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Date : 20240502


Dossier : A-29-24

Référence : 2024 CAF 85

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Présente : LA JUGE BIRINGER

ENTRE :

LUCY MUSQUA

appelante

et

TERRINA BELLEGARDE ET JOELLEN HAYWAHE

intimées

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 2 mai 2024.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE BIRINGER

 


Date : 20240502


Dossier : A-29-24

Référence : 2024 CAF 85

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Présente : LA JUGE BIRINGER

ENTRE :

LUCY MUSQUA

appelante

et

TERRINA BELLEGARDE ET JOELLEN HAYWAHE

intimées

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA JUGE BIRINGER

[1] L’appelante demande un sursis de l’exécution de l’ordonnance de la Cour fédérale (du juge Favel), par laquelle l’appelante a été reconnue coupable d’outrage (2024 CF 48), jusqu’à ce que notre Cour tranche l’appel interjeté contre ladite ordonnance.

[2] Les faits ayant conduit à l’ordonnance pour outrage ont pour origine la destitution des conseillères Terrina Bellegarde et Joellen Haywahe du conseil de la Première nation Carry the Kettle (PNCTK) à la fin de l’année 2022. Les conseillères Bellegarde et Haywahe contestent leur destitution par voie de demandes de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. L’audience sur les demandes a eu lieu, mais la Cour fédérale n’a pas encore publié sa décision.

[3] Le 27 janvier 2023, les conseillères Bellegarde et Haywahe ont obtenu une ordonnance de la Cour fédérale (du juge Grammond) suspendant leur destitution ainsi que l’élection partielle prévue en vue de pourvoir leurs sièges jusqu’à ce que les demandes de contrôle judiciaire soient tranchées : 2023 CF 129. Aucun appel n’a été formé contre l’ordonnance de suspension.

[4] L’élection partielle a été tenue en dépit de l’ordonnance de suspension; Brady O’Watch et Morris Pasap ont été élus conseillers. Les conseillères Bellegarde et Haywahe ont alors saisi la Cour fédérale d’une requête visant à faire reconnaître l’appelante, le chef Scott Eashappie, et les conseillers Shawn Spencer et Tamara Thomson, ainsi que Brady O’Watch et Morris Pasap, coupables d’outrage au regard de l’ordonnance de suspension. (Dans les présents motifs, j’appelle les conseillères Bellegarde et Haywahe par leur titre de conseillères, mais n’utilise pas ce titre pour messieurs O’Watch et Pasap, dont le statut fera l’objet de la décision sur les demandes de contrôle judiciaire sous-jacentes.)

[5] Le 15 janvier 2024, la Cour fédérale a reconnu l’appelante, le chef Eashappie et les conseillers Spencer et Thomson (ensemble, les contrevenants), mais non messieurs O’Watch et Pasap, coupables d’outrage au regard de l’ordonnance de suspension. La Cour fédérale a ordonné que l’affaire soit renvoyée à l’administrateur judiciaire afin qu’il fixe une date pour l’audience de détermination de la peine. L’audience n’a pas encore eu lieu.

[6] La conseillère Musqua a saisi notre Cour d’un appel contre sa déclaration de culpabilité d’outrage. Les autres contrevenants ne l’ont pas fait. La conseillère Musqua demande par la présente requête qu’il soit sursis à la détermination de la peine jusqu’à ce que l’appel sur sa déclaration de culpabilité soit tranché. Elle affirme qu’elle satisfait au critère en trois étapes applicable à un sursis d’exécution énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311.

[7] Pour les motifs qui suivent, la requête de l’appelante sera rejetée.

[8] L’alinéa 398(1)b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, confère à notre Cour le pouvoir de surseoir à l’exécution d’une ordonnance portée en appel. Le critère applicable à l’octroi d’un sursis à l’exécution est énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald. La partie requérante doit établir : 1) que son appel soulève une question sérieuse; 2) qu’elle subira un préjudice irréparable en cas de refus du sursis; et 3) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis : RJR-MacDonald, p. 334; Canada c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2008 CAF 40 au para. 18. Pour qu’un sursis soit accordé, les trois critères doivent être réunis.

[9] Le critère à satisfaire pour établir qu’une question est importante n’est pas rigoureux : RJR-MacDonald, p. 335; Western Oilfield Equipment Rentals Ltd. c. M-I L.L.C., 2020 CAF 3 au para. 8. Il suffit qu’il existe au moins une question litigieuse en appel qui ne soit « ni futile ni vexatoire » : RJR-MacDonald, p. 337; Toronto Real Estate Board c. Commissaire de la concurrence, 2016 CAF 204 au para. 11; Conseil canadien pour les réfugiés au para. 22.

[10] La conseillère Musqua affirme que son appel soulève plusieurs questions sérieuses, notamment celle de savoir si la preuve de l’outrage répondait à la norme de la preuve « hors de tout doute raisonnable » et si le juge de la Cour fédérale avait tenu compte d’éléments de preuve ne s’appliquant pas à son cas et avait ignoré des éléments de preuve applicables à son cas. Elle fait également valoir que son avocat a offert une représentation inefficace et que le juge de la Cour fédérale a erré en refusant la réouverture de l’instance sur l’outrage.

[11] Pour l’essentiel, les intimées soutiennent que l’appel de la conseillère Musqua est dénué de fondement. Toutefois, dans le cadre d’une requête en sursis d’exécution, l’avis de la Cour sur les chances de succès de l’appel n’est pas pertinent : RJR-MacDonald, p. 338; Western Oilfield au para. 8.

[12] À cette étape, la question est de savoir si la conseillère Musqua a soulevé au moins une question en appel qui n’est ni futile ni vexatoire. Je suis convaincue qu’elle a atteint ce seuil peu élevé. L’appel satisfait au volet « question sérieuse » du critère.

[13] À la deuxième étape du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald, la conseillère Musqua doit établir qu’elle subirait un préjudice irréparable si le sursis n’était pas accordé. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié sous forme d’un dédommagement : RJR-MacDonald, p. 341.

[14] Bien que le préjudice allégué dans le cadre d’une analyse selon le critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald soit nécessairement futur, il ne saurait être « hypothétique et conjectural » : Janssen Inc. c. Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para. 24. Il doit y avoir une « une forte probabilité » que, faute de sursis, un préjudice irréparable soit inévitablement causé : Bell Canada c. Beanfield Technologies Inc., 2024 CAF 28 au para. 21, et les décisions qui y sont citées.

[15] La conseillère Musqua soutient que l’audience de détermination de la peine entraînerait un préjudice irréparable en raison des sanctions graves susceptibles d’être imposées en cas d’outrage, dont une peine de prison, lesquelles sont susceptibles d’entraver ses moyens de subsistance et de porter atteinte à ses libertés civiles. Elle fait également valoir que l’audience de détermination de la peine causerait un préjudice supplémentaire et irréparable à sa réputation.

[16] Je ne retiens pas ces prétentions. Je ne suis pas en mesure de conclure que l’audience de détermination de la peine elle-même causerait à la réputation de la conseillère Musqua un préjudice additionnel à celui résultant de la déclaration de culpabilité d’outrage prononcée par la Cour fédérale. En outre, je ne souscris pas à l’argument voulant que la simple possibilité d’une peine de prison constitue un préjudice irréparable.

[17] La Cour fédérale a le pouvoir discrétionnaire de choisir parmi un large éventail de sanctions imposables à une personne reconnue coupable d’outrage. Ces sanctions sont énoncées à la Règle 472 des Règles des Cours fédérales et comprennent une incarcération (Règle 472 a) et b)), une amende (Règle 472 c)), une ordonnance de s’abstenir d’accomplir un acte (Règle 472 d)) et une condamnation aux dépens (Règle 472 f)). En définitive, la Cour fédérale doit établir une peine proportionnelle aux circonstances : Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Bremsak, 2013 CAF 214 aux para. 29 et 33. Dans certains cas, un avertissement, accompagné des reproches faits dans les motifs du jugement, suffit. Certaines de ces sanctions ne constitueraient pas un préjudice irréparable.

[18] Il m’est impossible de savoir quel préjudice subira la conseillère Musqua – et par conséquent de déterminer si ce préjudice est irréparable – avant que la Cour fédérale ait décidé de la sanction qu’il y a lieu d’imposer. La Cour d’appel de l’Ontario a statué de la même manière dans l’arrêt Sabourin and Sun Group of Companies v. Laiken, 2011 ONCA 757 en concluant que la requête en sursis d’exécution d’une ordonnance pour outrage présentée avant l’audience de détermination de la peine était prématurée : Sabourin au para. 7. La Cour n’a pas souscrit à l’argument selon lequel le seul risque d’incarcération constituait un préjudice irréparable : Sabourin au para. 13.

[19] Même si j’admettais que le risque d’incarcération pouvait constituer un préjudice irréparable, ce préjudice est potentiellement évitable. Si, à l’audience de détermination de la peine, la Cour fédérale ordonnait l’incarcération de la conseillère Musqua, cette dernière pourrait immédiatement en appeler devant notre Cour et demander un sursis d’exécution de la peine. Notre Cour pourrait alors évaluer le bien-fondé de la demande de sursis d’exécution à la lumière d’un portrait complet du préjudice que subirait la conseillère Musqua, comme recommandé dans l’arrêt Sabourin, par. 13. Il est également possible pour la conseillère Musqua de demander à la Cour fédérale d’ajourner son audience de détermination de la peine jusqu’à ce que l’appel soit entendu : Canada (Procureur général) c. Oshkosh Defense Canada Inc., 2018 CAF 102 au para. 24; Hama c. Werbes, 1999 BCCA 714 au para. 3.

[20] À ce stade, le préjudice allégué par la conseillère Musqua est hypothétique, conjectural et évitable. Il n’est pas satisfait au volet « préjudice irréparable » du critère applicable à l’octroi d’un sursis d’exécution.

[21] La troisième étape du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald, la « balance des inconvénients », suppose de comparer le préjudice que causerait à la partie intimée l’octroi du sursis d’exécution au préjudice que causerait à la partie requérante le refus du sursis, dans l’attente de la décision sur le fonds : RJR-MacDonald, p. 342; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2020 CAF 181 au para. 10. Les volets du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald étant cumulatifs et la conseillère Musqua n’ayant pas satisfait à la deuxième étape du critère, il n’est pas nécessaire que j’examine la balance des inconvénients : Janssen au para. 14; Western Oilfield au para. 7.

[22] En tout état de cause, dans les circonstances de l’espèce, je serais réticente à intervenir dans l’instance pour outrage devant la Cour fédérale, laquelle ne prend fin qu’après la détermination d’une sanction. Bien que la Cour ait le pouvoir d’ordonner un sursis, il est généralement préférable de ne pas interrompre l’instance devant la juridiction de première instance lorsqu’il en résulterait une fragmentation des appels : Sabourin, au para. 7; Hama au para. 3. Bien qu’elle soit établie lors d’une audience distincte, la sanction pour outrage atteste de la gravité de l’outrage de l’avis de la Cour fédérale, lequel avis pourrait être pertinent à la pleine appréciation par notre Cour de l’affaire en appel.

[23] Pour les motifs qui précèdent, la requête en sursis d’exécution est rejetée, avec l’adjudication d’une somme globale à titre de dépens, fixés à 2 500 $.

« Monica Biringer »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-29-24

 

 

INTITULÉ :

LUCY MUSQUA c. TERRINA BELLEGARDE ET JOELLEN HAYWAHE

 

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE BIRINGER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 MAI 2024

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Moira Keijzer-Koops

 

Pour l’appelante

 

Orlagh O’Kelly

 

Pour les intimées

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nychuk & Company

Regina (Saskatchewan)

 

Pour l’appelante

 

Roberts O’Kelly LLP

Edmonton (Alberta)

 

Pour les intimées

 

 

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