Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20240327


Dossier : A-158-23

Référence : 2024 CAF 63

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LOCKE

LA JUGE GOYETTE

 

 

ENTRE :

 

 

LEONARD B FRENCH

 

 

appelant

 

 

et

 

 

LA LÉGION ROYALE CANADIENNE (DIRECTION NATIONALE)

 

 

intimée

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 31 janvier 2024.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 mars 2024.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LA JUGE GOYETTE

 


Date : 20240327


Dossier : A-158-23

Référence : 2024 CAF 63

CORAM :

LA JUGE WOODS

LE JUGE LOCKE

LA JUGE GOYETTE

 

 

ENTRE :

 

 

LEONARD B FRENCH

 

 

appelant

 

 

et

 

 

LA LÉGION ROYALE CANADIENNE (DIRECTION NATIONALE)

 

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LOCKE

[1] Le présent appel concerne la portée du moyen de défense prévu au paragraphe 64(2) de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, contre des allégations de violation du droit d’auteur et des droits moraux. Le paragraphe 64(2) est ainsi libellé :

64 (2) Ne constitue pas une violation du droit d’auteur ou des droits moraux sur un dessin appliqué à un objet utilitaire, ou sur une œuvre artistique dont le dessin est tiré, ni le fait de reproduire ce dessin, ou un dessin qui n’en diffère pas sensiblement, en réalisant l’objet ou toute reproduction graphique ou matérielle de celui-ci, ni le fait d’accomplir avec un objet ainsi réalisé, ou sa reproduction, un acte réservé exclusivement au titulaire du droit, pourvu que l’objet, de par l’autorisation du titulaire – au Canada ou à l’étranger – remplisse l’une des conditions suivantes :

64 (2) Where copyright subsists in a design applied to a useful article or in an artistic work from which the design is derived and, by or under the authority of any person who owns the copyright in Canada or who owns the copyright elsewhere,

a) être reproduit à plus de cinquante exemplaires;

(a) the article is reproduced in a quantity of more than fifty, or

b) s’agissant d’une planche, d’une gravure ou d’un moule, servir à la production de plus de cinquante objets utilitaires.

(b) where the article is a plate, engraving or cast, the article is used for producing more than fifty useful articles,

[EN BLANC]

it shall not thereafter be an infringement of the copyright or the moral rights for anyone

[EN BLANC]

(c) to reproduce the design of the article or a design not differing substantially from the design of the article by

[EN BLANC]

(i) making the article, or

[EN BLANC]

(ii) making a drawing or other reproduction in any material form of the article, or

[EN BLANC]

(d) to do with an article, drawing or reproduction that is made as described in paragraph (c) anything that the owner of the copyright has the sole right to do with the design or artistic work in which the copyright subsists.

[2] Les principes d’interprétation des lois sont bien connus et ont été examinés à maintes reprises dans la jurisprudence. La Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit aux paragraphes 117 et 118 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 :

La cour qui interprète une disposition législative le fait en appliquant le « principe moderne » en matière d’interprétation des lois, selon lequel il faut lire les termes d’une loi « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26, citant tous deux E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87. Le Parlement et les législatures provinciales ont également donné certaines indications en adoptant des règles législatives qui encadrent explicitement l’interprétation des lois et des règlements : voir, p. ex., la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I-21.

Notre Cour a adopté ce « principe moderne » en tant que méthode appropriée d’interprétation des lois parce que c’est uniquement à partir du texte de loi, de l’objet de la disposition législative et du contexte dans son ensemble qu’il est possible de saisir l’intention du législateur : [Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd. Markham (Ontario) : LexisNexis, 2014], p. 7-8. Les personnes qui rédigent et adoptent des textes de loi s’attendent à ce que les questions concernant leur sens soient tranchées à la suite d’une analyse qui tienne compte du libellé, du contexte et de l’objet de la disposition concernée […]

[3] L’interprétation des lois est une question de droit et elle doit être examinée selon la norme de la décision correcte dans le présent appel : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 au para. 8 (Housen).

[4] Comme en témoignent les déclarations qui ont été faites et les débats qui ont été tenus à l’époque où le paragraphe 64(2) a été ajouté à la Loi sur le droit d’auteur, l’objet général de cette disposition était de limiter la portée du droit d’auteur et des droits moraux sur les dessins appliqués à certains produits reproduits en quantités industrielles. Aux paragraphes 47 à 50 de son mémoire des faits et du droit, l’intimée cite certains de ces débats et déclarations. L’idée générale était qu’il fallait plutôt protéger ces dessins par l’enregistrement d’un dessin industriel, qui offre une protection dont le cycle de vie est beaucoup plus court que celle qu’offre le droit d’auteur.

[5] Toutefois, le libellé choisi par le législateur pour le paragraphe 64(2) est plus nuancé. Le législateur ne s’est pas contenté de prévoir que le dessin qui constitue ou pourrait constituer un dessin industriel ne peut pas être protégé par le droit d’auteur en vertu de la Loi sur le droit d’auteur. En fait, il s’agit là essentiellement de l’approche que la Loi sur le droit d’auteur prévoyait avant l’introduction du paragraphe 64(2) dans sa version actuelle : Loi sur le droit d’auteur, S.R.C. (1970), ch. C-30, art. 46. Le libellé du paragraphe 64(2) n’indique pas simplement qu’il n’y a aucune violation du droit d’auteur ou des droits moraux sur tout dessin qui est visé par cette disposition. En réalité, le législateur a choisi de limiter la non-violation à certaines activités et a pour ce faire énuméré avec soin les types de dessins visés par le paragraphe 64(2) ainsi que les activités qui ne constituent pas une violation. Le fait que les deux versions – anglaise et française – du paragraphe 64(2) sont structurées d’une façon complètement différente constitue une autre preuve du soin avec lequel cette disposition a été rédigée. Malgré ces différences sur le plan de la structure, je ne vois entre les deux versions aucune différence quant au fond qui soit pertinente dans le présent appel.

[6] Le paragraphe 64(2) vise « un dessin [protégé par le droit d’auteur] appliqué à un objet utilitaire reproduit à plus de cinquante exemplaires » « de par l’autorisation du titulaire [du droit] ». Il ne fait aucun doute que le produit en cause dans le présent appel répond à ces critères.

[7] Le paragraphe 64(2) prévoit que certaines activités nommées ne constituent pas une violation du droit d’auteur ou des droits moraux sur ces dessins. Il s’agit là du cœur du litige en l’espèce.

[8] Le présent appel concerne l’œuvre « Poppy Puppy » (le Chiot coquelicot), une peluche que l’appelant, Leonard B. French, a créée en 1998. Essentiellement, il s’agit d’un dalmatien dont les taches sont des coquelicots. Le Chiot coquelicot fait l’objet d’enregistrements d’un dessin industriel et d’un droit d’auteur au Canada. L’enregistrement du dessin industriel (l’enregistrement no 97954) a expiré en 2013. M. French a également obtenu un brevet de dessin et l’enregistrement d’un droit d’auteur aux États-Unis relativement au Chiot coquelicot.

[9] En 2003, M. French a vendu 150 000 unités du Chiot coquelicot (en deux formats) à l’intimée, la Légion royale canadienne (Direction nationale) (la Légion). La Légion est un organisme qui défend les intérêts des anciens combattants et des personnes à leur charge, et qui vend des articles de marque Coquelicot et Légion par l’entremise de son catalogue d’approvisionnement et de son site Web.

[10] La Légion n’a acheté aucun Chiot coquelicot auprès de M. French après 2003. Plusieurs années plus tard, en 2020, M. French a appris que le Chiot coquelicot était toujours annoncé dans le catalogue d’approvisionnement de la Légion, avec la déclaration suivante :

[traduction]

Ces jouets ont été conçus [ou « Ce jouet a été conçu »] par la Légion pour aider à inculquer des connaissances aux enfants au sujet du coquelicot et du rôle qu’il joue à l’égard du jour du Souvenir.

[11] La Cour fédérale, dans la décision faisant l’objet du présent appel (2023 CF 749, le juge Michael D. Manson), a conclu que cette déclaration figurait dans le catalogue d’approvisionnement de la Légion de 2004 à 2021 (voir la décision de la Cour fédérale au paragraphe 52).

[12] En 2021, M. French a intenté une action contre la Légion devant la Cour fédérale, alléguant une violation de son droit d’auteur et de ses droits moraux sur le Chiot coquelicot. À l’appui de l’allégation de violation de son droit d’auteur, M. French a affirmé que la Légion avait changé de fournisseur pour le Chiot coquelicot. Toutefois, la Cour fédérale a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve à l’appui de cette allégation. Elle a également conclu que l’allégation de violation du droit d’auteur était prescrite. Par conséquent, M. French ne conteste pas la conclusion relative à l’allégation de violation du droit d’auteur dans le présent appel.

[13] À l’appui de l’allégation de violation de ses droits moraux, M. French a cité la déclaration formulée dans le catalogue d’approvisionnement de la Légion et reproduite ci-dessus au paragraphe 10, qui, selon lui, constituait une fausse revendication de la création de l’œuvre Chiot coquelicot. Il a soutenu que cette déclaration violait son droit de revendiquer la création de son œuvre et son droit à l’anonymat prévus par le paragraphe 14.1(1) de la Loi sur le droit d’auteur.

[14] La Cour fédérale a jugé inutile de trancher la question de la violation des droits moraux parce qu’elle avait conclu que tout acte de la Légion qui aurait pu par ailleurs constituer une violation tombait sous le coup du paragraphe 64(2) de la Loi sur le droit d’auteur et, par conséquent, ne constituait pas une violation. Malgré cette conclusion, la Cour fédérale a clairement indiqué que la déclaration en question dans le catalogue d’approvisionnement de la Légion était problématique. Au paragraphe 54 de sa décision, elle a déclaré ce qui suit :

Il y a une différence notable entre s’abstenir de révéler l’identité de l’auteur d’une œuvre et faussement prétendre être l’auteur d’une œuvre, comme l’a fait la Légion. Il n’y a absolument aucun motif valable qui puisse justifier que la Légion ait prétendu être l’auteure du Chiot coquelicot plutôt que le demandeur, que celui-ci ait souhaité ou non garder l’anonymat.

[15] Le litige dans le présent appel porte sur la question de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que les activités de la Légion tombaient sous le coup du paragraphe 64(2) et ne constituaient pas une violation des droits moraux. M. French soutient que le paragraphe 64(2) ne s’applique pas en l’espèce, parce que l’acte reproché à la Légion, c’est-à-dire la déclaration figurant dans le catalogue d’approvisionnement de la Légion et par laquelle celle-ci a faussement revendiqué la création du Chiot coquelicot, ne tombe pas sous le coup du paragraphe 64(2). Malheureusement, la Cour fédérale n’a fourni qu’une brève analyse pour étayer sa conclusion selon laquelle le paragraphe 64(2) s’appliquait. Son analyse à cet égard portait principalement sur la question de savoir si l’exception prévue au paragraphe 64(3) s’appliquait pour refuser à la Légion le bénéfice du paragraphe 64(2) (voir la décision de la Cour fédérale, par. 27 à 35). La Cour fédérale a conclu que le paragraphe 64(3) ne s’appliquait pas. M. French conteste également cette conclusion.

[16] Examinons le paragraphe 64(3), qui est ainsi libellé :

64(3) Le paragraphe (2) ne s’applique pas au droit d’auteur ou aux droits moraux sur une œuvre artistique dans la mesure où elle est utilisée à l’une ou l’autre des fins suivantes :

64(3) Subsection (2) does not apply in respect of the copyright or the moral rights in an artistic work in so far as the work is used as or for

a) représentations graphiques ou photographiques appliquées sur un objet;

(a) a graphic or photographic representation that is applied to the face of an article;

b) marques de commerce, ou leurs représentations, ou étiquettes;

(b) a trademark or a representation thereof or a label;

c) matériel dont le motif est tissé ou tricoté ou utilisable à la pièce ou comme revêtement ou vêtement;

(c) material that has a woven or knitted pattern or that is suitable for piece goods or surface coverings or for making wearing apparel;

d) œuvres architecturales qui sont des bâtiments ou des modèles ou maquettes de bâtiments;

(d) an architectural work that is a building or a model of a building;

e) représentations d’êtres, de lieux ou de scènes réels ou imaginaires pour donner une configuration, un motif ou un élément décoratif à un objet;

(e) a representation of a real or fictitious being, event or place that is applied to an article as a feature of shape, configuration, pattern or ornament;

f) objets vendus par ensembles, pourvu qu’il n’y ait pas plus de cinquante ensembles;

(f) articles that are sold as a set, unless more than fifty sets are made; or

g) autres œuvres ou objets désignés par règlement.

(g) such other work or article as may be prescribed by regulation.

[17] M. French soutient que la Cour fédérale aurait dû conclure que le paragraphe 64(3) s’appliquait, de sorte que la Légion ne bénéficiait pas de l’application du paragraphe 64(2). Plus précisément, M. French soutient que la Cour fédérale a commis une erreur en affirmant que le dessin en cause était le Chiot coquelicot dans son ensemble plutôt que le motif constitué de coquelicots utilisé sur le Chiot coquelicot. M. French soutient que, en raison de cette erreur, la Cour fédérale n’a pas reconnu que l’affaire concernait une œuvre artistique utilisée comme représentation graphique appliquée sur un objet aux termes de l’alinéa 64(3)a).

[18] À mon avis, cet argument ne saurait être retenu. Comme l’a fait remarquer la Légion, la position de M. French à cet égard est nouvelle en appel; devant la Cour fédérale, M. French a affirmé de plusieurs façons que le dessin en question était le Chiot coquelicot dans son ensemble : voir le mémoire des faits et du droit de l’intimée aux para. 34 à 36.

[19] De plus, tous les enregistrements de droits d’auteur et de dessins que M. French a obtenus relativement à l’œuvre en cause décrivent le Chiot coquelicot lui-même plutôt que les coquelicots qui y sont appliqués. Lors de l’audience relative au présent appel, M. French a renvoyé aux reproductions graphiques incluses dans son brevet de dessin américain, et il a soutenu que les lignes pointillées qui y figurent indiquent ce qui ne fait pas partie du dessin et que celui-ci se limitait aux coquelicots. J’ai examiné attentivement les reproductions graphiques incluses dans le brevet et je ne doute pas que l’argument de M. French à cet égard doit être rejeté. Les seules lignes pointillées que je vois servent à indiquer les coutures de la peluche.

[20] Plus important encore, le fait que la Cour fédérale a déterminé que le Chiot coquelicot dans son ensemble était l’objet du droit d’auteur de M. French est une conclusion mixte de fait et de droit qui ne soulève aucune question de droit isolable. Par conséquent, notre Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de la conclusion de la Cour fédérale, à moins d’être convaincue que la Cour fédérale a commis une erreur à la fois manifeste (évidente) et déterminante (c’est‑à‑dire qui touche directement à l’issue de l’affaire) : Housen au para. 36; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352 au para. 38. Je ne suis pas convaincu que la Cour fédérale ait commis une telle erreur à cet égard.

[21] Outre son argument concernant l’application du paragraphe 64(3), M. French soutient que la Cour fédérale a interprété à tort le paragraphe 64(2) comme visant toute violation potentielle des droits moraux. M. French soutient que le paragraphe 64(2) ne vise en réalité que deux activités : le fait de reproduire un dessin appliqué à l’objet en question en réalisant l’objet ou toute reproduction graphique ou matérielle de celui-ci, et le fait d’accomplir avec un objet ainsi réalisé ou sa reproduction un acte réservé exclusivement au titulaire du droit d’auteur. M. French fait valoir qu’aucune de ces deux activités n’a été exercée en l’espèce. En effet, en ce qui concerne la première activité, M. French invoque les conclusions de la Cour fédérale selon lesquelles (i) la Légion n’a pas changé de fournisseur pour le Chiot coquelicot (voir la décision de la Cour fédérale au paragraphe 12) et (ii) rien ne prouve qu’il y a eu violation du droit d’auteur (voir la décision de la Cour fédérale au paragraphe 20). En ce qui concerne la deuxième activité, M. French soutient qu’elle s’applique uniquement aux objets (et aux reproductions graphiques ou matérielles de ces objets) qui sont ainsi réalisés, et qu’il est reconnu qu’aucun objet n’a été ainsi réalisé en l’espèce.

[22] Le mémoire des faits et du droit de la Légion ne traite pas de cet argument. La Légion ne conteste pas le fait que la déclaration formulée dans le catalogue d’approvisionnement de la Légion était fausse, mais elle affirme que la défense prévue au paragraphe 64(2) s’applique. Elle met l’accent sur la vaste portée de l’expression « accomplir avec un objet […] un acte réservé exclusivement au titulaire du droit ».

[23] À l’audience, la Légion a exhorté la Cour à interpréter l’alinéa 64(2)d) de la version anglaise de la Loi sur le droit d’auteur de façon à ce que l’expression « made as described in paragraph (c) » [réalisé de la façon décrite à l’alinéa c)] se rapporte aux termes « reproduction » [reproduction matérielle] ou « drawing » [reproduction graphique], mais pas au terme « article » [objet]. Je ne souscris pas à cette interprétation. À mon avis, il est clair que l’expression « an article, drawing or reproduction » [objet ou reproduction graphique ou matérielle] à l’alinéa 64(2)d) de la version anglaise renvoie aux termes « article » et « drawing or other reproduction » utilisés respectivement aux sous-alinéas 64(2)c)(i) et (ii) de la version anglaise. Par conséquent, l’expression « made as described in paragraph (c) » se rapporte aussi au terme « article ».

[24] La Légion se fonde principalement sur l’argument selon lequel le paragraphe 64(2) vise à constituer une défense complète contre une allégation de violation du droit d’auteur ou des droits moraux, le raisonnement étant que le même dessin ne peut pas être à la fois un dessin industriel et une œuvre protégée par le droit d’auteur. À l’appui de cet argument, la Légion invoque la décision Magasins Greenberg Ltée c. Import-Export René Derhy (Canada) Inc., [1995] A.C.F. no 302 (QL) (C.F. 1re inst.) (Magasins Greenberg), et plus précisément son paragraphe 10. La Légion cite un extrait d’un ouvrage cité dans la décision Magasins Greenberg (Richard, Hugues G. et al. Canadian Copyright Act: Annoted, vol. 3. Toronto : Carswell, 1994, p. 64-12) :

[traduction]

Les articles 64 et 64.1 énoncent une série d’actes qui, lorsque certaines conditions sont remplies, sont réputés ne pas constituer une violation du droit d’auteur ou des droits moraux sur certains dessins ou caractéristiques appliqués à des objets utilitaires. [Souligné dans la décision Magasins Greenberg.]

[25] Cet extrait n’aide pas vraiment la Légion à étayer son argument concernant le sens de l’expression « made as described in paragraph (c) », puisqu’il indique explicitement que certaines conditions (en l’occurrence celles énoncées au paragraphe 64(2)) doivent être remplies, mais ne précise pas ce qui est nécessaire pour remplir ces conditions.

[26] Toujours au paragraphe 10 de la décision Magasins Greenberg, la Cour fédérale a cité un extrait d’un autre ouvrage (Hughes, Roger T. et Susan J. Peacock, dir. Hughes on Copyright and Industrial Design. Markham : Butterworths, 1994, p. 573-31). Il convient de faire mention de cette citation parce qu’il n’y est pas explicitement précisé que les activités visées au paragraphe 64(2) sont limitées :

[traduction]

[…] [L]orsqu’il existe par ailleurs un droit d’auteur sur un dessin appliqué à un « objet utilitaire » ou sur une œuvre artistique tirée de ce dessin, et que le titulaire du droit d’auteur au Canada ou à l’étranger, ou toute personne autorisée par lui, fait au moins cinquante copies de l’objet[,] […] le fait de réaliser l’objet ou toute reproduction graphique ou matérielle de celui-ci et le fait d’accomplir tout acte par ailleurs réservé au titulaire du droit d’auteur ne constituent pas une violation du droit d’auteur. [Non souligné dans l’original.]

[27] Néanmoins, les mots « ainsi réalisés » figurent au paragraphe 64(2) de la Loi sur le droit d’auteur, et il faut leur donner un sens; le législateur ne s’exprime pas en vain. Il y a peu de jurisprudence sur le paragraphe 64(2), et aucune décision n’a été rendue précisément sur le point en litige dans le présent appel. Il est tentant de souscrire à l’argument de M. French selon lequel le libellé du paragraphe 64(2) témoigne de l’intention du législateur de limiter la portée de la non-violation à des activités particulières qui sont associées au dessin protégé par le droit d’auteur et appliqué à un objet ou associées à la reproduction graphique ou matérielle de celui-ci. Il est aussi tentant de souscrire à l’argument de M. French selon lequel le paragraphe 64(2) ne s’applique pas dans la présente affaire parce que rien n’indique que la déclaration figurant dans le catalogue d’approvisionnement de la Légion était associée à la reproduction quelle qu’elle soit du Chiot coquelicot. Le dossier d’appel ne comprend pas de copie du catalogue d’approvisionnement de la Légion, de sorte qu’il nous est impossible de voir comment la déclaration a été présentée. Malgré ce qu’affirme la Légion, nous ne pouvons pas avoir la certitude que la déclaration était associée, dans le catalogue d’approvisionnement de la Légion, à une photo ou à une autre reproduction du Chiot coquelicot. S’il en avait été autrement, la Légion serait peut-être mieux placée pour faire valoir que la déclaration est visée par « le fait d’accomplir avec un objet ainsi réalisé, ou sa reproduction », un acte réservé exclusivement à M. French, en tant que titulaire du droit d’auteur.

[28] Toutefois, malgré l’attrait de la position de M. French, je constate qu’elle ferait en sorte que la Légion bénéficierait de l’application du paragraphe 64(2) si elle avait reproduit le dessin, mais pas si elle ne l’avait pas fait. Ce résultat serait absurde, parce qu’une partie qui aurait violé à la fois le droit d’auteur (en reproduisant l’œuvre) et les droits moraux (en revendiquant faussement la création de l’œuvre) serait avantagée par rapport à une partie qui n’aurait violé que les droits moraux. Il est difficile d’imaginer que c’était là l’intention du législateur lorsqu’il a adopté le paragraphe 64(2).

[29] Néanmoins, la question des limites que le législateur avait l’intention d’imposer au moyen de défense prévu au paragraphe 64(2) demeure. Si le législateur avait voulu que ce moyen de défense puisse être invoqué à l’égard de tous les actes qui constituent une violation, il n’aurait probablement pas choisi un libellé aussi détaillé et minutieux. La question des limites que le législateur avait l’intention d’imposer au moyen de défense prévu au paragraphe 64(2) trouve réponse non pas dans ce paragraphe, mais dans une autre disposition de la Loi sur le droit d’auteur, soit le paragraphe 14.1(1), qui définit les droits moraux de l’auteur d’une œuvre :

14.1 (1) L’auteur d’une œuvre a le droit, sous réserve de l’article 28.2, à l’intégrité de l’œuvre et, à l’égard de tout acte mentionné à l’article 3, le droit, compte tenu des usages raisonnables, d’en revendiquer, même sous pseudonyme, la création, ainsi que le droit à l’anonymat.

14.1 (1) The author of a work has, subject to section 28.2, the right to the integrity of the work and, in connection with an act mentioned in section 3, the right, where reasonable in the circumstances, to be associated with the work as its author by name or under a pseudonym and the right to remain anonymous.

[30] L’article 28.1 de la Loi sur le droit d’auteur définit ainsi la violation des droits moraux :

28.1 Constitue une violation des droits moraux de l’auteur sur son œuvre ou de l’artiste-interprète sur sa prestation tout fait – acte ou omission – non autorisé et contraire à ceux-ci.

28.1 Any act or omission that is contrary to any of the moral rights of the author of a work or of the performer of a performer’s performance is, in the absence of the author’s or performer’s consent, an infringement of those rights.

[31] Le paragraphe 14.1(1) traite de deux aspects des droits moraux : le droit à l’intégrité de l’œuvre et le droit d’en revendiquer la création. Seul le droit de revendiquer la création de l’œuvre est pertinent dans le présent appel. Ce droit ne s’applique qu’à l’égard « de tout acte mentionné à l’article 3 ». L’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur définit les droits associés au droit d’auteur, y compris le droit exclusif de produire, de reproduire, d’exécuter, de représenter et de publier l’œuvre, ainsi que le droit d’autoriser ces actes. Le renvoi à ces droits, au paragraphe 14.1(1), établit un lien entre les droits moraux de l’auteur et le droit d’auteur sur l’œuvre, essentiellement de la même façon que le paragraphe 64(2) est lié à l’exercice du droit d’auteur. On peut en déduire que le moyen de défense contre les allégations de violation des droits moraux prévu au paragraphe 64(2), notamment en ce qui a trait au fait d’accomplir un acte réservé exclusivement au titulaire du droit, vise à couvrir toute violation des droits moraux de l’auteur. Pour qu’il y ait violation des droits moraux, il faut que la violation soit liée au droit d’auteur; s’il n’y a aucun acte lié au droit d’auteur, il n’y a aucune violation des droits moraux. Je fais remarquer qu’une interprétation similaire du droit a été énoncée aux paragraphes 77 à 80 de la décision Dolmage v. Erskine, 23 C.P.R. (4e) 495, [2003] O.J. No. 161 (QL) (C.S. Ont., Cour des petites créances), quoique cette décision ne lie pas notre Cour. Cette interprétation du paragraphe 64(2) et de la portée des droits moraux est également compatible avec l’objet général et l’idée générale qui sous-tendent le paragraphe 64(2), comme il est indiqué au paragraphe 4 ci-dessus.

[32] Compte tenu de la portée limitée des droits moraux prévus au paragraphe 14.1(1), je ne vois pas comment la déclaration par laquelle la Légion a faussement revendiqué la création du Chiot coquelicot pourrait ne pas tomber sous le coup du paragraphe 64(2) en tant qu’acte réservé exclusivement au titulaire du droit, comme M. French l’a soutenu (parce qu’elle n’était pas associée à une reproduction du dessin du Chiot coquelicot), mais constituer une violation des droits moraux. Soit la Légion peut invoquer le paragraphe 64(2) comme moyen de défense contre l’allégation de violation des droits moraux (si la déclaration était associée à une reproduction du Chiot coquelicot), soit il n’y a eu aucune violation des droits moraux (parce que la déclaration n’était pas associée à une reproduction du Chiot coquelicot). Quoi qu’il en soit, la Légion ne peut être tenue responsable de violation des droits moraux de M. French. Il n’est pas nécessaire de déterminer si une reproduction du Chiot coquelicot figurait réellement dans le catalogue d’approvisionnement de la Légion.

[33] Bien que son analyse de l’application du paragraphe 64(2) en l’espèce fût insuffisante, la Cour fédérale n’a selon moi commis aucune erreur susceptible de contrôle en rejetant l’allégation de violation des droits moraux de M. French.

[34] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le présent appel.

[35] Étant donné que la Légion a demandé d’avoir le droit de présenter des observations sur les dépens après la décision sur le fond, je suis d’avis de ne pas trancher la question des dépens pour le moment. Il convient plutôt de transmettre aux parties un échéancier pour les observations sur les dépens.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Judith Woods, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Nathalie Goyette, j.c.a. »

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-158-23

 

INTITULÉ :

LEONARD B FRENCH c. LA LÉGION ROYALE CANADIENNE (DIRECTION NATIONALE)

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 JANVIER 2024

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LA JUGE GOYETTE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 MARS 2024

COMPARUTIONS :

Leonard B French

POUR SON PROPRE COMPTE

Timothy Bourne

Meika Ellis

POUR L’INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar S.E.N.C.R.L.

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.