Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20240412


Dossier : A-148-20

Référence : 2024 CAF 69

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

 

ENTRE :

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

appelant

 

 

et

 

 

MEDHANIE AREGAWI WELDEMARIAM

 

 

intimé

 

 

et

 

 

ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DES RÉFUGIÉS et HAUT COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES RÉFUGIÉS

 

 

intervenants

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 19 mars 2024.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 avril 2024.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MONAGHAN

 


Date : 20240412


Dossier : A-148-20

Référence : 2024 CAF 69

CORAM :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

 

ENTRE :

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

appelant

 

 

et

 

 

MEDHANIE AREGAWI WELDEMARIAM

 

 

intimé

 

 

et

 

 

ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DES RÉFUGIÉS et HAUT COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES RÉFUGIÉS

 

 

intervenants

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE MACTAVISH

[1] Conformément aux alinéas 34(1)a) et f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), les résidents permanents et les étrangers sont interdits de territoire au Canada pour raison de sécurité s’ils sont membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte d’espionnage « contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada ».

[2] En l’espèce, Medhanie Aregawi Weldemariam ne conteste pas qu’il a été « membre d’une organisation » qui a été l’auteur d’actes d’espionnage, et qu’il est visé par l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile n’allègue pas que l’acte d’espionnage commis par l’organisation en question était « contre le Canada ». La seule question à trancher en l’espèce est donc celle de savoir si la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a raisonnablement conclu que l’acte d’espionnage en cause était « contraire aux intérêts du Canada » au sens de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. La SI a fondé sa conclusion d’interdiction de territoire sur une interprétation de l’alinéa 34(1)a) selon laquelle aucun lien entre l’acte d’espionnage en cause et la sécurité nationale du Canada n’était nécessaire.

[3] Dans une décision publiée sous la référence 2020 CF 631 (décision Weldemariam), la Cour fédérale a conclu que l’interprétation de l’alinéa 34(1)a) de la SI était déraisonnable et que l’expression « contraire aux intérêts du Canada » exige un lien avec les intérêts du Canada en matière de sécurité. Par conséquent, la Cour fédérale a annulé la décision de la SI et a renvoyé le dossier de M. Weldemariam à la SI pour nouvel examen.

[4] Lorsqu’elle a rendu son jugement accueillant la demande de contrôle judiciaire de M. Weldemariam, la Cour fédérale a certifié la question suivante :

Une personne est-elle interdite de territoire au Canada, en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés parce qu’elle a été membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle a été, qu’elle est ou qu’elle sera l’auteur d’actes d’espionnage « contraire[s] aux intérêts du Canada », au sens de l’alinéa 34(1)a) de la Loi, si les activités d’espionnage de cette organisation ont lieu en dehors du Canada et ciblent des ressortissants étrangers de façon contraire aux valeurs qui sous-tendent la Charte canadienne des droits et libertés et le caractère démocratique du Canada, notamment les libertés fondamentales garanties par l’alinéa 2b) de la Charte?

[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur en concluant que la décision de la SI était déraisonnable et en concluant que l’expression « contraire aux intérêts du Canada » exige un lien avec la sécurité nationale ou la sûreté du Canada. Je suis convaincue que la SI n’a pas tenu compte des contraintes juridiques qui lui étaient imposées par le droit international, notamment les dispositions relatives au non-refoulement prévues dans la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, R.T. Can. 1969 no 6 (la Convention relative aux réfugiés), de 1951, ainsi que les principes reconnus d’interprétation législative.

[6] Par conséquent, je répondrais par la négative à la question certifiée et je rejetterais l’appel.

I. Contexte

[7] M. Weldemariam est un citoyen éthiopien et un ancien employé de l’Information Network Security Agency (l’INSA), un service de renseignement et de sécurité de l’État éthiopien. M. Weldemariam a travaillé pour l’INSA à titre de concepteur de logiciels où, selon M. Weldemariam, il a travaillé à la conception d’un logiciel de simulation de défense aérienne devant servir à la formation de militaires.

[8] M. Weldemariam a travaillé à l’INSA jusqu’au milieu de 2014, lorsqu’il a quitté l’Éthiopie pour la Suède afin de poursuivre des études supérieures. Il est retourné en Éthiopie en 2016, après avoir terminé ses études. M. Weldemariam est arrivé au Canada en 2017; il a présenté une demande d’asile à ce moment-là. Il alléguait qu’il courait un risque de persécution de la part des forces de sécurité éthiopiennes, qui, selon M. Weldemariam, l’avaient ciblé après son retour en Éthiopie, après son séjour en Suède.

[9] La demande d’asile de M. Weldemariam a été suspendue pendant que le ministre examinait la question de savoir s’il était interdit de territoire au Canada en raison de son emploi au sein de l’INSA. La SI a ensuite tenu une audience concernant l’interdiction de territoire de M. Weldemariam.

II. Décision de la SI

[10] Comme l’a souligné la SI dans sa décision (X (Re), 2019 CanLII 135483), M. Weldemariam avait reconnu que son emploi à l’INSA était suffisant pour établir qu’il était membre d’une organisation aux fins d’application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Un étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité s’il est « membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a) [...] ».

[11] Par conséquent, les questions déterminantes que devait trancher la SI étaient celles de savoir s’il y avait des motifs raisonnables de croire que les activités de l’INSA constituaient des actes d’espionnage et, dans l’affirmative, si ces activités étaient dirigées « contre le Canada ou [étaient] contraire[s] aux intérêts du Canada ».

[12] Dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, la Cour suprême du Canada a décrit la norme de preuve des « motifs raisonnables [de croire] » comme exigeant « davantage qu’un simple soupçon, mais [elle] rest[e] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile ». Dans l’arrêt Mugesera, la Cour suprême a poursuivi en concluant que « [l]a croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » : au para. 114.

[13] La SI a déterminé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que l’INSA avait recueilli secrètement des renseignements auprès d’employés de l’Ethiopian Satellite Television (l’ESAT) aux États-Unis et en Belgique. L’ESAT est un média indépendant d’informations télévisuelles, radiophoniques et en ligne diffusées par satellite qui est géré par des membres de la diaspora éthiopienne dans de nombreux pays, dont les États-Unis et le Canada.

[14] L’INSA a recueilli des renseignements à l’aide de capacités cybernétiques offensives et des logiciels malveillants de surveillance qui ciblaient des journalistes et des dissidents politiques. Au regard de ce fait, la SI était donc convaincue qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’INSA avait été l’auteur d’actes d’« espionnage » au sens de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. Toutefois, la SI ne disposait d’aucun élément de preuve suggérant que M. Weldemariam avait participé personnellement aux activités d’espionnage de l’INSA, et la SI n’a tiré aucune conclusion à cet effet.

[15] Bien que l’ESAT soit actif au Canada, la SI a conclu qu’aucun élément de preuve n’avait été produit pour montrer que l’INSA avait déployé des logiciels de piratage ciblant des employés de l’ESAT au Canada ou qu’elle avait par ailleurs ciblé des journalistes de l’ESAT au Canada. Par conséquent, la SI a conclu que les actions de l’INSA n’étaient pas dirigées « contre le Canada ». La question à trancher était donc de savoir si les actions de l’INSA étaient néanmoins « contraire[s] aux intérêts du Canada » au sens de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

[16] Même si les personnes ciblées par l’INSA se trouvaient à l’extérieur du Canada, la SI a conclu que les actes d’espionnage de l’INSA contre des journalistes éthiopiens et des dissidents politiques aux États‐Unis étaient « contraires aux intérêts du Canada », puisqu’ils avaient été commis « contre des ressortissants de pays alliés du Canada » : au para. 34.

[17] La SI a en outre conclu que « [l]es libertés fondamentales d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et d’autres moyens de communication, constituent l’une des pierres angulaires de la Charte canadienne des droits et libertés » : au para. 34. Par conséquent, la SI était convaincue que les actes d’espionnage auxquels s’était livrée l’INSA contre des membres de l’ESAT étaient « contraires aux intérêts du Canada », au sens de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

[18] La SI a donc conclu que M. Weldemariam était interdit de territoire au Canada parce qu’il était membre d’une organisation qui est l’auteur d’actes d’espionnage contraires aux intérêts du Canada, au titre de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

III. Décision de la Cour fédérale

[19] La Cour fédérale a souligné que l’appartenance de M. Weldemariam à l’INSA n’était plus en litige, pas plus que le fait que l’INSA était l’auteur d’un acte d’espionnage. Il n’a pas non plus été suggéré que les actes de l’INSA étaient « contre le Canada ». Par conséquent, la seule conclusion tirée par la SI qui était en litige devant la Cour fédérale était sa décision selon laquelle les activités de l’INSA étaient « contraires aux intérêts du Canada ».

[20] La Cour fédérale a déterminé que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’appliquait à l’examen de l’interprétation de la SA de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. La Cour a conclu que la décision de la SI n’était pas raisonnable, puisqu’elle a interprété de façon déraisonnablement large l’expression « contraire aux intérêts du Canada » qui figure dans cette disposition. Par conséquent, la Cour fédérale a annulé la décision de la SI et a renvoyé le dossier de M. Weldemariam à la SI pour nouvel examen.

[21] La Cour fédérale a conclu que la décision de la SI était déraisonnable à trois égards. Premièrement, la SI n’avait pas tenu compte de l’historique et de l’objet de l’alinéa 34(1)a), qui démontraient que la disposition avait été introduite pour restreindre les décisions d’interdiction de territoire pour des motifs liés à l’espionnage.

[22] Deuxièmement, la SI a considéré que les « intérêts du Canada » s’entendaient de [traduction] « ce qui intéresse le Canada », en omettant le fait qu’il doit exister un lien réel avec le Canada pour déclencher l’application de l’alinéa 34(1)a).

[23] Enfin, en se fondant sur sa décision intitulée Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1251, la Cour fédérale a conclu que, dans le cas de M. Weldemariam, un lien avec la sécurité nationale était nécessaire pour qu’une affaire relève de la portée du paragraphe 34(1) de la LIPR. La Cour fédérale a également conclu que la SI n’avait pas expliqué le lien entre les actions de l’INSA et la sécurité nationale du Canada.

[24] La Cour fédérale a reconnu que les activités d’espionnage dirigées contre les alliés du Canada peuvent être contraires aux intérêts du Canada et que le ciblage d’un allié peut facilement être interprété comme mettant en jeu la sécurité nationale du Canada. Toutefois, l’INSA ne ciblait pas les États-Unis ou la Belgique, mais bien des particuliers qui résidaient simplement dans ces pays.

[25] Selon la Cour fédérale, c’est une chose d’envisager que le ciblage d’un pays allié met en jeu les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale, mais c’est « tout autre chose » de suggérer que ces intérêts sont mis en jeu par le simple ciblage de particuliers qui sont ressortissants ou résidents d’un pays allié du Canada. La Cour fédérale a conclu que, à tout le moins, la SI devait fournir une explication raisonnable du lien entre le ciblage de personnes dans d’autres pays et les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale pour que la décision puisse résister à un contrôle. Étant donné que la SI n’a fourni aucune explication à cet égard, la Cour fédérale a conclu que sa décision manquait de justification, de transparence et d’intelligibilité, et la demande de contrôle judiciaire de M. Weldemariam a donc été accueillie.

IV. Question en litige

[26] Comme nous l’avons déjà mentionné, la seule question que doit trancher la Cour est celle de savoir si l’interprétation par la SI de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR était raisonnable et s’il est nécessaire d’établir un lien entre les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou la sûreté du Canada, et l’expression « intérêts du Canada », pour conclure qu’un acte d’espionnage relève de la portée de cette disposition.

V. Norme de contrôle

[27] Dans le cas d’un appel comme en l’espèce, le rôle de notre Cour est de déterminer si la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle appropriée – celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable – et si elle a correctement appliqué cette norme : Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42, aux paras. 10 à 12; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paras. 45 à 47. Ce rôle a été décrit comme exigeant que nous devons « nous mettre à la place » du juge de la Cour fédérale, et qu’elle mette l’accent sur la décision administrative de l’instance inférieure.

[28] Notre Cour a déjà exprimé ses réserves concernant l’application de la norme de la décision raisonnable dans le contexte de questions certifiées par la Cour fédérale en vertu des dispositions de l’alinéa 74d) de la LIPR. C’est particulièrement vrai lorsque, comme en l’espèce, notre Cour est appelée à répondre à des questions d’interprétation législative qui exigent une réponse par oui ou par non : voir, par exemple, l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Galindo Camayo, 2022 CAF 50, aux paras. 40 à 44. Voir aussi l’opinion dissidente de la juge Côté dans l’arrêt Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, aux paras. 126 et 152 (arrêt Mason). Néanmoins, la décision majoritaire dans l’arrêt Mason confirme que la norme de la décision raisonnable est celle que les cours de révision doivent appliquer lorsqu’elles examinent des questions certifiées dans un contexte d’immigration.

[29] Par conséquent, je suis d’accord avec les parties pour dire que la Cour fédérale a correctement choisi la norme de la décision raisonnable comme étant la norme à appliquer à l’examen de l’interprétation de la SI de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR, plus précisément l’expression « contraire aux intérêts du Canada » qui figure dans cette disposition. La question à trancher est donc celle de savoir si la Cour fédérale a correctement appliqué cette norme en l’espèce.

VI. Remarque préliminaire

[30] Avant de commencer mon analyse, il est important de souligner que ni la SI ni la Cour fédérale ne bénéficiaient des enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Mason qu’elle a rendu récemment. Dans ce litige, la Cour suprême a été appelée à interpréter l’alinéa 34(1)e) de la LIPR, qui interdit de territoire au Canada tout résident permanent et étranger qui est « l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada ».

[31] Dans l’arrêt Mason, la Cour suprême a conclu qu’il n’y avait qu’une seule interprétation raisonnable de l’alinéa 34(1)e) de la LIPR, à savoir que cette disposition exige un lien avec la sécurité nationale ou la sûreté du Canada : précité, au para. 121.

[32] Les répercussions de l’arrêt Mason sur l’interprétation de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR et le caractère raisonnable de la compréhension de la SI de ce que signifie un acte d’espionnage qui est « contraire aux intérêts du Canada » sont contestées et seront examinés dans la prochaine section des présents motifs.

VII. Analyse

[33] Les parties et les intervenants ont soulevé des questions concernant l’interprétation de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. Il s’agit notamment d’arguments liés au libellé, au contexte et à l’objet de la disposition, ainsi que des arguments fondés sur le droit international. J’aborderai d’abord la question du droit international.

A. Argument fondé sur le droit international

[34] Dans l’arrêt Mason, la Cour suprême nous a fortement rappelé l’importance du droit international en tant qu’outil utile pour interpréter les lois nationales : arrêt Mason, précité, aux paras. 104 à 117. Dans cet arrêt, la Cour suprême a indiqué que, dans son arrêt antérieur, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, elle avait déclaré que le droit international peut imposer une contrainte importante aux décideurs administratifs en raison de la présomption selon laquelle la législation nationale est réputée s’appliquer conformément aux obligations internationales du Canada : arrêt Mason, précité, au para. 105; arrêt Vavilov, précité, au para. 114.

[35] En l’espèce, le ministre a fait valoir que les questions déterminantes dans l’arrêt Mason étaient liées à l’omission par la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié d’examiner deux « éléments importants du contexte législatif ». M. Mason avait soulevé ces éléments à l’appui de son affirmation selon laquelle, correctement interprété, l’alinéa 34(1)e) de la LIPR requiert un lien avec la sécurité nationale ou la sûreté du Canada. La Cour suprême a conclu que l’omission de la SAI d’examiner ces arguments avait entraîné l’absence d’une justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées, ce qui avait amené la Cour suprême à perdre confiance dans la décision de la SAI : arrêt Mason, précité, au para. 10.

[36] Le ministre semble donc suggérer que la discussion de la Cour suprême sur le droit international dans l’arrêt Mason constitue essentiellement des remarques incidentes.

[37] Je ne suis pas d’accord.

[38] Il ressort clairement de l’analyse aux paragraphes 104 à 117 des motifs de l’arrêt Mason que le droit international a joué un rôle central dans l’analyse de la Cour suprême. Au paragraphe 118 de ses motifs, la Cour suprême a renvoyé à l’omission de la SAI d’examiner des arguments que M. Mason avait soulevés dans ses observations écrites. Toutefois, dans le même paragraphe, la Cour suprême a poursuivi en renvoyant à l’omission de la SAI d’interpréter et d’appliquer l’alinéa 34(1)e) conformément à l’obligation de non-refoulement imposée au Canada en vertu de la Convention relative aux réfugiés. La Cour suprême a ensuite déclaré que, « [c]umulativement, ces omissions ont rendu la décision de la SAI déraisonnable » [non souligné dans l’original].

[39] Il ressort clairement de cet extrait que le droit international a joué un rôle central dans la conclusion de la Cour suprême dans l’arrêt Mason selon laquelle l’interprétation de l’alinéa 34(1)e) par la SAI était déraisonnable et faisait partie de la justification de la décision.

[40] Le ministre reconnaît que les décideurs administratifs sont tenus de rendre des décisions conformes à la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) (la Charte), et aux obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne. Toutefois, il soutient que cela ne devrait pas imposer un fardeau supplémentaire aux décideurs selon lequel ces derniers seraient tenus d’examiner des arguments que les parties n’ont jamais soulevés.

[41] Cet argument ne peut tenir. Il n’est pas loisible à notre Cour de faire abstraction des directives explicites de la Cour suprême concernant l’obligation des décideurs en matière d’immigration d’interpréter et d’appliquer la LIPR d’une manière conforme aux instruments internationaux en matière de droits de la personne dont le Canada est signataire : voir l’arrêt Mason, précité, au para. 104.

[42] Le ministre a également fait valoir que le caractère raisonnable de l’interprétation de l’alinéa 34(1)a) de la SI en l’espèce ne devrait pas dépendre de la question de savoir si la SI avait tenu compte du principe de non-refoulement. Selon le ministre, cela tient au fait que la détermination de l’admissibilité est distincte du processus de renvoi, et que la conclusion de la SI selon laquelle M. Weldemariam est interdit de territoire au Canada ne le dirige pas vers un renvoi, de sorte que le principe de non-refoulement s’appliquerait.

[43] Toutefois, il en va de même d’une conclusion fondée concernant l’alinéa 34(1)e) de la LIPR. La Cour suprême estimait néanmoins que les principes de droit international, y compris le principe de non-refoulement, devraient guider l’interprétation de cette disposition : arrêt Mason, précité, aux paras. 109 à 111.

[44] Plus précisément, la Cour suprême a établi dans l’arrêt Mason que l’alinéa 34(1)e) de la LIPR devait être interprété conformément au paragraphe 33(2) de la Convention relative aux réfugiés, qui crée une exception au principe de non-refoulement, permettant le renvoi de personnes qui constituent une menace pour la communauté du pays d’accueil : arrêt Mason, précité, aux paras. 107 à 111.

[45] L’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés définit le « réfugié » comme une personne « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». Le paragraphe 33(1) de la Convention relative aux réfugiés prévoit qu’« [a]ucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ».

[46] Dans l’arrêt Mason, la Cour suprême a décrit le principe du non-refoulement comme formant le « noyau » de la Convention relative aux réfugiés et la « pierre angulaire du régime international de protection des réfugiés » : précité, aux paras. 107 et 108.

[47] Toutefois, il existe une exception au principe du non-refoulement. En effet, le paragraphe 33(2) de la Convention relative aux réfugiés prévoit que sa protection ne peut être invoquée par un réfugié que s’« il y a des raisons sérieuses de considérer le réfugié comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ». Le réfugié qui, ayant « été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave et constitue une menace pour la communauté dudit pays » est également exclu de la protection de la Convention relative aux réfugiés.

[48] Le ministre soutient que la LIPR prévoit des mesures de protection qui pourraient être mises en place ultérieurement pour protéger M. Weldemariam contre un refoulement. Par conséquent, il affirme qu’une interprétation de l’alinéa 34(1)a) qui n’exige aucun lien avec les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou de sûreté à l’étape de la détermination de la recevabilité ne contreviendrait pas au paragraphe 33(2) de la Convention relative aux réfugiés.

[49] Toutefois, dans l’arrêt Mason, la Cour suprême a soigneusement évalué la capacité de possibles « soupapes de sécurité » pour assurer le respect des obligations internationales du Canada en vertu de la Convention relative aux réfugiés. Ce faisant, la Cour suprême a examiné la structure de la LIPR, y compris l’interaction entre ses dispositions relatives à l’interdiction de territoire et les soi-disant soupapes de sécurité disponibles dans le cadre du processus de renvoi.

[50] La Cour suprême a expressément rejeté l’argument selon lequel les processus disponibles après une conclusion d’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)e) offrent une protection adéquate contre le refoulement. En effet, la Cour suprême a explicitement conclu qu’aucun de ces processus n’assurait le respect des obligations juridiques internationales du Canada en vertu de la Convention relative aux réfugiés : arrêt Mason, précité, aux paras. 110 à 114. Ces processus sont semblables à ceux dont M. Weldemariam pourrait se prévaloir à la suite d’une conclusion d’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

[51] Par conséquent, je suis convaincue que l’arrêt Mason de la Cour suprême exige que notre Cour tienne compte des obligations du Canada en vertu de la Convention sur les réfugiés, en particulier du principe de non-refoulement, pour évaluer le caractère raisonnable de l’interprétation de la SI de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR à l’étape du processus relatif à la détermination de la recevabilité.

[52] Toutefois, avant d’entreprendre cette évaluation, et par souci d’équité envers la SI, je dois souligner que l’utilité du droit international à titre d’outil d’interprétation ne semble pas avoir été soulevée devant la SI dans le dossier de M. Weldemariam. La Cour suprême a néanmoins conclu, dans l’arrêt Mason, que le principe de non-refoulement constitue une contrainte juridique essentielle à l’interprétation de la LIPR – dont le législateur a obligé les décideurs en matière d’immigration à tenir compte dans l’interprétation de la loi : LIPR, al. 3(2)b) et 3(3)f); arrêt Mason, précité, aux paras. 85, 106, 117 et 118; B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, au para. 49.

[53] La Convention relative aux réfugiés est donc déterminante concernant la façon d’interpréter la LIPR, en l’absence d’une intention contraire de la part du législateur : arrêt Mason, précité, au para. 106; de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, au para. 87; arrêt B010, précité, au para. 49. Ni les parties ni les intervenants n’ont relevé de disposition législative qui démontrerait une intention contraire de la part du législateur.

[54] Le Canada a ratifié la Convention relative aux réfugiés et le Protocole relatif au statut des réfugiés, R.T. Can. 1969 no 29. Ces instruments internationaux en matière de droits de la personne déclenchent la présomption d’interprétation selon laquelle la législation nationale est réputée s’appliquer conformément au droit international : arrêt Mason, précité, au para. 105; Németh c. Canada (Justice), 2010 CSC 56, au para. 17.

[55] Comme je l’ai indiqué, le paragraphe 33(1) de la Convention relative aux réfugiés consacre l’interdiction de refoulement, interdisant aux États contractants d’expulser ou de refouler les réfugiés vers des pays où leur vie ou leur liberté serait menacée en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques.

[56] Encore une fois, comme je l’ai mentionné ci-dessus, le paragraphe 33(2) de la Convention relative aux réfugiés crée des exceptions limitées au principe de non‐refoulement, qui permettent le refoulement des réfugiés lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire que la personne constitue une menace pour le pays d’accueil ou qu’elle a été déclarée coupable d’un crime grave : arrêt Mason, précité, au para. 109; Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, au para. 25.

[57] Par conséquent, une conclusion d’interdiction de territoire en vertu des alinéas 34(1)a) ou 34(1)e) de la LIPR peut effectivement priver une personne de l’accès aux procédures et aux protections du Canada en matière d’asile.

[58] Dans l’arrêt Mason, la Cour suprême a souligné que, si l’alinéa 34(1)e) était interprété comme n’exigeant aucun lien avec les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou de sûreté, un étranger pourrait être expulsé vers un pays où il serait persécuté une fois qu’il a été reconnu qu’il est interdit de territoire en vertu de cette disposition. Cela pourrait se produire sans qu’il ne soit jamais conclu que la personne constitue une menace pour la sécurité du Canada ou qu’elle a été déclarée coupable d’un crime grave. Cela tient au fait que les exceptions prévues au paragraphe 33(2) ne s’appliqueraient pas : arrêt Mason, précité, au para. 109.

[59] La même analyse s’appliquerait en cas d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

[60] En l’espèce, la SI avait interprété l’expression « contraire aux intérêts du Canada » figurant à l’alinéa 34(1)a) comme englobant un large éventail d’intérêts du Canada, y compris des activités contraires aux valeurs garanties par la Charte. Cette interprétation pourrait exposer des personnes à de la persécution une fois celles-ci déclarées interdites de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)a) pour s’être livrées à des activités contraires aux intérêts du Canada, sans qu’il ne soit jamais conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elles constituaient une menace pour la sécurité du Canada. Cela tient au fait que, selon cette interprétation, les exceptions prévues au paragraphe 33(2) ne s’appliqueraient pas.

[61] En d’autres termes, l’interprétation de la SI permettrait le refoulement de personnes interdites de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR dans des circonstances qui ne sont pas visées par les exceptions prévues au paragraphe 33(2).

[62] En revanche, une interprétation de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR qui exigerait un lien avec les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou de sûreté rendrait cette disposition conforme à l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés. Selon cette interprétation, une personne déclarée interdite de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)a) parce qu’elle s’est livrée à des activités contraires aux intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou de sûreté relèverait de l’exception de la sécurité au principe de non‐refoulement prévue au paragraphe 33(2) : arrêt Mason, précité, au para. 109. Cela aurait pour résultat qu’une mesure de renvoi dans de tels cas ne violerait pas l’obligation de non-refoulement du Canada : arrêt Mason, précité, au para. 111.

[63] Lorsqu’on lui présente deux interprétations contradictoires de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR – où l’une est conforme aux exigences de l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés et où l’autre ne l’est pas –, l’interprétation qui serait conforme aux engagements internationaux du Canada, y compris ses obligations de non-refoulement, devrait être appliquée.

[64] Comme l’a fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Mason, l’omission de la SI de tenir compte du rôle de la Convention relative aux réfugiés comme contrainte à l’interprétation de la LIPR n’était pas une omission mineure, mais une omission essentielle – qui fait abstraction du principe de non-refoulement –, la pierre angulaire même du régime international de protection des réfugiés : arrêt Mason, précité, au para. 108; arrêt Németh, précité, aux paras. 18 et 19. La SI n’a donc pas tenu compte d’une contrainte essentielle de l’interprétation de la LIPR – une contrainte que le législateur a explicitement énoncée et qui doit être prise en compte par les décideurs en matière d’immigration lorsqu’ils interprètent et appliquent la LIPR : arrêt Mason, précité, au para. 117. Cela rend la décision de la SI en l’espèce déraisonnable.

[65] Cette conclusion constitue un fondement suffisant pour confirmer la décision de la Cour fédérale d’annuler la décision de la SI dans le dossier de M. Weldemariam. Toutefois, des arguments ont été soulevés par les parties et les intervenants concernant l’interprétation de l’alinéa 34(1)a). Ces arguments seront pris en compte dans l’examen de la question de savoir s’il y a plus d’une interprétation raisonnable de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

B. Autres principes d’interprétation législative

[66] Comme l’a déclaré la Cour suprême, les cours de révision doivent adopter une approche « s’intéress[ant] avant tout aux motifs de la décision » lorsqu’elles révisent des décisions administratives. En d’autres termes, la cour de révision doit d’abord examiner les motifs fournis par le décideur administratif, lui accorder « une attention respectueuse » et chercher à « comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » : arrêt Mason, précité, au para. 60; arrêt Vavilov, précité, au para. 84; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au para. 48.

[67] La Cour suprême a également affirmé qu’une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle [qui] est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : arrêt Vavilov, précité, au para. 85.

[68] En l’espèce, l’interprétation faite par la SI de l’alinéa 34(1)a) était largement fondée sur l’arrêt Agraira, précité, de la Cour suprême, qui concernait une version antérieure de la disposition relative à la dispense ministérielle dans la LIPR, et sur le chapitre ENF 2/OP 18, Évaluation de l’interdiction de territoire, du guide opérationnel de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). Le guide opérationnel dresse une liste non exhaustive d’éléments qui, selon CIC, peuvent constituer un acte d’espionnage contraire aux intérêts du Canada.

[69] En ce qui concerne le fait que la SI se soit appuyée sur l’arrêt Agraira, la SI a conclu que les commentaires de la Cour suprême dans cet arrêt au sujet du sens de l’expression « contraire à l’intérêt national », figurant au paragraphe 34(2) de la LIPR, étaient utiles pour définir les « intérêts du Canada » dans l’évaluation de l’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)a).

[70] Le paragraphe 34(2) (qui a été abrogé en 2013) prévoyait que le ministre pouvait exempter une personne d’une conclusion d’interdiction de territoire si cette personne était en mesure de convaincre le ministre « que sa présence au Canada [ne serait] nullement préjudiciable à l’intérêt national ».

[71] Renvoyant largement au paragraphe 65 de l’arrêt Agraira, la SI a souligné que la Cour suprême du Canada a déclaré que l’expression « intérêt national » renvoie à des questions qui intéressent le Canada et les Canadiens. Bien que cela inclue la sécurité publique et la sécurité nationale, le libellé clair de la disposition favorisait une interprétation plus large et le fait que l’expression « intérêt national » comprenne aussi la préservation des valeurs sous-jacentes à la Charte et au caractère démocratique du Canada. La SI a conclu que les actes d’espionnage commis par l’INSA contre des membres de l’ESAT, une organisation médiatique, étaient contraires à la liberté de la presse et d’autres moyens de communication médiatiques, qui est une pierre angulaire de la Charte.

[72] La Cour fédérale a souligné que la Charte ne s’applique pas à l’INSA et qu’elle ne protège pas les journalistes qui ont été ciblés par l’INSA. Bien que l’ESAT soit actif au Canada, la SI n’a tiré aucune conclusion concernant les répercussions éventuelles des actions de l’INSA sur les activités de l’ESAT au Canada. S’il n’y a pas au moins quelques explications en ce qui concerne les répercussions, sur ces activités, du ciblage que l’INSA a mené sur des particuliers dans d’autres pays (en supposant qu’il y ait eu des répercussions), la Cour fédérale a conclu qu’il s’agissait « d’une base assez solide pour étayer raisonnablement une conclusion selon laquelle les actions de l’INSA étaient contraires aux intérêts du Canada » : décision Weldemariam, précitée, au para. 53.

[73] La Cour fédérale a également conclu que la SI avait aussi eu tort de s’appuyer sur l’arrêt Agraira. L’une des raisons à cela est qu’elle a soulevé la question de savoir s’il est approprié d’appliquer un critère ayant un objectif – c’est-à-dire décider si une personne peut être exemptée en ce qui concerne un motif d’interdiction de territoire – pour interpréter une disposition qui a un objectif totalement différent – c’est-à-dire décider si une personne est interdite de territoire : décision Weldemariam, précitée, au para. 58.

[74] La SI a également signalé que le guide opérationnel de CIC indiquait que les activités d’espionnage « contraires aux intérêts du Canada » comprenaient l’utilisation du territoire canadien pour mener des activités d’espionnage et les activités d’espionnage réalisées à l’extérieur du Canada qui auraient une incidence négative sur la sûreté, la sécurité ou la prospérité du Canada. L’expression « prospérité du Canada » visait notamment des facteurs financiers, économiques, sociaux et culturels. Les activités d’espionnage ne doivent pas nécessairement être dirigées contre l’État, mais elles peuvent aussi « être contre des intérêts commerciaux ou autres intérêts privés canadiens ». Selon le guide, les activités dirigées contre des alliés du Canada peuvent également être contraires aux intérêts du Canada.

[75] Comme la Cour suprême l’a déjà fait remarquer, des lignes directrices comme celles qui figurent dans les manuels de politiques de CIC constituent un indicateur utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable d’une disposition donnée de la LIPR : Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au para. 32. Cela dit, les manuels de politiques de CIC ne lient pas juridiquement notre Cour : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Kassab, 2020 CAF 10, au para. 42.

[76] L’arrêt Mason indique que les décideurs administratifs n’ont pas à procéder à une interprétation formaliste de la loi dans tous les cas, comme on pourrait s’y attendre de la part de cours de justice. L’interprétation des dispositions législatives par les décideurs administratifs doit toutefois être conforme au principe moderne d’interprétation législative, laquelle est axée sur le texte, le contexte et l’objet de la disposition en question. En d’autres termes, les décideurs administratifs doivent démontrer dans leurs motifs qu’ils étaient conscients de ces éléments : arrêt Mason, précité, au para. 69; arrêt Vavilov, précité, aux paras. 119 et 120.

[77] Même si le décideur administratif n’a pas examiné expressément le sens d’une disposition applicable, la cour de révision peut être en mesure de discerner l’interprétation adoptée à la lumière du dossier et se prononcer sur le caractère raisonnable de cette interprétation : arrêt Mason, précité, au para. 69; arrêt Vavilov, précité, au para. 123.

[78] La question centrale est de savoir si l’analyse manquante « amène la cour de révision à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » : arrêt Mason, précité, au para. 69; arrêt Vavilov, précité, au para. 122.

[79] J’ai déjà examiné l’omission de la SI de tenir compte des contraintes imposées par la disposition de non-refoulement de la Convention relative aux réfugiés dans son interprétation de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. La question à cette étape de l’analyse est de savoir si l’omission de la SI de tenir compte d’autres principes d’interprétation législative entraîne une perte de confiance supplémentaire dans la décision de la SI.

[80] Lorsqu’elle procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte des conséquences de la décision en cause sur les droits et les intérêts des personnes concernées : arrêt Mason, précité, au para. 81; arrêt Vavilov, précité, au para. 133. En d’autres termes, lorsqu’une décision a des conséquences particulièrement sévères pour une personne concernée, le principe de la « justification adaptée aux questions et préoccupations soulevées » exige que le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur : arrêt Mason, précité, au para. 76; arrêt Vavilov, précité, au para. 133.

[81] Les intérêts en l’espèce sont importants : la conclusion d’interdiction de territoire de la SI a pour résultat de renvoyer M. Weldemariam dans un pays où il risque d’être victime de persécution. Les motifs de la SI devaient donc refléter ce qui était en jeu : arrêt Mason, précité, aux paras. 76 et 81.

[82] En plus de ne pas tenir compte de l’importante contrainte juridique imposée à l’interprétation de l’alinéa 34(1)a) par l’exigence selon laquelle la LIPR doit être appliquée conformément aux obligations internationales du Canada, la SI a également omis de tenir compte de plusieurs techniques reconnues d’interprétation législative.

[83] Le libellé en cause en l’espèce figure aux alinéas 34(1)a) et f) de la LIPR. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, ces dispositions ont pour effet d’interdire de territoire au Canada, pour raison de sécurité, les résidents permanents et les étrangers qui sont membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte d’espionnage « contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada ».

[84] Lorsque le libellé d’une disposition législative est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle prépondérant dans le processus d’interprétation : Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, au para. 10. Toutefois, lorsque les mots utilisés dans une disposition législative peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important dans l’analyse relative à l’interprétation législative.

[85] Personne ne conteste que l’expression « contre le Canada » dans la première partie de l’alinéa 34(1)a) renvoie aux actes d’espionnage dirigés contre le Canada.

[86] L’expression « contraire aux intérêts du Canada » n’est pas définie dans la section 4 de la LIPR, qui est la section régissant les interdictions de territoire, et, comme il est évident en l’espèce, il y a un débat sur sa portée. La question est de savoir si l’expression « intérêts du Canada » renvoie à un large éventail de questions d’intérêt pour le Canada, y compris le respect des valeurs de la Charte et la préservation du caractère démocratique du Canada (comme l’a conclu la SI et comme le soutient le ministre), ou si elle se limite aux intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou de sûreté (comme le soutient M. Weldemariam).

[87] Le ministre soutient que, même s’il était accepté que l’inclusion du terme « Sécurité » comme sous-titre du paragraphe 34(1) est indicateur du fait que chaque disposition de ce paragraphe porte sur des questions de sécurité nationale, cela ne signifie pas que tout acte d’espionnage qui est « contraire aux intérêts du Canada » doive également avoir des répercussions particulières sur la sécurité nationale. Selon le ministre, c’est d’autant plus vrai compte tenu du fait que le renvoi aux actes d’espionnage « contre le Canada » établit déjà ce lien direct avec la sécurité nationale.

[88] Le ministre soutient que, si le législateur avait voulu que l’expression « contraire aux intérêts du Canada » figurant à l’alinéa 34(1)a) exige un lien direct avec les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou de sûreté, il aurait facilement pu le préciser dans la disposition en interdisant tout acte d’espionnage, non seulement ceux « contre le Canada », comme il l’a fait, mais aussi les actes d’espionnage qui sont contraires aux intérêts du Canada en matière de sécurité nationale. Toutefois, ce n’est pas ce qu’a fait le législateur.

[89] Le ministre soutient en outre que l’utilisation du mot disjonctif « ou » dans l’expression « contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada » [non souligné dans l’original] suggère que l’expression « contraire aux intérêts du Canada » n’exige aucun lien avec la sécurité nationale, et que les deux expressions devraient être considérées comme distinctes.

[90] Comme je l’ai mentionné, le ministre soutient que l’expression « contre le Canada » renvoie déjà aux intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et qu’une interprétation de l’expression « contraire aux intérêts du Canada » selon laquelle il est également nécessaire d’établir un lien avec la sécurité nationale rendrait les mots de la disposition superflus et redondants, et irait à l’encontre de la présomption d’absence de tautologie.

[91] Le ministre soutient que, puisque les personnes dont les actes d’espionnage visent le Canada sont déjà interdites de territoire, l’intention du législateur ne pouvait pas être de renvoyer aux actes d’espionnage « contraire[s] aux intérêts du Canada » comme correspondant au même type d’activité. Outre les problèmes mentionnés au paragraphe précédent, une telle interprétation serait également contraire à la présomption selon laquelle une expression a toujours le même sens.

[92] La lacune dans l’argument du ministre est, bien sûr, que les expressions « contre le Canada » et « contraire aux intérêts du Canada » n’ont pas le même sens. Les actes d’espionnage « contre le Canada » renvoient clairement aux actes d’espionnage qui ciblent le Canada, tandis que les actes d’espionnage qui sont « contraire[s] aux intérêts du Canada » renvoie aux actes d’espionnage qui ne ciblent peut-être pas le Canada en soi, mais qui sont néanmoins contraires aux intérêts du pays en matière de sécurité nationale ou de sûreté. C’est la nature et la portée de ces intérêts qui sont en litige en l’espèce.

[93] Pour trancher cette question, il est important de lire l’expression « intérêts du Canada » en tenant compte du reste du paragraphe 34(1) et du contexte plus large de la section 4 de la LIPR, qui est la partie de la LIPR qui concerne l’interdiction de territoire au Canada. Ce faisant, il est clair que l’expression « contraire aux intérêts du Canada » figurant à l’alinéa 34(1)a) renvoie aux intérêts du Canada en matière de sécurité, et non à un large éventail de questions susceptibles d’intéresser le Canada, comme le soutient le ministre.

[94] Selon la section 4 de la LIPR, les résidents permanents et les étrangers sont interdits de territoire au Canada pour divers motifs, qui comprennent l’atteinte aux droits humains ou internationaux (article 35), la grande criminalité (article 36), les activités de criminalité organisée (article 37) et les fausses déclarations (article 40).

[95] Comme je l’ai mentionné ci-dessus, le sous-titre du paragraphe 34 indique que ce paragraphe porte sur l’interdiction de territoire pour raison de « Sécurité » [non souligné dans l’original]. Cela suggère que les intérêts canadiens en jeu à l’alinéa 34(1)a) sont les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou de sûreté.

[96] Je reconnais que, conformément à l’article 14 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, les notes marginales et les sous-titres ne font pas partie de la loi et n’y figurent qu’à titre de repère ou d’information. Cela dit, il est néanmoins permis de les considérer comme faisant partie du processus d’interprétation, bien qu’on puisse leur accorder un poids inférieur qu’à d’autres outils d’interprétation : Corbett c. Canada, [1997] 1 CF 386 (C.A.F.), 1996 CanLII 3849, au para. 13.

[97] Le fait que les intérêts en jeu à l’alinéa 34(1)a) soient compris comme étant les intérêts du Canada en matière de sécurité est également confirmé par le sous-titre du paragraphe 34(1). Il y est indiqué que les résidents permanents et les étrangers sont « interdi[ts] de territoire pour raison de sécurité » [non souligné dans l’original] pour avoir commis divers actes, y compris les actes d’espionnage et l’appartenance à des organisations qui sont l’auteur d’actes d’espionnage. Encore une fois, cela suggère que l’intention du législateur était de désigner les intérêts canadiens dans cette disposition comme étant les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou de sûreté.

[98] En plus des actes d’espionnage, les résidents permanents et les étrangers peuvent être interdits de territoire au Canada en vertu du paragraphe 34(1) pour avoir participé à des actes visant à renverser un gouvernement par la force, s’être livrés au terrorisme, constituer un danger pour la sécurité du Canada ou s’être livrés à des actes de violence susceptibles de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada. On peut aussi interdire de territoire au Canada toute personne membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un de ces actes.

[99] Le fait que l’alinéa 34(1)a) figure parmi d’autres motifs liés à la sécurité énoncés au paragraphe 34(1), « qui présentent tous un lien avec la sécurité nationale ou la sécurité du Canada », est révélateur : arrêt Mason, précité, au para. 121. Cet emplacement restreint davantage l’interprétation raisonnable de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

[100] D’autres dispositions de la LIPR restreignent l’interprétation de l’alinéa 34(1)a) et n’ont pas été prises en compte par la SI. Les critères qui entrent en jeu lorsque le ministre effectue un examen des risques avant renvoi (ERAR) en sont un exemple. L’ERAR est un processus par lequel une personne visée par une mesure de renvoi peut demander la protection du ministre, ce qui a pour effet de conférer l’asile ou de surseoir à la mesure de renvoi : voir la LIPR, art. 112 et au para. 114(1).

[101] Comme l’a fait observer la Cour suprême au paragraphe 93 de l’arrêt Mason, le ministre doit habituellement tenir compte, dans le cadre d’une demande d’ERAR, du risque qu’un demandeur d’ERAR serait exposé à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou de peines cruels et inusités.

[102] Toutefois, le processus d’ERAR pour les personnes déclarées interdites de territoire pour raison de sécurité au titre du paragraphe 34(1) de la LIPR ne permet pas de déterminer si elles satisfont aux critères de protection prévus dans la Convention relative aux réfugiés. Toutefois, le ministre doit se demander si « la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada » [non souligné dans l’original] : LIPR, sous-al. 113d)(ii).

[103] Cette distinction étaye la thèse selon laquelle le motif lié à la sécurité au titre du paragraphe 34(1) de la LIPR exige un lien avec la sécurité nationale ou la sûreté du Canada.

[104] La SI n’a utilisé aucun de ces outils d’interprétation pour conclure qu’il faut donner une interprétation large à l’expression « intérêts du Canada », c’est-à-dire une interprétation qui n’exige aucun lien avec la sécurité nationale du Canada ou ses intérêts en matière de sécurité. Bien que, comme je l’ai mentionné ci-dessus, les décideurs administratifs n’aient pas toujours à procéder à une interprétation législative comme le ferait une cour de justice, leur interprétation de dispositions législatives doit être conforme au principe moderne d’interprétation législative, qui met l’accent sur le libellé, le contexte et l’objet de la disposition en question. En d’autres termes, les décideurs administratifs doivent démontrer dans leurs motifs qu’ils étaient conscients de ces éléments : arrêt Mason, précité, au para. 69; arrêt Vavilov, précité, aux paras. 119 et 120. L’omission de la SI de le faire en l’espèce indique que son interprétation de l’alinéa 34(1)a) n’avait pas le degré de justification requis pour être une décision raisonnable.

[105] L’interprétation de l’expression « contraire aux intérêts du Canada » figurant à l’alinéa 34(1)a) selon laquelle un lien avec les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou de sûreté est nécessaire est également conforme à l’objet de la disposition.

[106] La version actuelle de l’alinéa 34(1)a) est entrée en vigueur le 19 juin 2013 : Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, L.C. 2013, ch. 16, art. 13 (projet de loi C-43). Avant 2013, l’alinéa 34(1)a) prévoyait que les résidents permanents et les étrangers étaient interdits de territoire pour raison de sécurité s’ils étaient auteurs d’actes « d’espionnage ou se livr[aient] à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada ».

[107] Par suite des modifications apportées en 2013, le fait d’être l’auteur d’actes d’espionnage et le fait de se livrer à la subversion sont devenus deux motifs distincts d’interdiction de territoire; le fait de se livrer à la subversion est maintenant visé aux alinéas 34(1)b) et b.1) de la LIPR. Auparavant, les actes d’espionnage et la subversion devaient être commis contre « toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada », tandis que maintenant, les deux types d’actes sont limités par différentes exigences : décision Weldemariam, précitée, au para. 46.

[108] Les actes d’espionnage doivent maintenant être commis contre le Canada ou être contraires aux intérêts du Canada, tandis qu’une personne peut être interdite de territoire pour être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement « d’un gouvernement » par la force ou s’être livrée à la subversion contre « toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada ».

[109] La comparaison du libellé des dispositions actuelles et du libellé des dispositions qu’elles remplacent démontre que la portée du terme « espionnage » comme motif d’interdiction de territoire a été restreinte en 2013. En vertu de la version antérieure de la LIPR, il suffisait que l’acte d’espionnage soit dirigé contre « toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada », tandis que maintenant, les actes d’espionnage doivent être commis contre le Canada ou être « contraire[s] aux intérêts du Canada » pour qu’une personne soit interdite de territoire au Canada.

[110] Pour conclure que les modifications apportées au paragraphe 34 de la LIPR en 2013 visaient à restreindre l’application de la disposition relative à l’espionnage, la Cour fédérale a tenu compte des commentaires formulés par le ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme de l’époque. En d’autres termes, lors de la première lecture du projet de loi C‐43, l’honorable Jason Kenney a expliqué que la modification du libellé de la disposition relative à l’espionnage visait « à restreindre la portée de la disposition relative à l’interdiction de territoire pour motif d’espionnage pour viser essentiellement les actes d’espionnage contre le Canada ou ses intérêts » [non souligné dans l’original].

[111] Le ministre Kenney a souligné le fait que le libellé de la version antérieure de l’alinéa 34(1)a) était « inutilement vague » et pourrait englober des « personnes qui se livrent à l’espionnage pour le compte de proches alliés démocratiques du Canada et qui recueillent peut-être en fait des renseignements au nom de notre pays concernant des menaces communes à la sécurité ». Selon le ministre, il était donc préférable « que l’interdiction de territoire associée à l’espionnage devrait s’appliquer aux personnes qui commettent des actes d’espionnage qui sont contraires aux intérêts du Canada » : décision Weldemariam, précitée, au para. 47, citant Canada, Parlement, Débats de la Chambre des communes, 41e lég., 1re session, vol. 146, no 151 (24 septembre 2012), p. 10327.

[112] Des organismes comme la National Security Agency (la NSA) aux États-Unis et le Government Communications Headquarters (le GCHQ) au Royaume-Uni recueillent des renseignements au nom du Canada concernant les menaces communes à la sécurité. Ces activités pourraient être interprétées comme des actes d’espionnage « contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada » et pourraient donc être visées par la version antérieure de l’alinéa 34(1)a). Par conséquent, la portée de l’alinéa 34(1)a) a été restreinte en 2013 afin d’éviter que des agents d’organismes de sécurité alliés soient jugés interdits de territoires pour des actes d’espionnage qui pourraient néanmoins être dans l’intérêt du Canada.

[113] Comme l’a fait remarquer la Cour fédérale, l’interprétation large qu’a donné la SI à la portée de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR pourrait potentiellement protéger les personnes travaillant pour des organismes de sécurité alliés comme la NSA ou le GCHQ. Ces personnes pourraient, par exemple, se livrer à des actes d’espionnage d’une manière qui est contraire aux intérêts du Canada en ce qui concerne des questions telles que le respect des valeurs de la Charte, mais qui ne serait pas contraire aux intérêts du Canada en matière sécurité nationale ou de sûreté. La SI n’a jamais examiné la question de savoir si son interprétation large de l’alinéa 34(1)a) était compatible avec l’intention du législateur de restreindre la portée de ce motif d’interdiction de territoire : décision Weldemariam, précitée, au para. 50.

[114] L’omission de la SI de tenir compte de ces principes supplémentaires d’interprétation législative nous fournit d’autres motifs susceptibles de miner notre confiance en ce qui concerne l’interprétation de la SI de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

VIII. Y a-t-il plus d’une interprétation raisonnable de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR?

[115] Comme l’a indiqué la Cour suprême dans l’arrêt Mason, « le tribunal qui procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable peut conclure que “l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvre la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause ou de l’aspect contesté de celle-ci” » : précité, au para. 71, et voir aussi le para. 120; arrêt Vavilov, précité, au para. 124.

[116] À mon avis, c’est le cas en l’espèce.

[117] Je reconnais que, comme l’a soutenu le ministre, il existe certaines contraintes relatives à l’interprétation qui soutiendraient l’interprétation par la SI de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR. Toutefois, il existe des contraintes juridiques et des principes d’interprétation législative essentiels que la SI n’a pas pris en compte et qui mènent à l’interprétation contraire. Il s’agit notamment des contraintes imposées à la SI par le droit international et les principes d’interprétation législative. Ces éléments soutiennent très largement la conclusion selon laquelle il n’existe qu’une seule interprétation raisonnable de l’alinéa 34(1)a).

[118] En d’autres termes, les résidents permanents et les étrangers ne peuvent être déclarés interdits de territoire au Canada en vertu des alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la LIPR que si les actes d’espionnage auxquels ils participent, directement ou indirectement, visent le Canada ou ont un lien avec les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou de sûreté : arrêt Mason, précité, au para. 121.

[119] Étant donné qu’il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable de la partie contestée de l’alinéa 34(1)a), il s’ensuit que la décision de la SI était déraisonnable et qu’elle devrait être annulée.

[120] La question suivante à trancher est celle de savoir si le dossier de M. Weldemariam devrait être renvoyé à la SI pour nouvel examen.

IX. Le dossier de M. Weldemariam devrait-il être renvoyé à la SI pour nouvel examen?

[121] Dans l’arrêt Mason, la Cour suprême a fait remarquer que, lorsque la cour de révision conclut qu’il n’y a qu’une seule interprétation raisonnable d’une disposition législative, elle peut conclure que renvoyer la question au décideur administratif pour qu’il rende une nouvelle décision ne servirait à rien : arrêt Mason, précité, aux paras. 71 et 120; arrêt Vavilov, précité, au para. 124.

[122] Les activités d’espionnage de l’INSA ont eu lieu à l’extérieur du Canada et ne touchaient aucunement le Canada. En effet, la SI a conclu que le seul lien avec les intérêts du Canada était que l’INSA s’était « livrée à des actes d’espionnage contre des ressortissants de pays alliés du Canada ».

[123] En effet, la SI ne disposait d’aucun élément de preuve établissant de façon définitive que les journalistes et les dissidents politiques ciblés par l’INSA étaient des ressortissants des États‐Unis ou de la Belgique. Même si c’était le cas, l’INSA ne ciblait pas les États-Unis ou la Belgique, ce qui aurait pu être interprété comme mettant en jeu la sécurité nationale du Canada. L’INSA ciblait des particuliers qui résidaient dans ces pays.

[124] Comme l’a signalé la Cour fédérale, c’est une chose « d’envisager que le ciblage d’un pays allié mette en jeu les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale, mais c’est tout autre chose de laisser entendre que ces intérêts sont mis en jeu par le simple ciblage de particuliers qui sont ressortissants ou résidents d’un pays allié du Canada » : décision Weldemariam, précitée, au para. 74.

[125] La Cour fédérale a en outre souligné que, « [p]our que la décision résiste à un contrôle, il faut au moins une explication raisonnable quant au lien entre ce ciblage et les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale » : décision Weldemariam, précitée, au para. 74. Aucune explication semblable n’a été fournie en l’espèce.

[126] Bien que l’ESAT soit active au Canada, rien n’indique que les journalistes de l’ESAT qui sont ciblés résident dans ce pays. Les éléments de preuve dont disposait la SI ne suggéraient pas non plus que les actes de l’INSA ciblaient le Canada en tant qu’État, des entreprises canadiennes, des institutions canadiennes ou des particuliers canadiens, y compris des membres de la diaspora éthiopienne. Il n’y avait pas non plus d’éléments de preuve affirmant que les actes de l’INSA mettaient en jeu, de quelque façon que ce soit, les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale ou de sûreté. Ces actes n’étaient donc pas visés par l’expression « intérêts du Canada » au sens de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR.

[127] Il n’a pas non plus été établi que M. Weldemariam était membre d’une organisation qui était l’auteur d’actes d’espionnage dirigés contre le Canada ou qui avait un lien avec la sécurité nationale ou la sûreté du Canada. Par conséquent, les alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la LIPR ne fournissent aucun fondement juridique à la conclusion d’interdiction de territoire à l’encontre de M. Weldemariam. Étant donné que le ministre n’a invoqué aucun autre motif justifiant l’interdiction de territoire de M. Weldemariam, il n’est pas nécessaire de renvoyer le dossier à la SI pour nouvel examen.

X. Conclusion

[128] Pour les présents motifs, je conclus que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur en concluant que la décision de la SI était déraisonnable. Je répondrais par la négative à la question certifiée par la Cour fédérale et je rejetterais l’appel du ministre.

« Anne L. Mactavish »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin »

« Je suis d’accord.

K.A. Siobhan Monaghan »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-148-20

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c. MEDHANIE AREGAWI WELDEMARIAM et ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DES RÉFUGIÉS ET HAUT COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES RÉFUGIÉS

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 mars 2024

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MONAGHAN

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AVRIL 2024

COMPARUTIONS :

Bernard Assan

Hillary Adams

Pour l’appelant

Paul VanderVennen

Pour l’intimé

Jacqueline Swaisland

Nathan Benson

Pour l’intervenante

ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DES RÉFUGIÉS

Alyssa Manning

Aviva Basman

Pour l’intervenant

HAUT COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES RÉFUGIÉS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’appelant

Paul VanderVennen

Toronto (Ontario)

Pour l’intimé

Landings LLP

Toronto (Ontario)

Pour l’intervenante

ASSOCIATION CANADIENNE DES AVOCATS ET AVOCATES EN DROIT DES RÉFUGIÉS

BUREAU DU DROIT DES RÉFUGIÉS

Toronto (Ontario)

Pour l’intervenant

HAUT COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES RÉFUGIÉS

 

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