexe ou que la loi reflète un choix politique quant à la façon d’aborder le problème. Bien que la loi puisse être controversée, cela n’a pas pour effet de cristalliser le débat en règle de droit; des choix législatifs ont été faits. Par exemple, le préambule de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, L.C. 2018, ch. 12, art. 186, reconnaît que le gouvernement du Canada doit prendre, et prendra, des mesures pour atténuer les pressions liées aux changements climatiques, indiquant que « le gouvernement du Canada est déterminé à atteindre et à dépasser la contribution déterminée au niveau national du Canada établie dans le cadre de l’Accord de Paris, à l’aide d’une approche intégrée de réduction des émissions de gaz à effet de serre dans tous les secteurs d’activités économique[s], permettant la croissance accélérée d’une économie propre et le développement d’une résilience face aux répercussions des changements climatiques ».

[33] Un choix politique sous-tend toutes les mesures législatives et certains exercices discrétionnaires du pouvoir exécutif; les deux sont toujours guidés par un large éventail de considérations liées à la politique publique. Toutefois, une fois les choix faits, les compromis politiques envisagés et la réponse législative cristallisée, la mesure législative ne peut pas être soustraite à un examen fondé sur la Charte. Comme la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt PHS, « lorsqu’une politique se traduit par une mesure législative ou un acte de l’État, cette mesure législative ou cet acte peut faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte » (arrêt PHS, par. 105). Il ne faut pas oublier que les revendications des appelants visent des mesures législatives – lois, instruments réglementaires et décrets en vigueur.

[34] Les questions de politique publique relèvent exclusivement du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, et, en soi, ne peuvent manifestement pas faire l’objet d’une décision judiciaire. C’est pourquoi, lorsqu’une affaire ne porte que sur une politique sous-jacente, un tribunal considérera qu’un acte de procédure ne soulève aucune question justiciable (Sossin, Boundaries of Judicial Review, p. 267 à 270). Cependant, dans des motifs concordants sur un point accepté par la majorité, la juge Wilson a déclaré qu’un tribunal ne peut pas renoncer à sa compétence à l’égard d’une question simplement parce que celle-ci soulève une « question politique » (arrêt Operation Dismantle, p. 459 et 472). Elle a ensuite fait la distinction, dans le contexte de la justiciabilité, entre les questions purement politiques et les questions juridiques comportant un certain aspect politique (arrêt Operation Dismantle, p. 472) :

Donc je conclus que si nous devons rechercher dans la Constitution la réponse à la question de savoir s’il est approprié que les tribunaux « prêtent des intentions » à l’Exécutif en matière de défense, nous conclurions que non. Mais si on nous demande de décider si un acte spécifique de l’Exécutif porte atteinte aux droits des citoyens, non seulement est‐il approprié que nous répondions à la question, mais c’est notre devoir en vertu de la Charte d’y répondre.

[35] La controverse publique ou le contexte politique associé aux mesures législatives ne peut donc pas être un motif suffisant, à lui seul, pour établir que la revendication ne soulève aucune question justiciable (arrêt Operation Dismantle, p. 472), et la doctrine américaine de la « question politique » n’a jamais été acceptée au Canada (D. Geoffrey Cowper et Lorne Sossin, « Does Canada Need a Political Questions Doctrine? » (2002), 16 S.C.L.R. (2d) 343, p. 345). La Cour suprême a explicitement rejeté cette doctrine et, comme je viens de le souligner, lorsque la revendication est dûment présentée comme visant une violation d’un droit garanti par la Charte (mise en garde importante sur laquelle je reviendrai ci-dessous), le tribunal a l’obligation de trancher l’affaire (arrêt Operation Dismantle, p. 472). On entend dans les motifs de la Cour fédérale un faible écho de la doctrine de la question politique.

[36] Comme je l’ai décrit ci-dessus, les considérations politiques sont inhérentes à toutes les mesures gouvernementales, mais ce fait à lui seul ne soustrait pas la loi à un examen judiciaire. Ce qui importe dans une évaluation de la justiciabilité, c’est plutôt que la revendication comporte un aspect juridique suffisant ou ait un fondement juridique suffisant. En fin de compte, la question qui se pose en ce qui concerne la justiciabilité est de savoir si le tribunal peut trancher les questions en fonction d’une norme juridique objective. En ce sens, l’analyse de la justiciabilité exige une certaine compréhension de la jurisprudence qui sous-tend la revendication, ce qui, à son tour, exige un examen quelque peu probant des allégations de fond formulées dans la revendication.

[37] L’affaire Tanudjaja est un bon exemple de l’exigence voulant qu’une revendication comporte un aspect juridique suffisant pour soulever une question justiciable. Dans cette affaire, les appelants ont demandé des déclarations selon lesquelles le défaut de l’Ontario à régler efficacement le problème de l’itinérance violait leurs droits garantis aux articles 7 et 15 de la Charte. Les appelants n’ont contesté aucune mesure législative ni aucune application de mesures législatives en particulier; ils ont simplement contesté l’approche générale des gouvernements à l’égard du problème social. Les revendications ne comportaient pas l’aspect juridique requis aux fins de la décision judiciaire et ne soulevaient donc aucune question justiciable (arrêt Tanudjaja, par. 19, 27, et 35 à 56).

[38] Cependant, en l’espèce, les appelants établissent un lien entre la privation de leurs droits garantis à l’article 7 et le fait que le Canada n’a pas respecté ses engagements au titre de l’Accord de Paris (contributions déterminées au niveau national), des engagements ratifiés par le Parlement et, par conséquent, des normes objectives juridiquement définies en fonction desquelles les revendications fondées sur la Charte peuvent être évaluées. Les revendications ne visent pas à indiquer au Canada comment respecter ses engagements. À cet égard, la Cour fédérale a mal défini les revendications lorsqu’elle a jugé que celles-ci constituaient des contestations d’une politique.

[39] Le Canada s’appuie sur la décision Ami(e)s de la Terre c. Canada (Gouverneur en conseil), 2008 CF 1183, [2009] 3 R.C.F. 201 [décision Ami(e)s de la Terre], comme jurisprudence pour étayer la proposition selon laquelle la doctrine de la justiciabilité exclut l’intervention judiciaire dans les affaires de changements climatiques.

[40] Dans cette affaire, la demanderesse avait demandé une déclaration et une injonction pour les manquements allégués du ministre de l’Environnement et du gouverneur en conseil à leurs obligations en vertu de la Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto, L.C. 2007, ch. 30 (LMOPK). La demanderesse a fait valoir que le ministre était tenu, en vertu de la LMOPK, de préparer un plan sur les changements climatiques qui respecte les obligations du Canada en vertu du Protocole de Kyoto, et que le gouverneur en conseil devait prendre des mesures réglementaires pour s’assurer que le Canada respecterait ses engagements en vertu du Protocole de Kyoto (décision Ami(e)s de la Terre, par. 3 à 5).

[41] La demande de contrôle judiciaire a été rejetée au motif qu’elle ne soulevait aucune question justiciable (décision Ami(e)s de la Terre, par. 46 et 48). La Cour fédérale a conclu que la LMOPK n’imposait aucune obligation au ministre ou au gouverneur en conseil qui exigeait le respect strict du Protocole de Kyoto, et que les parties pertinentes de la LMOPK n’imposaient aucun rôle d’exécution aux tribunaux (décision Ami(e)s de la Terre, par. 33 à 35, et 38 à 45). L’octroi d’un mandamus a été refusé parce que l’obligation du ministre en vertu de la LMOPK consistait à déposer un rapport au Parlement; il n’y avait aucune obligation publique, et c’est pour ce motif que la demande a été rejetée (voir, comme un exemple d’application récente du même principe, Sierra Club of British Columbia Foundation v. British Columbia (Minister of Environment and Climate Change Strategy), 2023 BCSC 74, 54 C.E.L.R. (4th) 328).

[42] La conclusion de la Cour fédérale concernant la justiciabilité a été entièrement guidée par le contenu de la LMOPK; comme l’a fait remarquer la Cour fédérale, « [l]a justiciabilité de toutes ces questions relève de l’exercice d’interprétation des lois, un exercice dont l’objet est de définir l’intention du législateur » (décision Ami(e)s de la Terre, par. 31). La décision Ami(e)s de la Terre n’appuie donc pas la proposition selon laquelle toutes les revendications portant sur les changements climatiques ne soulèvent intrinsèquement aucune question justiciable; la revendication a plutôt été radiée au motif que le ministre avait des obligations en vertu de la LMOPK envers le législateur et que la loi n’a pas créé d’obligation publique exécutoire par mandamus. Aucune de ces circonstances n’est présente dans les présents appels.

[43] Dans la mesure où la Cour fédérale, dans la décision Ami(e)s de la Terre, a examiné le fond d’un rapport du gouvernement et sa propre capacité à se prononcer sur le degré de conformité du gouvernement au Protocole de Kyoto, les observations étaient à la fois incidentes et hypothétiques puisqu’aucun rapport n’avait été préparé.

[44] Je note également la décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario intitulée Mathur v. Ontario, 2020 ONSC 6918, 42 C.E.L.R. (4th) 124 [décision Mathur 2020]. Dans ce litige, comme en l’espèce, la question sous-jacente était une contestation fondée sur la Charte en ce qui a trait à la pertinence de la réponse d’un gouvernement aux changements climatiques. La Cour supérieure de l’Ontario a rejeté la requête de l’Ontario en vue de radier la revendication pour absence de justiciabilité, estimant plutôt que la revendication avait une chance raisonnable de succès et que la revendication contestait dûment des mesures législatives particulières et une conduite particulière du gouvernement (décision Mathur 2020, par. 132, 139 et 140). Ni la complexité ni la nature controversée de l’objet de la revendication ne faisait intrinsèquement en sorte que la revendication ne soulevait aucune question justiciable.

[45] En l’espèce, les appelants ont soutenu qu’il y a, dans les lois et les décrets, une norme ou un fondement juridique objectif en fonction duquel les droits garantis à l’article 7 peuvent être évalués. Leurs revendications comportent donc un aspect juridique suffisant, et elles satisfont à la partie relative à la légitimité de l’analyse de la justiciabilité. Toutefois, il ne s’agit pas d’une réponse complète à la question de savoir si les revendications des appelants, comme il a été soutenu, soulèvent une question justiciable; il reste la question des compétences institutionnelles et la question des réparations.

[46] Les deux juges saisis des requêtes ont statué que les revendications étaient rejetées parce qu’elles étaient trop floues et générales : elles étaient fondées sur plusieurs mesures législatives, approbations préalables de projets par décret et accords internationaux, ainsi que sur la politique nationale en matière de changements climatiques et la participation du Canada aux industries et aux activités touchant aux combustibles fossiles par l’entremise de subventions et de mesures fiscales. Dans la décision La Rose, la Cour fédérale a également examiné certaines des réparations demandées et a conclu qu’elles outrepassaient les compétences institutionnelles de la Cour fédérale (décision La Rose, par. 8, 9, 10, 40 et 46).

[47] Dans certains cas, les réparations demandées peuvent être si clairement hors-jeu qu’elles nuisent à l’ensemble de l’instance. On doit pouvoir exécuter les réparations. Si un tribunal ne peut pas désigner des réparations efficaces et exécutoires pour remédier de façon significative aux préjudices allégués, la revendication peut ne pas soulever de question justiciable.

[48] Toutefois, les réparations, du moins au début du litige, ne sont pas nécessairement déterminantes de la justiciabilité d’une revendication. Par exemple, une mesure de redressement déclaratoire est parfois accordée à titre de réparation, mais suspendue lorsque son exécution est incompatible avec le rôle du pouvoir judiciaire dans le cadre constitutionnel (Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44 [arrêt Khadr]). Plus particulièrement, toutefois, c’est que cet argument, du moins comme il nous a été présenté, omet un sujet récurrent dans la jurisprudence en matière constitutionnelle; les tribunaux fournissent rarement une solution lorsque des mesures législatives sont jugées inconstitutionnelles. Les déclarations sont souvent suspendues afin de laisser au législateur le temps de formuler une réponse conforme à la Constitution (voir, par exemple, Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, 1992 CanLII 74, p. 722 à 725; R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489, par. 60 et 66; arrêt Bedford, par. 165 et 169; arrêt Carter, par. 128; Anne M. Turley et Zoe Oxaal, « The Significance of R. v. Albashir in the Evolution of Constitutional Remedies » (2023), 108 S.C.L.R. (2d) 139).

[49] La nécessité de faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit de définir les réparations non justiciables est reflétée dans la décision Mathur v. His Majesty the King in Right of Ontario, 2023 ONSC 2316, 480 D.L.R. (4th) 444 [décision Mathur 2023]. Dans cette décision, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que ce qui constitue un système climatique stable et une cible de réduction des GES fondée sur la science pourrait être établi au moyen de témoignages d’experts, puisqu’ils sont fondés sur des données scientifiques mondialement reconnues (décision Mathur 2023, par. 123). On peut aussi faire une comparaison avec l’arrêt Cambie Surgeries Corporation v. British Columbia (Attorney General), 2020 BCSC 1310, 333 A.C.W.S. (3d) 540, où la Cour suprême de la Colombie-Britannique a examiné ce qui constituait un délai d’attente raisonnable pour des soins de santé, une combinaison complexe et multidimensionnelles de questions financières, médicales, politiques et administratives (par. 8 à 10, et 1 736 à 1 806).

[50] Il existe également un lien entre la question de savoir s’il y a eu violation de la Charte et la question de savoir si les réparations demandées sont viables. Ce n’est que lorsque la nature, l’ampleur et la source de la violation sont déterminées que la possibilité d’une réparation peut être évaluée. Comme le démontre l’arrêt Khadr, il arrive parfois qu’aucune réparation ne puisse être accordée, mais qu’une mesure de redressement déclaratoire puisse néanmoins être accordée (voir aussi l’arrêt Tanudjaja, par. 85, la juge Feldman). Les déclarations peuvent servir à revendiquer des droits; l’arrêt Khadr n’est qu’un exemple parmi tant d’autres (voir aussi Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165, par. 81; l’arrêt Operation Dismantle, p. 457; Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CF 1233, [2012] 3 R.C.F. 136, par. 202, conf. par 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155).

[51] Même si certaines réparations demandées outrepassent la compétence du tribunal, une revendication ne devrait pas être considérée, a priori, comme ne soulevant aucune question justiciable. Se concentrer excessivement sur les réparations à l’étape de la justiciabilité peut imposer des [traduction] « limites indues et imprudentes » au contrôle judiciaire des lois (Lorne Sossin, « The Uncomplete Project of Roncarelli: Justiciability, Discretion and the Limits of the Rule of Law » (2010) 55:3 R.D. McGill 661, p. 686). En pratique, les réparations sont souvent modifiées au cours du litige et les juges sont tenus, lorsqu’ils accordent des réparations constitutionnelles, d’exercer un pouvoir discrétionnaire fondé sur certains principes (Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629, par. 90 à 99). Les réparations doivent être proportionnelles à la violation, s’il est en fin de compte conclu qu’il y a eu violation.

[52] Le point de vue de la Cour fédérale au sujet des réparations était naturellement teinté par la portée floue et générale des revendications (décision La Rose, par. 50; décision Misdzi Yikh, par. 73). Pour ce motif, la Cour fédérale n’a peut-être pas examiné les déclarations demandées ni évalué leur viabilité au regard de la jurisprudence. La Cour fédérale a qualifié les réparations de trop normatives, mais elle les a simultanément qualifiées de vagues et de dépourvues de sens. Ces critiques sont, en partie, bien méritées. Toutefois, elles ne justifient pas une décision anticipée excluant la possibilité de réparations correspondant à la violation.

VI. Doctrine de la fiducie d’intérêt public

[53] Dans leur déclaration, les jeunes appelants affirment que le Canada a manqué à son devoir de préserver et de protéger intrinsèquement les ressources publiques – plans d’eau, air et pergélisol – afin que les générations actuelles et futures puissent avoir accès à ces ressources, les utiliser et en profiter. Ils décrivent les obligations du Canada à cet égard comme découlant d’une [traduction] « doctrine de la fiducie d’intérêt public » (déclaration des jeunes appelants, par. 239).

[54] Le juge Manson a conclu que cette revendication n’avait aucune chance raisonnable de succès, puisqu’« aucun fondement juridique ne permet d’affirmer que la doctrine de la fiducie d’intérêt public, telle qu’elle est présentée par les demandeurs, révèle une cause d’action valable » (décision La Rose, par. 87). Le juge Manson a également fait remarquer que « la doctrine de la fiducie d’intérêt public est un concept que les tribunaux canadiens n’ont jamais reconnu » et a déclaré que cette doctrine « n’existe pas en droit canadien » (décision La Rose, par. 93).

[55] Les jeunes appelants soutiennent que l’absence de reconnaissance préalable de la doctrine par les tribunaux canadiens n’indique pas nécessairement que leurs revendications fondées sur la fiducie d’intérêt public étaient vouées à l’échec. En outre, ils indiquent que la Cour suprême, dans l’arrêt Canfor, avait explicitement ouvert la porte à la possibilité qu’une doctrine de la fiducie d’intérêt public puisse être invoquée et que l’élargissement de la common law dans ces circonstances serait conforme à un développement juridique conforme à des principes progressifs du droit (Paradis Honey Ltd. c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446, par. 116 et 117, demande de pourvoi à la CSC rejetée, no 36471 (29 octobre 2015) [arrêt Paradis Honey]).

[56] Comme l’ont fait valoir les appelants, les limites de la doctrine de la fiducie d’intérêt public sont imprécises et floues; la doctrine est décrite comme une obligation semblable à une fiducie, un aspect de la compétence parens patriae de la Couronne, une obligation fiduciaire et un principe constitutionnel non écrit. Il est affirmé que cette doctrine impose au Canada les devoirs précis et exécutoires de préserver et de protéger les ressources publiques comme l’air, l’atmosphère, les eaux navigables et les mers territoriales. Cette doctrine exigerait que le Canada exerce une surveillance et un contrôle continus sur ces ressources afin de protéger les droits du public à leur utilisation et à leur jouissance, et d’assurer leur intégrité pour les générations futures. Les jeunes appelants affirment que le Canada a ces devoirs envers ses citoyens qui, en tant que bénéficiaires, peuvent appliquer la doctrine là où le Canada ne respecte pas ses responsabilités.

[57] Je ne suis pas d’avis que le juge Manson a commis une erreur, comme le prétendent les jeunes appelants. Le juge saisi des requêtes comprenait la jurisprudence en ce qui a trait aux requêtes en radiation et à la doctrine de la fiducie d’intérêt public, et l’a appliquée correctement.

[58] La conclusion du juge Manson n’a pas été guidée par le caractère nouveau des revendications fondées sur la fiducie d’intérêt public (décision La Rose, par. 81 à 84), mais par son analyse de deux décisions portant sur les droits publics dévolus à la Couronne : arrêts Canfor et Burns Bog (décision La Rose, par. 88 à 92). En mesurant les revendications portant sur la fiducie d’intérêt public des jeunes appelants au regard de la jurisprudence actuelle, le juge Manson a déterminé que les revendications reposaient sur une cause d’action qui n’existe tout simplement pas, et il a donc déterminé que les revendications n’avaient aucune chance raisonnable de succès (décision La Rose, par. 92 à 94, citant l’arrêt Loteries de l’Atlantique, par. 19). Je suis d’accord avec les motifs du juge.

[59] L’arrêt Canfor établit que la Couronne peut intenter une action en responsabilité délictuelle en qualité de « représentante de la population pour faire respecter le droit du public à un environnement intact » (arrêt Canfor, par. 64). Le juge Binnie a déterminé que, bien que la Couronne ne pût intenter des poursuites qu’en sa qualité de partie privée en tant que propriétaire foncier des forêts endommagées, le procureur général pourrait avoir qualité pour intenter une action au nom du grand public dans une affaire appropriée fondée sur les responsabilités parens patriae de la Couronne (arrêt Canfor, par. 76 et 81). Le juge Binnie a déclaré, dans des remarques incidentes, que cette qualité soulèverait d’importantes questions de politique en ce qui a trait à « la responsabilité possible de la Couronne pour inaction en cas de menaces pour l’environnement » et aux « limites du rôle et de la fonction des gouvernements pour les mesures prises à l’encontre d’actes préjudiciables à la jouissance des ressources publiques par le public », mais n’a pas commenté le bien-fondé de ces questions (arrêt Canfor, par. 81 et 82).

[60] La qualité présumée du procureur général pour comparaître et agir dans l’intérêt public, comme établi dans l’arrêt Canfor, ne peut pas équivaloir à un devoir réel et exécutoire envers le grand public. La doctrine de la fiducie d’intérêt public fournit un fondement positif qui permet à la Couronne d’agir; c’est une tout autre chose que d’affirmer que la Couronne peut être obligée de respecter une certaine forme de compétence parens patriae qui serait définie par le tribunal.

[61] Il y a aussi un grand nombre de problèmes conceptuels liés à l’imposition à la Couronne d’une obligation fiduciaire ou semblable à une fiducie, notamment la difficulté de concilier les obligations d’un syndic ou d’un fiduciaire d’agir uniquement dans l’intérêt supérieur d’une personne ou d’un groupe donné avec les principes de la démocratie parlementaire de type Westminster. Le Parlement et le Cabinet doivent agir dans ce qu’ils considèrent comme étant l’intérêt supérieur de l’ensemble du Canada (Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261, par. 44 et 50), et conformément à la Loi constitutionnelle de 1867, qui place la plupart des terres sous la responsabilité des provinces. Dans l’arrêt Burns Bog, la Cour a interprété l’arrêt Canfor comme ayant laissé la porte ouverte à la possibilité que la doctrine de la fiducie d’intérêt public puisse s’appliquer, mais elle a confirmé que celle-ci ne s’appliquerait pas lorsque la Couronne ne possède pas les terres en question (arrêt Burns Bog, par. 44, 46 et 47). La revendication des jeunes appelants ne vise pas des terres appartenant au Canada.

[62] Acceptant qu’une doctrine de fiducie d’intérêt public puisse un jour être reconnue par les tribunaux canadiens, je suis d’accord avec le juge saisi des requêtes que les arrêts Canfor et Burns Bog « n’abord[ent] pas l’ampleur des droits et des intérêts conférant un droit d’action qui, selon les [jeunes appelants], existent en common law » (décision La Rose, par. 92). Ni l’arrêt Canfor ni l’arrêt Burns Bog n’appuie une allégation selon laquelle le Canada a un devoir positif et semblable à une fiducie de protéger les ressources publiques comme le souhaitent les jeunes appelants, peu importe la justesse de leurs objectifs ou la sincérité de leurs motifs. Les principes qui guident le moment où des obligations semblables à une fiducie peuvent être imposées à la Couronne sont limités. La revendication fondée sur la fiducie d’intérêt public a donc été dûment radiée.

VII. Paix, ordre et bon gouvernement, ou le pouvoir général

[63] Les Dini Ze’ ont d’abord allégué que le pouvoir du Canada de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada conféré par l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 imposait au législateur une obligation positive d’adopter des lois qui réduisent efficacement ses émissions de GES. En réponse à la requête en radiation du Canada, les Dini Ze’ ont demandé l’autorisation de modifier leur déclaration. Ils décrivent maintenant l’article 91 comme une disposition qui [traduction] « limite les pouvoirs [du Canada] d’adopter des lois qui sont incompatibles avec son devoir constitutionnel envers les [Dini Ze’] et ses engagements internationaux de contenir l’élévation de la température mondiale nettement en dessous de 2 oC » (déclaration modifiée des Dini Ze’, par. 85).

[64] La juge McVeigh a rejeté les modifications proposées par les Dini Ze’ et a radié leur revendication fondée sur l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, sans autorisation de modification (décision Misdzi Yikh, par. 114). Elle a conclu que les modifications proposées ne sont que [traduction] « d’ordre sémantique » et qu’elles ne corrigent pas leur définition du pouvoir général en tant que pouvoir qui dicte que le gouvernement doit adopter des lois particulières (décision Misdzi Yikh, par. 46).

[65] Les Dini Ze’ soutiennent que la juge McVeigh a mal interprété les modifications proposées, concluant qu’elles imposaient une obligation positive au Canada plutôt qu’une limite aux sujets sur lesquels le Canada peut légiférer. Ils affirment également que leur revendication a une chance raisonnable de succès compte tenu de deux décisions rendues au Royaume-Uni (R. (Bancoult) v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, [2001] QB 1067 [décision Bancoult], et R. (Bancoult) v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, [2008] UKHL 1067 [arrêt Bancoult]).

[66] Ces arguments sont peu convaincants et je suis d’accord avec le raisonnement de la juge McVeigh.

[67] Des décennies de jurisprudence ont décrit les limites du pouvoir général en vertu de l’article 91 : il est une importante source résiduelle de la compétence fédérale. Le pouvoir général vise à garantir que tous les sujets de loi possibles appartiennent à la législature fédérale ou aux législatures provinciales. De cette façon, le pouvoir général facilite la répartition des pouvoirs en autorisant le législateur à agir lorsqu’il y a des lacunes dans la répartition des pouvoirs, comme dans les affaires d’intérêt national ou en cas d’urgence (Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, par. 115 [arrêt Renvois relatifs à la LTPGES]; R. c. Malmo-Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 72; Ontario Hydro c. Ontario (Commission des relations de travail), [1993] 3 R.C.S. 327, 1993 CanLII 72, p. 379; Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, [1980] 1 R.C.S. 914, 1979 CanLII 190, p. 944 et 945; Re : Loi anti-inflation, [1976] 2 R.C.S. 373, 1976 CanLII 16, p. 403; Peter W. Hogg et Wade K. Wright, Constitutional Law of Canada, 5e éd., suppl., vol. 1, Toronto, Thomson Reuters, 2021 (feuilles mobiles mises à jour en 2022, version 1), ch. 17, p. 17-2).

[68] Les Dini Ze’, qui soulignent l’adoption par le Canada d’une loi qui autorise efficacement les émissions de GES et l’approbation par décrets de projets à forte émission de GES, affirment que le Canada légifère au-delà de son autorité constitutionnelle en ne favorisant pas la paix, l’ordre et le bon gouvernement. Malgré leur argument selon lequel leur revendication proposée fondée sur le pouvoir général met l’accent sur une limite plutôt que sur une obligation, les Dini Ze’ ont néanmoins formulé la revendication d’une manière qui exige que le législateur légifère d’une manière particulière.

[69] Rien dans les 156 années de la Confédération n’étaye cette proposition. L’article 91 est une source du pouvoir législatif du législateur, et non une limite; il s’agit d’une attribution sans réserve d’un pouvoir législatif, et non d’une obligation. Le pouvoir général n’est pas une obligation générale qui exige que le législateur applique une norme de « paix, [d’]ordre et [de] bon gouvernement du Canada » à chaque décision législative. La question de savoir si l’argument des Dini Ze’ est présenté comme une obligation positive ou comme une limite du pouvoir du législateur est une distinction qui ne fait aucune différence; le fond de l’argument est que l’article 91 exige que le législateur adopte des lois qui réalisent ce que le pouvoir judiciaire juge nécessaire pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du pays.

[70] Comme je l’ai mentionné ci-dessus, les appelants se fondent sur deux décisions de tribunaux britanniques pour étayer leur interprétation de l’article 91.

[71] Dans la décision Bancoult, la division du Banc de la Reine du Royaume-Uni était chargée de déterminer si une ordonnance interdisant aux peuples autochtones nés dans le Territoire britannique de l’océan Indien de retourner et de résider dans leur patrie était illégale parce qu’elle a troublé la [traduction] « paix, l’ordre et le bon gouvernement » du territoire. Le Banc de la Reine a décidé que le pouvoir de l’exécutif de légiférer pour la [traduction] « paix, l’ordre et le bon gouvernement » du Territoire britannique de l’océan Indien ne s’étendait pas au point de permettre à l’exécutif de déplacer les habitants du territoire pour des raisons politiques (décision Bancoult, p. 1104).

[72] Toutefois, dans l’arrêt Bancoult), la Chambre des lords du Royaume-Uni a maintenu un décret semblable à l’ordonnance jugée ultra vires dans la décision Bancoult. Lord Hoffman de la Chambre des lords du Royaume-Uni était explicitement en désaccord avec l’interprétation du Banc de la Reine de [traduction] « la paix, [de] l’ordre et [du] bon gouvernement » (par. 50) :

[traduction]

[L]es mots « paix, ordre et bon gouvernement » n’ont jamais été interprétés comme étant des mots limitant le pouvoir d’une législature. Sous réserve du principe de territorialité implicite dans les mots « du Territoire », ils ont toujours été traités comme conférant le pouvoir de légiférer en séance plénière. [...] Les tribunaux n’enquêteront pas sur la question de savoir si une loi relevant du champ territorial du pouvoir était en fait destinée à la « paix, [à] l’ordre et [au] bon gouvernement » ou autrement au profit des habitants du territoire. Dans la mesure où la décision Bancoult s’écarte de ce principe, je crois qu’elle a été mal tranchée.

Je fais remarquer que la Cour suprême du Royaume-Uni a confirmé l’arrêt de la Chambre des lords du Royaume-Uni intitulé Bancoult dans l’arrêt R. (on the application of Bancoult (No. 2)) v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, [2016] UKSC 35.

[73] Les décisions Bancoult n’aident donc pas les appelants.

[74] Quoi qu’il en soit, l’analyse constitutionnelle est principalement guidée par la jurisprudence canadienne, qui est, à son tour, façonnée par notre histoire politique et sociale et qui ne s’appuie sur des décisions de tribunaux étrangers ou des principes de droit international ou de droit comparé que dans des circonstances exceptionnelles (Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc., 2020 CSC 32, [2020] 3 R.C.S. 426, par. 43 à 47). Cette pratique est motivée par la réalité évidente que les mesures adoptées dans d’autres contextes peuvent être peu pertinentes, qui est un point particulièrement important en ce qui a trait aux décisions Bancoult.

[75] Je suis d’accord avec la conclusion de la juge McVeigh selon laquelle les décisions du Royaume-Uni invoquées par les Dini Ze’ n’étaient pas révélatrices (décision Misdzi Yikh, par. 40) et sa conclusion selon laquelle « [l]e pouvoir de faire des lois concernant la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada n’a jamais été utilisé de cette manière, et [...] que cette tentative inédite ne saurait prospérer » (décision Misdzi Yikh, par. 46). Je confirmerai donc sa décision de radier cette partie de la revendication, sans autorisation de modification.

VIII. Article 15 de la Charte

[76] Les changements climatiques ont un effet dramatique et en évolution rapide sur tous les Canadiens et sur les communautés autochtones et du Nord, en particulier. Dans l’arrêt Renvois relatifs à la LTPGES, la Cour suprême a reconnu que les changements climatiques ont eu des « répercussions particulièrement graves » sur les peuples autochtones et les territoires autochtones, « menaçant la capacité des collectivités autochtones au Canada de subvenir à leurs besoins et de maintenir leur mode de vie traditionnel » (Renvois relatifs à la LTPGES, par. 11, 12, 187 et 206). Le Canada accepte ce fait, soulignant que [traduction] « [l]es changements climatiques mondiaux [ne sont] pas un problème lointain, mais un problème qui survient aujourd’hui et qui a des conséquences très réelles sur la vie des gens » (mémoire des faits et du droit du Canada dans l’appel Misdzi Yikh, par. 1). Il ne fait aucun doute non plus que le fardeau de s’attaquer à ces conséquences aura une incidence disproportionnée sur les jeunes Canadiens.

[77] La question est de savoir s’il est raisonnable de soutenir que cette réalité relève du champ d’application de l’article 15. L’argument des appelants est que les changements climatiques les touchent de façon disproportionnée et que la loi n’est pas suffisamment robuste pour remédier à cette inégalité. Leur argument est donc fondé sur une discrimination par suite d’un effet préjudiciable et la question de savoir si la loi a une incidence disproportionnée sur les membres de groupes bénéficiant d’une protection contre la discrimination fondée sur un motif énuméré ou analogue.

[78] Les revendications fondées sur l’article 15 de la Charte sont évaluées selon un critère à deux volets.

[79] Premièrement, le tribunal doit déterminer si la mesure législative ou l’acte de l’État crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. Si la mesure législative ne le fait pas à première vue, les revendicateurs doivent établir qu’une mesure législative a une incidence disproportionnée sur les membres d’un groupe protégé (Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, [2020 3 R.C.S. 113], par. 52 [arrêt Fraser]). Deuxièmement, le tribunal doit déterminer si la mesure législative ou l’acte de l’État impose des fardeaux ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de perpétuer, de renforcer ou d’accentuer un certain désavantage subi par le groupe, de façon systémique ou historique (R. c. Sharma, 2022 CSC 39, par. 28 [arrêt Sharma]; arrêt Fraser, par. 27 et 77).

[80] Les revendications fondées sur l’article 15 peuvent viser une conduite de l’État dans la mise en œuvre d’une mesure législative ou d’une politique, ainsi que la mesure législative ou la politique elle-même (Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, par. 125; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, par. 30 [arrêt Withler]; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464, par. 25 [arrêt Alliance]; arrêt Fraser, par. 27 et 50). Lorsque l’État choisit d’offrir des avantages ou d’imposer des fardeaux à la population générale, il est tenu de le faire de manière non discriminatoire en vertu de l’article 15.

[81] L’article 15 vise à promouvoir une égalité réelle et garantit que des avantages juridiques sont accordés et que des obligations sont imposées sans discrimination fondée sur un motif protégé (arrêt Alliance, par. 25; arrêt Fraser, par. 27). Toutefois, l’article 15 n’impose pas « à l’État une obligation positive distincte d’adopter des régimes de prestations visant à corriger des inégalités sociales » (arrêt Alliance, par. 42). De plus, l’État est libre de s’attaquer progressivement aux inégalités (arrêt Sharma, par. 64; Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657, par. 41 [arrêt Auton]; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, 1997 CanLII 327, par. 72 et 73; arrêt Alliance, par. 42).

[82] L’effet préjudiciable ou disproportionné des changements climatiques sur les appelants n’est pas le type d’effet préjudiciable que l’article 15 vise à prévenir. J’accepte l’argument selon lequel les considérations intergénérationnelles liées aux changements climatiques soulèvent de profondes questions morales, sociales et économiques, mais, à l’exception de ce dont je discuterai ci-dessous (par. 119 à 125), l’équité intergénérationnelle n’est pas visée à l’article 15 dans sa version actuelle.

[83] La justification sous-jacente de cela est fondée sur la séparation des pouvoirs; si les tribunaux pouvaient trancher les revendications fondées sur l’article 15 qui allèguent une discrimination causée par des inégalités futures, le pouvoir judiciaire participerait effectivement aux choix politiques quant à l’affectation des ressources, qui relève de la compétence du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif (arrêt Sharma, par. 63).

[84] Je comprends l’argument des jeunes appelants selon lequel, puisqu’ils n’ont pas de droit de vote ou de voix dans ces décisions, le champ d’application de l’article 15 devrait être élargi. Toutefois, il s’agirait d’une application sans précédent de l’article 15, et non du type de changement graduel et progressif par lequel le droit évolue.

[85] En tant que motif protégé, l’âge a un statut unique, puisque l’âge est universel : une personne, quel que soit son âge, a vécu les expériences propres à chacune des étapes de la vie qu’elle a traversées jusque-là et compte bien vivre celles qui l’attendent à mesure qu’elle vieillira. Comme l’a souligné le juge La Forest dans l’arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, 1990 CanLII 60, « bien qu’il faille se méfier des lois qui ont des effets préjudiciables inutiles sur les personnes âgées en raison de suppositions inexactes quant aux effets de l’âge sur les capacités, il y a souvent des motifs sérieux de conférer des avantages à un groupe d’âge plutôt qu’à un autre dans la mise sur pied de grands régimes sociaux et dans la répartition des bénéfices » (p. 297).

[86] Les choix faits par le législateur ou le pouvoir exécutif auront nécessairement une incidence différente sur les différentes générations. Par exemple, les décisions prises aujourd’hui en ce qui a trait aux dépenses en soins de santé peuvent profiter en grande partie aux Canadiens plus âgés, et les décisions d’investir dans des projets d’infrastructure majeurs peuvent profiter en grande partie aux jeunes générations. Les décisions de politique générales prises par un gouvernement, comme le montant de la dette à contracter, auront une incidence différente sur les différentes générations. Par opposition à leurs revendications fondées sur l’article 7, la nature réelle de l’argument des appelants quant à l’égalité porte sur la façon dont la loi les touchera lorsqu’ils seront plus âgés.

[87] Nonobstant ce qui précède, la communauté juridique internationale s’oriente vers la reconnaissance des droits des jeunes en matière de climat et la promotion de l’équité intergénérationnelle. Un rapport récent du Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a exhorté les États à prendre des mesures immédiates pour lutter contre la dégradation de l’environnement et les changements climatiques, puisqu’ils touchent les droits des enfants à la vie, à la survie et au développement (Observation générale no 26 (2023) sur les droits de l’enfant et l’environnement en mettant l’accent sur le changement climatique, CDE NU, 93e sess., Doc NU CRC/C/GC/26 (2023), par. 63 à 67). Bien que le Canada ait ratifié la Convention relative aux droits de l’enfant et que celle-ci ait été utilisée à de nombreuses reprises par les tribunaux pour interpréter les lois nationales (voir, par exemple, M.M. c. États-Unis d’Amérique, 2015 CSC 62, [2015] 3 R.C.S. 973, par. 148, citant Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 1999 CanLII 699, par. 71), cela ne crée tout de même pas de place dans le cadre de l’article 15 qui permettrait à la revendication des jeunes appelants d’être accueillie.

[88] Je confirmerais donc les décisions des juges saisis des requêtes de radier les revendications fondées sur l’article 15, sans autorisation de modification.

IX. Article 7 de la Charte

[89] En vertu de l’article 7 de la Charte, « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Pour établir qu’il y a eu violation de l’article 7, les revendicateurs doivent démontrer que la « loi porte atteinte à leur vie, à leur liberté ou à la sécurité de leur personne, ou les en prive » et que cette privation « n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale » (arrêt Carter, par. 55; voir aussi l’arrêt Chaoulli, par. 109).

[90] Les revendicateurs doivent également démontrer l’existence d’un lien de causalité entre l’acte ou la mesure législative contestée et le préjudice qu’ils ont subi (arrêt Bedford, par. 75). Toutefois, les revendicateurs n’ont pas à démontrer que l’État est seul responsable du préjudice qu’ils ont subi (arrêt Bedford, par. 76) :

La norme du lien de causalité suffisant n’exige pas que la mesure législative ou autre reprochée à l’État soit l’unique ou la principale cause du préjudice subi par le [revendicateur], et il y est satisfait par déduction raisonnable, suivant la prépondérance des probabilités (Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, par. 21). L’exigence d’un lien de causalité suffisant tient compte du contexte et s’attache à l’existence d’un lien réel, et non hypothétique.

[91] Bien que je revienne à la question du lien de causalité à la conclusion des présents motifs en discutant du caractère suffisant des actes de procédure, je veux prédire qu’il y a une distinction entre une preuve suffisante d’un lien de causalité et une conclusion anticipée selon laquelle aucun lien de causalité ne peut être établi. En l’espèce, les juges saisis des requêtes ont fondé leurs décisions sur une conclusion anticipée et, ce faisant, ont commis une erreur.

Définition des revendications et droits positifs

[92] L’article 7 et la jurisprudence connexe ne confèrent aucun droit à un régime législatif particulier qui garantit ou favorise la vie, la liberté et la sécurité de la personne; l’article 7 protège plutôt contre la privation de ces intérêts. Par conséquent, jusqu’à présent, l’État n’a pas été tenu d’« agir concrètement afin de garantir à chacun un droit minimum à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne » (arrêt Kreishan, par. 136; arrêt Gosselin, par. 81). Pour invoquer l’article 7, les tribunaux exigent plus qu’un préjudice qui pourrait être atténué par un acte de l’État; il doit y avoir une privation découlant de l’acte de l’État en soi.

[93] Il ressort de l’historique de la jurisprudence relative à l’article 7 que la Cour suprême – en fait tous les tribunaux – fait preuve de prudence lorsqu’il s’agit d’ouvrir la porte à des revendications de droits positifs. Les contestations fondées sur des droits positifs ont été rejetées dans une multitude de contextes dans divers forums au Canada (arrêt PHS, par. 92; arrêt Bedford, par. 60 et 75; arrêt Carter, par. 55; arrêt Chaoulli, par. 103 et 104; Emmett Macfarlane, « Dialogue, Remedies, and Positive Rights: Carter v Canada as a Microcosm for Past and Future Issues Under the Charter of Rights and Freedoms » (2017) 49 R.D. Ottawa 107, p. 121). Elles ont été rejetées dans des actions portant sur des prestations d’aide sociale (Masse v. Ontario (Minister of Community and Social Services), 134 D.L.R. (4th) 20, 1996 CanLII 12491 (C. div. C.S.J. Ont.), par. 73 et 172; McMeekin v. Government of the Northwest Territories, 2010 NWTSC 27, 209 C.P.R. (2d) 243, par. 27 à 31; Lacey v. British Columbia, 1999 CanLII 7023 (C.S. C.-B.), 1999 CarswellBC 3078 (WL Can), par. 4 à 6; Conrad v. Halifax (County), 124 N.S.R. (2d) 251, 345 A.P.R. 251 (C.S. N.-É.), par. 90 à 96), des soins de santé (arrêt Chaoulli, par. 104; Toussaint c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 213, [2013] 1 R.C.F. 374, par. 77, demande de pourvoi à la CSC rejetée, no 34446 (5 avril 2012)), des programmes pour l’autisme (Sagharian v. Ontario (Education), 2008 ONCA 411, 172 C.P.R. (2d) 105, par. 52 et 57, demande de pourvoi à la CSC rejetée, no 32753 (4 décembre 2008); Wynberg v. Ontario (2006), 269 D.L.R. (4th) 435, 82 O.R. (3d) 561 (C.A. Ont.), par. 219 et 220), la protection des témoins (John Doe v. Ontario (2007), 162 C.R.R. (2d) 186, 2007 CarswellOnt 6478 (WL Can) (C.S.J. Ont.), par. 113, conf. par 2009 ONCA 132), la détention illégale (Good v. Toronto Police Services Board, 2013 ONSC 3026, 43 C.P.C. (7th) 225, par. 143), des demandes d’asile (arrêt Kreishan, par. 135 à 141) et les changements climatiques (Trans Mountain Pipeline ULC v. Mivasair, 2019 BCSC 50, 427 C.R.R. (2d) 212, par. 68).

[94] Deux arrêts récents de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique illustrent cette approche.

[95] L’arrêt Scott v. Canada (Attorney General), 2017 BCCA 422, 417 D.L.R. (4th) 733 [arrêt Scott], portait sur une revendication fondée sur l’article 7 présentée par des membres des Forces canadiennes qui alléguaient que le régime d’indemnisation du gouvernement pour les anciens combattants blessés était insuffisant. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a radié la revendication parce que le gouvernement n’avait imposé aucune privation; la loi n’était qu’un [traduction] « programme fournissant des avantages sociaux » (arrêt Scott, par. 89). Plus récemment, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a été saisie d’une revendication présentée par une personne qui alléguait que le défaut du ministre de la Santé de tenir compte de sa demande d’accès à un médicament violait ses droits garantis à l’article 7 et elle a rejeté cette revendication. Le juge Willcock, au nom de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, a souligné que la jurisprudence est uniforme : le défaut d’un gouvernement à fournir un avantage financier à lui seul ne peut pas étayer une revendication fondée sur l’article 7 (Chung v. British Columbia (Minister of Health), 2023 BCCA 294, 2023 CarswellBC 25 (WL Can), par. 65 à 67).

[96] Cela ne signifie pas qu’il est impossible de revendiquer des droits positifs en vertu de l’article 7. Dès 2000, la Cour suprême a reconnu le rôle de l’article 7 dans la réflexion sur les valeurs évolutives du public et la protection de celles-ci (Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 188, le juge LeBel) :

Nous devons toutefois nous rappeler que l’art. 7 énonce certaines valeurs fondamentales de la Charte. Il est sûrement vrai qu’il nous faut éviter de ramener la Charte, voire le droit canadien, à une disposition souple et complexe comme l’art. 7. Toutefois, son importance est telle pour la définition des garanties de fond et de procédure en droit canadien qu’il serait périlleux de bloquer l’évolution de cette partie du droit. Il restera difficile pendant encore assez longtemps de prévoir et d’évaluer toutes les répercussions de l’art. 7. Notre Cour devrait être consciente de la nécessité de maintenir une certaine souplesse dans l’interprétation de l’art. 7 de la Charte et dans l’évolution de son application.

[97] En 2002, dans l’arrêt Gosselin, la juge en chef McLachlin a souscrit à l’observation du juge LeBel. Dans cet arrêt, elle a fait remarquer « qu’on juge un jour que l’art. 7 a pour effet de créer des obligations positives », et que « [c]e serait faire erreur que de considérer que le sens de l’art. 7 est figé ou que son contenu a été défini de façon exhaustive dans les arrêts antérieurs » (arrêt Gosselin, par. 82). La juge en chef a précisé que la question de savoir si l’article 7 crée des droits positifs est une question que les tribunaux doivent évaluer en fonction des faits de l’affaire dont ils sont saisis (arrêt Gosselin, par. 82) :

La question n’est donc pas de savoir si l’on a déjà reconnu – ou si on reconnaîtra un jour – que l’art. 7 crée des droits positifs. Il s’agit plutôt de savoir si les circonstances de la présente affaire justifient une application nouvelle de l’art. 7, selon laquelle il imposerait à l’État l’obligation positive de garantir un niveau de vie adéquat.

[98] Des murmures de revendications de droits positifs continuent de se faire entendre depuis l’arrêt Gosselin. Par exemple, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a rejeté une revendication fondée sur l’article 7 en vertu de laquelle les prestations d’indemnisation inadéquates pour les travailleurs étaient contestées, mais elle a fait remarquer que l’intervention à l’égard des droits économiques pourrait à elle seule donner lieu à une revendication de droits positifs si elle créait [traduction] « un stress, une stigmatisation et une anxiété graves qui nuisent sensiblement à la sécurité de la personne » (Schulte v. Alberta (Appeals Commission for Alberta Workers' Compensation), 2015 ABQB 17, 605 A.R. 210, par. 130, conf. en appel (sans commentaire sur ce point) par 2016 ABCA 304, [2017] 3 W.W.R. 694). La Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a également reconnu la possibilité que l’article 7 puisse un jour imposer des obligations positives à l’État, et a fait remarquer que cela pourrait se produire dans le contexte d’un litige en matière de climat (arrêt Kreishan, par. 139).

[99] Il existe également un important corpus d’analyses universitaires appuyant la reconnaissance de droits positifs en vertu de l’article 7. Par exemple, Martha Jackman et Bruce Porter plaident en faveur de la reconnaissance de droits positifs en vertu de la Charte, puisqu’elle [traduction] « garantirait une mise en œuvre efficace des droits de la personne internationaux par l’interprétation et l’application du droit national », et permettrait à [traduction] « la culture juridique du Canada [...] de mieux s’harmoniser avec les opinions et les attentes de la société civile et des peuples autochtones » (Martha Jackman et Bruce Porter, « Social and Economic Rights in Canada », dans l’ouvrage de Peter Oliver, de Patrick Macklem et de Nathalie Des Rosiers, dir., intitulé The Oxford Handbook of the Canadian Constitution, Oxford University Press, New York, 2017, p. 860; voir aussi Martha Jackman, « Charter Remedies for Socio-Economic Rights Violations: Sleeping Under a Box? », dans l’article de Robert J. Sharpe et Kent Roach, éd., Les recours et les mesures de redressement : une affaire sérieuse, Institut canadien d’administration de la justice, Ottawa, 2010, p. 284 et 285).

[100] Toutefois, la reconnaissance de droits positifs en vertu de l’article 7 est critiquée. Par exemple, James Hendry soutient que le cadre de l’article 7 ne se prête pas à des droits positifs, puisque les droits protégés par l’article 7 sont intrinsèquement non comparables et doivent être déterminés [traduction] « de façon générale » (James Hendry, « Section 7 and Social Justice » (2009-2010) 27 N.J.C.L. 93, p. 106). Les critiques soutiennent également que les tribunaux ne sont tout simplement pas compétents pour trancher les questions de politique complexes qui découleraient de la reconnaissance de droits positifs en vertu de l’article 7 (Colin Feasby, David DeVlieger et Matthew Huys, « Climate Change and the Right to a Healthy Environment in the Canadian Constitution » (2020) 58:2 Alta. L. Rev. 213, p. 239).

[101] Quel que soit l’aspect du débat qu’il convient de privilégier, il y a un point sur lequel tous s’entendent : la ligne entre les droits positifs et négatifs est parfois difficile à déterminer. La distinction traditionnelle affirme que les revendications de droits positifs exigent un acte positif du gouvernement, tandis que les revendications de droits négatifs exigent que le gouvernement s’abstienne d’agir d’une façon ou d’une autre (Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34, par. 20 [arrêt Toronto (Cité)]). Toutefois, certains droits comportent des éléments positifs et négatifs; des juristes sont allés plus loin, écrivant que [traduction] « aucun droit ne peut exister sans une certaine forme d’obligation correspondante de faire ou de ne pas faire quelque chose » (Nathalie J. Chalifour et Jessica Earle, « Feeling the Heat: Climate Litigation Under the Canadian Charter’s Right to Life, Liberty, and Security of the Person » (2018) 42 Vt. L. Rev. 689, p. 742).

[102] Plusieurs droits existent en marge, comme le droit à une audience équitable, selon lequel l’État doit s’abstenir de violer certaines garanties procédurales, mais aussi selon lequel il doit mettre en place un système de justice adéquat. Un autre exemple est le droit à l’accessibilité : une personne handicapée a besoin d’un appareil d’assistance, mais seulement parce que l’État a mis en place des programmes et des infrastructures inaccessibles. Le droit en question semble positif, mais il n’a été invoqué que parce que l’État n’a pas réussi à s’abstenir de violer les droits négatifs existants. (Voir Sandra Fredman, « Human Rights Transformed: Positive Duties and Positive Rights », [2006] P.L. 498, p. 502; voir aussi Vasuda Sinha, Lorne Sossin et Jenna Meguid, « Charter Litigation, Social and Economic Rights & Civil Procedure » (2017) 26:3 J. L. & Soc. Pol’y, p. 60.)

[103] Cette dichotomie parfois fausse a été reconnue par la justice. La juge Abella, dissidente dans l’arrêt Toronto (Cité), a souligné que « [t]ous les droits ont des aspects positifs, parce qu’ils existent au sein d’un appareil étatique positif et sont mis en application par celui‐ci » et que « [d]es manipulations syntaxiques appropriées peuvent aisément déplacer la plupart des cas au‐delà de la ligne de démarcation » (arrêt Toronto (Cité), par. 153, citant S. F. Kreimer, « Allocational Sanctions: The Problem of Negative Rights in a Positive State » (1984) 132 U. Pa. L. 1293, p. 1325); autrement dit, un droit peut être considéré comme négatif ou positif selon le point de vue adopté. La majorité dans l’arrêt Toronto (Cité) s’est fondée sur la distinction entre l’acte de l’État et la restriction de l’État aux fins de son analyse de la liberté d’expression, mais elle a aussi reconnu que la distinction entre les droits positifs et négatifs n’est « pas toujours nett[e] ni util[e] » (arrêt Toronto (Cité), par. 20, citant Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, 1993 CanLII 58).

[104] La juge Mactavish (alors juge de la Cour fédérale) a reconnu la difficulté de qualifier une revendication d’ « exclusivement positi[ve] ou exclusivement négati[ve] » dans le contexte d’une analyse au titre de l’article 7 dans la décision Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général), 2014 CF 651, [2015] 2 R.C.F. 267, par. 520 [décision Médecins canadiens]. La juge Mactavish a fait remarquer que « la jurisprudence portant sur l’article 7 démontre que le fait qu’une revendication particulière comprenne possiblement une demande visant à ce que le gouvernement dépense des sommes d’argent d’une certaine manière ne porte pas nécessairement un coup fatal à la revendication » (décision Médecins canadiens, par. 522). En effet, la Cour suprême a conclu que les violations des droits garantis à l’article 7 font partie de cette zone floue. Par exemple, le droit à un avocat financé par l’État a été reconnu dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, 1999 CanLII 653; et le droit d’être exempté d’une mesure législative prohibitive a été reconnu dans l’arrêt PHS. Les deux peuvent être compris, selon le point de vue adopté, comme des revendications de droits positifs.

[105] En l’espèce, les juges saisis des requêtes ont commis une erreur en radiant les revendications au motif qu’il s’agissait de revendications de droits positifs. Les actes de procédure des Dini Ze’ portent sur une privation directe de leur droit à la sécurité de la personne. Ils décrivent de façon très détaillée les effets des changements climatiques sur leur sécurité alimentaire, leur culture et leur économie. Ils attribuent ces effets à des actes précis de l’État, y compris des normes législatives déficientes et du laxisme en ce qui concerne l’octroi de licences pour les projets émetteurs de GES. Leur revendication concerne une privation actuelle et continue.

[106] Cependant, la revendication des jeunes appelants est moins précise que celle des Dini Ze’. La revendication des jeunes appelants est prospective; elle porte sur les conséquences d’une réglementation permissive à l’avenir et repose sur la prémisse selon laquelle les demandeurs ont un droit protégé par la Charte de vivre dans un monde où le climat est stable. Toutefois, la revendication des jeunes appelants, lue de façon libérale, renvoie à des privations, à savoir que le Canada a constamment manqué ses cibles en matière d’émissions qu’il s’était fixées en vertu de l’Accord de Paris (enchâssées au niveau national dans la Loi canadienne sur la responsabilité en matière de carboneutralité) et est également en voie de rater ses futures cibles en matière d’émissions. Les échecs du Canada constituent des privations, en ce sens qu’ils privent les appelants des fruits des engagements du Canada en vertu de la loi et compromettent les intérêts des appelants garantis à l’article 7.

[107] Dans l’arrêt Leroux v. Ontario, 2023 ONCA 314, 481 D.L.R. (4th) 502 [arrêt Leroux], la Cour d’appel de l’Ontario a permis l’instruction d’une revendication fondée sur l’article 7, même si elle [traduction] « ressembl[ait] presque à une affirmation d’une obligation positive constitutionnelle ». Les revendicateurs dans l’arrêt Leroux ont allégué que l’insuffisance des mesures de soutien du gouvernement pour les personnes ayant une déficience développementale violait l’article 7. La Cour d’appel de l’Ontario a distingué la revendication des autres revendications de droits positifs non fondées sur l’article 7 qui ont échoué, puisqu’un soutien gouvernemental avait déjà été approuvé à l’égard des demandeurs dans cette affaire, lequel avait dans les faits été refusé au moment de sa mise en œuvre.

[108] En autorisant l’instruction de la revendication, la Cour d’appel de l’Ontario a cité le principe selon lequel les revendications doivent être radiées avec la plus grande prudence, soulignant que ce principe peut s’appliquer avec une force particulière aux [traduction] « revendications nouvelles fondées sur la Charte qui explorent la portée d’un droit, puisque ces revendications exigent souvent une audience et un dossier de preuve pour bien comprendre la nature de l’acte de l’État contesté et les préjudices subis par les revendicateurs » (arrêt Leroux, par. 86, citant Lorne Sossin et Gerard J. Kennedy, « Justiciability, Access to Justice and the Development of Constitutional Law in Canada » (2017) 45:4 Fed. L. Rev. 707, p. 719).

[109] Je reviens au point où j’ai commencé. La revendication d’un droit à un environnement sain et vivable, ainsi que la sanction législative d’un droit moins favorable que revendiqué, explorent la portée de l’article 7 et testent ses limites. L’argument est nouveau, mais il n’est pas voué à l’échec. Les tribunaux devraient faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit de radier des revendications à un stade précoce. Il est bien établi que les revendications nouvelles, mais soutenables devraient pouvoir être invoquées afin de ne pas entraver le développement de la common law (arrêt Imperial Tobacco, par. 21). Le droit n’est pas statique et immuable : des actions vouées à l’échec hier pourraient être accueillies demain. C’est pourquoi les tribunaux doivent faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit de radier des revendications et permettre, dans la mesure du possible, l’instruction de revendications nouvelles, mais soutenables.

[110] L’élément nécessaire de la privation relativement à l’article 7 est relevé dans des circonstances où des mesures législatives ou des actes du pouvoir exécutif créent ou accentuent un risque pour la vie, la liberté ou la sécurité de la personne (arrêts Bedford; PHS). Essentiellement, c’est la théorie, ou l’une des théories, qui sous-tend la cause des appelants, et il est évident qu’il est possible de faire une analogie avec la présente affaire. Les appelants soutiennent que les mesures législatives et les décrets, qui permettent, comme ils le soutiennent, la production d’émissions de GES, les privent de leurs intérêts garantis à l’article 7. Tout comme les dispositions du Code criminel relatives à la prostitution rendaient la vie des prostituées plus précaire, il en va de même pour l’ensemble des mesures législatives fédérales contestées en l’espèce. La Cour fédérale a donc commis une erreur en expliquant que les revendications des appelants fondées sur l’article 7 étaient des revendications de droits positifs et qu’elles n’avaient donc aucune chance raisonnable de succès.

[111] Récemment, dans la décision Mathur 2023, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté une contestation fondée sur l’article 7 à l’égard d’un objectif établi en vertu d’une loi ontarienne qui visait une réduction de 30 % des émissions de GES par rapport aux niveaux de 2005 d’ici 2030. Les revendicateurs ont soutenu que cette cible n’était pas suffisamment élevée pour éviter les effets graves des changements climatiques. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que, même si la cible avait privé les revendicateurs de leurs droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, ces privations n’auraient pas été contraires aux principes de justice fondamentale (décision Mathur 2023, par. 171). Plus précisément, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que la cible de l’Ontario n’était pas arbitraire au regard de l’objectif de la loi de réduire les émissions de GES, pas plus qu’elle n’était disproportionnée par rapport à l’objectif de la loi de réduire les émissions de GES. En fait, les demandeurs étaient d’accord avec la cible de la loi et ont plutôt soutenu que l’Ontario devrait poursuivre son objectif de lutter de manière plus agressive contre les changements climatiques (décision Mathur 2023, par. 162 et 171).

[112] Fait important pour les présents motifs, la Cour supérieure de justice de l’Ontario est arrivée à cette conclusion après avoir tenu une audience. La question dans cette affaire était de savoir si les revendicateurs avaient en fait établi le bien-fondé de leur revendication fondée sur l’article 7, et non si l’invocation d’une revendication de cette nature fondée sur l’article 7 devait être autorisée. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a été en mesure d’appliquer les éléments d’une analyse au titre de l’article 7 : lien, causalité, privation, ainsi que le caractère arbitraire et la proportionnalité.

[113] La Cour fédérale a commis une erreur en concluant de manière aussi précoce qu’un lien de causalité entre les mesures législatives et la privation d’un intérêt en vertu de l’article 7 ne peut « manifestement pas être prouv[é] ». Comme le démontre la décision Mathur 2023, les arguments ne sont ni fantaisistes ni impossibles à évaluer au regard de l’ensemble des éléments de preuve. Il suffit de dire, aux fins des présents appels, que même si l’acte gouvernemental contesté ou les mesures gouvernementales contestées ne doivent pas être le seul élément ou l’élément dominant de la privation alléguée, il doit y avoir un lien réel plutôt qu’un lien hypothétique (arrêt Bedford, par. 76). Bien que ce lien ne puisse pas être établi au regard des actes de procédure dans leur version actuelle, cela ne signifie pas que la revendication fondée sur l’article 7 est si vouée à l’échec qu’elle ne peut pas être instruite dans une forme renouvelée. Je reviendrai sur ce point à la fin des présents motifs.

[114] Il n’y a aucun motif permettant de conclure qu’il est manifestement impossible de prouver les préjudices découlant des changements climatiques et des mesures législatives en matière de climat, comme l’a fait la Cour fédérale. Bien que les actes de procédure nécessitent des modifications, il existe un vaste ensemble de connaissances scientifiques sur les changements climatiques, les émissions de GES et leurs conséquences sur la santé humaine et l’environnement. Ces préjudices ont été reconnus par le gouvernement canadien lui-même : la Loi canadienne sur la responsabilité en matière de carboneutralité prévoit dans son préambule que « les changements climatiques comportent d’importants risques pour la santé et la sécurité humaines » et que « les données scientifiques établissent clairement que les activités humaines suscitent des changements du climat de la Terre sans précédent ». La Loi canadienne sur la responsabilité en matière de carboneutralité inscrit ensuite certaines cibles en matière de GES, y compris la carboneutralité d’ici 2050 (Loi canadienne sur la responsabilité en matière de carboneutralité, art. 6). L’un des objectifs de la Loi canadienne sur la responsabilité en matière de carboneutralité est énoncé à l’article 4, à savoir « exiger l’établissement de cibles nationales de réduction des émissions de gaz à effet de serre fondées sur les meilleures données scientifiques disponibles ».

[115] Je reviens à l’arrêt Gosselin, où la Cour suprême a conclu qu’une revendication de droits positifs pouvait être présentée dans des « circonstances particulières » (par. 83). La jurisprudence ne fournit aucune directive quant à ce que ces circonstances pourraient être. Les appelants soutiennent que les circonstances dont la Cour est saisie constituent des circonstances particulières justifiant une demande nouvelle fondée sur l’article 7 et que la Cour fédérale a commis une erreur en rejetant cet argument.

[116] Les effets actuels et potentiels des changements climatiques sont considérables et graves; ils comprennent la perte de terres et de cultures, l’insécurité alimentaire, des blessures et la mort. Dans l’arrêt Renvois relatifs à la LTPGES, la Cour suprême a souligné que les changements climatiques représentent un défi existentiel et une menace de la plus haute importance pour le pays et l’avenir de l’humanité qui ne peut être ignoré (arrêt Renvois relatifs à la LTPGES, par. 167). S’il ne s’agit pas là de circonstances particulières, il est difficile de concevoir qu’une telle situation puisse exister, mais cela reste à déterminer par le juge de première instance.

[117] J’ai expliqué les limites analytiques de la dichotomie des droits positifs et négatifs et pourquoi les revendications dont la Cour est saisie peuvent être utilisées pour étayer des éléments de celles-ci. Sous réserve de ce qui suit, il y a néanmoins un acte de procédure ayant suffisamment étayé l’existence d’une violation de l’article 7 dont la compréhension orthodoxe lui permet de survivre à une requête en radiation. Lorsque des revendications nouvelles fondées sur la Charte remettent en question les limites d’un droit, ces revendications peuvent nécessiter une audience afin de comprendre la nature de la loi, de l’acte exécutif ou du règlement, ainsi que le préjudice subi par les revendicateurs. Il s’agit ici de l’un de ces cas.

[118] Cela ne veut pas dire que toutes les revendications fondées sur l’article 7 nécessitent une audience, loin de là. Les actes de procédure qui ont recours à l’article 7 pour régler des problèmes sociaux généraux et systémiques ne faisant pas partie d’un régime législatif particulier qui constituent la privation, comme dans l’arrêt Tanudjaja, restent dûment la cible d’une requête en radiation. Cependant, en l’espèce, les privations des intérêts garantis à l’article 7 sont ancrées dans les lois, les décrets du Conseil et les actes exécutifs, bien que dissimulées par un acte de procédure efficace et général.

X. Remarque sur les précédents

[119] Le droit ne peut pas rester stagnant. Cela dit, les tribunaux doivent être prudents dans son développement; s’il est trop rapide, le droit devient imprévisible et capricieux, et s’il est trop lent, la justice prend du retard et perd sa pertinence. Les doctrines de droit maintenant bien établies ont été, dès le début, la cible de requêtes en radiation. Elles comprennent, par exemple, l’histoire du délit de complot (Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99, 1987 CanLII 74; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, 1990 CanLII 90 [arrêt Hunt]), une déclaration faite par négligence (Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd., [1963] 2 All E.R. 575, [1964] A.C. 465), le concept de quartier et le devoir de diligence (Donoghue v. Stevenson, [1932] All E.R. Rep. 1, 1932 CanLII 536 (FOREP)), et la défense de solutions de rechange non contrefaisantes (Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2012 CF 454).

[120] Par conséquent, le fait qu’un acte de procédure soulève un nouveau point de droit, avec peu de précédents jurisprudentiels, ne peut pas justifier sa radiation. Ni la longueur et la complexité des questions ni la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient empêcher un demandeur de faire entendre sa cause. Comme la Cour suprême l’a affirmé : « [c]e n’est que si l’action est vouée à l’échec parce qu’elle contient un vice fondamental » que la revendication doit être radiée (arrêt Hunt, p. 960). Au contraire, comme le démontre l’histoire de la common law, il peut être essentiel qu’un argument nouveau, mais sans précédent fasse l’objet d’une analyse approfondie. Ce n’est que de cette façon que la common law peut évoluer pour répondre aux défis de la société moderne.

[121] La requête en radiation est un outil précieux pour garantir des litiges efficaces et équitables, et s’assurer que la common law demeure dans des limites raisonnables, mais elle doit être utilisée avec soin (arrêt Imperial Tobacco, par. 20 et 21). Comme le juge Stratas l’a souligné dans l’arrêt Paradis Honey, au paragraphe 116, la common law n’est pas « une forêt pétrifiée »; elle se trouve « dans un état continuel d’évolution progressive et réfléchie ». Cette progression graduelle constitue une voie de développement raisonnable du droit fondé sur la raison et la doctrine, et non simplement un sens de ce qui est « approprié et correct » (Paradis Honey, par. 117).

[122] La ligne de conduite prudente que les tribunaux doivent suivre, comme décrite par le juge Stratas, est illustrée par les revendications des appelants fondées sur l’article 91, la fiducie d’intérêt public et l’article 15. Comme je l’ai mentionné, l’argument des appelants n’est aucunement étayé par la vaste jurisprudence portant sur le pouvoir général. En fait, l’argument des appelants la transforme fondamentalement en quelque chose de méconnaissable; elle devient un seuil ou une norme que toutes les lois doivent respecter. De même, la doctrine de la fiducie d’intérêt public ne ressemble en rien à ses précédents jurisprudentiels. La responsabilité parens patriae du procureur général d’agir pour préserver les ressources publiques est modifiée pour devenir une obligation d’affirmation susceptible d’être exécutée par les citoyens.

[123] Les revendications des appelants fondées sur l’article 15 n’ont aucun fondement jurisprudentiel et elles dépassent, sur le plan conceptuel, la portée de l’article 15, du moins comme elles ont été interprétées jusqu’à présent. L’article 15 est né d’une recherche de discrimination fondamentale dès le début (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, 1989 CanLII 2), puis d’une analyse fondée sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques (Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, 1999 CanLII 675), seulement pour revenir à une recherche de discrimination fondamentale (arrêt Withler). Sous réserve de ce que j’indiquerai ci-dessous, la jurisprudence n’a jamais examiné la question de savoir si l’équité intergénérationnelle relève du champ d’application de l’article 15. Au contraire, la jurisprudence souligne qu’il ne s’agit pas d’une vaste réconciliation sociale qui vise à promouvoir l’équité entre les générations, mais qu’il s’agit plutôt d’une discrimination fondée sur un contexte législatif particulier. Cependant, les revendications des appelants fondées sur l’article 7, même si elles sont interprétées comme des revendications de droits positifs, reposent toujours sur la doctrine, bien qu’il s’agisse d’une doctrine relativement inexplorée, et ont une chance raisonnable de succès.

[124] Dans les motifs dissidents dans l’arrêt Sharma, on a cherché à utiliser l’article 15 pour corriger le cycle intergénérationnel d’emprisonnement des populations autochtones. Toutefois, bien que les préjudices subis par les populations autochtones dans l’affaire Sharma étaient prospectifs, ils étaient aussi rétrospectifs et actuels : la surreprésentation des femmes autochtones dans les prisons, causée par un désavantage historique, a souvent pour effet que leurs enfants finissent par avoir des démêlés avec le même système de justice pénale (arrêt Sharma, par. 233 à 235). Cependant, en l’espèce, la violation de l’article 15 alléguée par les appelants est prospective. Les conséquences environnementales seront désastreuses si aucune mesure n’est prise maintenant, mais contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Sharma, il n’y a actuellement aucun préjudice pour étayer la contestation fondée sur l’article 15.

[125] Cela dit, les jeunes appelants soutiennent qu’il y a un certain préjudice actuel, c’est-à-dire que la crise climatique imminente provoque une détresse psychologique. Cette détresse est sans aucun doute réelle, continue et lourde. Toutefois, cette détresse se rapporte plus à une contestation fondée sur l’article 7 en tant que menace à la sécurité de la personne des appelants. Cette distinction entre les préjudices actuels, mais perpétuels et les préjudices qui sont à venir (même s’ils causent actuellement une détresse psychologique) peut un jour ne pas être pertinente, et les deux peuvent être en mesure d’étayer une cause d’action en vertu de l’article 15, mais ce n’est pas l’état actuel du droit.

XI. Rôle des actes de procédure

[126] Les revendicateurs au titre de la Charte doivent invoquer une mesure législative ou une conduite du gouvernement qui est inconstitutionnelle. La contestation d’une mesure législative particulière, l’application de cette mesure législative ou la conduite du gouvernement est en effet une caractéristique par excellence de la jurisprudence portant sur la Charte.

[127] La juge McVeigh a reconnu que, même si les Dini Ze’ contestent une loi particulière, ils n’ont renvoyé à aucun article particulier ni à aucun rôle que les dispositions pourraient jouer dans la violation alléguée. De même, le juge Manson a conclu que la nature floue et générale des revendications des jeunes appelants ne pouvait pas étayer un argument fondé sur l’article 7, et que le fait de ne pas avoir identifié une loi particulière qui aurait imposé un fardeau discriminatoire aux jeunes appelants était fatal à leur revendication fondée sur l’article 15.

[128] C’est là que réside le problème fondamental des revendications des appelants fondés sur l’article 7. Bien que les appelants aient indiqué que les lois et la conduite des acteurs étatiques qui, selon eux, encouragent ou autorisent les émissions, leurs allégations fondées sur l’article 7 sont trop générales et ne précisent pas quelles dispositions constituent une privation. Les actes de procédure ont permis d’examiner l’ensemble de la réponse du Canada aux changements climatiques. Ils contestent des lois, des règlements, des décrets et une politique. Ils les examinent tous de façon prospective et rétrospective, et décrivent la conduite qui a causé la violation comme comprenant toutes les mesures qui ont causé, ont contribué à causer ou ont permis un niveau d’émissions de GES incompatible avec un système climatique stable (déclaration des Dini Ze’, par. 3). Bien qu’il y ait, comme je l’ai décrit, parfois des allusions à un lien et à une privation alléguée, elles sont masquées par le brouillard que sont les actes de procédure.

[129] Les appelants répondent à cette critique en indiquant qu’ils ne peuvent pas adopter une approche fragmentaire à l’égard de la question. Ils indiquent que le Canada, face à un acte de procédure plus ciblé, mettrait en lumière d’autres causes des changements climatiques. Cette allégation, aussi large soit-elle, se résume à une seule proposition : que les émissions totales du Canada dépassent les exigences d’un système climatique stable et qu’une violation de la Charte ne peut pas être déterminée sans évaluer la constitutionnalité de chaque loi, règlement et décret qui entraîne des émissions de GES. C’est parce que ce sont les effets cumulatifs des lois qui donnent lieu à la violation.

[130] Les revendications ne satisfont pas à la norme du seuil en matière de litiges constitutionnels selon laquelle des mesures législatives ou des actes particuliers doivent être ciblés. La déclaration des jeunes appelants illustre bien ce fait; la conduite reprochée dans cet appel comprend des réponses législatives et réglementaires en matière de transport, d’énergie, d’émissions de méthane, d’exploitation minière de combustibles fossiles, d’exportation et d’importation de combustibles fossiles, les normes de tarification du carbone, le financement de l’industrie des combustibles fossiles et l’acquisition du pipeline Trans Mountain. Par exemple, les Dini Ze’ appelants citent comme source des violations alléguées une liste des déclarations publiques du Canada déclarant son intention de se conformer à ses accords internationaux en matière de changements climatiques, une liste des projets pétroliers et gaziers qui ont fait l’objet d’évaluations environnementales fédérales, trois lois fédérales en matière d’évaluation environnementale, un document d’orientation intitulé Évaluation stratégique des changements climatiques et une liste restreinte d’engagements internationaux du Canada en matière d’émissions de GES (déclaration des Dini Ze’, par. 41, 42, 55, 59 à 71, et 89(c)).

[131] Dans ces cas, les déclarations ne se limitent pas à l’exigence d’invoquer des faits pertinents, et non des éléments de preuve, et elles ne distinguent pas les faits contextuels de ceux liés à la violation. Le juge Manson a reconnu qu’une revendication fondée sur l’article 7 pourrait être présentée, mais pas au regard des actes de procédure, compte tenu de leur « caractère diffus et illimité » (décision La Rose, par. 63 à 67). De même, la juge McVeigh a conclu que, bien que les Dini Ze’ puissent avoir une revendication fondée sur la Charte, elle n’était pas viable au regard des actes de procédure (décision Misdzi Yikh, par. 58 et 102). La juge McVeigh a fondé sa décision sur le point voulant que la revendication fût tout simplement ingérable, trop floue et générale, et qu’elle ne mît pas suffisamment l’accent sur la contestation d’une mesure législative particulière en lien avec un droit garanti à l’article 7. Comme l’a écrit la juge McVeigh au paragraphe 94 de la décision Misdzi Yikh, « [c]e n’est pas ainsi que l’on fait valoir un moyen en vertu de la Charte ». Je suis du même avis.

[132] Les exigences de base des actes de procédure ne sont pas assouplies par le simple fait qu’une revendication fondée sur la Charte est en cause (Mancuso c. Canada (Santé nationale et Bien-être social), 2015 CAF 227). Bien que les appelants aient cité des décisions, une conduite et des dispositions législatives particulières, toute possibilité d’une audience gérable et d’une analyse éclairée de la Charte est compromise par la portée illimitée de la revendication. Ce n’est pas le rôle du juge saisi des requêtes de séparer le bon grain de l’ivraie.

[133] Ces actes de procédure échouent au motif qu’ils ne sont pas suffisamment ciblés aux fins d’une analyse constitutionnelle. C’est le fond de l’argument du Canada, que la Cour accepte. Toutefois, en présumant que les actes de procédure sont modifiés de manière à remédier à ce manque de précision, le Canada, en tant qu’intimé, peut-il invoquer l’argument opposé pour se soustraire à sa responsabilité? À mesure que la portée de l’acte de l’État contesté se rétrécit, on pourrait soutenir que l’acte inconstitutionnel allégué ne peut pas être considéré de façon isolée, ou le Canada pourrait soutenir que, en raison des sources étrangères d’émissions de GES, les revendications plus étroites fondées sur la Charte sont vouées à l’échec parce que le lien entre le préjudice et la conduite du Canada ne peut pas être établi. Les gouvernements pourraient effectivement jouer un tour de passe-passe en utilisant une stratégie « maintenant vous me voyez, maintenant vous ne me voyez pas » et en se cachant derrière des oppositions de rechange selon lesquelles la revendication soulevée est soit trop générale, soit trop précise.

[134] Il y a plusieurs réponses à cette préoccupation. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, la possibilité que la violation ou le préjudice allégué ait d’autres causes ou sources ne constitue pas un obstacle à une contestation constitutionnelle (arrêt Bedford, par. 76; arrêt Khadr, par. 21; arrêt Kreishan, par. 82; Revell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262, [2020] 2 R.C.F. 355, par. 60). Prétendre le contraire aurait pour effet de mettre la loi à l’abri d’un examen constitutionnel. Dans les sociétés modernes et complexes, les problèmes ont rarement, voire jamais, une cause unique ou un simple intérêt; ils découlent plutôt d’une foule d’influences sociales, économiques, juridiques et pratiques, dont certaines pourraient échapper au contrôle de l’ordre particulier de gouvernement visé par la revendication. La deuxième réponse à cet argument est que ces considérations entrent en jeu à l’étape de la première instance, lorsque le tribunal examine la question de savoir s’il existe un lien constitutionnel suffisant entre le préjudice et l’acte de l’État allégué en tant que question de fait.


XII. Conclusion

[135] J’accueillerais donc en partie les appels. Je modifierais les ordonnances de la Cour fédérale afin d’accorder une autorisation de modification de la revendication selon laquelle il y a eu violation de l’article 7 de la Charte. Étant donné qu’aucuns dépens n’ont été demandés, aucuns dépens ne seront adjugés.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

J.B. Laskin, j.c.a. »

« Je souscris à ces motifs.

René LeBlanc, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

A-289-20 ET A-308-20

 

DOSSIER :

A-289-20

INTITULÉ :

CECILIA LA ROSE ET AUTRES c. SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET DOSSIER :

A-308-20

INTITULÉ :

DINI ZE’ LHO’IMGIN, ALIAS ALPHONSE GAGNON, EN SON PROPRE NOM, ET AUTRES c. SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 14 et 15 février 2023

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 13 DÉCEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

DOSSIER :

A-289-20

Catherine Boies Parker

David W. Wu

Reidar Mogerman

Christopher Tollefson

Anthony Ho

Pour les appelants

Joseph Cheng

Andrew Law

Katrina Longo

Pour les intimés

ET DOSSIER :

A-308-20

Richard J. Overstall

Pour les appelants

Judith Hoffman

Adrienne Copithorne

Pour l’intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DOSSIER :

A-289-20

Arvay Finlay LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

Camp Fiorante Matthews Mogerman LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

Tollefson Law Corporation

Victoria (Colombie-Britannique)

Pour les appelants

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour les intimés

ET DOSSIER :

A-308-20

Richard J. Overstall Law Office

Penticton (Colombie‐Britannique)

Pour les appelants

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimé

 

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