Date : 20240112
Dossier : A-69-22
Référence : 2024 CAF 10
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM : |
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY LE JUGE LOCKE LA JUGE GOYETTE |
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ENTRE : |
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PHARMASCIENCE INC. |
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appelante |
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et |
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JANSSEN INC. et JANSSEN PHARMACEUTICA N.V. |
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intimées |
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Audience tenue à Toronto (Ontario), les 5 et 6 décembre 2023.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 janvier 2024.
MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT : |
LE JUGE LOCKE |
Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY LA JUGE GOYETTE |
Date : 20240112
Dossier : A-69-22
Référence : 2024 CAF 10
CORAM : |
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY LE JUGE LOCKE LA JUGE GOYETTE |
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ENTRE : |
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PHARMASCIENCE INC. |
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appelante |
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et |
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JANSSEN INC. et JANSSEN PHARMACEUTICA N.V. |
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intimées |
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MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT
La présente est la version publique des motifs du jugement confidentiels communiqués aux parties. Les deux versions sont identiques, puisqu'aucun renseignement confidentiel n'a été divulgué dans la version confidentielle des motifs.
LE JUGE LOCKE
I. Contexte
[1] Il s'agit d'un appel d'une décision de la Cour fédérale (2022 CF 62, le juge Michael D. Manson) rendue lors d'une action intentée au titre du paragraphe 6(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement). Dans cette action, les intimées, Janssen Inc. et Janssen Pharmaceutica N.V. (Janssen), sollicitaient une déclaration selon laquelle la fabrication, l'exploitation ou la vente par l'appelante, Pharmascience Inc. (Pharmascience), de sa version générique du médicament breveté de Janssen appelé INVEGA SUSTENNA constituerait une contrefaçon du brevet canadien no 2 655 335 (le brevet 335).
[2] INVEGA SUSTENNA est un produit de palmitate de palipéridone en suspension destiné au traitement de la schizophrénie et des troubles connexes. Le brevet 335 prévoit un schéma thérapeutique pour atteindre la concentration plasmatique préférable selon le temps. Le brevet enseigne une dose initiale dans le muscle deltoïde le premier jour, une deuxième dose au jour 8, puis une dose d'entretien mensuelle dans le deltoïde ou le fessier. Pour les patients ne souffrant pas d'insuffisance rénale, la première et la deuxième doses sont l'équivalent de 150 et de 100 milligrammes (éq. mg) respectivement, et les doses d'entretien mensuelles sont l'équivalent de 75 mg chacune. Pour les patients souffrant d'insuffisance rénale, la première et la deuxième doses sont l'équivalent de 100 et de 75 mg respectivement, et les doses d'entretien mensuelles sont l'équivalent de 50 mg chacune.
[3] Pharmascience a présenté une requête en jugement sommaire ou, subsidiairement, en rejet de l'action de Janssen en vertu de l'article 6.08 du Règlement au motif que son produit ne contreferait pas le brevet 335 puisqu'il ne fournirait pas la dose éq. 75 mg, laquelle est un élément essentiel de toutes les revendications du brevet. La Cour fédérale a rejeté la requête de Pharmascience. Lors du procès sommaire, la Cour fédérale a tranché la question de la contrefaçon en faveur de Janssen et a conclu que Pharmascience inciterait à la contrefaçon du brevet 335 avec sa version générique du produit INVEGA SUSTENNA. La Cour a autorisé la poursuite de l'action quant aux questions de la validité du brevet qui avaient été soulevées par Pharmascience. La décision rendue à ce sujet (2022 CF 1218) fait l'objet d'un appel à notre Cour (dossier no A‑205‑22). L'audience a eu lieu et l'appel est en délibéré au moment du prononcé des présents motifs.
[4] La Cour fédérale a correctement énoncé le critère juridique permettant de conclure à l'incitation à la contrefaçon de brevet au paragraphe 93 de ses motifs :
Il existe un critère à trois volets en ce qui concerne l'incitation à la contrefaçon : 1) il y a eu contrefaçon directe de la part d'un tiers; 2) l'incitateur a influencé le tiers de sorte que, sans cette influence, l'acte de contrefaçon n'aurait pas eu lieu; et 3) le défendeur savait que son influence entraînerait l'acte de contrefaçon (Corlac Inc. c Weatherford Canada Ltd., 2011 CAF 228 [Corlac]).
[5] La Cour fédérale a estimé qu'il était satisfait à chacun des volets du critère. Dans le présent appel, Pharmascience ne remet en question que le premier critère. Plus précisément, Pharmascience affirme que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l'exploitation de sa version générique du produit INVEGA SUSTENNA entraînerait une contrefaçon directe si la dose éq. 75 mg était obtenue de Janssen.
[6] Pour les motifs exposés ci-dessous, je rejetterais l'appel.
II. La décision de la Cour fédérale
[7] La Cour fédérale a examiné le premier volet du critère d'incitation à la contrefaçon aux paragraphes 95 à 120 de ses motifs.
[8] Elle a d'abord examiné l'argument de Pharmascience selon lequel une activité visée par les revendications du brevet 335 serait autorisée pour les médecins prescripteurs et ne constituerait donc pas une contrefaçon (voir les paragraphes 96 à 102 des motifs de la Cour fédérale). Selon Pharmascience, cela s'explique par le fait que lorsqu'un médecin prescrirait ou utiliserait sa version générique du produit INVEGA SUSTENNA, cette utilisation nécessiterait l'emploi d'une dose éq. 75 mg, laquelle n'est disponible que de Janssen. Pharmascience a fait valoir qu'en l'absence de restrictions imposées par Janssen au moment de la vente, une dose éq. 75 mg vendue par Janssen comprendrait une licence implicite permettant à l'acheteur ou au médecin prescripteur d'utiliser la dose éq. 75 mg de la façon qu'il choisit, y compris selon les schémas thérapeutiques revendiqués, en combinaison avec d'autres doses obtenues d'une source non autorisée comme Pharmascience.
[9] La Cour fédérale a examiné quelques décisions portant sur la question de la licence implicite et a conclu que ce principe ne s'appliquait pas à la dose éq. 75 mg. Elle a estimé que la licence implicite se rapportait aux articles brevetés en soi, et que la dose éq. 75 mg n'était pas à elle seule brevetée. Elle n'en est qu'un composant.
[10] C'est cette partie de l'analyse de la Cour fédérale sur le premier volet du critère d'incitation à la contrefaçon qui est au centre de l'argument de Pharmascience en l'espèce.
[11] Le reste de l'analyse de la Cour fédérale sur le premier volet du critère porte sur des questions qui ne sont plus en litige. Il s'agissait notamment de savoir si la monographie de Pharmascience contenait des directives à propos de l'utilisation de la dose éq. 75 mg, et si elle amènerait les prescripteurs à modifier leurs pratiques quant à la prescription de cette dose eq. 75 mg.
III. Norme de contrôle applicable
[12] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l'espèce est celle énoncée dans l'arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Les questions de droit sont examinées selon la norme de la décision correcte, et les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit qui ne soulèvent aucune question de droit isolable sont examinées selon le critère de l'erreur manifeste et dominante. Une erreur manifeste est une erreur qui est évidente. Une erreur dominante est une erreur qui touche directement à l'issue de l'affaire. Lorsque l'on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l'arbre debout. On doit faire tomber l'arbre tout entier : R. c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, [2012] A.C.F. no 669 (QL) au para. 46 (approuvé dans Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352 au para. 38).
IV. Analyse
[13] L'argument de Pharmascience selon lequel la Cour fédérale a commis une erreur en ne reconnaissant pas la portée de la licence implicite en l'espèce repose sur la décision Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129 (Eli Lilly). Cette décision portait sur une licence obligatoire accordée à Novopharm pour la fabrication et l'importation de nizatidine en vrac. Novopharm avait conclu avec Apotex un accord d'approvisionnement en vertu duquel la première fournirait à la seconde de la nizatidine et qu'Apotex en ferait des gélules. Le litige portait sur la question de savoir si la nizatidine que Novopharm avait acquise en vertu d'une licence et qu'elle vendait ensuite à Apotex comprenait une licence implicite pour la fabrication de gélules à partir de la nizatidine en vrac.
[14] À cet égard, au paragraphe 99 de ses motifs, la Cour suprême du Canada a cité et approuvé l'extrait suivant de la décision rendue par la Cour d'appel fédérale portée en appel :
Si le titulaire d'un brevet fabrique un objet breveté, il a, outre ce monopole, la propriété de cet article. Et la propriété d'une chose implique, comme chacun sait, [TRADUCTION] « le droit de posséder la chose et de l'utiliser, le droit de jouir des produits et des accessoires de la chose, ainsi que le droit de la détruire, de la grever ou de l'aliéner » [...] Si le titulaire du brevet vend l'objet breveté qu'il a fabriqué, il cède à l'acheteur le droit de propriété relatif à cet article. Cela signifie qu'à partir de ce moment, le titulaire du brevet ne jouit plus d'un droit quelconque à l'égard de l'objet qui appartient maintenant à l'acheteur, lequel, à titre de nouveau propriétaire, jouit du droit exclusif de posséder cet objet, de l'utiliser, d'en jouir, de le détruire ou de l'aliéner. Il s'ensuit qu'en vendant l'objet breveté qu'il a fabriqué, le titulaire du brevet renonce implicitement, pour ce qui est de cet objet, au droit exclusif qu'il possède d'utiliser et de vendre l'invention en vertu du brevet. Par conséquent, après la vente, l'acheteur peut faire ce qu'il veut de l'objet breveté sans craindre de contrefaire le brevet de son vendeur.
Les mêmes principes s'appliquent manifestement lorsqu'un article breveté est vendu à un titulaire de licence qui, en vertu de cette dernière, est autorisé à vendre sans restriction. Il s'ensuit que si Apotex devait acheter de la nizatidine en vrac fabriquée ou importée par Novopharm en vertu de sa licence, Apotex pourrait, sans contrefaire les brevets de Lilly, fabriquer des gélules à partir de cette substance ou l'utiliser de toute autre manière possible. [Souligné dans l'original]
[15] La Cour suprême du Canada a poursuivi en ces termes :
[100] Peut-être convient-il d'expliquer brièvement les principes qui sous‑tendent cet énoncé légitime du droit. Comme je l'ai déjà fait remarquer au sujet de la distinction entre une sous‑licence et un contrat de vente ordinaire d'un article breveté ou autorisé, la vente d'un article breveté est présumée conférer à l'acheteur le droit [TRADUCTION] « d'utiliser, de vendre ou d'aliéner les marchandises à son gré » : voir Badische Anilin und Soda Fabrik c. Isler, précité, à la p. 610. Sauf stipulation contraire de la licence autorisant la vente d'un article breveté, le titulaire de cette licence est ainsi en mesure de céder aux acheteurs le droit d'utiliser ou de revendre l'article en cause sans crainte de violer le brevet. En outre, toute restriction imposée au titulaire d'une licence, qui est destinée à toucher les droits des acheteurs subséquents, doit être exprimée clairement et sans équivoque; les conditions restrictives imposées par un breveté à un acheteur ou au titulaire d'une licence ne sont pas rattachées aux marchandises sauf si elles sont portées à l'attention de l'acheteur au moment de l'acquisition de ces dernières : voir National Phonograph Co. of Australia, Ltd. c. Menck, [1911] A.C. 336 (C.P.).
[101] Par conséquent, il est clair que, en l'absence de conditions contraires expresses, l'acheteur d'un article autorisé a le droit d'en disposer à son gré pourvu que, ce faisant, il ne viole pas les droits conférés par le brevet. À cet égard, Eli Lilly allègue qu'en l'espèce la préparation de la nizatidine sous une autre forme irait au‑delà de la portée des droits obtenus par l'acheteur parce qu'elle reviendrait non pas simplement à revendre la substance achetée, mais plutôt à créer un nouvel article contrairement au brevet qu'elle détient. Toutefois, j'estime que cet argument n'est justifié ni par la preuve, ni par la jurisprudence citée par Eli Lilly. À mon avis, la préparation de la nizatidine sous forme posologique définitive n'a pas pour effet de créer un nouvel article. Elle s'apparente plutôt davantage à un nouveau conditionnement de la substance sous une forme commercialement utilisable, ce qui, à mon sens, ne viole aucun droit conféré par les brevets.
[16] Il est donc clair que la vente d'un article breveté sans restriction donne à l'acheteur le droit d'utiliser cet article comme il le souhaite. Ce point n'est pas contesté. Ce principe est bien étayé par la jurisprudence antérieure : Thomas v. Hunt (1864), 17 C.B.N.S. 183, 144 E.R. 74, p. 76; Betts v. Willmott (1871), L.R. 6 Ch. App. 239, p. 245, 19 W.R. 369; Badische Anilin und Soda Fabrik v. Isler (1906), 1 Ch. 605, p. 610, 75 L.J. Ch. 411, conf. par [1906] 2 Ch. 443, 23 R.P.C. 633 (C.A.); Hatton v. Copeland-Chatterson Co. (1906), 37 S.C.R. 651, p. 653; Gillette v. Rea, [1910] O.J. No. 587, 15 O.W.R. 345 au para. 2; National Phonograph Company of Australia Ld. v. Menck, [1911] A.C. 336, 28 R.P.C. 229, p. 234, 238, 246 et 248 (C.P.); Signalisation de Montréal Inc. c. Services de Béton Universels Ltée, [1993] 1 C.F. 341, [1992] A.C.F. no 1151 (QL) (C.A.F.) aux para. 17 et 20. Ce principe est également étayé par la jurisprudence postérieure à Eli Lilly : Apotex Inc. c. Merck & Co., 2002 CAF 210, [2003] 1 C.F. 242 au para. 39; Distrimedic Inc. c. Dispill Inc., 2013 CF 1043, [2013] A.C.F. no 1093 (QL) (Distrimedic) au para. 226; Angelcare Canada Inc. c. Munchkin, Inc., 2022 CF 507, [2022] A.C.F. no 480 (QL) (Angelcare) au para. 276.
[17] Janssen soutient que ce principe ne s'applique pas en l'espèce. Elle note que l'article qu'elle vendrait (la dose éq. 75 mg) n'est pas en soi un article breveté, mais simplement un composant d'une invention brevetée comprenant plusieurs doses différentes. Janssen soutient que la jurisprudence concernant la licence implicite se limite à l'article breveté lui‑même et que, par conséquent, l'achat de Janssen de la seule dose éq. 75 mg ne serait pas assortie d'une licence implicite permettant de combiner cette dose avec d'autres doses obtenues de Pharmascience pour reproduire l'invention brevetée.
[18] Pharmascience conteste le fait qu'on puisse établir une distinction entre un article vendu qui est l'invention brevetée elle‑même et un article vendu qui n'est qu'un composant. Elle fait référence à la décision Slater Steel Industries Ltd. c. R. Payer Co. Ltd (1968), 55 C.P.R. 61, 38 Fox Pat. C. 139 (C. de l'É.) (Slater Steel), qui portait sur un brevet sur une tige de forme hélicoïdale enroulée autour d'une ligne de transport d'électricité. Les revendications portaient sur la combinaison de la tige et de la ligne de transport d'électricité. La Cour de l'Échiquier a noté que, dans cette affaire, le détenteur du brevet et le titulaire canadien de la licence [TRADUCTION] « exploitaient les brevets non pas en fabriquant la combinaison qui fait l'objet du brevet, mais en fabriquant les tiges protectrices préformées et en les vendant aux sociétés d'électricité qui les utilisaient pour reproduire la combinaison en les ajoutant à leurs lignes de transport d'électricité »
. La Cour a ensuite observé [TRADUCTION] qu'« aucune licence n'a été accordée au titre des brevets à quiconque au Canada pour permettre de recréer la combinaison protégée par les brevets, à l'exception de la licence implicite découlant de la vente des tiges protectrices préformées »
(voir p. 65).
[19] La Cour de l'Échiquier a conclu que la défenderesse, qui proposait une tige concurrente, n'avait pas commis de contrefaçon puisqu'elle n'avait pas fabriqué la combinaison brevetée, et qu'elle n'avait pas incité sa cliente à le faire. Néanmoins, Pharmascience nous demande de conclure, en raison des termes à la fin de la phrase citée à la fin du paragraphe précédent ([TRADUCTION] « à l'exception de la licence implicite découlant de la vente des tiges protectrices préformées »
), que la vente d'un composant d'une combinaison brevetée donne une licence implicite pour l'utilisation de la combinaison.
[20] Je ne suis pas prêt à tirer une conclusion aussi générale d'une remarque incidente faite par la Cour de l'Échiquier il y a plus de 50 ans. À mon avis, le contexte de l'opération est pertinent. Dans la décision Slater Steel, il semble avoir été implicite que la personne qui achète du titulaire du brevet une tige préformée décrite dans le brevet en question avait le droit d'utiliser cette tige afin de créer la combinaison brevetée. Rien n'indique que l'on s'attendait de l'acheteur qu'il obtienne également du titulaire du brevet les lignes de transport d'électricité. Toute licence implicite se limiterait à la fabrication de la combinaison avec des tiges fabriquées ou vendues par le titulaire du brevet. En l'absence d'une allégation ou de preuve contraire, la Cour a refusé de conclure à l'existence d'une licence implicite. La Cour de l'Échiquier a examiné cette question à la page 86 de sa décision.
[21] Toutefois, la situation en l'espèce n'est pas forcément semblable. Il semble que rien ne permette de conclure que Janssen ou ses clients (qu'il s'agisse de médecins prescripteurs ou de patients) auraient compris que l'achat d'une dose unique de palmitate de palipéridone de Janssen comprendrait une licence implicite leur permettant d'utiliser l'ensemble du schéma thérapeutique du produit en la combinant avec d'autres doses obtenues de sources non autorisées, de manière à reproduire l'invention visée par le brevet 335. Il est difficile d'admettre l'existence d'une telle licence implicite alors que ni la partie qui accorderait la licence, ni la personne qui la recevrait n'ont envisagé l'existence d'une telle licence.
[22] Pharmascience renvoie également à la décision Distrimedic rendue par la Cour fédérale. Dans la partie pertinente de cette décision, Distrimedic était accusée d'inciter à la contrefaçon de certaines revendications d'un brevet relatives à un mécanisme de pilulier et à un mécanisme permettant d'ouvrir un système de piluliers avec un couteau. Rien n'indiquait que Distrimedic avait vendu un tel dispositif; toutefois, elle a vendu des piluliers à des pharmaciens qui s'étaient procuré de tels dispositifs du titulaire du brevet. Il semble qu'on ait allégué que ces pharmaciens avaient utilisé les dispositifs du titulaire du brevet avec les piluliers de Distrimedic, et que Distrimedic les avaient incités à le faire. Parmi les raisons invoquées par la Cour fédérale pour rejeter cet argument, il y avait le fait que les personnes qui achètent ces dispositifs du titulaire du brevet « doivent être présumées avoir acquis le droit implicite de les utiliser sans restriction »
(voir le paragraphe 226 des motifs).
[23] À mon avis, cette décision n'est pas d'un grand secours pour Pharmascience, étant donné que le mécanisme de pilulier et le mécanisme permettant d'ouvrir un système de piluliers faisaient l'objet de revendications distinctes qui n'étaient pas interdépendantes. Par conséquent, lorsqu'on achetait ces articles du titulaire du brevet, on achetait les articles brevetés, et non uniquement un simple composant. Cette décision n'étaye pas l'affirmation selon laquelle la vente d'un simple composant d'une invention brevetée donne lieu à une licence implicite permettant l'utilisation de l'invention brevetée sans restriction, comme le revendique Pharmascience.
[24] Pour sa part, Janssen s'appuie sur la décision de notre Cour MacLennan c. Les Produits Gilbert Inc., 2008 CAF 35, [2008] A.C.F. no 128 (QL) (MacLennan). Le brevet en question portait sur un système de remplacement des dents de scie endommagées ou usées sur les porte‑dents des scies circulaires pour têtes abatteuses utilisées dans l'industrie forestière. On voulait minimiser les pertes en facilitant le remplacement des dents. Les appelants vendaient la combinaison des dents et des porte‑dents. Ils ont affirmé que l'intimée incitait à la contrefaçon en fabriquant et vendant des répliques des dents de remplacement destinées à être utilisées par les clients des appelants avec des porte-dents achetés de ceux-ci.
[25] Les appelants ont réussi à établir que l'intimée avait incité à la contrefaçon de brevet en vendant des répliques des dents. Janssen fait remarquer que le fait que les clients aient acheté des appelants un composant de la combinaison brevetée (les porte-dents) n'a pas empêché la Cour de conclure que les appelants avaient directement contrefait le brevet. Manifestement, dans la décision MacLennan, la Cour n'a pas relevé l'existence d'une licence implicite qui aurait permis aux acheteurs des porte-dents des appelants de les utiliser avec d'autres composants de la combinaison brevetée qui auraient été obtenus de sources non autorisées. Janssen fait valoir que les faits de la décision MacLennan correspondent en tous points à ceux de l'espèce.
[26] Pharmascience tente d'établir une distinction avec la décision MacLennan au motif que le litige portait sur l'étendue du droit implicite d'un acheteur de réparer. L'intimée dans cette décision avait fait valoir que les dents devaient être remplacées en raison d'une utilisation normale, et que l'acheteur avait une licence implicite de réparer ses porte-dents en remplaçant les dents endommagées ou usées. Notre Cour n'était pas de cet avis. Elle a constaté que l'essence de l'invention brevetée dans ce cas était le remplacement facile des dents, et que leur remplacement ne constituait donc pas une réparation, mais bien une reconstitution de l'invention (voir MacLennan au para. 23). Pharmascience fait valoir que l'espèce se distingue de l'affaire MacLennan en ce qu'elle concerne le droit d'utiliser une invention plutôt que le droit de la reconstituer.
[27] Je ne suis pas d'accord avec la distinction proposée par Pharmascience. Selon moi, dans la décision MacLennan, la Cour a refusé de se prononcer au sujet d'une licence implicite de réparation en raison de la nature de l'invention. Rien dans cette conclusion ne fait penser qu'il existe une licence implicite à vaste portée relative à l'utilisation d'un article breveté. En fait, la constatation d'une incitation à la contrefaçon dans cette décision indique que les acheteurs s'étant procuré des porte‑dents du titulaire du brevet n'ont pas acquis un droit illimité de les utiliser en tant que composants de la combinaison brevetée.
[28] La décision Angelcare rendue par la Cour fédérale appuie l'approche décrite dans la décision MacLennan. Cette décision portait sur le brevet d'une combinaison composée d'un seau servant à stocker des couches souillées et d'une cartouche de film plastique destinée à être utilisée dans le seau. Les défenderesses étaient notamment accusées d'avoir incité à la contrefaçon en vendant des cartouches destinées à être utilisées dans le seau des demanderesses. L'un des moyens de défense proposés était que les acheteurs des seaux des demanderesses avaient obtenu une licence implicite leur permettant de les utiliser comme bon leur semblait, y compris avec des cartouches achetées des défenderesses. L'argument voulait que si cette licence implicite existait, il n'y avait pas de contrefaçon directe sur laquelle fonder l'incitation à la contrefaçon. La Cour fédérale s'est penchée sur la décision MacLennan aux paragraphes 278 à 280 des motifs de sa décision dans Angelcare. Elle n'a relevé aucun argument permettant d'établir une distinction avec la décision MacLennan et a conclu à l'existence d'une incitation à la contrefaçon.
[29] Dans ces deux décisions, l'invention brevetée était une combinaison et, par conséquent, la vente d'un simple composant de celle-ci était insuffisante pour accorder le droit implicite d'utiliser l'ensemble de la combinaison. Pour qu'une licence implicite soit accordée, on doit vendre l'ensemble de la combinaison, ou, du moins, comme dans la décision Slater Steel, l'utilisation envisagée d'un composant par les parties au moment de la vente visait son utilisation dans la combinaison brevetée.
[30] En résumé, je ne suis pas convaincu que la Cour fédérale ait commis une quelconque erreur en concluant que les personnes utilisant la dose éq. 75 mg de Janssen en combinaison avec des doses différentes de Pharmascience contreferaient directement le brevet 335 et que, par conséquent, le premier volet du critère de la contrefaçon de brevet serait rempli.
[31] Pharmascience soutient, à titre subsidiaire, que la Cour fédérale a commis une erreur en ne limitant pas ses conclusions d'incitation à la contrefaçon aux revendications 17 à 32 du brevet 335, lesquelles portent sur l'emploi d'une forme médicamenteuse conformément aux schémas thérapeutiques revendiqués. Les autres revendications du brevet 335 portent sur des seringues préremplies adaptées à l'administration selon les schémas thérapeutiques revendiqués (revendications 1 à 16), l'emploi de la palipéridone sous forme de palmitate de palipéridone dans la fabrication et la préparation d'un médicament adapté à l'administration conformément aux schémas thérapeutiques revendiqués (revendications 33 à 48), et l'emploi d'une forme médicamenteuse adaptée à l'administration conformément aux schémas thérapeutiques revendiqués (revendications 49 à 63).
[32] Je ne suis pas convaincu que la Cour fédérale ait commis une erreur à cet égard. Comme c'est le cas pour les revendications 17 à 32, toutes les autres revendications du brevet 335 seraient contrefaites directement si un médecin ou un patient utilisait la version générique du produit INVEGA SUSTENNA de Pharmascience avec des doses éq. 75 mg vendues par Janssen. En outre, tout comme pour les revendications 17 à 32, toute contrefaçon directe de ce type serait incitée par Pharmascience.
V. Conclusion
[33] Il résulte de ce qui précède que je rejetterais le présent appel. J'accorderais à Janssen des dépens d'un montant forfaitaire convenu de 10 000 $.
« George R. Locke »
j.c.a.
« Je suis d'accord.
Yves de Montigny, j.c. »
« Je suis d'accord.
Nathalie Goyette, j.c.a. »
COUR D'APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossier : |
A-69-22 |
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INTITULÉ : |
PHARMASCIENCE INC. c. JANSSEN INC. et JANSSEN PHARMACEUTICA N.V. |
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LIEU DE L'AUDIENCE : |
Toronto (Ontario) |
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DATES DE L'AUDIENCE : |
LES 5 et 6 décembre 2023 |
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MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT : |
LE JUGE LOCKE |
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Y ONT SOUSCRIT : |
LE JUGE EN CHEF DE MONTIGNY LA JUGE GOYETTE |
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DATE DES MOTIFS : |
LE 12 JANVIER 2024 |
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COMPARUTIONS :
Marcus Klee Scott Beeser |
Pour l'appelante PHARMASCIENCE INC. |
Peter Wilcox Marian Wolanski Megan Pocalyuko Oleyna Strigul |
Pour les intimées JANSSEN INC. et JANSSEN PHARMACEUTICA N.V. |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Aitken Klee LLP Ottawa (Ontario) |
Pour l'appelante PHARMASCIENCE INC. |
Belmore Neidrauer LLP Toronto (Ontario) |
Pour les intimées JANSSEN INC. et JANSSEN PHARMACEUTICA N.V. |